2024-Surprendre & Enchanter !

Un des sommets du festival de Cannes 2024. Emilia Perez en est reparti avec…Un prix d’interprétation féminine collective et le prix du Jury qui a permis à Jacques Audiard de compléter sa collection de trophées cannois après le Grand Prix d’Un prophète en 2009 et la Palme d’Or de Dheepan en 2015. Son dixième long métrage traduit un désir de ne jamais se reposer sur ses lauriers, de se confronter à des univers inédits, après le western avec Les Frères Sisters et la comédie sentimentale avec Les Olympiades. Son film prouve qu’il est un des réalisateurs les plus importants du cinéma français et même mondial. Grâce à son film, une comédienne trans a, pour la première fois, obtenu un prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes. C’est au cœur du tribunal de la conscience et non dans les prétoires guettés par la possible corruption du pouvoir et l’ombre des crimes impunis que Jacques Audiard a décidé d’opérer une nouvelle métamorphose cinématographique en se lançant cette fois dans une comédie musicale, un genre éminemment risqué. Ajoutez à cela un récit centré sur un puissant narcos changeant de sexe et de vie par désir profond, et l’on mesure bien la difficulté de l’affaire sur le papier avec un fort potentiel de chute dans l’escalier sans rampe.

 

 

Sauf que Emilia Perez va plus loin, plus haut, plus fort. Une comédie musicale autour d’un baron de la drogue mexicain désireux de changer de sexe. Rien que ça ! Mais pas uniquement ça ! Un pari fou dans lequel Audiard mêle sans mauvais jeu de mots les genres avec une dextérité inouïe. Le chant, la danse, la tragédie grecque, le film d’action qui défouraille, le film de narcos, le mélo…Entrer dans Emilia Perez est la promesse d’un voyage inouï, spectaculaire, trépidant pendant 2h10 sans temps mort. Drogue, violence, transition de genre…Emilia Perez s’inscrit pleinement dans son époque donc mais ici, les sujets sont au service du film et pas l’inverse. Nulle trace de message à marteler. Juste du cinéma. Rien que du cinéma. D’une fluidité scénaristique dingue au vu de la multitude de rebondissements qui s’y produisent, d’un premier degré assumé et tellement rafraîchissant dans une époque de cynisme roi. D’une qualité musicale renversante grâce aux mélodies si divinement ourlées par la chanteuse Camille et son compagnon Clément Ducol jusqu’à une revisitation des Passantes de Brassens en espagnol qui vous déchire le cœur dans la toute dernière ligne droite, aux chorégraphies puissantes de Damien Jalet qui accompagnent, bousculent, dynamisent le récit sans l’écraser et qui symbolisent au fond ce qu’est un film qui ne gonfle pas ses muscles mais ouvre les cœurs.

 

Et cela, il le doit aussi à l’incarnation de ses héroïnes. Le trait commun à tous les films d’Audiard, celui qui a révélé Tahar Rahim, Karim Lekou, Reda Kateb et offert quelques- uns des plus beaux rôles de leur carrière à Marion Cotillard, Vincent Cassel, Romain Duris, Matthias Schoenaerts…Dès le premier plan, on a le sentiment de redécouvrir Zoé Saldana, la superstar d’Avatar à qui personne avant Audiard n’avait confié un rôle aussi riche de pleins et de déliés. Et si on peut aussi saluer les compositions de Selena Gomez et Adriana Paz, il y a dans ce quatuor une figure de proue évidente. Le destin vient de basculer pour Karla Sofia Gascon qui, comme le personnage qu’elle incarne, fut aussi un homme avant sa transition en 2018. Dès qu’elle paraît à l’écran, tout prend une autre dimension. Son personnage, le cadre, ses partenaires, l’histoire qui nous est raconté. Elle n’est pas près d’oublier ce rôle et ce film. Nous, non plus !

 

 

Bons ou mauvais, il y a des réalisateurs qui, peu ou prou, font sans arrêt le même film. A l’inverse, certains réalisateurs arrivent à se débrouiller pour que chaque nouveau film arrive à surprendre les spectateurs. Indéniablement, Jacques Audiard fait partie de cette famille de réalisateurs qui ne cesse d’innover tout au long de leur carrière. Avec Emilia Perez, son dixième long métrage, récompensé au dernier Festival de Cannes par le Prix du Jury et un prix d’interprétation féminine obtenu collectivement par les 4 têtes d’affiche du film, il s’est écarté encore plus que d’habitude de tout ce qu’il avait déjà réalisé dans le passé tout en restant fidèle aux thèmes qui lui sont chers, la paternité et la transmission de la violence. Les repérages effectués au Mexique n’ayant pas donné satisfaction…Tous les décors paraissant trop réels, trop solides, trop grands, trop petits, trop compliqués, dixit le réalisateur, c’est en studio, à Paris, que la plus grande partie des scènes ont été tournées. Pas franchement adepte d’un long travail de répétition en amont du tournage mais plutôt enclin à procéder à tout moment à des changements de dernière minute, Jacques Audiard a dû tenir compte des spécificités de son film, telles que des chorégraphies demandant un gros travail de préparation et des mouvements de caméra faisant partie de cette chorégraphie.

 

En fait, Jacques Audiard et Damien Jalet, le chorégraphe, ont dû apprendre à travailler l’un avec l’autre, ce qui a pris du temps mais a permis d’arriver à un résultat admirable. Pour la photographie, magnifique, Jacques Audiard a de nouveau fait appel à Paul Guilhaume, déjà présent sur Les Olympiades, son film précédent. La musique et les chansons sont l’œuvre d’un duo, ensemble à la scène comme dans la vie, Clément Ducol et la chanteuse Camille. Ni lui, ni elle ne sont de véritables spécialistes des musiques mexicaines mais le résultat, en général, sonne bien même si la partie musicale la plus réjouissante et la plus émouvante vient d’une autre source que le duo…Sur le générique de fin, la reprise par une fanfare mexicaine de la chanson « Les Passantes » de Georges Brassens. La plupart du temps, les chansons commencent au sein d’un dialogue parlé et se transforment petit à petit en véritables chansons.   Thierry Cheze & Jean-Jacques Corrio

 

 

 

 

 

 

 

LE RESET par Josué Morel

C’est ainsi que Manitas, un redoutable chef de cartel, qualifie l’opération qui parachèvera sa transition de genre pour devenir Emilia. Le reset, c’est désormais aussi le mode opératoire de Jacques Audiard qui, depuis sa Palme d’or pour Dheepan, s’est lancé dans une entreprise de remise à plat de son univers viriliste. Comme Les Olympiades, qui tentait de recouvrer l’élan fougueux de la jeunesse, Emilia Pérez se branche sur des questions contemporaines en s’emparant d’un sujet délicat, qu’Audiard n’aurait probablement pas traité de cette manière il y a encore dix ans et en même temps qu’il manifeste un désir d’hybridité formelle avec ici une ossature de comédie musicale.

Tel que Flaubert qui clamait que Madame Bovary, c’était lui, Audiard, du haut de ses 72 ans, paraît dire à son tour…Emilia Pérez, c’est moi.

 

La tentative ne manque pas d’audace, même si elle affiche d’emblée un certain schématisme à rebours des ambitions composites affichées par le cinéaste. Transidentité = hybridité, donc comédie musicale entrelacée avec le portrait réaliste d’un Mexique dominé par la puissance mortifère des cartels, donc mariage du film noir et d’une chronique familiale, donc mélange d’un thriller et d’un récit de rédemption. Cela pourrait être très curieux le scénario trace une voie étrange, entre Madame Doubtfire et Le Secret magnifique de Douglas Sirk, mais Audiard, toujours dualiste en dépit de ses bonnes intentions, ne parvient pas à cerner les ambivalences de son personnage. Beau sujet, malheureusement plutôt laissé en friche…Après avoir provoqué la mort de centaines d’innocents, Emilia se convertit en patronne d’une ONG luttant pour retrouver le corps des milliers de Mexicains enlevés et tués par les cartels. Ce qui intéresse Audiard dans ce revirement tient à une idée qui constitue le cœur du film…La transition de genre d’Emilia s’accompagne d’une réjuvénation morale. On peut trouver la piste séduisante et osée, mais elle entraîne un double risque. D’une part, celui de gommer les ambiguïtés de cette figure trouble et de sacrifier sa part de complexité ainsi, le film n’interroge pas la manière dont Emilia, qui ne fait pas qu’œuvrer dans l’ombre, devient aussi l’ambassadrice de ce mouvement pour la reconnaissance des disparus, et par là se met en scène. De l’autre, celui de tomber dans une certaine binarité jurant avec l’horizon que s’est fixé le personnage dans la réinvention de son identité.

 

Lorsque Jessica, son ex-épouse jouée par Selena Gomez annonce qu’elle se remarie, le fond clanique et dominateur d’Emilia ressurgit, et avec lui une certaine virilité dans le ton de sa voix. Cette manière de dissocier part d’ombre et part solaire, chacune associée à un genre, va précisément contre le trajet du personnage, qui cherche à s’extraire d’une essentialisation. Le film dans son ensemble est à l’avenant…Les différentes pistes narratives assez prometteuses, ne sont que survolées. Audiard semble trop fasciné par la figure d’Emilia et trop viser la fascination, par l’enchaînement des scènes chantées et chorégraphiées pour vraiment explorer son intériorité. La conclusion, centrée sur une procession, résume le problème du film…Le poème entonné par la foule fait l’éloge d’un « mystère », mais à l’écran, ce que l’on voit, c’est l’image d’une sainte ou d’une prophétesse. Pousser la chansonnette et délaisser ses vieux réflexes ne suffisent pas à transformer en profondeur le cinéma d’Audiard, toujours en quête de son reset.

 

 

 

Ci Dessous…L’analyse la plus juste et précise sur la démarche de Jacques Audiart en bien et parfois avec des moins. Son dixième film marqueur d’une vie dédiée à l’écriture et la réalisation de films.

 

 

 

L’INVRAISEMBLABLE CYNISME…

 

Il faut, paraît-il, accepter Emilia Perez comme un film invraisemblable. Mais cette histoire de baron de la drogue qui veut se racheter de ses fautes accouche en même temps d’un invraisemblable cynisme qui est à peu près son seul horizon, à l’exception de la délicate tension apportée par Karla Sofía Gascón. C’est que la vraisemblance peut avoir un double sens quand elle exprime quelque chose d’invraisemblable…Le cynisme atteint un tel degré d’invraisemblance qu’il en devient l’invraisemblable vérité du film. Au final, Audiard se la joue plutôt Grand Jacques en livrant sa reprise des « Bigotes » qui traduit bien le cheminement du film et la réaffirmation vieillotte d’un auteur attaché à ses artifices, exactement comme Leos Carax. Si on en croit les propos de Jacques Audiard et d’une grande partie de la critique française qui en emboîte le pas, il faudrait renoncer à toute exigence de vraisemblance pour apprécier l’expérience de « cinéma total » qu’offre Emilia Perez, le dixième long-métrage du cinéaste, qui choisit ici de se renouveler dans le musical à la croisée de plusieurs genres. Pour Jacques Audiard en effet, c’est en jouant avec la limite du vraisemblable que dans cette espèce d’impureté ou d’instabilité, qu’on allait pouvoir toucher des choses indicibles. Cet indicible doit être compris comme une forme de vérité et, mieux encore, comme une trouée du réel et un surgissement d’affects, soit ce qui fait traditionnellement la beauté et le malheur de nos existences quotidiennes. Or, peut-on témoigner de ces moments faire surgir une vérité et incarner des événements dans la boursouflure la plus déconnectée et excessive qui soit ? Voilà le curieux projet d’Emilia Perez porté par son étonnante invitation à renoncer à toute vraisemblance au nom d’une vérité qu’on cherche encore une fois le film terminé. L’indicible peut, bien entendu, surgir de formes esthétiques nées dans et par l’excès, encore faut-il réussir à ne pas se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Jacques Audiard fait pire encore que Holly Motors et Annette de Leos Carax dans le maniérisme auteuriste opératique qui tourne à vide et dans les excès d’un cinéaste-roi qui tient à conserver la maîtrise de tous ses artifices. Et s’il faut accepter Emilia Perez comme un film invraisemblable, gageons aussi et surtout qu’il accouche, avec cette histoire de baron de la drogue qui veut se racheter de ses fautes, d’un invraisemblable cynisme qui est à peu près son seul horizon, à l’exception de la délicate tension apportée par Karla Sofía Gascón.

 

Le premier point sur lequel le film demande notre adhésion est son caractère excessif qui assume ouvertement son ridicule…Une chose m’intéressait, de même que le personnage effectue une transition, je voulais que le film soit lui-même transgenre. Jusqu’à l’excès, jusqu’à la telenovela, jusqu’au ridicule. Très bien, mais il faut savoir que le ridicule peut tuer, surtout quand il atteint, un tel degré d’optimisation artificielle…Film-ovni, excessif, justement imparfait... Très bien, mais en quoi n’est-ce plus ici un problème ? Le film souffre justement de ses imperfections excessives dans lesquelles il ronronne comme un moteur posé sur le capot d’une voiture. Jamais les excès de Jacques Audiard et le ridicule qu’il recherche en convoquant, par exemple, l’esthétique des telenovelas, ne s’accordent avec les excès et les problèmes du monde qu’il veut filmer puisque il n’y a aucun monde derrière, aucune réalité puisque justement, comme le rappelle la critique du Monde…Pour en apprécier le spectacle, il faut laisser au vestiaire l’exigence du réalisme et de la vraisemblance, et se laisser happer par l’énergie sentimentale et les ressorts archétypaux qui en gouvernent la dramaturgie, sous les auspices de la dissonance et de l’impureté. C’est donc un parti pris risqué qui a échoué puisque de ce ridicule et ce refus du réalisme, rien ne surgit, et surtout pas une critique de la société mexicaine qui est à peine esquissée. On en vient même à préférer certains films de Michel Franco Nouvel ordre, Sundown ou Amat Escalante Heli et Perdidos en la noche qui, au moins, ne font pas de compromis ni de sacrifices avec la noirceur de la société mexicaine, son irréductible réalité cauchemardesque dont les touristes sont maintenant avertis avant de choisir leurs vacances. Ce n’est pas une mère qui retrouve les ossements de son fils qui suffit à combler cette absence criante. L’indicible ne se trouve pas là où le trait, même discret, est appuyé.

 

Il y a néanmoins une grande idée dans Emilia Perez. Elle apporte cette vérité dont parle Jacques Audiard. Celle-ci repose sur les épaules de l’actrice Karla Sofía Gascón qui joue à la fois Manitas et Emilia. Un des arguments promotionnels du film consiste à mettre en avant le fait qu’elle est la première actrice transgenre à avoir remporté un prix d’interprétation au Festival de Cannes. Certes, mais une fois que les paillettes de Cannes ont répondu aux artifices d’Audiard que reste-t-il ? Une femme qui a accepté de revenir en arrière pour jouer Manitas, un caïd qui a fait tuer des milliers de personnes, mais à l’étonnante sensibilité, au point où toutes ses scènes, dans la première partie du film, transpirent sans doute du vécu de son actrice, jusqu’au beau dialogue avec le docteur Wasserman. Dans la deuxième partie, lorsque Emilia loge sa famille, les artifices d’Emilia Perez s’effacent enfin. Il y a surtout cette scène, la plus belle du film, où elle va border son fils et que celui-ci reconnaît son odeur. Des affects reviennent. Cette tension ne cessera d’être palpable jusqu’à la fusillade à la fin du film. Karla Sofía Gascón accepte de mettre en avant les contrastes potentiels de son corps et de revenir sur sa transformation avec beaucoup de délicatesse. Si le film explore avec succès cette tension, son récit, par contre, choisit une voie grotesque, mais comme c’est le principe à son fondement, il ne faudrait pas s’en indigner. À tort, puisqu’à force de rejeter toute vraisemblance, Emilia Perez débouche sur un invraisemblable cynisme qui finit par s’imposer comme son horizon inattendu. Le cynisme atteint un tel degré d’invraisemblance qu’il en devient l’invraisemblable vérité du film. Ce qui n’est pas vrai débouche donc sur une vérité extraordinaire qui s’avère être profondément cynique. Et cela, Jacques Audiard et la critique n’en tiennent, semble-t-il, pas rigueur. Ont-ils entraperçu qu’ils se sont laissé piéger en jouant avec la vraisemblance qui a en réalité un double sens ? Non, si on en croit la critique de Première…

 

D’une fluidité scénaristique dingue au vu de la multitude de rebondissements qui s’y produisent, d’un premier degré assumé et tellement rafraîchissant dans une époque de cynisme roi.

 

 

Il aurait été difficile à Jacques Audiard d’éviter ce piège à partir du moment où il se complaît dans les artifices sans trouver de porte de sortie, et certainement pas à la fin du film où il bombe le torse avec une baston musclée et canonise Emilia avant l’heure. La séquence du gala de charité réduisait déjà les invités à des mannequins dévitalisés et malléables à souhait. Lorsque Rita retrouve pour la première fois Emilia dans un restaurant à Londres, le noir tombe autour d’elles et les coupe des autres comme du monde qui les entoure. Le film ne cessera de procéder par cet effet d’occultation qui est aussi un isolement et une soustraction, à l’instar de la plupart des numéros musicaux où il ne faudrait certainement pas y voir le portrait d’une société en crise. Les femmes de ménage et les infirmières qui poussent la chansonnette le font comme des pantins, rien de plus. Le dicible de l’indicible n’est entrevu nulle part. On pourrait répondre à Jacques Audiard qu’il n’a pas réussi son coup…

 

Il faut créer des situations qui touchent la limite du vraisemblable. Et il y en a plein…Le film n’est même tissé que de ça. C’est quand le vraisemblable est questionné et qu’il commence à trembler que la poésie peut arriver.

 

 

Et donner tort tout autant à une partie de la critique française dithyrambique qui s’est fourvoyée dans une conception erronée de la vraisemblance jusqu’à tout mélanger, à l’image d’un autre texte paru dans Première…Si le sujet chez Audiard n’est jamais qu’un début, les genres, eux, ne sont pas une fin en soi mais des moyens, des outils qu’il utilise pour rendre viable une histoire ouvertement too much, en faisant sauter les verrous de la vraisemblance, parce que sinon, on ne raconte rien, on se contente de témoigner.

 

 

Rien ne surgit dans la forme pleine et totale d’Emilia Perez sinon les concessions admirables de Karla Sofía Gascón qui justifient à elles seules le prix d’interprétation à Cannes, partagé avec mérite par Zoe Saldaña qui trouve son plus beau rôle à ce jour, un peu moins peut-être en ce qui concerne Selena Gomez et Adriana Paz. Le cynisme qu’on peut reprocher à Jacques Audiard ne se situe pas dans le traitement d’un sujet brûlant le feu de l’actualité (la transindentité) qu’il aurait mobilisé avec un certain arrivisme, mais dans le récit même du film et ce en quoi il croit naïvement, sans parler de la conviction avec laquelle il croise les genres dans une démonstration de mise en scène à la gloire de sa dextérité. Emilia Perez se termine par une procession sanctifiant Emilia avec une version espagnole des « Passantes » de Brassens en toile de fond, soit un hymne à la femme que Jacques Audiard célèbre sincèrement, mais au fond comme des milliers d’autres films. On pourrait proposer une fin alternative…Audiard se la joue plutôt Grand Jacques avec une reprise des « Bigotes » qui traduit bien le cheminement du film et la réaffirmation vieillotte d’un auteur attaché à ses artifices, exactement comme Leos Carax.

 

 

 

 

 

J’ai l’impression de tenir un projet quand quelque chose s’éclaire dans le fond de ma tête, alors j’imagine des formes. La question de savoir comment nous vient une idée est assez étonnante. On peut s’allonger sur son lit et attendre. Ou alors, on peut, tous les matins que Dieu fait, se mettre à sa table, à son clavier, écrire ou ne pas écrire…On ne cherche pas un sujet, on s’inspire de partout. Je lis, je vois des expositions, je rencontre des gens. Je pense qu’il faut créer le champ de réception nécessaire à l’émergence d’une idée. De tout temps, j’ai été marqué par le domaine assyrien au Louvre. On y apprend la grande histoire. Je peux aussi lire et relire Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. Récemment, j’ai été impressionné par l’exposition de Matthew Barney ou celle consacrée à Vermeer au Louvre. Tout cela crée un magma. Et puis là-dedans, une idée va tomber et se cristalliser.

 

JACQUES AUDIARD  Se réinvente à chaque film, n’étant jamais là où on l’attend, il sait teinter d’une sensibilité qui lui est propre tous les personnages de son œuvre. Né en 1952, fils de Michel Audiard, fait ses premiers pas en tant qu’assistant réalisateur auprès Roman Polanski dans Le Locataire, et Patrice Chéreau dans Judith Therpauve. Il apprend le montage et écrit des scénarios comme  Mortelle Randonnée auprès de son père. En 1994 il réalise son premier film, Regarde les hommes tomber avec Jean-Louis Trintignant et Mathieu Kassovitz, trois césars dont celui de la meilleure première œuvre. Il signe son deuxième long métrage Un héros très discret prix du scénario à Cannes en 1996. Son troisième film Sur mes lèvres avec Vincent Cassel et Emmanuelle Devos, Trois césars dont celui du meilleur scénario. 2006 De battre mon cœur s’est arrêté Huit césars. 2012 De Rouille et d’os Quatre césars. 2015 Dheepan Palme d’Or Festival de Cannes. 2019 Les Frères Sisters César du meilleur réalisateur. 2021 Les Olympiades.  2024 10ème film avec Emilia Pérez et son prix du Jury Cannes 2024 ainsi que le prix d’interprétation pour les femmes du film.

 

 

Audiard nous raconte les dessous de son film…

par Olivier Joyard.

 

En rencontrant Karla Sofía Gascón, tout est devenu évident. Sans elle, je serais encore en train de chercher le film.”

Jacques Audiard, réalisateur d’Emilia Perez.

 

Pour héroïne de son dixième long-métrage, il a choisi Karla Sofía Gascón, l’actrice principale du film, une femme transgenre révélée dans le rôle d’un ancien baron de la drogue mexicain, qui devient une activiste pour la justice et la liberté. Jacques Audiard avait initialement lancé le casting au Mexique, avant que l’Espagnole n’emporte le morceau…En rencontrant Karla Sofía, tout est devenu évident. Sans elle, je serais encore en train de chercher le film. Elle a donné une fluidité à une idée qui me paraissait complexe, amené le personnage à elle tout en gardant la richesse d’une composition. Elle a révélé mon film à lui-même, en lui apportant un charme que je n’imaginais pas, une émotion naturelle, beaucoup d’humour. J’ai cherché des décors naturels, mais après trois ou quatre voyages, je me suis rendu compte que ce désir était contradictoire avec le projet même du film, comme une réduction de l’imaginaire. Emilia Pérez réclamait autre chose. J’ai finalement ressenti un besoin de stylisation très fort, c’est la raison pour laquelle j’ai tourné en studio, en France.

 

Tout a commencé en 2019, quand Audiard réfléchit à une histoire qui pourrait ressembler à un opéra. Une première pour le cinéaste…J’ai écrit une sorte de livret de trente pages, divisé en cinq actes, avec des personnages archétypaux et de grandes ellipses temporelles. L’idée était adaptée d’un chapitre du roman Écoute [éd. Stock, 2018] de mon ami Boris Razon. Dans ce livre, le personnage de l’avocate, incarné dans mon film par Zoe Saldaña, est un homme. Quand j’en ai fait une femme, tout a changé. C’est devenu un projet de film, mais sous la forme particulière d’une comédie musicale. Les classiques avec Fred Astaire ou les films de Busby Berkeley des années 30, ce n’est pas mon truc, J’aime bien Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy, les films de Bob Fosse des années 70, Hair de Miloš Forman. La comédie musicale me parle quand elle enchante quelque chose de difficilement enchantable, que ce soit la guerre d’Algérie pour Demy ou la montée du nazisme dans Cabaret. Les grandes comédies musicales ont eu à déjouer le sérieux d’une époque ou le tragique d’une situation, pour les montrer autrement. Quand on arrive à faire chanter et danser sur un drame, on commence à rendre perceptible ce drame sous un autre angle. Cette approche paradoxale me passionne.



Le drame dont il est question ici est celui de la violence présente dans la société mexicaine, dont les gangs incarnent la partie la plus visible…Même si Emilia Perez est un film imaginaire, la réalité mexicaine reste ce qu’elle est. Des élections ont récemment placé au pouvoir une femme issue de la gauche, mais ce jour-là, il y a eu tout de même vingt morts parmi les candidats, flingués pour leurs idées. On ressent la tragédie dans l’air…Mon idée était de voir ce que donnerait un récit où la situation d’un pays épouse le destin d’une personne. Emilia est un personnage autant qu’un symbole, au-delà du Mexique. Elle éclaire à l’intérieur de nous-mêmes ce qui pourrait accueillir les mutations nécessaires à l’émergence d’un monde meilleur. Une question brûlante qui, pour Jacques Audiard, repose sur l’exigence d’un geste artistique plus libre…À travers la transidentité de l’héroïne, le film traverse lui-même des genres, du thriller narco à la comédie musicale, jusqu’à la telenovela. Il ne se fixe pas, on ressent la tragédie dans l’air…Mon idée était de voir ce que donnerait un récit où la situation d’un pays épouse le destin d’une personne.  Cette profession de foi, le cinéaste la revendique, loin de l’esprit d’un tract. Emilia Perez n’est pas politique au sens commun du terme, il l’est dans les images, les rythmes, les couleurs qu’il déploie…Si la forme du film me fait arriver à la telenovela, après un chasse- neige et un virage, ce sera acceptable dans le contexte ! Ce virage, il va falloir le prendre, ne jamais se dire que c’est trop. Mon film essaie de rendre normales des choses très belles. J’ai préféré considérer, d’un point de vue narratif, que les sujets étaient réglés, en ne questionnant pas la transidentité de l’héroïne, en me disant que je pouvais m’en emparer et en faire une comédie musicale, en espérant aussi que cela pourrait servir à Karla Sofía Gascón pour obtenir un véritable statut de comédienne. Dans la vie, la question de la transidentité n’est pas réglée du tout. Les personnes concernées sont toujours attaquées. Mais dans la fiction, je peux me permettre d’y croire. La fiction, selon Jacques Audiard, sert à rectifier le monde quand tout semble gris. Cette évolution passe chez lui par une réflexion sur les limites du masculin. La “normalité” d’Emilia Perez consiste à remplacer le patriarcat et ses violences par un matriarcat inventé en direct, dans le temps alloué au film. On peut se demander si cette héroïne croit vraiment que son âme a changé après sa transition de genre, mais l’effort qu’elle fait pour le croire est beau. C’est aussi l’effort que je demande au spectateur. Sur la question de la chute du masculin, Audiard se révèle intarissable, conscient qu’il tient là le sujet majeur de son œuvre depuis ses débuts. Le fait que, dans Emilia Pérez, la question de la transidentité soit mise en avant radicalise mon point de vue, mais j’ai souvent abordé l’effondrement du masculin, qui me touche. On se souvient de la réflexion sur la virilité qui donnait son sens à Un prophète, ou, dans le western Les Frères Sisters avec John C. Reilly et Joaquin Phoenix, des assauts mortifères d’une figure de père écrasante, finalement enterrée…Les personnages masculins de mes films se retrouvent souvent en plein effritement, confirme l’intéressé. Mon premier long-métrage s’appelait d’ailleurs Regarde les hommes tomber. Le personnage de Jean-Louis Trintignant incarnait cette idée.



Chez Jacques Audiard, fils du grand scénariste et dialoguiste Michel Audiard, cet état d’esprit est né d’une allergie aux effets de clan parfois liés à l’expérience masculine…Mon rejet des certitudes viriles et machistes n’est pas né par hasard. J’ai connu des expériences de sociétés d’hommes que j’ai exécrées, et quelque chose s’est aussi imprimé en moi en voyant certains films. Dans Touchez pas au grisbi, dès les années 50, la relation de Jean Gabin avec ses amis pose question. On voit, sans qu’ils en soient conscients, que quelque chose est en train de changer dans leurs certitudes. Contrairement à bien d’autres polars, on n’est plus forcément dans une virilité frontale. Cela m’a marqué très jeune. Dans un tout autre style, un film comme L’Épouvantail de Jerry Schatzberg me semble également remarquable. Si Emilia Pérez pose de façon littérale la question de la sortie du masculin, sa force tient à la place laissée à ses quatre actrices. En plus de Karla Sofía Gascón, le réalisateur a fait appel à deux stars américaines, Zoe Saldaña et Selena Gomez, et à la Mexicaine Adriana Paz. Pleine d’une force vitale qui s’épanouit dans le chaos et permet à l’héroïne de briller, la première donne le ton du film, dans le rôle d’une avocate engagée par Emilia. Selena Gomez, quant à elle, démontre, douze ans après Spring Breakers d’Harmony Korine, sa capacité à habiter un cinéma très éloigné de l’image parfois lisse qui a pu être la sienne.

 

 

 

 

 

Jacques Audiard « Il y a toujours chez moi une recherche de forme »

par Margaux Baralon



Comment Emilia Pérez, qui devait être un opéra au départ, est devenu un film musical ? Ça s’est fait progressivement à partir du moment où j’ai rencontré Clément Ducol et Camille, les artistes qui ont composé la musique. Le scénario a commencé à changer. Par exemple, dans ma référence littéraire [le roman Écoute de l’écrivain français Boris Razon, ndlr], le personnage de l’avocat de la narcotrafiquante était un homme. J’en ai fait une femme [Rita, jouée par l’actrice américano-dominicaine Zoe Saldaña, ndlr], et cela donnait tout à coup des possibilités de duos et de solos intéressants. Je me souviens que pendant longtemps nous étions dans une sorte d’indécision, en tout cas nous n’en parlions pas. Et puis, un jour, j’ai dit à Clément : « Mais qu’est-ce qu’on fait ? On continue un opéra, on fait une comédie musicale ? » Il m’a répondu immédiatement que cela prenait la tournure d’une comédie musicale. D’autant qu’avec un opéra il aurait peut-être eu deux heures de musique de plus à écrire…

 

Comment avez-vous travaillé ensemble sur ce film très ambitieux ? Au moment de l’écriture, je recevais toutes les maquettes de Clément Ducol et de Camille, qui devaient nous permettre d’avoir des play-back. On a passé énormément de temps ensemble avant le tournage, mais aussi sur le plateau. Le film était divisé en segments  et nous répétions chaque segment avec les acteurs et les membres de la figuration, une dizaine de danseurs professionnels qui entraînaient les autres figurants. Dès qu’il y avait des chœurs, de la danse, un peu de profondeur à donner, la présence de Clément et de Camille était nécessaire. Ce sont de grands techniciens de la musique, ils ont un rapport au juste et au faux que je n’ai pas du tout. Dans ce genre d’entreprise, tout se fait un peu en même temps. On est obligés d’être tous très raccord, du chorégraphe aux compositeurs.

 

Pourquoi avoir décidé d’abandonner un tournage au Mexique pour préférer des studios en France ? J’ai fait plusieurs repérages et beaucoup de castings au Mexique, mais les décors naturels collaient trop à la réalité. Cela immobilisait. Filmer les rues, le typique, ce n’était pas l’objet du film. Je me suis d’abord dit qu’on allait tourner en studio à Mexico, et finalement j’ai décidé de rapatrier le tournage ici pour pouvoir tout inventer et faire du home made movie. Le film a alors retrouvé naturellement, presque en douce, son ADN opératique, celui de la scène. Je voulais que ce soit vraisemblable, mais avec une grande possibilité de stylisation qu’offre forcément le studio. Ce que je souhaitais, sans jeu de mots, c’était un film transidentitaire, qu’il change de genre tout le temps. Qu’on passe par la telenovela, le film de narcos, la comédie musicale…Il fallait que, chemin faisant, le film change de forme.

 

Une comédie musicale en espagnol sur une narcotrafiquante mexicaine qui entame une transition de genre puis décide de réparer ses torts passés, cela ne ressemble à rien de ce que vous aviez fait avant. Est-ce que vous concevez Emilia Pérez comme une rupture ou, au contraire, la suite logique de votre filmographie ? Je n’ai pas le sentiment de faire quelque chose de différent. J’ai l’impression de changer les boîtes, mais le produit que vont transporter les boîtes sera toujours de même nature, avec la même épaisseur dramatique, des thèmes qui se croisent et se décroisent, comme la violence des ancêtres et des pères, ou l’aspect « roman d’éducation » de mes films. Et puis il y a toujours chez moi une recherche de forme. Si on regarde Emilia Pérez avec attention, on remarquera que des formes se répètent. Le fait de changer de genre en cours de route, j’avais déjà fait ça avec De rouille et d’os (2012). Si on prend le travail avec l’obscur, l’image d’ouverture du film, avec des mariachis, puis tout le début du film dans la nuit, c’est en fait le début des Frères Sisters (2018). Ce western, je pensais d’ailleurs à l’époque le tourner de nuit, mais les producteurs n’étaient pas tout à fait d’accord. Avec Emilia Pérez, je me suis vengé.

 

Du film de prison, avec Un prophète (2009), au western, puis de la comédie romantique des Olympiades (2021) à la comédie musicale, vous aimez surprendre. Vous le faites d’abord pour nous ou pour vous ? Pour que ma curiosité et mon attention se maintiennent. Quand je réalise mon premier film, j’ai 42 ans, donc d’une certaine façon je n’appartiens pas à la génération des cinéastes émergents. Eux je pense à Arnaud Desplechin, par exemple vont réussir à établir un cinéma générationnel. Il y aura toujours plus ou moins une marque autobiographique dans leurs œuvres…Faire un film sur sa génération, c’est faire un film autobiographique. Moi, je n’ai pas le même rapport avec le présent. Je suis obligé de composer un présent qui se répète, qui n’est pas précédé, pas forcément suivi. Je garde ce sentiment que chaque nouveau film est comme un premier film, avec d’ailleurs la même terreur pour celui qui le fait.

 

Vous avez toujours peur après dix longs métrages ? Toujours. Quand on est dans l’écriture, on se demande si on va y arriver. Une voix intérieure a beau vous dire « écoute, coco, tu l’as déjà fait », ça ne suffit pas. Ensuite, tourner, même si c’est précédé de préparation, de répétitions avec les comédiens, c’est toujours vertigineux. En même temps, il ne faut pas rentrer dans une vision programmatique du cinéma. Il faut que la chose soit inquiétante pour qu’elle soit intéressante. C’est en tout cas ce que dirait le masochiste de base.

 

Vous pensiez prendre un risque particulier avec une comédie musicale ? Non. Un risque de quoi ? De gros ratage ? Il y a toujours un risque de gros ratage. Bon, là, c’est vrai qu’il y a des couches, comme autant de possibilités supplémentaires de ratage sur tout : le scénario, la musique, la chorégraphie…Je serais tenté de dire que ça s’est résolu en très large partie au moment où j’ai été sûr de mon casting. Quand vous êtes assuré que vous ne pourriez pas faire ce film-là avec une autre personne que cette personne-ci, à partir du moment où vous avez des alliances très fortes, des communions artistiques très fortes, une partie du problème est résolue.

 

Vous avez toujours fonctionné comme ça en casting ? Non, je me suis amélioré avec l’expérience. Autant je ne capitalise pas tellement sur la peur, autant sur l’expérience du casting, oui. Pour le rôle de Manitas/Emilia Pérez, j’ai vu pas mal d’actrices trans ou de trans qui n’étaient pas actrices, et ça n’allait pas. À tel point que je me suis demandé si je trouverais un jour. Je crois que c’est Pierre-Marie Dru, le producteur musical, qui avait vu ou entendu cette actrice en Espagne. Quand j’ai rencontré Karla Sofía Gascón, je ne me suis même pas posé la question de comment je la trouvais. C’était elle, tout simplement.

 

Pourquoi ? Pour une raison simple…La transition était l’histoire de la vie de toutes les actrices que j’avais rencontrées avant. Tout tournait autour de la transition. Karla Sofía, elle, était actrice avant d’entamer sa transition. Donc, quelque part, elle était incroyablement libre. Elle a à la fois une douceur, une féminité qui me touchent beaucoup et une espèce de solidité virile, elle est très forte. Et puis elle est très drôle, très intelligente, très rapide, très insolente. Quand elle joue, ça déplace du vent. Ce n’est pas tout à fait rien.

 

Vous avez besoin d’admirer vos acteurs et vos actrices ? Oui. Je les aime et c’est un amour d’admiration. Elles font quelque chose que je ne saurai jamais faire, et je ne sais pas comment elles comprennent ce que je leur raconte. Donc elles ont en plus un vrai talent de décryptage.

 

Tout le film est en espagnol, une langue que vous ne parlez pas…Je ne parlais pas non plus très bien l’anglais pour Les Frères Sisters, et pas un mot de tamoul sur le tournage de Dheepan (2015). Ne rien comprendre du tout vous place dans une observation quasiment musicale. Je trouve très intéressant de ne plus du tout s’encombrer strictement du sens, de la ponctuation et de l’accentuation des phrases. Cela simplifie presque les choses pour moi, je pense que je m’attache moins aux détails et plus à l’essentiel. Si je travaille dans ma langue, je donne presque la becquée à mes comédiens et ça ne m’intéresse pas tant que ça.

 

Dans Emilia Pérez, Rita, l’avocate de Manitas, qui souhaite transitionner via des opérations de chirurgie pour devenir Emilia, explique à un chirurgien que « changer les corps, c’est changer la société ». Est-ce que changer les corps au cinéma y participe aussi ? Oui, je pense. Est-ce que Karla Sofía pourrait être une nouvelle figure ? Je pense. Tout ce que j’ai pu apprendre de la transition, c’est elle qui me l’a enseigné. Il faut la voir vivre avec sa femme et leur fille de 15 ans. C’est un exemple de fluidité admirable. Là, je me dis que les murs ont été un peu repoussés. Dans Les Olympiades, c’était un peu la même chose dans le fait de montrer d’autres sexualités, loin des assignations. Je suis assez admiratif des gens qui contestent leur assignation. En tant que garçon, je sais que l’assignation, notamment à l’adolescence, était très pénible. C’était la peur, dans les yeux de la mère, que son fils soit homosexuel. C’est très marquant.

 

Est-ce que finalement le titre de votre premier film, Regarde les hommes tomber, n’était pas l’annonce du programme de votre filmographie ? Je ne le savais pas, mais avec le temps, quand je regarde en arrière, je me dis qu’il y avait peut-être un entêtement annoncé dès le début. Mais ça y est, je suis arrivé au bout ! Non, je plaisante. C’est surtout la société qui n’est pas arrivée au bout. Je crois que c’est André Breton qui suggérait d’échanger les idées éreintées contre les idées éreintantes. Passer d’une idée foutue, finie, à une idée qui interpelle.

 

Et le cinéma est en mesure de proposer de nouvelles idées ? Il l’a été, énormément. Aujourd’hui, je ne sais plus trop quel est l’usage exact du cinéma en tant que spectateur, et donc en tant que réalisateur. Je doute tout le temps de l’outil cinéma. En 1987, Libération avait posé la question suivante à sept cents réalisateurs de pourquoi filmez-vous ? Il y avait des réponses extraordinairement pertinentes, comme celle de David Lynch...« Pour créer des univers et voir si ça fonctionne. » Aujourd’hui, je ne sais pas s’il y aurait sept cents personnes pour répondre à cette question. Et d’ailleurs personne ne la pose.

 

Si je vous la pose, que me répondriez-vous ? J’aurais une réponse très égocentrique, le cinéma m’aide à vivre. Il établit mon rapport avec le monde. Je vais parler à un scénariste, à une équipe, à des acteurs, puis à un public qui verra ce que j’ai fait. Sinon, je resterais reclus à ne parler à personne. Je suis très solitaire.

 

 

 

Ses 10 films et mon choix du moins au plus grand !

 

 

 

JACQUES AUDIARD ET LE CINEMA

Par Axel Cadieux et Lucas Aubry.



Avec Emilia Perez, comédie musicale retraçant le parcours d’un narcotrafiquant mexicain devenu femme, il a fait sensation à Cannes. Jacques Audiard, pour son dixième long-métrage, réinvente ses formes de prédilection et en trouve de nouvelles, toujours plus expérimentales et baroques, sur la ligne de crête, à l’image d’un cinéaste taillé dans les contrastes et les mélodies dissonantes. Le voici qui enlève son chapeau, le remet, fume une cigarette, ajuste son col de chemise, son foulard et en allume une deuxième. Il chevrote, se lance, se rétracte puis se livre enfin, cherchant toujours le mot juste et, mine de rien, l’anecdote qui saura faire mouche. Avec, en toile de fond, une question…Et si, avec ce dernier film mutant, Jacques Audiard nous avait livré son œuvre la plus personnelle ? Celle qui raconte enfin ses angoisses, ses doutes, et commence à percer la carapace du plus mystérieux des cinéastes français ? Rencontre.

 

Est-ce une responsabilité particulière que de représenter une personne transgenre ? C’est sûr. Je crois que Breton disait « Je préfère les idées éreintantes aux idées éreintées. » Je voulais absolument une actrice trans et j’ai fait un casting, au Mexique. Quelque chose n’allait pas, et j’ai fini par mettre le doigt sur le problème : à chaque fois, la transition était au centre de leur vie et phagocytait toute tentative de construction d’un personnage différent. Quand Karla Sofia Gascón m’est tombée dessus, ça a été une évidence. Elle voulait jouer le personnage avant sa transition et a été en quelque sort mon « guide » dans l’univers transgenre.

 

Comment avez-vous rencontré Camille, qui a composé la musique ? Ça a été toute une histoire ! Au début, je pense à Tom Waits. J’ai une liaison épistolaire avec lui via Jean-Baptiste Mondino. Ça ne se fait pas. Puis j’approche Damon Albarn, Chilly Gonzales…Gonzales se lance très vite, en dix jours il pond plusieurs chansons. J’écoute, c’est pas mal et je lui dis « Reprenons ceci, cela, allons dans telle direction…» Refus catégorique, donc fin de la collaboration. Je rencontre ensuite le musicien Clément Ducol, qui est intéressé avec sa compagne. Et il se trouve que sa compagne n’est autre que Camille. Et voilà ! On a fait des séjours d’écriture musicale à Montagenet, dans le Périgord, ça pouvait durer trois semaines. Clément en studio, Camille avec ses machines, moi avec Thomas Bidegain au scénario…C’était très sympa.

 

Pourquoi avoir situé l’histoire dans un pays hispanophone ? Ça n’a pas été compliqué, pour la musique ? Au contraire, c’était l’envie première. Je voulais explorer l’espagnol, tenter une hybridation. Le français c’est très lisse, très verlainien, et comme je viens des lettres, j’y porte une attention spéciale. Ça peut bloquer. C’est pour ça que j’ai pu aller vers le corse ou le tamil, ça me libère de quelque chose. Là, j’avais besoin d’une langue qui en impose, avec des variations, des projections…Et puis le Mexique c’est quelque chose, un terrain d’expérimentations permanentes, finalement assez raccord avec la transidentité. Voyez ce qu’il s’y passe en ce moment, deux femmes ont concouru l’une contre l’autre pour la présidence, une avancée pour les Mexicaines et dans le même temps, les élections sont gravement perturbées par une vague d’assassinats.

 

Pourquoi ne pas avoir tourné là-bas ? J’ai fait pas mal de repérages, car en effet je voulais faire rentrer les réalités mexicaines dans le film, créer des accidents. J’ai réalisé que ça allait être impossible : tout y est trop pesant, trop dur, trop lourd. Il n’y aurait eu aucune souplesse dans le tournage. Faire un kilomètre en bagnole à Mexico City c’est déjà une rêverie, il faut partir à 8 heures et espérer une arrivée à midi. Le studio s’est imposé, et c’était sensé, car l’ADN du projet c’est la scène et les expérimentations formelles. Je me sentais très libre, tout à coup.

 

C’est vrai que le film est comme une sorte de laboratoire expérimental, chaque morceau musical étant l’occasion de tentatives diverses…Vous voulez dire que c’est l’auberge espagnole (rires) ? Plus sérieusement, je voulais que le film représente la transidentité, le parcours du personnage. Il se devait d’être transgenre, au sens littéral ET traverser tous les genres ! Je voulais une forme mouvante, non fixe, un peu comme De rouille et d’os ou même Un prophète.

 

C’est angoissant ? Pas pendant le tournage. C’est une étape où je suis bien, en maîtrise, assez exalté. On y tente des choses, on n’applique pas le programme. Mais trois jours avant de tourner, oui. C’est le pire moment. J’ai pu avoir des phases de terreur, hein.

 

Il y a une dimension quasi expérimentale, qui n’est pas sans rappeler vos premiers courts-métrages. Pouvez-vous nous en parler ? Je devais avoir 20 ans. J’en ai fait deux ou trois, expérimentaux, très inspirés du muet. Concrètement, j’avais un projecteur Super 8 et une petite caméra Beaulieu, qui offrait la possibilité d’ouvertures et de fermetures en fondu. Son truc remarquable, c’était qu’on pouvait aussi varier la vitesse de tournage. Images au ralenti, en accéléré…Je filmais des films qui passaient à la télé, dans l’émission Cinéma de minuit par exemple, en jouant sur la vitesse. Une fois que j’avais ça, je projetais et je refilmais. Je répétais le processus deux, trois ou quatre fois. Le résultat, c’est par exemple une scène de Psychose, avec Norman Bates qui descend à la cave, étirée sur vingt minutes avec des effets de vignettage et des vibrations très fortes…J’ai passé des heures et des heures à filmer ma télé. Je filmais aussi dans les cinés, à la Cinémathèque à Chaillot. On avait tous les droits…

 

Ça traduit un rapport au cinéma quelque peu obsessionnel…Ah je crois qu’un mec qui fait ça, il est quand même sérieusement entamé (rires)…

 

Lors de Mai 68, vous avez 16 ans. Comment vivez-vous l’événement ? Je passe totalement à côté. Par contre, entre 1969 et 1975, c’est autre chose…

 

C’est-à-dire ? Cinéma, musique…L’époque est extraordinaire. Je sors dans Paris, je m’ouvre au monde. Je découvre une quantité incroyable de films avec d’abord du cinéma de genre, puis du nouveau cinéma allemand ou l’effondrement du cinéma italien, qui m’apparaît à l’époque comme absolument dramatique. J’étais omnivore.

 

En revoyant Sur mes lèvres, la filiation avec Fenêtre sur cour (Hitchcock, 1954) ou Body Double (De Palma, 1984) paraît évidente…Vous savez, les influences c’est un truc bizarre. J’adore ces films, ils ont très probablement infusé dans mon cinéma, mais ça n’a jamais été conscient. Juste après le générique d’Emilia Perez, il y a une vue de Mexico et un cri typique du lieu parmi les sons d’ambiance : « Colchones ! Colchones ! » Il y a une hauteur de ton, un peu aiguë. Je ne savais pas du tout pourquoi je voulais cette tonalité, puis j’ai trouvé : c’est le générique des Nains ont commencé petits, de Werner Herzog (1970). J’ai réalisé ça hyper tard !

 

Quel genre de mélomane êtes-vous, dans les années 70 ? Plutôt rock. J’ai vu beaucoup de dates de Bob Dylan. Encore aujourd’hui, de manière un peu maniaque et nostalgique, je retourne aux vinyles des Pink Floyd. À l’époque, je me défonçais là-dessus. Enfin…Nous nous défoncions.

 

Dans les années 90 vous réalisez pas mal de clips, dont certains d’Alain Bashung…J’aime beaucoup ça, ça me rappelle le Super 8. Et puis on se débarrasse de cette obsession du sens, des dialogues. Bashung, je l’ai beaucoup aimé. Admiré, même. C’était un poète. On n’en croise pas tous les jours, des poètes.

 

On peut entendre Bruce Springsteen dans De rouille et d’os. Au générique, vous remerciez Antoine de Caunes, que l’on sait proche du musicien…Alors ça, c’est toute une histoire ! Un soir, dans une boîte, j’entends le morceau « State Trooper » de Springsteen, remixé par un Finlandais. On pose ça sur le film, c’est épatant. Mais c’est difficile ensuite d’aller voir Springsteen et de lui demander les droits d’une chanson qu’on lui a piquée ! Jusqu’à Cannes, on ne parvient pas à le joindre. Antoine entre dans la danse, et Springsteen dit : « Mais bien sûr, il fait ce qu’il veut… » Eh ouais, j’ai cautionné un vol !

 

Votre adolescence est aussi marquée par la fréquentation du pensionnat du Montcel à Jouy-en-Josas, où les surveillants vous privent de bibliothèque…Ce qu’il y a de marrant c’est que Montcel, c’est aussi la pension par laquelle est passé Modiano, et d’où il a tiré son roman De si braves garçons. « Marrant » n’est peut-être pas le mot. J’y étais malheureux, je m’ennuyais très fort et donc je lisais beaucoup. À tel point que l’on m’a privé de bibliothèque ; l’idée est qu’on se distrayait trop et qu’on ne travaillait pas assez. J’avais d’ailleurs un copain musicien que l’on a privé de son instrument ! Un projet éducatif très fort, n’est-ce pas (rires) ? Il faut ajouter à cela que c’était une école non mixte. Donc quand j’arrive dans un lycée classique pour le bac, je vous assure que je vois la vierge…

 

Est-ce de là que vient votre aversion pour les « bandes de mecs » ? C’est probable, oui.

 

Qu’en est-il de votre rapport aux films très masculins, La Horde sauvage par exemple, qui sort quand vous avez 17 ans ? Vous l’avez revu récemment ? Moi, clairement, je ne trouve pas ça bien La Horde sauvage, c’est une esthétique très lourdingue. Et en même temps il y a des choses étonnantes dans la filmographie de Peckinpah…J’avais pensé faire un remake des Chiens de paille (1971) au moment d’Un prophète, j’aimais bien le cœur du sujet. Je pense aussi à Guet-apens (1972), où il tient une ligne très droite, très âpre.

 

Le titre de votre premier long-métrage, Regarde les hommes tomber, est de ce point de vue assez matriciel…Ça, c’est tout un programme. Être critique à l’égard des hommes, c’est les montrer à des moments où ils sont défaillants. Il y a un film qui m’a beaucoup marqué, c’est Touchez pas au grisbi (Jacques Becker, 1954). On sent qu’on est à un tournant dans la représentation des hommes, de leur dureté, de leur virilité. On glisse vers autre chose. Tout a été très progressif, sur ces questions-là. Par exemple, je pense que je n’aurais pas pu réaliser Emilia Perez il y a quinze ans. Pas parce qu’on ne l’aurait pas financé, mais parce que je n’y aurais même pas pensé.

 

En parlant de Regarde les hommes tomber, vous dites que vous avez filmé Kassovitz et Trintignant comme s’ils étaient des femmes…Vous avez écouté la voix de Trintignant ? C’est quand même très particulier. Le goût très prononcé que j’ai pu avoir pour lui vient de là, d’une sorte de féminité irrépressible que je trouvais bouleversante. J’ai vu Ma nuit chez Maud (Éric Rohmer, 1969) un nombre incalculable de fois. Kassovitz, c’était autre chose, au moment où je le rencontre, quelque temps avant La Haine, il était vraiment irrésistible de légèreté et de drôlerie. L’impression d’un garçon qui ferait de la muscu mais qui resterait très doux.

 

Le tournage de ce premier long a été difficile ? Disons-le clairement,  j’ai été bizuté, comme en pension. Les chefs de poste se comportaient comme des tyrans. J’avais le sentiment d’être sans cesse soumis aux désirs de gens qui se posent comme sachant faire du cinéma, là où moi, à l’inverse, je commençais. On ne devient pas réalisateur du jour au lendemain. Certains jours, je ne comptais plus les scènes que j’avais tournées mais celles que je n’avais pas tournées. Juliette Welfling, au montage, avait le strict minimum. Après ça, j’ai pensé arrêter la réalisation, retourner aux scénarios, je ne voulais même pas que le film sorte. Puis, il a connu cette espèce de parcours cannois totalement inattendu, qui a tout changé.

 

Vous évoquez Juliette Welfling, monteuse de tous vos films. Vous tenez à avoir des collaborateurs récurrents ? Je la rencontre quand elle a 21 ou 22 ans, moi deux ou trois de plus. Aujourd’hui, ce serait impossible de faire un film sans elle. Mais parfois, elle est méchante (rires). Un jour, alors qu’Un prophète allait entrer en tournage, elle demande à me parler et m’apprend que les Américains la réclament, qu’elle va y monter une comédie musicale et qu’elle ne sera donc pas disponible pour moi. Moi j’ai la mâchoire qui tombe sur la table, je prends ma veste et je me casse. Voilà un homme qui sait parler aux femmes (ironique)…

 

Elle a rétropédalé ? Elle a monté Un prophète (rires) ! Et elle a eu des idées géniales, comme d’habitude. Concrètement, je ne regarde pas les rushs, donc elle fait le choix de toutes les prises, pendant que moi je tourne. Et dix ou quinze jours après le tournage, elle me montre un bout-à-bout.

 

Le montage tel que pratiqué aujourd’hui doit être très différent de celui que vous avez connu à vos débuts ? Il y a eu une révolution colossale. Ma théorie est que lorsqu’on était sur pellicule, le montage s’arrêtait autant par fatigue des équipes que par fatigue du matériel, lorsque vous avez des copies avec des scotchs partout et qu’il n’est plus possible de travailler. Avec le numérique, il n’y a plus de fin. C’est vertigineux. Au bout d’un moment, je suis fatigué. C’est Juliette qui siffle la fin de la récré.

 

Comment avez-vous rencontré Tahar Rahim ? À l’arrière d’une voiture (rires). Je vais voir un copain qui tourne la série La Commune, dans laquelle il joue. Par hasard, on se retrouve dans le même convoi pour rentrer à Paris. J’ai eu l’intuition que c’était lui. Il avait une chose douce et fiévreuse, à laquelle j’étais très sensible.

 

Vous n’avez pas craint qu’il ne soit pas au niveau, sur la durée ? Au début il m’a fait peur, il avait une expérience de jeu encore fraîche et peut-être pensait-il que je le prenais pour sa bonne figure, pour ce qu’il donnait à voir dans la vie. Alors que pas du tout, il y avait un personnage à composer. Je pense que j’ai été dur. Mais avec le recul, j’aurais dû retourner toute la première semaine d’Un prophète. On s’est fait peur l’un et l’autre et puis à un moment donné, les choses se sont débloquées. J’ai un début d’explication car au début, dans la prison, j’installais les acteurs puis je faisais amener les figurants, les ballons de foot, etc. Ensuite, rigoureusement l’inverse et je faisais vivre la prison puis j’installais les acteurs au milieu de tout ça, au risque qu’ils prennent des mauvais coups. Là, c’était parti.

 

Et les acteurs américains ? Joaquin Phoenix, avec lequel vous tournez Les Frères Sisters, a la réputation d’être un acteur intense…Joaquin Phoenix, c’est quand même un acteur très particulier, hein…

 

C’est-à-dire ? Eh bien le type, au début du tournage, je lui demande comment il souhaite communiquer. Il me répond…Par télépathie…OK gars (rires) ! La communication était parfois brouillée…

 

Est-ce que c’est toujours aussi douloureux, pour vous, d’écrire un scénario ? D’abord, précaution de langage car il y a des choses bien plus douloureuses dans la vie. Mais oui, c’est dur. Le plus compliqué, c’est ce sentiment que l’on s’apprête toujours à écrire pour la première fois, comme si l’on n’avait rien retiré des expériences passées. Sur Emilia Perez, j’étais tout fier d’être parti comme une balle. Mais il faut toujours du temps, on s’en rend compte…Thomas Bidegain est arrivé sur le projet et les cartes ont été rebattues. Il a fallu trouver des idées qui génèrent de la fiction, des situations.

 

Dès vos débuts, vous écrivez vos scénarios à quatre mains. Comment s’est passée la collaboration avec votre père, Michel Audiard, sur Mortelle Randonnée (Claude Miller, 1983) D’une drôle de façon. Il faut dire, déjà, que c’est un film sur le deuil. Or, mon frère aîné, le fils de mon père, venait de nous quitter. Ce qu’il me reste de singulier, c’est que tout a commencé à l’envers : mon père a acquis les droits du livre de Marc Behm et a fait passer un casting de producteurs, puis de réalisateurs, ça n’est pas chose courante. Je ne trahis personne en le disant, c’est un film qui m’a déçu, ça n’est pas comme ça que je le voyais. J’avais le sentiment d’avoir écrit un film de paumés et le résultat est très baroque, beaucoup de décorum, trop luxueux. Claude Miller avait envie de faire un film raccord avec l’époque, publicitaire, et puis qui étais-je pour donner mon avis ? Un dixième soutier !

 

Vous n’aimez pas la performance de Michel Serrault ? Si, bien sûr. Je me souviens de cette scène insensée où Serrault répète sa propre mort, c’est très fort, il n’y a que lui qui puisse faire ça. Une anecdote me vient…Le scénario terminé, je dois l’apporter chez Serrault, à Boulogne, pour qu’il le lise. Je monte dans ma 2CV et je me souviens qu’il vient tout juste de perdre sa fille…D’un coup, je ne le sens plus du tout. J’appelle mon père qui me rassure « Je sais bien, mais amène-le-lui quand même, il l’attend. » Les deux Michel, c’était quelque chose. Je peux vous dire que lorsqu’on était au milieu, on ne comprenait pas vraiment tout. Je me souviens aussi des lectures avec Serrault, qui faisait sonner un cor de chasse pour amuser la galerie.

 

Vous êtes-vous toujours senti destiné au cinéma ? Loin de là ! Ayant grandi là-dedans, j’ai commencé par prendre la chose avec beaucoup de distance. Et puis mon père banalisait le fait d’écrire pour le cinéma, mes rapports avec lui sont d’abord des rapports de littérature. Par ailleurs, j’ai un temps songé à devenir prof de lettres, je me plaisais à m’imaginer dans un destin très austère.

 

Vous dites « Jusqu’à 40 ans je suis un mélancolique, vaguement suicidaire. » C’est à cette époque précise que vous réalisez votre premier long. C’est ce qui vous permet de sortir de cet état ? Je me demande à quel moment vous allez sortir le Valium (rires) ? C’est vrai que réaliser des films m’oblige à parler. Un plateau de cinéma ou une collaboration d’écriture vous force à communiquer avec les uns et les autres. Et puis avec le public, dans un second temps. Je m’aperçois, chemin faisant, que le cinéma est le lien que j’entretiens avec le monde. En tant que scénariste et uniquement scénariste, je n’étais pas satisfait des films qui étaient ensuite réalisés. Je ne les imaginais pas comme ça.

 

Pourquoi être venu aussi tard à la réalisation ? C’est un regret. Je l’ai réalisé au bout de deux ou trois films. Que voulez-vous, je suis un lent…Je perds à peu près 4 ou 5 ans à chaque moment de ma vie, je reste trop longtemps à l’écriture, je reste trop longtemps au montage…

 

Il y a peut-être 3 ou 4 ans entre chacun de vos films. Ça n’est pas beaucoup, comparé à la plupart des cinéastes…Vous trouvez ? Pour moi, c’est très long. J’aimerais échapper à l’ennui, créer de la forme. C’était ça, aussi, le projet Emilia Perez.

 

Vous craignez de vous ennuyer, en tant que cinéaste ? Oh oui, bien sûr. L’ennui, comme la peur, sont de puissants moteurs que je connais bien…

 

Quel regard portez-vous sur votre cinéma ? Pour vous répondre, il faudrait que j’aie une idée un peu plus précise de ce que j’ai accompli. De même pour l’avenir…Je viens de terminer un film, il doit forcément y avoir quelque chose de l’autre côté, quelque chose qui attend ? Je ne sais pas encore ce que ça sera.

 

 

 

RETOUR SUR LES 9 AUTRES FILMS de JACQUES AUDIARD

 

 

 

1994 – Regarde les hommes tomber…

Jacques Audiard est un cinéaste rare mais précieux, dont chaque nouvel opus constitue une pépite supplémentaire au sein d’une œuvre riche et passionnante. Ce premier film touche par son humanité et le désarroi qui accable ses personnages, ces “hommes qui tombent”, pantins abrutis par le poids et la morosité de leur existence…Simon Hirsch (Jean Yanne, admirable de cynisme et de tristesse contenue) voit sa vie s’effriter après la perte d’un ami, sa femme le délaisse (superbe scène dite du « Rêve de Simon »), son métier de commis-voyageur le lasse. Du jour au lendemain, il abandonne tout, bercé par ses illusions, et se lance dans une errance et un désœuvrement qui sont également le lot du couple improbable formé par Marx (Jean-Louis Trintignant, épatant de mauvaise foi et de hargne), truand vagabond sur le déclin, et le jeune et innocent Johnny (Matthieu Kassovitz), prêt à tout par amour pour son mentor.

 

 

 

Outre la mélancolie de son propos, ce film est également déconcertant par la richesse de sa construction, les questions qui demeurent en suspens, son caractère ludique et polyphonique (des cartons rappelant le cinéma muet entrecoupent l’action ; une bande-son très riche jouant sur le contrepoint et l’interférence), et ses situations incongrues frôlant parfois l’absurde. Une voix over de femme tente néanmoins de maintenir une linéarité en guidant le spectateur à travers le récit et les méandres des pensées des personnages pour finalement s’y perdre et leur octroyer une forme de souveraineté dont ils semblaient déchus mais qu’ils réaffirment à travers des réactions extrêmes et des gestes impulsifs.des thèmes chers à Audiard comme le gangstérisme, l’amitié virile “Un prophète”, le conflit intergénérationnel incarné par Johnny et Marx et qui se répercutera dans “De battre mon cœur s’est arrêté”, l’incommunicabilité “Sur mes lèvres”, une humanité blessée, en perte de repères, en proie à ses passions “De rouille et d’os” mais aussi en filigrane, le jeu sur les apparences et le mensonge nettement plus prégnant dans son film suivant, “Un héros très discret”. Ainsi, délaissant la logique du récit au profit des personnages, Audiard met à nu avec une acuité confondante les mouvements de l’âme de ses héros, avec les déchirements, les joies et les peines qui les étreignent. C’est là la grande force de son Cinéma et on en redemande. Encore et encore…

 

 

 

 

1996 – Un héros très discret par S. Blumenfeld

 

A travers les aventures d’un usurpateur médiocre, Jacques Audiard métaphorise le mythe gaullien de la France résistante. Représentation mentale de l’immédiat après-guerre qui prend acte des ambiguïtés de l’époque. Au-delà du débat sur la Résistance et la collaboration, autour du sens même à donner à ces deux termes, sur l’équilibre à trouver entre hagiographie et critique auquel donnera fatalement lieu le film de Jacques Audiard, il reste à savoir ce que son auteur entend par « un héros très discret ». Albert Dehousse est un adolescent plutôt en dessous de la moyenne, pas très intelligent, pas débile non plus. Il est simplement bête. Bête au sens où l’entendait Flaubert, c’est-à-dire embourbé dans un amas d’idées reçues, cherchant naïvement les réponses à ses questions dans le dictionnaire, persuadé que le Grand Larousse livre un reflet exact et pertinent du monde. Que se passe-t-il alors quand ce personnage ­ long comme un échalas et les yeux sans cesse grands ouverts est confronté à la débâcle de 40, puis à l’Occupation, et enfin à la Libération ?

 

Rien, strictement rien. il est Fabrice Del Dongo à la bataille de Waterloo comme une ombre fureteuse qui regarde la lune et les étoiles alors que l’histoire se déroule sous ses yeux, à ses pieds. Pas lâche, encore moins héros, Albert Dehousse reste à l’écart du combat, sans doute parce qu’il est incapable d’en saisir les enjeux. Il est le croisement de Bouvard et Pécuchet et de madame Bovary, recopiant inlassablement ­à l’instar des deux premiers ­ des romans pour mieux séduire les filles, rêvant inlassablement depuis sa campagne natale à une vie aventureuse où sa médiocrité ne viendrait plus mettre un frein brutal à ses rêves d’adolescent. Le miracle est qu’un personnage pareil arrive à s’en sortir en débarquant à Paris les mains dans les poches et soit capable de gravir les marches de l’échelle sociale les unes après les autres au lieu de végéter dans une cave. L’époque joue en faveur de Dehousse et elle ne dure que quelques mois. Ces quelques mois juste après la Libération, lorsque, après avoir été défaite en 40, la France réussit, grâce à De Gaulle, le tour de passe-passe de s’asseoir à la table des vainqueurs. Très lucide devant ses prouesses et l’appui relatif de ceux qui suivent désormais la bannière de la France libre, De Gaulle avait déclaré à la Libération « J’attendais les Français des églises, j’ai vu arriver les Français des synagogues. » Manière un peu cavalière d’affirmer qu’en 45, les héros étaient à vendre, et qu’il y avait à ce moment-là preneur pour cette denrée rare. A une réalité objective d’une France défaite, dans sa majorité passive ou collaborationniste, De Gaulle a su substituer l’image mythique d’une France résistante et mettre entre parenthèses l’épisode de Vichy. Une des forces d’Un Héros très discret est justement de montrer pourquoi dans un contexte pareil, un type comme Dehousse ­travaillant sur son imposture avec la même rigueur qu’un savant atomiste, apprenant par cœur la carte du métro londonien, retenant le nom des membres de chaque réseau clandestin ­ peut, par la simple force des livres et le seul jeu de la mémoire, se faire passer pour un authentique héros de la Résistance. A partir de la mise en scène et d’un personnage peut-être imaginaire, un tartuffe trop idéal, entouré de témoins fictifs dissertant sur ce héros fictif, Jacques Audiard installe son film dans le faux. Même ancré rigoureusement dans l’année 45, le film donne l’impression d’être une fausse reconstruction, ou plutôt une reconstitution en abyme. Un faux film d’époque, un film palimpseste, dont il suffirait de gratter le vernis pour voir apparaître tout autre chose qui a une valeur d’interprétation très forte. Celle d’une génération, à laquelle appartient le réalisateur, pour qui le sens des mots Résistance et collaboration s’est complexifié au fur et à mesure des ans, au point de contredire la signification qu’ils pouvaient posséder dans le dictionnaire et dans les manuels d’histoire. Personnage fasciné par la fiction, Dehousse tombe à pic dans une époque où le mot d’ordre semble être désormais de remplacer la réalité par la fiction. L’époque réclame un Don Quichotte. Un illuminé véhiculant une image magnifiée et fantasmée de la Résistance est à ce moment-là aussi indispensable qu’un vieillard amoureux de romans de chevalerie.

 

 

 

 

2001 – Sur mes lèvres   par Liam Engle

Audiard a une grande qualité, il arrive à voir le grand en petit et le petit en grand. Cette simple histoire d’amitié/amour/association entre Carla la jeune sourde et Paul le taulard s’élève bien vite au-dessus de ses origines grâce à une écriture exigeante qui se déroule en un récit suffisamment ample pour nous emporter, et malgré tout proche de ses personnages, de leurs émotions, de leurs sensations mêmes le son, sujet oblige, a bénéficié d’un traitement particulièrement éclatant. La mise en scène est également un des points marquants du film avec l’image, aussi bien la photo que les mouvements de caméra, est la preuve d’une maîtrise simple et évidente de l’outil cinéma. Les caméra-épaules, les légers flous, les tremblotements…tout prend sens et magnifie cette histoire aux sentiments souvent évanescents et insaisissables. La première partie, celle de l’entreprise, est étonnante de brio. L’écriture, le filmage, le jeu des acteurs…Tout est au diapason du maître Audiard dans la description d’un monde féroce.

 

Le deuxième volet du film est malheureusement plus décevant car moins bien rythmé et surtout plus caricatural même si le personnage d’Olivier Gourmet est extrêmement complexe et touchant. Oscillant vers le film de genre, Audiard perd un peu de la force brute qui était la sienne lorsqu’il filmait notre simple quotidien. On pourra regretter aussi que la question de la surdité ne soit jamais abordée, le handicap de Carla étant avant tout un prétexte plus qu’une fin en soi et en cela, le fait que sa capacité à lire sur les lèvres lui soit d’un grand secours vers la fin n’arrange pas les choses car il accentue l’artificialité de la chose. Comme toujours, Vincent Cassel brille sous la moustache de Paul le malfrat, et Emmanuelle Devos trouve, grâce à Audiard, son premier vrai grand rôle. On connaissait déjà son talent, mais il nous éclate ici à la figure. Les séquences où elle se change devant son lit sont souvent magnifiques. Les deux acteurs principaux sont épaulés par un casting de seconds rôles tous impeccables, au sommet duquel trône le toujours excellent Olivier Gourmet. C’est du bon cinéma que nous offre Audiard. Du bon cinéma bien écrit, bien joué, bien filmé. Du bon cinéma qui sait où trouver l’équilibre entre tension dramatique et étude psychologique, qualité de l’écriture et qualité de la mise en scène. Sur mes lèvres confirme que Jacques Audiard est un des talents les plus originaux à avoir émergé en France au cours des ces dernières années.

 

 

 

 

2006 – De battre mon cœur s’est arrêté

 

 

Remake du film noir Mélodie pour un tueur de James Toback, avec Romain Duris et Niels Arestrup, film dramatique qui décrit une relation père-fils destructrice sur fond de magouilles immobilières.

 

Huit Césars 2006 Meilleur film – Réalisateur – Meilleur acteur.

 

 

 

 

 

Comment j’ai tué mon père  par Yannick Vély

 

Jacques Audiard occupe une place à part au sein du cinéma français. Ni auteur post-Nouvelle Vague comme Arnaud Despleschin ou Olivier Assayas, ni membre de la fameuse génération des mordus de l’image (Mathieu Kassovitz, Jan Kounen et à un degré moindre Gaspard Noé), le réalisateur de Sur mes lèvres se construit une filmographie à l’écart des chapelles avec un style difficilement réductible ou comparable. De battre mon cœur s’est arrêté reprend les motifs de ses précédents films. Constamment en porte-à-faux vis-à-vis de l’attente de ses proches, Tom est un lointain cousin de l’affabulateur d’Un héros très discret, le frère fictif de Carla, l’héroïne de Sur mes lèvres. Reprendre sa vie à zéro. Faire du passé table rase. S’affranchir d’un père trop pesant…Difficile de ne pas établir un parallèle avec la propre destinée du cinéaste aux prises lui aussi avec un héritage paternel encombrant. Dès les premières scènes, on retrouve ce qui fait la marque d’un grand metteur en scène: cette capacité à embarquer le spectateur dans le tumulte de la vie, à saisir les contradictions des êtres et les petits moments de calme qui précèdent les grandes tempêtes. En quelques plan-séquence pris sur le vif, Jacques Audiard nous dévoile le milieu corrompu de l’immobilier, les petites magouilles entre amis, la férocité des relations humaines. Pourtant, malgré ses évidentes qualités, le film déçoit. Cette énième rédemption par la musique suit des chemins balisés et fonctionne par opposition primaire…Rage masculine/douceur féminine, violence des associés de Tom/tendresse de l’apprentissage…La caméra ne lâche jamais le personnage de Tom et provoque un douloureux sentiment de trop-plein psychologique avec trop de bruit et de fureur, trop de personnages secondaires psychologiquement chargés, trop de sous-intrigues peu convaincantes. Les touches d’humour, peut-être l’apport de Tonino Benacquista, évacuent parfois la tension et rendent anecdotiques certaines scènes, une partie de jambes en l’air avec la maîtresse d’un mafieux russe, la leçon de piano revue et corrigée…De ce magma finalement trop fécond, de cette partition jouée au sprint, remake de Mélodie pour un tueur (Fingers) de l’Américain James Toback, naît rarement l’émotion. L’interprétation comme toujours avec Jacques Audiard est pourtant brillante, le couple père-fils incarné par Niels Arestrup et Romain Duris très convaincant. Mais l’on regrettera jusqu’au bout la présence de trop grosses ficelles psychologiques et narratives.

 

 

 

 

2012 – De rouille et d’os

 

Mélodrame social, adaptation d’un l’auteur canadien Craig Davidson, avec Marion Cotillard et Matthias Schoenaerts. La rencontre d’un jeune père de famille en perte de repères et d’une dresseuse d’orques amputée des deux jambes, est présenté en compétition lors du 65e Festival de Cannes. Succès public le plus important d’Audiard. La critique, quasi-unanime, en fait l’un des grands favoris à la Palme d’or mais repart sans aucun prix. Remporte quatre Césars dont ceux de la meilleure adaptation et du meilleur espoir masculin pour Matthias Schoenaerts. À titre personnel, Audiard reste la personnalité la plus récompensée aux Césars avec dix trophées obtenus (2 Meilleur film / 3 Meilleur réalisateur / 4 Meilleur scénario / 1 Meilleure première œuvre).

 

 

 

Un beau film sur la fusion des corps   par Serge Kaganski

 

Deux ans après le triomphe critique et public d’Un prophète, le cinéaste est de retour après avoir longtemps suivi le rythme d’environ un film tous les quatre ans. Autant le dire tout de suite, cette rapidité nouvelle n’est en rien synonyme de film bâclé ou mineur. Si De rouille et d’os a peut-être été plus simple à fabriquer qu’Un prophète, notamment en termes de casting, il reste un film dense, chiadé et prenant de bout en bout, qui ne pâtit absolument pas de l’éclat du précédent. Quelles que soient les affinités avec le cinéma de Jacques Audiard, quel que soit le jugement que l’on porte sur ses films, force est de constater que son film est parfaitement réussi. Père de famille à la rue, Ali (Matthias Schoenaerts) quitte le nord de la France et trouve refuge chez sa sœur et son beau-frère, qui travaillent et habitent sur la Côte d’Azur. Son fils Sam, 5 ans, l’accompagne, voire l’encombre. Ce n’est pas le Pérou mais l’accueil familial, un toit et le climat du Sud permettent à Ali et Sam de se poser et de se reconstruire. Carrure d’athlète, Ali trouve un emploi de vigile dans un dancing où il rencontre la belle Stéphanie (Marion Cotillard), dresseuse d’orques dans le Marineland local. Un soir, elle lui téléphone, victime d’un accident du travail, elle est en fauteuil roulant, privée de ses deux jambes à partir des genoux. Le film va s’attacher à décrire minutieusement la relation entre Ali, monstre de plénitude physique, et Stéphanie, beauté amputée. Comme Sur mes lèvres, le film se fonde sur un pitch hors norme avec l’histoire entre un taulard et une sourde-muette laisse place à celle entre un père déchu et une cul-de-jatte. Ce type de gimmick scénaristique pourrait certes rebuter par une facilité sensationnaliste, prise en otage du spectateur, façon de définir d’emblée la singularité et la charge émotionnelle d’un film et de rendre le reste à commencer par la mise en scène accessoire. On pourrait aussi soutenir l’inverse en estimant qu’un tel postulat est une difficulté, un défi de mise en scène et d’éthique du regard. C’est ce qui a guidé le geste de Jacques Audiard. Au départ partenaires souhaitant combattre leur solitude, Ali et Stéphanie deviennent sex-friends, elle pour revenir vers la vie, remettre en marche son corps mutilé, lui pour l’aider et prendre du plaisir. Il n’est pas exclu que dans la psyché d’Ali, comme dans celle d’Audiard, réside une part de fétichisme tordu voir les scènes de sexe qui montrent Ali s’activer entre des jambes atrophiées (les effets spéciaux avec Marion Cotillard affublée de moignons sont techniquement stupéfiants) empoigner une cuisse qui ne se prolonge par aucun genou, mollet, pied. A priori malaisantes, ces scènes se révèlent pourtant assez belles, filmées avec douceur et sensualité. Cette relation d’amitié sexuelle, peut-être d’amour, semble avoir des vertus d’échanges à tous les niveaux. Devenu lutteur pour une organisation de combats et paris clandestins, Ali voit son intégrité morale et physique sérieusement esquintée. Au début réticente, la fragile Stéphanie semble peu à peu prendre plaisir à ce spectacle lucratif de la violence. A mesure que son homme prend des coups, elle progresse dans sa rééducation, se fait poser des prothèses mécaniques, retrouve l’usage de la station debout qui sépare l’homme de l’animal et, symboliquement, l’humain volontaire de celui qui abandonne. Entre Ali et Stéphanie s’opère une sorte de mise à égalité des corps, l’un s’abîmant quand l’autre se reconstruit. Le scénario mène presque trop loin cette quête de parité, dans un ultime rebondissement, Ali subit lui aussi une mise à l’épreuve extrême, qui apparaît pour le coup artificielle, comme si le stade idéal de l’amour partagé devait passer par une égalité obligatoire dans le trauma. Malgré ce moment too much, De rouille et d’os est un film impressionnant de maîtrise, d’intensité et, finalement, de simplicité. Derrière la caméra, on retrouve Stéphane Fontaine, le chef opérateur star du moment, qui démontre toute l’étendue de son talent sans basculer dans la virtuosité décorative, chaque plan est impeccablement composé, éclairé, découpé tout en restant au service du récit et des personnages. Car la plus large part de réussite du film tient dans les personnages, donc les acteurs par leurs corps, leurs phrasés, leurs interactions, leurs regards, leur palette de sentiments. Matthias Schoenaerts et Marion Cotillard sont immenses. Déjà impressionnant dans Bullhead de Michael R. Roskam, sorti en février dernier, le balèze flamand va devenir à coup sûr une star, alliant la présence physique, le visage bien dessiné, l’accent peu usité et un naturel désarmant dans toutes les situations.  On a longtemps considéré Jacques Audiard comme le fils de Michel. Après Un prophète et De rouille et d’os, on se dit maintenant que Michel Audiard est le père de Jacques qui a pris une place tellement nette et autonome dans le paysage du cinéma français qu’on ne pense même plus à son père.

 

 

.

 

 

 

 

 

2015 – Dheepan

 

 

Casting d’inconnus pour un nouvel opus sur le parcours d’un réfugié politique tamoul du Sri Lanka, qui fuit la défaite de son camp lors de la guerre civile et se réfugie dans une banlieue française où il trouve du travail comme gardien d’immeuble. L’acteur principal est inconnu des médias et du grand public. Palme d’or au Festival de Cannes 2015. 

 

 

 

 

 

 

 

Le film le plus surestimé de l’année   par Jean-Marc Lalanne

 

La famille de Dheepan est faite d’individus dépareillés, rassemblés à la hâte pour que l’ancien guerrier tamoul obtienne un droit d’asile politique. Dès lors, la dramaturgie du film emprunte une autoroute rectiligne, celle qui mène du faux au vrai, de la conjugalité feinte au désir amoureux, de l’opportunisme manipulateur à la haute responsabilité de chef de famille. Le plus grand souci du cinéma d’Audiard est de combler des écarts. Partir du dérégulé pour aller vers l’absolument normé pour restaurer du conjugal, du familial, ajouter in fine un bébé biologique à l’ado adoptée dans une scène finale très Manif pour tous avec un papa, une maman et deux enfants. Il est aisé de voir de l’idéologie dans cette restauration. Comme on peut aussi en voir dans la peinture délirante d’une cité française proche du New York 1997 de Carpenter, entièrement aux mains de gangs de dealers qui guettent tels des snipers-sentinelles du haut de barres d’immeuble/miradors. Heureusement que Dheepan est là pour nettoyer la racaille au Kärcher. Mais l’idéologie dans le cinéma d’Audiard paraît toujours un peu accidentelle, passive, balle perdue d’un bétonnage scénaristique qui soumet tellement le sens à l’effet, la cohérence d’une vision à la batterie de procédés, qu’il finit par dire, mais sans vraiment le vouloir, un peu n’importe quoi. L’intention n’est ni familialiste, ni politico-répressive dans sa représentation des banlieues, ni vaguement sexiste. Ce qui compte, c’est l’acrobatie scénaristique, la pirouette supposément virtuose par laquelle le cinéaste allie les effets d’art les plus précieux et les recettes les plus triviales. Là encore combler l’écart, s’infliger aux yeux des décideurs les plus lourdes pénalités commerciales en raison d’acteurs inconnus, des dialogues en tamoul…Pour mieux faire montre de son habileté à ratisser large dans toute circonstance. D’une certaine façon, ce film condense à la fois les principaux défauts d’un cinéma d’uber-auteur ultranarcissique et d’un formatage d’industrie lourde. Un tel paradoxe valait bien une Palme d or..

 

 

Un avis contraire…

 

Jacques Audiard met une nouvelle fois sur le devant de la scène un phénomène que je croyais fini depuis des années. Je parle de l’incapacité d’une partie de la critique et, ma foi, d’une infime partie du public français à faire la part des choses entre un phénomène social et une forme de narration s’inspirant, de près ou de loin, de la réalité. Critique. Et oui, au risque de déstabiliser tout un pan de la critique progressiste, et néanmoins à côté de la plaque sur ce coup, Dheepan ne raconte pas une certaine réalité sociale des banlieues, tout comme Un Prophète ne décrivait pas la vraie vie dans les prisons avec ses gangs corses, musulmans et j’en passe…Au contraire, Jacques Audiard immerge son récit dans un contexte social pour raconter l’ascension d’un personnage en construction, violent, trouble mais, en tout cas, hors du commun. En cela Dheepan est très proche d’Un Prophète. Les deux racontent l’ascension sociale d’outsiders totalement déconnectés avec la vie normale et quand dans Un Prophète, le héros ne savait ni lire ni écrire en arrivant en prison, dans Dheepan, le personnage principal ne parle pas le français. Comment, ces deux personnages vont-ils parvenir à s’en sortir ? Dheepan est l’histoire d’un parcours, chaotique et passionnant, car il laisse entrevoir la vérité se cachant derrière certaines expressions toutes faites ou certains néologismes paresseux. Non, un « migrant » ne quitte pas son pays de gaité de cœur, oui les vendeurs de fleurs ou d’objets à la sauvette ont certainement mieux à faire que de se faire insulter ou gentiment ignorer à longueur de journée. En cela, la première moitié du film est tout simplement ce qui a été fait de mieux dans le cinéma contemporain francophone sur ce sujet. Tout y est fin, profond et sans pathos .Audiard parvient à recréer avec une certaine densité formelle, alliée à un puissant sens du détail, ce que ce parcours de réfugié implique, tout en rejetant le misérabilisme. Il ne cherche pas à décrire avec minutie la lente intégration de cette « famille recomposée ». Il préfère dérouler une intrigue musclée, privilégiant la forme au sous-texte sociologique ou politique. Mais privilégier la forme plutôt qu’un pseudo discours sociologique ou politique, n’implique pas forcément délaisser le fond. Bien au contraire



 

 

 

 

 

2018 – Les Frères Sisters

 

Un western avec John C. Reilly et Joaquin Phoenix. Il obtient le Lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise. L’année suivante, le cinéaste remporte le César du meilleur réalisateur pour ce même film.

 

 

Jacques Audiard signe une œuvre aux allures de conte, son film le plus intimiste à ce jour. Dans la nuit, des coups de feu au loin. Deux types cernent une maison en tirant à vue. Ce sont eux, les frères Sisters, Charlie et Eli, des tueurs à gages, en train de s’acquitter de leur tâche. Sans pitié, ils arrivent assez vite à leurs fins. Il y a eu plus de grabuge que prévu, mais ils en rient. Eli (John C. Reilly), l’aîné, malgré tout s’assombrit lorsqu’il voit que la grange prend feu et qu’un cheval dévoré par les flammes galope, au comble du supplice. Vision d’horreur. Qu’Eli y soit sensible nous rassure un peu…Au moins reste-t-il encore des signes d’humanité.

 

 

un western aussi féerique que terrifiant    par Jacques Morice

 

L’Oregon, en 1851, est assurément barbare, injuste, régi par la violence. Celle-là même qui a toujours été au cœur du cinéma de Jacques Audiard. Mais, cette fois, des notes nouvelles de truculence et de tendresse viennent s’ajouter à la partition. En adaptant le roman du Canadien Patrick deWitt, le réalisateur d’Un prophète a opté pour un parcours initiatique aux accents picaresques on a parfois l’impression de voir ressurgir le duo légendaire de Don Quichotte et Sancho Panza. Ces frères Sisters, patronyme pour le moins désarçon­­nant, sont des cow-boys rugueux qui parlent parfois comme des marquis, prennent grand soin de se couper mutuellement les cheveux et se chamaillent comme des enfants. A l’origine de ces chicaneries se joue sou­­vent une question de pouvoir, de responsabilité, relative à la place de chacun dans la fratrie. C’est le cadet (Joaquin Phoenix), plus impétueux, qui s’est octroyé le rôle de chef. Pourquoi ? Est-il si fort ? Et Eli, est-il si faible ? Des éclaircissements viendront, relayés par d’autres questions. La trame est ingénieuse, car l’évolution des frères repose sur leur confrontation avec un autre tandem, très original, dont on suit en parallèle le chemin vers la Californie. Morris (Jake Gyllenhaal) est un détective lettré et soigné, qui tient un journal de bord où il cite Thoreau. Il suit à la trace Warm (Riz Ahmed), un chercheur d’or « à la peau mate et qui mange salement » mais dont la science et l’esprit visionnaire brillent comme les pépites qu’il convoite. Morris doit garder un œil sur lui en attendant que les frères Sisters débarquent pour l’éliminer. Mais rien ne va se passer comme prévu. Outre ses ruptures de ton, le récit surprend par ses rebondissements, qui relancent l’action vers de nouveaux enjeux. Bientôt, les duos fusionnent en un curieux quatuor, où chacun le doux, le violent, le dandy, l’idéaliste s’interroge sur sa propre image. Il y a autant de motifs personnels que de fantaisie dans ce western, qui parvient à décoller vers l’allégorie historique et politique, en évoquant tout à la fois la férocité affairiste d’un magnat de l’ombre (via la figure du Commodore, l’employeur des frères), la ruée vers l’or, mais aussi la soif d’une utopie, le rêve d’une société alternative, pacifiée. Sur l’usage néophyte de la brosse à dents, la découverte ébahie de la grande ville et de ses commodités, le film retrouve la candeur du conte. Un conte tantôt féerique pure magie que la scène d’apparition de l’or dans la rivière, tantôt terrifiant avec les cauchemars dominés par la monstruosité du père des Sisters. Il arrive même que ces deux registres extrêmes se rejoignent. Quand, par exemple, une my­gale s’engouffre dans la bouche ouverte d’Eli endormi. La suite est étonnante, en quelques plans elliptiques, le ciné­aste nous fait à fois ressentir l’agonie et la robustesse herculéenne du cow-boy. La patronne de saloon transgenre, la prostituée émotive et les personnages féminins, bien qu’éphémères, sont eux aussi fabuleux. Tant d’un point de vue narratif que plastique, cette aventure est riche, variée, mais sans forfanterie aucune. C’est paradoxalement avec ce film, le plus coûteux qu’il ait jamais tourné, servi par une brochette prestigieuse d’acteurs, que le cinéaste est peut-être le plus intimiste, le moins spectaculaire. Pas de grand canyon, nulle chevauchée. Mais des petits coins de nature, des sentiments, des personnages à plusieurs facettes, une myriade d’instants à part. Comme la caresse du soleil, un rideau qui bouge, soulevé par un léger vent. La paix elle aussi peut être une sensation forte.

 

 

Un autre avis…

 

Jacques Audiard étonne encore et s’attaque au western et livre un film sur l’amitié qui le rapproche de son père. Chapeau bas. What, un frenchy si urbain et si arty s’attaque au genre le plus populaire du cinéma de l’âge d’or de Hollywood ? Voilà qui ne manquera pas d’étonner, tant les grands espaces, forêts, montagnes et mêmes plages du film sont loin des rues sordides de banlieue de ses grands films passés. Comment écrire sur ce « western crépusculaire » mais existe-t-il un western qui ne soit pas crépusculaire, d’ailleurs ? Un critique de ciné aurait-il un jour écrit autre-chose que le mot crépusculaire accolé au mot western ? qui est autre chose qu’un film d’action. Bien servi par quatre comédiens au meilleur de leurs performances ce long-métrage est sur trois niveaux…Un beau film sur la fraternité, au sens premier du terme. Il faut voir ces deux frères, tueurs implacables, se chamailler, s’embrasser, s’entraider bref s’aimer comme seuls deux frères peuvent le faire depuis leur plus tendre enfance. Un film sur l’amitié. Pas l’amitié bourrue à laquelle on pourrait s’attendre s’agissant de cowboys, mais quelque-chose de plus rare au cinéma sur la naissance de l’amitié. Un film sur la Modernité. Eh oui, au crépuscule succède l’aube, et c’est bien dans le clair-obscur de cette Amérique de la fin du XIXème siècle que l’on voit poindre, avec humour parfois, la naissance d’une société moderne, devant laquelle nos quatre protagonistes ne sont pas tous égaux. D’abord, le trop méconnu John C. Reilly trouve là l’un de ses meilleurs rôles. Il apporte en plus de son physique, toute la douceur et la naïveté nécessaires pour ce rôle de tueur sensible et protecteur. Celui de son frère est tenu par Joaquin Phoenix, que l’on retrouve encore dans un rôle de torturé, écorché vif et imprévisible. Il y excelle, comme à son habitude, avec son grain de folie qui fait de lui un as de la gâchette tout à fait crédible. Jake Gyllenhaal joue un détective, un peu dandy, mystérieux et trouble, et ajoute un rôle de plus à sa formidable filmographie éclectique. Enfin, la révélation du film, Riz Ahmed. Ce jeune acteur britannique, à la carrière naissante, campe une sorte de prospecteur/ingénieur attachant, peut-être le personnage le plus inattendu mais pas le moins inintéressant du film, celui autour duquel l’intrigue prend forme. Assurément, sa prestation lui ouvrira les portes de nombreux rôles. Comment ne pas voir, à travers ce film à la tendre dédicace, une forme d’hommage à sa famille ? C’est peut-être inconscient, mais s’il y a bien un scénariste et réalisateur qui aura magnifié l’amitié des hommes au cinéma, c’est bien son père. Or, jusqu’à présent, ce sont plutôt les solitaires et les amoureux qu’il aura filmé. Jacques s’essaie lui aussi à l’amitié si chère à Michel, et cela lui réussit. Ajoutons, et c’est important tant les films français sont souvent économes de moyens techniques, que la photo est magnifique et la bande-originale tout aussi fine, et voilà autant d’arguments en plus pour vous inciter à enfiler vos bottes et votre stetson pour vous rendre au cinéma le plus proche.

 

 

 

 

2021 – Les Olympiades    par Hugo Mattias

 

On entre dans Les Olympiades aimanté, comme la caméra de Jacques Audiard, par le corps nu d’une jeune femme assise dans son canapé et sublimée par le contraste du noir et blanc. Un micro à la main, Emilie fredonne une chanson en mandarin qui plonge la scène dans l’atmosphère mélancolique d’un karaoké de fin de soirée. Cette ouverture poétique voit aussitôt son élan coupé par la réplique beaucoup plus terre-à-terre d’un personnage resté hors-champ, Camille (Makita Samba), qui propose à Emilie de lui apporter un yaourt. La voix du jeune homme lance véritablement le film en lui donnant un ton qu’il conservera jusqu’au bout : celui d’une chronique modeste, voire banale, explorant volontiers les aspects les plus prosaïques du quotidien des personnages.

 

 

L’esthétique et l’ambiance très arty des premiers plans resteront à l’état de fausse piste, tout comme les attentes suscitées par le titre du film : le quartier parisien des Olympiades est finalement peu exploré et l’essentiel de l’action se déroule en intérieur, à l’exception de quelques plans mettant en valeur l’architecture typique de l’urbanisme des grands ensembles (une dalle entourée d’immenses tours). Le récit se concentre sur le parcours d’une employée de call center, d’un agrégé de Lettres et d’une jeune femme ayant quitté Bordeaux pour reprendre des études à Paris, mais de la sociologie du 13e arrondissement, on n’aura qu’un petit aperçu sous la forme de personnages secondaires aux allures d’échantillon (une grand-mère atteinte d’Alzheimer, un ancien élève devenu ouvrier dans le bâtiment, une actrice porno, une sœur bègue, etc.). Les protagonistes sont réduits à leur personnalité, sans que la question de leurs identités diverses entre véritablement dans le champ de la représentation, que ce soient les racines chinoises d’Emilie, la peau noire de Camille ou le trauma familial vécu par Nora (Noémie Merlant), que le scénario évoque brièvement avant de l’éluder totalement. Le quartier des Olympiades est donc moins un espace social qu’un simple point de contact entre trois trajectoires individuelles. Coécrit avec Céline Sciamma et Léa Mysius, le film s’éloigne ainsi de l’univers habituel de Jacques Audiard au profit d’un récit plus tiède et d’un ancrage moins soucieux de vérité que de pittoresque. Le résultat, plus déroutant que déplaisant, emprunte la voie d’une narration en mode mineur calquée sur le rythme alangui et l’esprit pop du roman graphique américain contemporain (Les Olympiades s’inspire d’une œuvre d’Adrian Tomine, disciple de Daniel Clowes et adepte de la ligne claire). Porté par le bagout de son héroïne et quelques réparties bien senties, le film ne parvient pas pour autant à dépasser la fadeur d’un triangle amoureux à l’originalité un peu fabriquée. Paradoxalement, son incursion sur le terrain de la jeunesse et de la modernité, loin d’apporter un souffle nouveau au cinéma d’Audiard, a plutôt tendance à l’alourdir de lieux communs : incrustations de SMS à l’écran, dénonciation de la violence des réseaux sociaux et de la vacuité des applications de rencontres, etc. Des clichés qui composent, avec le choix du noir et blanc, un objet paradoxal, à la fois intemporel et soucieux de refléter (maladroitement) son époque, ancré dans un territoire et pourtant toujours légèrement hors-sol.

 

 

 

 

2009 –  Un Prophète.  par Robert Hospyan

 

L’Ascension d’un jeune délinquant d’origine maghrébine, interprété par Tahar Rahim, dans une prison. Unanimité positive de la critique à Cannes en 2009. Grand prix du jury. Après son succès en salles, le film obtient le prix Louis-Delluc 2009 et neuf Césars en 2010 dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur mais aussi du meilleur acteur et du meilleur espoir masculin pour Tahar Rahim ce qui constitue un doublé inédit pour un comédien et motive l’Académie des arts et techniques du cinéma à interdire le cumul de nominations dans différentes catégories pour un même rôle. Un prophète devient par ailleurs le troisième long métrage le plus récompensé de l’histoire des Césars, derrière Le Dernier Métro de François Truffaut et Cyrano de Bergerac de Jean-Paul Rappeneau. Le film reçoit aussi une nomination aux Oscars 2010 dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère.

 

 

 

 

 

 

Un grand film Français    

 

Précédé d’une élogieuse réputation, Jacques Audiard revient avec un nouveau polar peut-être encore plus inscrit dans le genre que ses précédents. Sous l’égide du cinéaste, l’ouvrage se voit empreint d’une véracité, si ce n’est d’un réalisme, qui achève de faire du film un modèle en la matière. Au croisement du film de prison et du film de mafia, l’essai convainc dans sa création d’un univers et surtout d’un personnage qui accèdent au statut de classique immédiat, composant une sorte de version alternative du Parrain de Francis Ford Coppola. Outre l’approche formelle faussement froide de l’auteur, qui se passionne sur la caractérisation de son protagoniste et de son royaume en devenir, l’écriture de cette plongée épique dans le milieu carcéral renvoie au fleuron télévisuel américain, où l’on avait pris l’habitude d’aller chercher ce genre d’histoires. En effet, le film fait davantage écho aux meilleures séries du genre, conçues et diffusées par HBO, qu’au polar à la française comme il en pullule ces derniers temps. Pour autant, Un prophète n’en perd pas son originalité et se forge sa propre identité, à commencer par son héros, archétype audardien en diable, et figure de proue de cette franche réussite. Soucieux de trouver un personnage en accord avec le champ contemporain et désirant créer une icône cinématographique à partir de figures peu exploitées dans le genre pur, les scénaristes ont eu l’intelligence de choisir en guise de héros un jeune arabe, Malik, que l’on découvre dans le film lors de son incarcération. Et c’est au cours même du film que le protagoniste se verra devenir une icône, au fur et à mesure que le personnage se construit, du dénuement le plus total jusqu’à une position de force qu’il n’avait pas à son entrée en prison. En cela, Malik n’est pas sans rappeler le Albert Dehousse d’Un héros très discret, leurs parcours se faisant écho. Extraordinaire révélation du film, Tahar Rahim incarne à la perfection ce « prototype masculin un peu juvénile » récurrent chez Audiard comme Mathieu Kassovitz, Romain Duris. Malik est l’antithèse de Tony Montana. Il n’a rien des armoires à glace qui font la loi en prison, il se fraie un chemin grâce à son intelligence. On appréciera l’importance qui est accordée à ce point, au savoir, à la connaissance, nécessaires pour accéder au pouvoir. Jusque dans l’opportunisme avec lequel le héros va se servir de sa communauté, et par extension de la religion. Le titre, controversé, magnifique, en dit long. Il confère au protagoniste le rôle de quelqu’un d’à la fois important et de soumis, dans la manière dont il « récite » ce qu’il lui est transmis, enseigné. A l’origine, Audiard voulait trouver une équivalence française à « You Gotta Serve Somebody », une chanson de Bob Dylan qui dit que l’on doit toujours être au service de quelqu’un…J’aimais le fatalisme et la dimension morale de ce titre, mais je n’ai pas trouvé de traduction satisfaisante, affirme le metteur en scène. On retrouve cette notion de fatalité dans le film, où notre « prophète » ne serait jamais parvenu au statut qu’il a à la fin du film s’il n’était pas allé en prison.

 

Outre le cinéma d’Audiard, c’est aussi les classiques du genre qui sont revisités par ce film. Malik se démarque du personnage culte de Scarface mais rappelle un autre illustre gangster interprété par Al Pacino, Michael Corleone. Ce dernier souhaitait se démarquer de la mafia mais, malgré la bienveillance de son père, il se retrouvait écrasé et emporté par le poids des traditions familiales, destiné à devenir le nouveau Parrain. Ici, Malik El-Djebena est désireux, opportuniste, et asservi par une figure paternelle qui n’a rien de bienveillant, interprété par un Niels Arestrup grandiose. Dans ce récit biblique, le prophète sert un Dieu pour mieux s’en affranchir. Nombre d’étapes dans le parcours de Malik font écho à celui de Corleone, jusqu’au magnifique dernier plan. Le résultat apparaît comme un penchant réaliste et non-romancé du film de Coppola. Tout comme Corleone ne « naissait » à nos yeux que lors de son retour de guerre, Malik ne “naît” qu’à son entrée en prison. On ne saura rien de son passé. On devine à peine la raison de son incarcération. Il entame son parcours par survie là où Corleone l’entamait par vengeance. Les motivations changent, la finalité reste la même. A ce niveau-là, la relecture s’avère fort intéressante et pertinente. Quand on sait que le film avait initialement été pensé comme le premier d’une trilogie, on rêve de voir ce qui pourrait advenir ensuite. Dense et subtile, le scénario semble témoigner d’une certaine influence de l’écriture télévisuelle. Avec son chapitrage, son récit épisodique, l’exhaustivité dans la progression du protagoniste, l’intrigue aurait aisément pu se décliner en une série ou mini-série. Dans un premier temps, on craint que le film paraisse redondant avec les codes du film de prison avec l’arrivée, les douches, les passes, les agressions…Mais cela ne dure que quelques minutes. Très vite, le film devient une bête à part, dans les détails déjà…Le petit billet de 50, l’entraînement avec la lame de rasoir, l’apprentissage de la langue, etc.), mais aussi à travers l’œil d’Audiard. D’aspect un peu froide, la forme se fait pourtant très inclusive, impliquant le spectateur dans le récit. Qu’il s’agisse des iris, chers à l’auteur, qui recentrent l’attention sur un détail ou encore les séquences oniriques qui nous transportent dans un autre monde, sans oublier les cartons qui prennent par la main sans prendre pour un con, la mise en scène est touchée par la grâce. Et lorsque soudainement, au milieu de cette approche souvent naturaliste, interviennent des ralentis, se permettant une légère emphase, au moment opportun, le film s’envole. On pense évidemment à cette scène vers la fin, dans la voiture, absolument géniale. Le sourire de Malik, il est dans son film, il vit le personnage qu’il s’est créé, invulnérable…C’est dans ces moments qu’Audiard parvient à surprendre, lorsqu’il flirte avec le fantastique, lorsqu’il épouse pleinement le genre. Derrière sa mise en scène et sa photographie réaliste, l’œuvre reste un pur film de genre qui se targue même d’avoir un propos sans tomber dans la lourdeur sociologique. Audiard colle à ses acteurs tous juste, défaits des oripeaux du jeu français faussé à leurs respirations, aux détails qu’ils dégagent…