1994-Reine “Sanglante”…

En 1994, avec La Reine Margot, Isabelle Adjani régnait à nouveau sur le cinéma français. Vingt ans après, elle raconte l’histoire secrète d’un chef-d’œuvre hanté par la violence, le sexe et la mort. Florence Colombani

 

 

 

 

Il fait particulièrement chaud ce jour-là à Cadillac et l’équipe de La Reine Margot est aux cent coups. Les rayons rasants du soleil frappent les pierres blanches du château de ce village gascon, qui sert de décor aux scènes situées au Louvre, en 1572. Le soir va bientôt tomber et il reste deux longues séquences à tourner dont un travelling qui doit suivre Isabelle Adjani et Dominique Blanc (la reine et sa confidente, Henriette de Nevers), marchant et conversant. Comme toujours avant de filmer des moments intimistes, Patrice Chéreau a passé beaucoup de temps avec ses actrices. Il a pris du retard sur son planning. Faut-il tourner encore malgré la lumière qui faiblit ? Le directeur de la photo, Philippe Rousselot, qui a signé l’image des Liaisons dangereuses de Stephen Frears-1988 avance une solution…Si j’éclaire, on n’aura jamais le temps. Mais là, dans quinze minutes, le soleil va entrer par les fenêtres du château. On monte le rail du travelling en vitesse et tu as un quart d’heure pour tourner. Chéreau, devant l’obstacle, recule, se cabre, quitte le tournage. Son premier assistant, Jérôme Enrico, le voit sortir du château et disparaître. La panique s’empare de l’équipe. Comment continuer sans le metteur en scène ? Et la nuit qui approche…Éperdu, Enrico consulte la star. Adjani est catégorique « On attend Patrice ! » Le jeune homme épaule Chéreau depuis l’origine de ce qui doit être sa grande aventure au cinéma « Je l’ai vu davantage que ma compagne pendant ces trois ans. » Il se précipite à sa recherche dans le village, comme un disciple qui a perdu son maître. Il court dans tous les sens « comme dans un rêve », arpente les rues désertes, pousse les portes de l’église. Les minutes filent et le soleil décline. Soudain, Chéreau réapparaît. Il semble désespéré « Jérôme, je n’ai plus d’idées. Je ne sais plus quoi faire » Je me suis assis sur un banc, il y avait un vieux chien triste et je me suis mis à pleurer en le regardant. Ému à ce souvenir, Enrico conclut « Voilà, c’était Patrice il payait cash de sa personne. » Le comédien Pascal Greggory, qui a joué sous les ordres de Chéreau au théâtre comme au cinéma ajoute comme en écho…Si Patrice n’avait pas eu une vitalité folle, il n’aurait pas pu faire La Reine Margot. Je pense qu’il en est mort, de cette dépense d’énergie, pendant des années pour ce film et pour les autres. C’est vrai qu’il est beau ce film.

 

 

 

 

Sorti en 1994, La Reine Margot n’a pas tout à fait apporté à Patrice Chéreau le couronnement qu’il espérait. Le film a obtenu cette année-là le prix du jury au Festival de Cannes mais il a reçu de la critique un accueil contrasté, notamment en raison de sa théâtralité. Il reste pourtant le plus grand succès public du réalisateur avec plus de 2 millions de spectateurs en salles. « C’est avec La Reine Margot que j’ai appris à faire du cinéma » disait-il en 2013, quelques mois avant de mourir d’un cancer à 68 ans. La beauté fragile d’Adjani, l’esthétique des images baignées de rouge, la magnificence des décors et des costumes, la violence mise à nu jusqu’au massacre final de la Saint-Barthélemy tout concourt à faire de ce film une œuvre à part, majestueuse et sanglante. Une production « hors norme » pour le cinéma français de l’époque, complète Jérôme Enrico…Vingt-huit semaines de prises du 10 mai au 3 décembre 1993, plus cinq semaines en heures sup, avec tous les jours 400 figurants minimum, tout le monde en costume Renaissance.

 

Le tournage fut une épreuve mais, curieusement, les acteurs semblent s’en souvenir comme d’une période bénie. « Des grandes vacances », sourit Pascal Greggory. Soleil éternel, ambiance de fête. Isabelle AdjaniIl faisait beau et chaud partout où on allait, à Nanterre, à Bordeaux, au Portugal pour plusieurs scènes réalisées à l’intérieur du Palais national de Mafra à Lisbonne. C’était comme des vacances qui s’éternisaient, ces moments où le soleil est trop fort, où la nuit est trop chaude. Il y avait une douceur de vivre. L’actrice m’a donné rendez-vous dans un élégant salon de thé parisien de la rive droite où elle a ses habitudes « Pourquoi revenir sur Margot aujourd’hui ? » le temps d’avancer quelques arguments plausibles avec les vingt ans du film, son importance dans sa carrière et dans celle de Chéreau, son actualité aussi, à l’heure où les intolérances religieuses menacent le monde, elle livre la meilleure des réponses…En allant récemment applaudir Lucrèce Borgia à la Comédie-Française, j’ai ressenti une étrange impression. Après le spectacle, je suis allée voir dans sa loge Guillaume Gallienne qui tenait le rôle-titre dans la pièce de Victor Hugo pour lui dire qu’Il y avait des choses qui m’ont paru familières. Et lui de répondre…Bien sûr ! Je suis allé chercher vos audaces dans La Reine Margot. La scène du viol de Lucrèce par ses frères est littéralement chorégraphiée comme dans le film de Patrice. J’ai pris ça comme un hommage. D’ailleurs, Guillaume aurait fait une Margot fabuleuse. On ne saurait mieux dire que vingt ans après, le règne de Marguerite de Valois, reine maudite de Chéreau, n’est toujours pas achevé.

 

 

 

 

L’aventure commence à la fin des années 1980, alors que Patrice Chéreau dirige le Théâtre des Amandiers à Nanterre. Il est l’homme qui a tout changé sur la scène théâtrale française, avec la modernité folle des textes, la sensualité fiévreuse des corps, les décors révolutionnaires de Richard Peduzzi. Il est aussi celui qui, en 1976, a ébloui le monde entier avec sa mise en scène historique de la tétralogie de Wagner au festival de Bayreuth. Adulé au théâtre et à l’opéra comme en son temps Luchino Visconti, Chéreau veut, à l’image du maître italien, conquérir l’art qui lui résiste encore le cinéma. Vincent Pérez, jeune premier des années 1990 formé à l’école Chéreau, l’explique aisément…L’idée de l’éphémère, ce n’était pas facile pour lui. On ne verra plus les spectacles de Chéreau et comme c’est dommage ! Les films, eux, restent. Après trois longs-métrages bien reçus mais confidentiels dont L’Homme blessé en 1983 avec Jean-Hugues Anglade, Chéreau cherche un projet qui le consacrera enfin sur la scène internationale. « Il avait envie que quelque chose de royal se passe » Isabelle Adjani. Qu’imaginer de plus royal, justement, que la reine Isabelle ? Surgie d’une banlieue anonyme au milieu des années 1970, ado boudeuse de La Gifle (1974) et, sur les planches de la Comédie-Française, douce Agnès de L’École des femmes et miraculeuse Ondine de Giraudoux, elle suscite l’adulation des intellectuels comme des midinettes. Est-ce sa beauté impérieuse, sa chevelure de jais, le bleu de ses yeux marine, comme le Petit Pull que lui fait chanter Gainsbourg ? Est-ce son talent éblouissant, sa grâce poétique ? « Une Adjani, il y en a une par siècle ». Hervé Guibert lui consacre les plus belles pages du roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) Warren Beatty la pourchasse, Marlon Brando lui fait du charme. La mystique Adjani fait des ravages. À Cannes, en 1983, elle se met à dos les photographes qui décident de l’ignorer tandis qu’elle monte les marches. On la dit malade du sida, puis morte en 1987, elle doit apparaître au journal de 20 heures de TF1 pour faire taire la rumeur. Tout le monde rêve d’Adjani. Chéreau aussi. Il lui propose une pièce Le Temps et la Chambre de Botho Strauss mais elle se dérobe, cédant la place à Anouk Grinberg. Quand il l’approche pour lui parler d’un film, elle n’a plus rien tourné d’important depuis Camille Claudel (1988).

 

 

 

 

Adjani, d’accord, mais dans quel rôle ? Ce sera une plongée dans l’histoire de France, une adaptation d’Alexandre Dumas suggérée par Danièle Thompson, elle raconte...Un jour, Patrice m’appelle, il venait d’apprendre que Jean Becker est très avancé sur un projet tiré des Trois Mousquetaires, j’adorais Dumas, c’est mon père qui me l’avait fait lire quand j’avais 12 ou 13 ans, La Reine Margot, La Dame de Monsoreau, c’est toute une saga sur la fin de la dynastie des Valois, beaucoup moins lue que Le Comte de Monte-Cristo. D’ailleurs, Patrice ne connaissait pas. Complice et joyeux, le tandem que forment Thompson et Chéreau est pour le moins inattendu c’est aussi que le metteur en scène intello veut toucher un plus large public…Dans son entourage à lui, les gens étaient sidérés. Mais pourquoi tu vas chercher Danièle Thompson ? Ils avaient en tête La Boum, que je suis très fière d’avoir écrit d’ailleurs. Autour de moi, au contraire, tout le monde était enthousiaste “Tu vas travailler avec Chéreau, c’est formidable !” À leurs yeux, ça me valorisait beaucoup. On en a bien ri ensemble. Seul problème, malgré son titre, le roman de Dumas cantonne Margot à un rôle secondaire , c’est l’amitié du huguenot La Môle et du catholique Coconas qui en constitue la trame principale. « si Isabelle lit ça, elle ne voudra pas le faire, non seulement le rôle est petit mais il n’est pas intéressant. » En réalité, Adjani ne s’en émeut guère « Tant mieux, finalement, que la reine Margot ait été un peu absente chez Dumas, ça a permis à Patrice et à Danièle d’occuper l’espace et de créer un personnage sur mesure. » Provocante comme l’Éliane de L’Été meurtrier (Jean Becker, 1983), amoureuse éperdue comme dans L’Histoire d’Adèle H. (François Truffaut, 1975), indépendante comme Camille Claudel (Bruno Nuytten, 1988), la Margot que réinvente Chéreau est en effet écrite pour Adjani. Et toute l’équipe a conscience de l’importance de sa présence au générique. Jérôme Enrico résume…Patrice Chéreau et Isabelle Adjani voulaient travailler ensemble, Claude Berri voulait produire un film qui imposerait Patrice. Cette synergie devait faire un film. Mais Isabelle disait oui, puis non, puis rien. Finalement, le premier assistant-metteur en scène observe l’apparition « sidérante » de l’actrice, « tout en blanc, avec des lunettes de soleil, un dimanche matin très tôt devant Beaubourg ».

 

 

 

 

À l’époque, Adjani vit en retrait du cinéma et de la vie publique. Elle se consacre à son histoire d’amour avec Daniel Day-Lewis. Révélé au milieu des années 1980 par Stephen Frears My Beautiful Laundrette en 1985, le bel Irlandais allie comme elle un charisme de star et un talent exceptionnel. « Au fond de lui, remarque Vincent Pérez, Patrice avait un côté fan, il admirait les gens du cinéma. Par moments, il était presque midinette par rapport à certaines stars on s’en amusait. Je sais qu’au départ, il pensait faire le film en anglais et il voulait Daniel Day-Lewis pour le rôle de La Môle. » Isabelle Adjani m’a assuré que son compagnon d’alors n’a jamais envisagé d’accepter le rôle mais elle garde le souvenir heureux d’une amitié à trois entre le couple et Patrice Chéreau « On s’était beaucoup vus sur le tournage du Dernier des Mohicans [1992] dans lequel Patrice jouait. Daniel et moi vivions dans une espèce de cabane près d’Atlanta c’est ça, les acteurs qui veulent rester dans leur personnage ! Patrice venait le soir pour ne pas rester dans l’hôtel anonyme où il était logé. Je lui faisais à manger, on était un peu paumés tous les deux, très loin de chez nous, de notre univers habituel. »

 

 

 

 

Gregory n’a pas oublié l’émoi de l’équipe quand Day-Lewis débarque sur le tournage…On était à Mafra. Il avait fait Paris-Lisbonne à moto pour rejoindre Isabelle. C’était un soulagement de le voir arriver sain et sauf ! Day-Lewis avait beaucoup d’admiration pour Patrice, il venait voir les rushes le soir. Le casting réunit des élèves du réalisateur, issus de la filière des Amandiers (Vincent Pérez, Bruno Todeschini) des fidèles (Dominique Blanc, Pascal Greggory, Jean-Hugues Anglade) et quelques grands noms de l’écran. Pour amplifier la dimension de l’œuvre, Chéreau envisageait une distribution internationale. Sophia Loren et Monica Vitti, refusent le rôle de Catherine de Médicis, dépeinte dans le film comme une veuve noire, empoisonneuse et terrifiante. Le rôle revient à l’inattendue Virna Lisi, piquant sex-symbol des années 1960 « Ça sortait de nulle part, c’était un casting génial, il lui a demandé de se raser le front, il a utilisé ce beau visage structuré pour en faire la méchante fée de l’histoire. » Pour ce personnage, l’actrice italienne obtiendra le prix d’interprétation au Festival de Cannes.

 

 

 

 

Un autre rôle essentiel est celui d’Henri de Navarre, futur Henri IV, le cousin huguenot que l’on fait épouser à Margot dans l’espoir d’éviter que protestants et catholiques ne s’entre-tuent. Daniel Auteuil est pressenti. C’est Claude Berri, le producteur, qui l’avait révélé dans Jean de Florette en 1986…Il faut prendre quelqu’un qui attire les gens au cinéma comme Patrick Bruel, toutes les jeunes filles ont un poster de lui. Le chanteur pourrait être l’homme de la situation puisqu’il s’agit de jouer quelqu’un qui n’est pas de la famille, ce cousin mal dégrossi qui arrive de son Béarn et reçoit de sa belle-mère, Catherine de Médicis, l’aimable surnom de « petit sanglier. C’est allé assez loin dans le processus, ça a été douloureux pour Patrick quand, finalement, Patrice est revenu à Daniel Auteuil, qui est magnifique dans le film. Une fois le casting bouclé, la production reste un temps en souffrance. Il y a d’abord ce Germinal que Claude Berri met en scène lui-même et dont le budget est trop lourd pour permettre de lancer Margot au même moment. Puis il y a Adjani « Ce qu’on m’a dit mais je ne sais pas si c’est vrai c’est qu’Isabelle a signé son contrat quand j’ai signé le mien » confie Philippe Rousselot. La présence d’un directeur de la photo aussi réputé rassure enfin la star, d’autant que son travail plaît au grand chef opérateur Bruno Nuytten, qui a dirigé Adjani dans Camille Claudel et qui, à la ville, est le père de son fils aîné. Chéreau réunit ses acteurs à Nanterre pour des lectures à table, comme on le fait pour une pièce de théâtre « On a déchiré notre costume de ville pour se préparer aux vrais costumes, c’était comme un rituel d’entrée » raconte Adjani. Rousselot précise…Tout le monde était assis autour d’une table et je m’attendais à ce que chacun parle de son rôle. Pas du tout ! À chaque fois, c’était un cours magistral de Patrice sur l’époque, le texte, les personnages. Patrice était quelqu’un de très éloquent, articulé, cultivé. Sa culture était phénoménale. Il était capable de tenir en haleine tout un groupe de gens sur des sujets de spécialistes. Jérôme Enrico se rappelle une veille de Noël passée à recenser les costumes…Par exemple, pour Henri de Navarre, il nous a dit “On sait que c’est quelqu’un qui ne se lave pas. Il n’a qu’un seul costume qui se souille au fur et à mesure. Et puis, à un moment donné, après qu’il a sauvé Charles IX, il reçoit un nouveau pourpoint du roi.”

 

Nul ne connaît mieux le sujet, le contexte, les personnages. Et nul n’est plus apte à les faire comprendre. À Pascal Greggory, Patrice Chéreau donne à lire la Vie de Rancé de Chateaubriand…Rancé était un dévoyé, un libertin. Après le mariage, je dis à Henri de Navarre “Bienvenue dans la famille, tu verras, c’est une famille un peu spéciale.” C’est vraiment un truc de salopard et Patrice me l’a fait jouer en chuchotant, par-dessus l’épaule. Il avait compris ça, que le salopard c’est celui qui tourne la tête et glisse sa perfidie l’air de rien, jamais frontal, toujours pervers. À Philippe Rousselot, Chéreau suggère un texte de sur Watteau…C’était pour la fête qui suit le mariage, cette orgie dans les couloirs. Un très beau texte sur la fête galante et le désenchantement de la fête. C’était une façon d’entrer dans le sujet, de suggérer l’atmosphère. Pour Vincent Pérez, la référence essentielle est le peintre Géricault…Patrice parlait beaucoup du Radeau de la Méduse. J’avais le sentiment d’incarner ce tableau. Habité par son film, Chéreau peut maintenant envisager le tournage avec confiance. Grâce aux comédiens qu’il a réunis, Claude Berri réussit à monter une coproduction européenne, notamment avec l’Italie et l’Allemagne, qui donne à son metteur en scène des moyens exceptionnels. Qu’il s’intéresse à un décor quelque part au sud de Rome ou au Portugal, et le voilà qui saute dans un avion avec ses assistants pour se rendre compte sur place. Une seconde équipe dispose du luxe de trois semaines supplémentaires pour tourner des images de sangliers pour la longue partie de chasse où Henri de Navarre sauve la vie de Charles IX. La scène-clé du début du film, celle du mariage de Margot et Henri, réunit 1 500 figurants dans la basilique de Saint-Quentin, dans l’Aisne…C’était une organisation militaire, chaque groupe de trente personnes avait un chef de groupe, quelqu’un pour les aider à aller aux toilettes, les nourrir, les faire boire, parce qu’avec leurs costumes, ils n’avaient aucune autonomie. Ils arrivaient sur le plateau à 4 heures du matin pour être prêts à tourner à 11 heures. Et on en avait jusqu’à minuit pour les déshabiller. Pour la circonstance, la basilique est entièrement redécorée par Richard Peduzzi avec des tribunes en bois, un proscenium et des tentures filées spécialement dans des manufactures lyonnaises…Deux semaines avant de tourner, nous avons eu une réunion avec Peduzzi devant une maquette, poursuit Enrico. Patrice a dit “Mais au fond, est-ce qu’on a envie de ça ?” Quelqu’un lui a répondu “Oui, oui, Patrice, on a envie de ça.” En fait, on n’avait pas les moyens de changer d’avis !

 

 

 

 

Les costumes font évidemment l’objet d’un soin particulier. Danièle Thompson se remémore avec délice les véritables cuves « comme les cuves à chewing-gum de Rabbi Jacob » où la costumière, Moidele Bickel, fait « cuire ses costumes dans du bleu, du vert ou du rouge pour qu’ils aient un côté passé, usé… » Isabelle Adjani loue la sensualité de ses robes qui semblaient faites de brocart et étaient en réalité…Légères comme des plumes, on était comme des papillons, on bougeait, on volait. C’était facile à enfiler et à retirer aussi ! Le corset laissait apparaître les seins pour que les corps puissent s’emboîter. La robe bleue qu’elle porte pendant la fête qui suit la noce et lorsqu’elle choisit La Môle pour une étreinte furtive, ainsi que la robe blanche maculée du sang de son frère puis de celui de son amant décapité, jouent un rôle capital dans la portée visuelle du film. C’est aussi le cas pour l’image de Philippe Rousselot, toute de clair-obscur inspirés du Caravage et obtenue grâce à une méthode novatrice…Patrice tournait essentiellement en plans-séquence, ce qui demandait un temps fou. Pour m’adapter, j’ai conçu une technique qui était de mettre des lumières au plafond partout, de les raccorder à une console de théâtre et de faire la lumière en même temps que la mise en place. À chaque fois que la caméra bougeait, j’enregistrais des étapes de lumière différentes. Comme au théâtre. Sauf qu’au théâtre, on voit ces changements de lumière et là, non. Tant d’années après, Isabelle Adjani évoque avec tendresse la nuée de perchistes munis de boules de lumière qui suivaient les acteurs au fil du plan comme de drôles de lucioles…Il y avait une petite armée de lumières qui nous entourait et qui était protectrice. J’adorais ces moments.

 

 

 

 

Chéreau rêvait de grandeur, le voici aux commandes d’un film majestueux. Pourtant, ceux qui l’ont côtoyé sur le tournage se souviennent d’un homme inquiet, tendu. Il est le maître mais les témoignages convergent, c’est bien Adjani qui est la reine du film. Pascal Greggory explique…Patrice s’intéressait incroyablement aux acteurs malléables. Or Isabelle avait une idée très précise du personnage. Il a essayé de modifier sa vision et je pense qu’à un moment donné, ça s’est arrêté là. Il l’a laissée faire au lieu de la diriger comme il l’aurait voulu. À mon avis, il voyait un personnage plus sombre, plus expressif, dans une expressivité à la Murnau, pas cette icône glacée, admirablement belle et inspirée mais lointaine. La scène de viol, avec Charles IX et mon petit frère [le duc d’Alençon, Julien Rassam dans le film] c’est comme si on voulait casser l’image de cette femme, cette icône. Greggory n’a pas de tête-à-tête avec Adjani, qui partage en revanche de nombreuses scènes avec Vincent Pérez. Ce dernier m’a confié avoir surtout ressenti la pudeur de l’actrice face à un metteur en scène un peu ogre…Ça devait gêner Patrice de ne pas avoir accès à tout, il aimait avoir les mains libres, le sentiment de pouvoir tout faire. Moi, j’ai refusé une scène de sexe sur Ceux qui m’aiment prendront le train (1998) j’étais dans la position d’une actrice. Il me mettait une pression monumentale. Et là, tout le monde autour fuit, vous vous retrouvez seul. Je comprends très bien qu’Isabelle se soit protégée. Elle est extraordinaire dans La Reine Margot.

 

Jean-Hugues Anglade, qui incarne Charles IX, juge avec le recul...Ça n’a pas dû être tous les jours facile, parce qu’Adjani était quand même très star et Patrice lui demandait de mettre les mains dans le sang, dans le ventre, dans la violence. Je dois dire qu’elle a complètement réussi à le faire. C’est un homme qui paraît fragile et timide mais il s’anime au fil de notre entretien, visiblement heureux de revisiter ce qu’il considère pour l’un de ses meilleurs films. L’évocation d’Adjani et de Chéreau réveille en lui d’anciennes émotions. Il relate le tournage d’un plan où le réalisateur exige de l’actrice une réaction qu’il ne parvient pas à obtenir…Avant le début de la scène, elle se cognait les poings contre les montants d’une structure pour se faire réagir. Ce sont des choses que j’ai vues et que personne n’a jamais racontées. Évidemment, elle donnait quelque chose mais pas assez par rapport à ce que Patrice voulait. Au bout de la vingt-huitième prise, elle en a demandé une vingt-neuvième. Alors Patrice a dit “Non, c’est terminé.” La vingt-neuvième qu’il aurait pu donner dans une répétition au théâtre, là il ne pouvait pas la donner. Il fallait tenir la journée de tournage. Dans une autre scène, Charles IX, empoisonné, transpire du sang et étreint sa sœur. Pendant une des prises le visage d’Isabelle reçois du sang et elle a dit “Non, coupe !” Chez Isabelle, il y avait à la fois une envie de porter son personnage au plus haut et un conflit avec son égo, sa beauté.

 

Tous les matins, le directeur de la photo, Philippe Rousselot, va saluer la comédienne dans sa loge…Elle me regardait et elle se lamentait “Regarde, Philippe, c’est un désastre” en me montrant son visage. Désastre, désastre…C’était le matin, voilà tout. On commençait à tourner à midi, je lui disais “On verra cet après-midi.” Quand elle arrivait après le déjeuner, elle était resplendissante, magnifique, il n’y avait aucun problème. Est-ce le pouvoir mystérieux de son statut de star  ? On la décrit énigmatique, inaccessible, impavide et pourtant, en évoquant le film, Isabelle Adjani est toute de sensibilité contenue, éprise à vue d’œil de son metteur en scène…Ce qui me touchait chez Margot, c’était le mélange entre sa personnalité tyrannique d’âme bien née et sa nature d’amoureuse. La rencontre avec La Môle, huguenot alors qu’elle est catholique, la fracture intérieurement. La politique et l’amour fou se mêlent de façon inextricable. C’est romantique et terrifiant. Patrice cherchait l’extrême mélange des genres. La douceur, l’exaspération, le massacre, l’amour insensé. Dans chaque scène, deux éléments antagonistes sont confrontés. C’était difficile, il nous mettait en état de court-circuit. Il faut toujours être au diapason avec lui. C’est vraiment un chef d’orchestre et pas de musique de chambre. Vincent Pérez pense avoir parfois facilité le dialogue entre Chéreau et sa reine…Je me souviens de longues discussions pour savoir comment La Môle et Margot devaient faire l’amour lors de la première rencontre dans les rues, la nuit qui suit le mariage. Patrice et Isabelle en ont discuté longtemps en imaginant toutes sortes de solutions avant que j’entre sur le plateau. Quand je suis arrivé, ils se sont tournés vers moi et j’ai dit “C’est très simple, je la plaque contre le mur, je lui prends la cuisse et puis on y va !” Là, Patrice était enthousiaste “C’est super, Vincent. Vraiment !” Ni lui ni elle n’auraient osé.

 

 

 

 

Pour Isabelle Adjani, La Reine Margot est avant tout l’histoire d’une famille incestueuse et déchirée « qui s’entre-dévore et s’arrache son propre cœur ». Le climat charnel du film, le dérèglement des sens qui l’habite n’eurent cependant que peu de répercussions en coulisses « Quand on travaillait avec Patrice, il y avait toujours cette exacerbation des corps à l’écran mais pas en dehors du tournage » confie Pascal Greggory d’une voix douce comme un murmure. L’acteur assure n’avoir « pas le souvenir qu’il y ait eu beaucoup d’aventures en coulisses » avec toutefois une réserve « Une actrice a amené ça, parce qu’elle l’avait naturellement c’était Asia Argento, qui était somptueuse. Bruno Todeschini, Julien Rassam, ils étaient comme des dingues autour d’elle. » Jean-Claude Brialy, qui joue Coligny, le conseiller protestant de Charles IX assassiné en prélude à la Saint-Barthélemy, amuse toute la troupe en jetant son dévolu sur un serveur à son goût. Greggory raconte « Il disait au garçon “Retrouvez-moi chez moi. Vous montez au 1er étage, vous tournez à droite, ensuite le second couloir à gauche et vous verrez une porte avec marqué : Bonheur”.

 

Malgré ces instants de bonne humeur, les dissensions sont profondes entre ceux qui appartiennent au premier cercle de Chéreau, qui sont comme baignés par son prestige, et les autres…Daniel Auteuil disait à toute la bande, sur un mode un peu provoc “Moi je viens du café-théâtre de mauvais goût” raconte Jérôme Enrico. Pour Pascal Greggory, c’est surtout Adjani qui est « l’actrice à part du film ». Laquelle regrette qu’Auteuil ne se laisse pas aller davantage…Il faisait les choses sans exprimer la moindre fragilité, ça me manquait, dans l’échange de jeu et je grattais un peu le sol comme une chèvre en demande. Alors un jour, Patrice, qui était très heureux que Daniel soit Henri de Navarre, me prend à part et me demande “Mais qu’est-ce que t’as avec Daniel ?” Moi : “J’ai envie qu’il y aille, j’ai envie qu’il s’abandonne !” Le plus virulent est Jean-Hugues Anglade qui, s’il ressent « une immense tendresse » de la part d’Adjani « On se tenait la main sous la table pour se soutenir » m’a-t-elle confirmé, souffre du combat de coqs que se livrent les hommes du film, désireux non seulement de devenir l’acteur favori de leur metteur en scène mais aussi de faire de l’ombre aux autres. L’ambiance s’en ressent durant les prises…Il y avait des clans, d’une certaine manière, je me sentais jalousé. J’avais fait L’Homme blessé avec Chéreau, qui est un film marquant. Il y avait des jalousies qui dépassaient le cadre du film et le rôle que m’avait confié Patrice. Je ne dirai jamais de ce tournage que c’était “un pour tous, tous pour un”. En fait, c’était un peu le contraire. Il se dégageait de ces gens beaucoup d’ondes conflictuelles, de froideur. Par rapport à Patrice, je me suis pris pour une sorte de challenger et j’ai pensé “Comme tu ne t’occupes pas de moi et que tu vas essentiellement t’occuper d’Isabelle Adjani et de Daniel Auteuil, eh bien moi je vais être un court-circuit. Je vais apporter à ce film tout autre chose qu’une dimension historique, quelque chose de très électrique. Jean-Hugues Anglade souligne qu’à cette époque, il écoutait beaucoup Jimi Hendrix, ce qui l’électrisait davantage. Sa composition dans le film est celle d’un homme marchant au bord du gouffre, entre la folie et l’innocence. Il n’a pas oublié ce que Daniel Auteuil disait de lui…Jean-Hugues, il joue comme Ayrton Senna conduit, c’est-à-dire sans casque. c’est vrai que sur ce film, je jouais sans casque.

 

 

 

 

L’apothéose est la reconstitution du Massacre de la Saint-Barthélemy. Le 24 août 1572, six jours après le mariage de Margot, la France sombre dans un déchaînement de violence inouï entre catholiques et protestants. Chéreau met en images ce basculement dans le plus pur style scorsesien. Jérôme Enrico revendique une inspiration puisée dans la sauvagerie des Affranchis, l’un des chefs-d’œuvre du réalisateur américain…Nous l’avons vu trois ou quatre fois avec l’équipe pendant la préparation du tournage. Patrice disait “Je veux faire ça, à l’époque de la Renaissance.” Danièle Thompson confirme…On parlait beaucoup de Scorsese et de Coppola. La référence qu’on avait en tête pour les scènes qui suivent le mariage d’Henri de Navarre avec Margot, c’était le début du Parrain, la fête ensoleillée dehors et Don Corleone à l’intérieur, dans l’obscurité. Il y a ça dans le film, avec ce cabinet où ils sont enfermés avec le roi pendant que tout le monde s’amuse dehors. La famille, la mafia ou les Valois, c’est pareil. L’un des plans de Chéreau est même une citation directe des Affranchis celui où le parfumeur donne un bâton de rouge à lèvres empoisonné à la jeune marquise interprétée par Asia Argento…Il échange un regard avec Catherine de Médicis, qui échange un regard avec Anjou, c’est complètement du Scorsese, cet enchaînement.

 

Chéreau a retenu la vision des gangsters et la violence écorchée vive. Écrit en pleine guerre de Yougoslavie, le scénario de La Reine Margot résonne également des échos de l’actualité. Pascal Greggory se laisse entraîner dans de longues discussions avec le réalisateur sur « la violence de cette époque, aussi terrible que dans les guerres de religion d’aujourd’hui ». Chéreau montre à ses collaborateurs des photos de charniers insoutenables , il cherche à suggérer au spectateur un parallèle avec l’histoire la plus récente et commande d’ailleurs la bande originale à Goran Bregovi, le musicien fétiche d’Emir Kusturica…Quand on tournait les fosses à cadavres de la Saint-Barthélemy, Patrice a dû faire un aller-retour en Espagne ou en Italie. La veille au soir, il m’appelle pour me prévenir qu’il sera en retard. Il me dit “Laisse de côté les scènes avec Vincent Pérez, commence à tourner les fosses ” C’était spécial,les gens étaient à moitié à poil, il faisait froid, il y avait de la poussière, du sang… Je me retrouvais en plein dans les images qu’il m’avait montrées en préparation, notamment celles de Timisoara. Pascal Greggory juge avec le recul…Ce qui a été dur, c’était les scènes de grande violence à Bordeaux, avec tous ces corps dans les rues. J’étais mal à l’aise. Le rapprochement avec la Shoah s’imposait. Un charnier, c’est un charnier , on ne peut pas nier cette ressemblance. On disait que la Seine était rouge du sang versé, des cadavres qui flottaient tous les dix mètres. Isabelle Adjani croit défaillir quand elle doit, avec Dominique Blanc, traverser une rue où sont empilés les corps…J’étais pétrifiée par la condition des figurants qui avaient accepté d’être nus, entassés les uns sur les autres. Est-ce que j’avais le droit de traverser ça ? Ça convoquait d’autres images c’est évidemment ce que Patrice voulait. Dans ces moments-là, il avait quelque chose d’impitoyable pas d’état d’âme, cette audace folle d’aller trop loin. C’était des moments très étranges. Avec Dominique Blanc, on était submergées, j’avais l’impression qu’on me repassait Nuit et Brouillard, comme à l’école quand j’avais 13 ans. Si le film montre sans retenue les tueries de masse de la Saint-Barthélemy, il se concentre sur une seule mort, celle de Charles IX, empoisonné par erreur par sa propre mère, Catherine de Médicis « Chéreau m’avait demandé de me raser entièrement, y compris les jambes, raconte Jean-Hugues Anglade, qui prête ses traits au monarque. Il ne voulait pas de poils pour cette agonie qu’il imaginait un peu christique. On me mettait une petite poudre invisible sur le visage et, à côté de la caméra, il y avait deux personnes avec des brumisateurs qui projetaient de l’eau pendant que je jouais. Le contact de l’eau faisait rougir la poudre, ce qui créait l’illusion que je suais du sang, que ça perlait de ma peau. Je devais rester très concentré pour que ce ne soit pas visible dans le faisceau de lumière de la caméra. Parfois, il fallait que je me repositionne pour que le trucage fonctionne, tout en continuant à simuler l’agonie. Ce n’était pas de la tarte.

 

 

 

 

 

Quand le marathon s’achève enfin, Patrice Chéreau et ses monteurs se retrouvent face à un matériau difficile à maîtriser « C’était un casse-tête monumental à monter, Il fallait renoncer à des choses passionnantes, merveilleuses. Il y a eu une version qui durait quatre heures vingt. Claude Berri s’inquiète de l’argent qu’engloutit le film. Il a payé des décors sublimes, avec frises au plafond et copies de fresques d’époque, mais rien de tout cela ne se distingue dans un film à l’image sombre, cadré pour l’essentiel en gros plans. Quand Chéreau lui suggère de trouver de nouvelles sources de financement, Berri pique une de ses colères légendaires « Pas question que j’avance un sou de plus pour un film qui ne fera pas plus d’un million et demi d’entrées ! »

 

 

L’estimation est un peu pessimiste et la mauvaise humeur se dissipe à la découverte des premières images « Il a vu trois heures de rushes et il est ressorti les larmes aux yeux en disant “Comme je suis fier de produire ça !”» Le jour de la première avant même la présentation au Festival de Cannes, le producteur grondera pourtant encore contre Chéreau. Jean-Hugues Anglade l’entend râler « Il n’a pas monté comme j’aurais voulu qu’il monte, c’est trop sanglant, c’est trop violent…» Dans la soirée, Danièle Thompson accueille Isabelle Adjani dans sa cuisine. Les deux femmes avalent quelques vodkas cul sec. Adjani en sourit encore…On buvait et on buvait en disant “Mais pourquoi il ne nous écoute pas ?” On avait l’impression de savoir mieux que Patrice ce qui pouvait être bien pas pour la facture artistique du film mais pour ce qu’il en attendait, car il avait de grands espoirs. Et ce qui pouvait se passer de plus royal, c’était la palme d’or. Le soir de la projection cannoise, l’équipe gravit les marches, rassemblée autour de Chéreau et Adjani « incroyablement belle » se rappelle Pascal Greggory, dans une robe bleu marine choisie in extremis à la place d’une blanche « parce qu’à la fin, la robe blanche est tachée de sang ».

 

 

 

 

À l’écran, La Reine Margot fait l’effet d’une déflagration. Pour Jean-Hugues Anglade…C’est un film qui ressemble à Patrice, à ce qu’il a toujours ressenti avec les acteurs, de par son homosexualité aussi, sans complaisance. Il se battait avec les mecs, ajoute-t-il. C’était un combattant. Long, heurté, sanglant, le film déconcerte d’autant plus que la vraie Margot « n’avait jamais eu un rôle de premier plan ni dans Dumas ni dans l’histoire ». En compétition avec l’indiscutable Pulp Fiction, la souveraine de Chéreau n’a guère de chance pour la palme d’or mais elle recueille deux récompenses importantes, le prix du jury et le prix d’interprétation pour Virna Lisi. Adjani sera lavée de l’affront par un césar de la meilleure actrice l’année suivante. C’est le tout-puissant distributeur de Miramax, qui fait le plus pour le succès du film en lui offrant une sortie américaine. Adjani en mesure aujourd’hui encore l’impact…Shekhar Kapur, le réalisateur d’Elizabeth [1998] avec Cate Blanchett, m’a affirmé qu’il n’aurait pas fait son film sans La Reine Margot. Ridley Scott m’a proposé de jouer la sœur de Joaquin Phoenix dans Gladiator [2000] en me disant que depuis Margot, il cherchait à faire un film avec moi. Quelques années après, dans Kingdom of Heaven, le même Ridley Scott semblait toujours habité par cette idée, il accentua à l’extrême la ressemblance d’Eva Green avec Isabelle Adjani. Pascal Greggory note qu’après avoir distribué Margot, Weinstein produisit une série de films historiques…Patrice lui avait fait comprendre l’intérêt du film d’époque. Quand on regarde Les Tudors ou Game of Thrones, on voit que Chéreau a inauguré une autre façon d’approcher le film historique, il a été le premier à ne pas hésiter sur le sexe, les mouvements de caméra, la violence. Aujourd’hui les histoires d’amour dans les films américains commencent par des étreintes sans romance, on mesure la modernité de Margot et de sa réplique « Je ne passerai pas la nuit sans un homme. »

 

À parler de Margot avec ceux qui lui ont donné vie à l’écran, la mélancolie prend vite le dessus. Sans doute à cause d’une petite phrase qui revient comme une entêtante rengaine « Ce serait impossible aujourd’hui. » Le temps des producteurs à la Claude Berri qui savaient exalter le talent de leurs auteurs et prenaient le risque de leur offrir de grands moyens est révolu. En France, aucune star contemporaine n’aurait assez d’envergure pour susciter autour d’elle une production d’une telle ampleur aujourd’hui, on ne monterait sans doute une telle fresque qu’en anglais et pour la télévision. Impossible, parce que Patrice Chéreau n’est plus ! Jérôme Enrico et Philippe Rousselot l’ont recroisé de loin en loin après le film, l’affection intacte.  Danièle Thompson, Vincent Pérez et Pascal Greggory, sont restés dans son premier cercle et ont travaillé à nouveau avec lui, sur des films moins écrasants. Jean-Hugues Anglade a toujours la gorge nouée par les regrets. Brouillé avec le réalisateur sur le tournage de Persécution (2009), il se dit persuadé que…Patrice n’était pas rancunier. J’étais sûr qu’on allait se retrouver. Mais je ne savais pas qu’il était malade. Il me l’a caché. Je suis triste. J’aurais voulu lui dire “Je t’aime”.

 

 

 

 

 

 

 

Pour Adjani, c’est peu dire que l’après-Margot a été difficile. Elle tourne Diabolique (1996) aux États-Unis avec Sharon Stone mais, malgré la médiatisation du tournage, c’est un échec cinglant au box-office. Au début des années 2000, elle enchaîne les films d’auteurs prestigieux adaptation littéraire en costumes pour Benoît Jacquot (Adolphe, 2002), portrait sur mesure par Laetitia Masson (La Repentie, 2002), comédie pétillante sur fond de Seconde Guerre mondiale avec Jean-Paul Rappeneau (Bon voyage, 2003) aucun d’eux ne trouve son public. Au théâtre, les spectateurs se pressent pour la voir dans La Dame aux camélias et Marie Stuart mais la critique fait la fine bouche. Il faut attendre La Journée de la jupe (Jean-Paul Lilienfeld, 2009) pour redécouvrir une Adjani virtuose en prof submergée par le stress. Elle se retrouve alors propulsée dans un débat de société sur la misogynie des banlieues, remporte un césar de la meilleure actrice et éclaire de sa présence un film qui manque de subtilité.

 

 

 

De sa reine Isabelle, Chéreau a rêvé longtemps après Margot. Il espérait la diriger au théâtre, elle pouvait être une Phèdre d’exception, pensait-il. L’intéressée n’explique pas pourquoi elle s’est dérobée, une fois de plus, à ce désir impérieux. Elle confie néanmoins d’une voix blanche l’avoir vu pour la dernière fois à l’issue d’une représentation de Rêve d’automne de Jon Fosse au musée du Louvre, en 2010 « C’était une splendeur absolue, Valeria Bruni Tedeschi et Pascal Greggory étaient extraordinaires. Ça devait être incroyable ce qu’ils ont vécu, ce compagnonnage pendant des années. Je regretterai jusqu’à la fin de ne pas avoir eu cela. » Ce soir-là, pour ce qui restera leur dernière rencontre, Adjani attend Chéreau devant le Louvre, plus admirative que jamais de son talent. Quand il arrive enfin, tout se brouille, elle sent tournoyer en elle…Des images noires. Ses yeux lui dévoraient le visage, comme sur un tableau expressionniste. J’ai senti qu’il se battait contre la mort. De toute façon, avant même d’être malade, il était habité par cette idée. Tout ce qu’il a fait est de cette dimension-là, c’est un défi à la mort, une œuvre prodigieuse. Chacun est reparti de son côté tandis qu’au loin brillait faiblement la lumière de ce palais qui, cinq siècles auparavant, abrita la reine Margot et sa monstrueuse famille.

 

 

 

 

 

Patrice Chéreau, un soir à l’Odéon…

 

A l’initiative de Luc Bondy, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, une soirée a été organisée. Témoignages, textes, musique et chant se sont succédé deux heures trente durant dans une salle bourrée à craquer des amis et des proches, des comédiens et collaborateurs, mais aussi du public venu en force partager cet hommage. Exercice difficile. Rendre hommage à un être dont la disparition a déchiré les jours et les nuits de ceux qui aiment le théâtre. Impossible de combler l’absence. Se réunir. Partager. C’était sans doute le premier geste. Être là, avec les autres. Écouter, retrouver. Se souvenir.

 

Patrice Chéreau s’est éteint le 7 octobre 2013, à l’hôpital Beaujon où il était soigné depuis bien longtemps et avec un dévouement profond par l’équipe médicale. Il y avait été admis le jour même. Le dimanche, il avait redit à Philippe Calvario qu’il était d’accord sur ses choix pour Des visages et des corps qui se donne actuellement au théâtre du Rond-Point et dont on a vu quelques moments vers la fin de la soirée. Dans la nuit qui tombe, vaguement humide, la foule s’étire déjà en plusieurs rubans, encerclant la place et la coupant en deux par le milieu. Long sinueux chemin de ceux qui ont décidé de partager ce moment. Il est 19 heures à peine, la soirée doit commencer à 20 heures, mais même ses amis, ses proches, comédiens, collaborateurs, ceux qui ont pu réserver une place, sont là, heureux, malgré tout, de se retrouver. Chacun est au-delà du chagrin et des larmes. Il y a ceux de La Dispute, ceux de Peer Gynt, ceux des Paravents, ceux de l’École des Amandiers que dirigeait Pierre Romans et sa pensée est dans les cœurs. Il y a cette galaxie silencieuse et fervente du public, toutes générations confondues, ceux qui aimaient cet artiste unique et veulent retrouver dans le grand théâtre quelque chose d’impalpable. Mais ils savent tous qu’il n’y aura pas de consolation. Tout le monde pénètre dans le calme. Dans la salle, les jeunes ouvreuses remettent à chacun une photographie en noir et blanc de Ros Ribas. Les bras levés cachent une partie du visage. C’est Patrice Chéreau, orchestrant Phèdre, en 2003, aux Ateliers Berthier. Dominique Blanc n’a pas pu venir, empêchée par un deuil dans sa famille, mais on verra des extraits de la pièce et d’autres, de La Reine Margot.

 

 

 

 

L’immense cage de scène est complètement dégagée. Au centre du plateau, une chaise vide. Au fond, un grand piano. Dans le silence, Thierry Thieû Niang danse, pieds nus, tout de noir vêtu. Il est la grâce même. Silhouette fine d’adolescent, visage doux, seuls les cheveux qui s’argentent dans les sublimes lumières de Dominique Bruguière révèlent qu’il n’est plus un enfant. Ce moment prodigieux, prière sobre qui s’envole vers les cintres. On peut se concentrer sur cet elfe gracile qui dit tout d’entrée. On entend le frôlement des pieds, les sauts, on observe subjugué et tout pourrait s’arrêter là…Mais voici un peu de musique, et le danseur-chorégraphe remet ses chaussures et se fond dans les ténèbres des coulisses. Oui, tout pourrait s’arrêter là tant cette ouverture est splendide. Deux heures trente plus tard, un autre moment aussi doux que puissant, aussi lumineux que mélancolique. Jane Birkin, est sur la grande scène, beau visage et gravité de tout l’être. Dans la nudité d’un chant a cappella, elle offre L’Amour de moi qu’elle interprète, qu’elle incarne comme une apparition, avec sa fragilité de femme bouleversée. Il aurait aimé cela, Chéreau. Ces deux moments lui ressemblent profondément.

 

D’autres beaux moments, dans cette soirée embellie par les lumières de Dominique Bruguière et présentée par Laure Adler. Luc Bondy rappelle que Patrice Chéreau fut le premier à l’inviter à travailler en France à Nanterre. Michel Piccoli qui joua Koltès avec Chéreau, aux Amandiers pour Combat de nègre et de chiens, puis au Rond-Point pour Le Retour au désert, raconte une jolie histoire qui concerne Patrice Chéreau et Federico Fellini…Marianne Faithfull, comédienne dans Intimacy dit le texte de sa chanson qui figure dans le film Son frère dont on revoit l’extrait « Jamais une des mes chansons n’a été aussi bien utilisée » dit-elle avant de s’éclipser. Peter Stein, est venu de Berlin. Quelques mots et il avoue, désarmé « Je suis seul ». C’est le sentiment qui domine. Il y avait beaucoup d’orphelins dans cette salle, sur ce plateau. Richard Peduzzi n’avait pas souhaité être là…L’arrachement d’un frère spirituel, d’un camarade de travail depuis 1967, est insurmontable. Mais Gérard Desarthe parla de ce grand arbre qui devait circuler entre les travées d’un dispositif bi-frontal, en mars prochain, aux Ateliers Berthier, pour ce Comme il vous plaira de Shakespeare qui ne verra pas le jour. Celui qui fut un jeune homme sauvage dans La Dispute, puis un Peer Gynt et un Hamlet inoubliables pour Patrice Chéreau, parla en termes tendres et désolés de ce « funeste mois de septembre » ce mois où malgré la maladie Patrice Chéreau travaillait, précisait la traduction et organisait des séances de travail avec les comédiens qu’il avait choisis. Desarthe, assis sur une chaise, très élégant, très digne, dit le célèbre monologue du monde et du théâtre, un texte qu’il connaît parfaitement...Patrice m’avait demandé de m’installer sous l’arbre et de dire ce texte en étant très triste, à ce moment-là. Ce ne sera pas difficile.

 

 



Jean-Pierre Vincent, l’ami de Louis-le-Grand et Michel Bataillon, le collaborateur de Roger Planchon au TNP-Villeurbanne, évoquèrent les premiers pas du metteur en scène et rappelèrent le rôle de Bernard Sobel dans la “découverte” du jeune homme si frappant. Il y a des extraits de films. La Reine Margot avec cette Saint-Bathélémy qui était déjà dans Massacre à Paris, des années auparavant. On revoit la danse de Dans la solitude, 1995, Chéreau/Greggory, mais on a aussi en souvenir Isaach de Bankolé et Laurent Malet, puis, des années durant, Patrice Chéreau et Laurent Malet. Isabelle Huppert, héroïne du film Gabrielle, lut des fragments d’entretiens et Valeria Bruni Tedeschi la lettre que le jeune homme de trente ans à peine avait envoyée à Wolfgang Wagner pour lui expliquer dans quel esprit il imaginait la mise en scène de la Tétralogie. Une lettre sage, réfléchie, ferme qui laisse deviner ce qui lève en lui alors et conduira le metteur en scène choisi par Pierre Boulez à secouer Bayreuth avant de triompher…L’Ensemble Intercontemporain joua deux pièces pour clarinette et piano d’Alban Berg et aussi Anthèmes pour violon de Pierre Boulez. On pensait à Daniel Barenboïm. On pensait à ceux, moins proches sans doute de Patrice Chéreau que ne le sont pour jamais Pierre Boulez et Daniel Barenboïm, on pensait à tous ces grands chefs, ces chanteurs, des orchestres qui ont adoré travailler dans la proximité de Patrice Chéreau. Philippe Calvario dit des extraits de son spectacle Des visages et des corps d’après le texte écrit par Patrice Chéreau pour éclairer son travail au Louvre et les expositions, les mises en scène d’alors et l’on se souvint qu’il possédait aussi l’art d’écrire…Vint Jane Birkin avec cette chanson déchirante et belle.

 

On vit des images des saluts d’Elektra, en juillet dernier, à Aix-en-Provence. Il est avec ses chanteuses, ses chanteurs, son chef, il les entraîne. Il rit, il est heureux. Dehors, la pluie tombe drue et dure. Sur la terrasse désertée, Hermine Karagheuz et Maria Verdi se souviennent en souriant des trois alertes à la bombe survenues pendant les représentations des Paravents. Il fallait évacuer tout le monde…C’était le théâtre, sa vie.

 

Armelle Héliot – 4 novembre 2013