B/ Marthe Keller. Marraine

 

Aux USA, on a besoin d’être dans un film qui marche bien alors qu’en France il faut être bon dans un film…En France, on peut être un bon acteur dans un mauvais film, aux USA, on est obligé d’être dans un bon film pour être un bon acteur, tout le monde y met du sien et porte les autres à être meilleurs.

 

 

 

 

MARTHE KELLER

 

ACTRICE ET CITOYENNE DU MONDE

 

Bientôt 60 ans de carrière. Proche des 100 films, séries et téléfilms à…

 

Berlin, Paris, Hollywood, New York.

 

 

Chapitre 1 / De Berlin-Est au Beaujolais.

 

D’abord, elle rit. Ensuite, elle raconte, et puis elle rit de nouveau, comme si tout cela était un jeu…Enfant, j’étais élevée un peu comme un cheval. Mon père, un juif allemand naturalisé avant la guerre, travaillait dans un haras. Mes parents, qui m’ont donné beaucoup d’amour, m’ont appris la liberté et l’indépendance. Petite fille timide mais bavarde, connaissant le nom des fleurs et des arbres, Marthe Keller n’a vu son premier film qu’à l’âge 14 ans. Jusque là, il n’y avait que la danse classique qui l’intéressait. Et pour s’y consacrer pleinement, en jouir jusqu’à en souffrir, elle rêve de s’installer à Berlin-Est…Là où il n’y avait aucune distraction possible.

 

J’avais le mental d’une nageuse de l’Est…Marthe Keller évoquant son désir absolu de danser. Une grave chute de ski va mettre fin à ses ambitions…Tant mieux, je n’aurais jamais fait de carrière solo, je n’avais pas le talent. Pourtant, la danse est la seule chose que j’ai vraiment voulu faire dans ma vie, tout le reste est arrivé par hasard ou par accident. De la danse, elle a conservé quelques vertus: la discipline, le goût du travail, le sens de l’effort et une inclination certaine pour l’anonymat…Il n’y pas de people dans ce milieu.

 

 

Chapitre 2 / La période française.

 

 

Elle se tourne alors vers le théâtre, prend des cours de comédie et s’inscrit à l’école Stanislavski à Munich. Elle est repérée à Berlin, au Schillertheater, dans une pièce anglaise “Songe d’une Nuit d’été” de Shakespeare par un Français, Philippe de Broca qui cherche un nouveau visage pour jouer une jeune baronne délurée dans l’exquise comédie Le Diable par la queue. J’étais en mini-jupe et je devais grimper à un arbre. On voyait ma culotte. Je me croyais dans un porno, j’avais honte…Sitôt arrivée en France, les grèves de mai 68 l’empêchent de retourner en Allemagne. Elle en profite pour vivre pleinement son histoire d’amour avec de Broca, avec qui elle aura un fils, Alexandre.

 

 

 

Elle ne parle pas encore le français, mais elle apprend vite. C’est un des secrets de sa longévité…Elle peut travailler sur scène en français, allemand, anglais et italien. Actrice de cinéma et de théâtre. Avec Philippe de Broca elle tournera aussi Les Caprices de Marie avec Philippe Noiret et Jean-Pierre Marielle et devient la nouvelle coqueluche du cinéma français…De Broca était drôle et intelligent, un vrai champagne pour l’esprit ! Sans lui, je serais restée en Allemagne, serais devenue probablement alcoolique et aurais épousé un acteur frustré de faire des doublages. Elle tourne Elle court, elle court la banlieue (1971), La Chute d’un corps de Michel Polac, où elle peut donner libre cours à son sens de l’improvisation, et Toute une vie de Claude Lelouch qui fait une très belle carrière internationale. Marthe Keller est remarquée par Hollywood. Sa période française, surtout axée sur la comédie, s’achève par un feuilleton qui reste un des plus grands succès de la télévision publique “La Demoiselle d’Avignon“, en 1972. Du jour au lendemain, elle devient une star. Elle qui déteste la foule, se fait harceler par les journalistes et les photographes. Elle se sent traquée et prend en grippe cette “Demoiselle” qui pourtant lui collera à la peau. Aujourd’hui, avec le recul, elle éprouve une certaine tendresse pour cette série “sans vulgarité et sans violence”.

 

 

Chapitre 3 / A la conquête d’Hollywood.

 

Les années 1970 sont marquées par sa carrière aux USA avec Marathon Man de John Schlesinger, où elle donne la réplique à Laurence Olivier et Dustin HoffmanJe maîtrisais encore mal l’anglais et parlais le moins possible, de peur qu’on découvre mon imposture. Avec Bobby Deerfield de Sydney Pollack, elle rencontre Al Pacino, formé à la même école qu’elle et qui deviendra son compagnon pendant sept ans. C’est lui, passionné de musique, qui peaufinera sa culture de l’opéra. En retour, elle permettra à Pacino, indécrottable New-Yorkais, de voir pour la première fois de sa vie une vraie vache. Les deux acteurs sont restés en très bons termes…Al est un ami prodigieux. Autre film important, Black Sunday de John Frankenheimer, un thriller d’espionnage sur fond de terrorisme. Marthe Keller y joue une femme à la détermination implacable. La scène où, déguisée en infirmière, elle s’apprête à assassiner Robert Shaw a d’ailleurs inspiré Tarentino dans Kill Bill. Enfin, point d’orgue de sa carrière américaine, où elle aura beaucoup joué les femmes fatales, Fedora (1980) de Billy Wilder, libre adaptation de la vie de Greta Garbo. Il a sonné à ma porte avec un scénario sous le bras. Comment dire non à Billy Wilder ? Mais le tournage a été un enfer. On ne pouvait rien lui dire, pas changer une seule virgule, mais c’était un génie.

 

Marthe Keller peut se targuer d’avoir jouer aux côtés des plus grands, de Marlon Brando dans La Formule à Marcello Mastroianni dans Les Yeux noirs de Mikhalkov. Mais justement, elle ne s’en targue pas. Elle sait admirer le talent mais n’a jamais été impressionnée par la célébrité…Je suis très Suisse, les pieds sur terre, je n’ai jamais perdu la boule.

 

 

Chapitre 4 / Retour au théâtre et à la musique.

 

De retour en Europe après sa parenthèse américaine, elle revient à ses premières amours, le théâtre. Mis en scène par le Roumain Lucian Pintilie, elle jouera deux ans “Les Trois Soeurs” de Tchekhov, un auteur quelle adore parce que russe et médecin, donc fin connaisseur des âmes. Comme au cinéma, elle travaillera sous la direction des plus grands: Andreas Voutsinas pour “Les Exilés” de James Joyce ou Patrice Chéreau pour “Hamlet”. Si je ne monte pas au moins une fois sur scène par an, je meurs. C’est d’une telle paix ! J’aime ces moments de solitude dans la loge. Le théâtre est beaucoup plus adulte que le cinéma. Sans jamais abandonner la télévision et le cinéma mais ouverte à tous les défis, elle se fera récitante pour le “Jeanne D’Arc au bûcher” d’Honegger ou le “Perséphone” de Stravinsky. Également metteure en scène d’opéra, elle crée notamment “Le Dialogue des Carmélites” de Francis Poulenc à l’Opéra National du Rhin à Strasbourg en 1999, et “Don Giovanni” de Mozart au Metropolitan Opera de New York en 2005. Sa mise en scène est saluée en Une du New York Times. Tout ce quelle touche lui réussit, probablement parce qu’elle n’a jamais eu de plans de carrière, qu’elle a toujours préféré les questions aux réponses, les répétitions aux représentations, le chemin à parcourir plutôt que le résultat…J’ai eu aussi énormément de chance.

 

 

Des “moments creux”…Bien sûr, il lui est arrivé d’attendre à côté du téléphone, notamment au début des années 1990. Mais au lieu de déprimer, Marthe Keller a développé une stratégie qu’elle enseigne aux étudiants… Aller en librairie, découvrir des textes, les lire à haute voix, les mettre en rapport avec une musique ou d’autres textes, et les présenter à un petit public. Histoire de travailler toujours et encore, de faire tourner le moteur, d’aller de l’avant, de prendre l’initiative. C’est ainsi que j’ai interprété des monodrames, d’abord dans des hôtels pour finir à Carnegie Hall, à New York.

 

 

 

Chapitre 5 / Nomade mais ancrée.

 

Je suis très curieuse, j’aime découvrir de nouvelles choses. J’adore leur côté labradors fous…Avec les jeunes réalisateurs, ça court partout. C’est génial !

 

 

 

Polyglotte et nomade, elle navigue entre Paris, Verbier, son havre de paix, et New York qu’elle n’apprécie plus autant…A New York désormais, on se retourne sur les femmes qui ne sont pas passées par la chirurgie esthétique, c’est dingue ! Claude Lelouch, qui a tant aimé sa spontanéité, admire aujourd’hui sa manière de dédramatiser le fait de vieillir…Elle a su contourner ce problème avec grâce, elle a toujours réussi à faire ce qu’elle savait faire et aimait faire. A 75 ans, elle dit se sentir mieux qu’à 20, délestée de…Ces tempêtes hormonales qui vous font faire n’importe quoi…Son secret ? Bien dormir et boire beaucoup d’eau, mais surtout marcher “on réfléchit mieux dans le mouvement”. A l’âge où les actrices se conjuguent au passé, Marthe Keller continue de se raconter au futur. Elle vient de tourner quatre films, dont Petite sœur des réalisatrices romandes Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, film sélectionné pour représenter la Suisse aux Oscars 2021.

 

 

 

 

 

 

Ma folle histoire d’amour avec Al Pacino

par Marthe Keller

 

En 1975, Marthe Keller donne la réplique à Al Pacino dans Bobby Deerfield de Sydney Pollack. Sur le tournage, c’est le coup de foudre. L’actrice s’est confiée à Adrien Gombeaud et raconte leur histoire d’amour pour la première fois.

 

 

Vous savez, Al et moi avons vécu un véritable film…La saga d’une folle passion et de quarante ans d’art dramatique des deux côtés de l’Atlantique. Leurs routes se croisent au mitan des années 1970, au cœur d’une décennie magique du cinéma américain. Marthe vient de rencontrer Sydney Pollack. Le réalisateur de Nos plus belles années prépare une nouvelle romance intitulée Bobby Deerfield. À 36  ans, Pacino a enchaîné les deux premiers Parrain, Serpico, Un après-midi de chien et le studio lui accorde un droit de regard sur ses partenaires. À lui de décider si Marthe Keller figurera sur l’affiche. Ils ont rendez-vous au bar du Carlyle, à Manhattan, et l’enfant de Bâle a, comme souvent, le sentiment d’être là par accident…Son destin d’actrice s’ouvre à ses 16 ans, quand une chute de ski brise son ménisque et ses rêves de ballerine…Dans ma vie, je n’ai vraiment eu qu’un seul désir , celui de devenir danseuse. Ensuite, j’ai laissé les choses venir à moi. Née en Suisse, elle s’est installée à Berlin, au plus froid de la guerre froide, pour suivre des cours de danse à l’Est…J’avais choisi un endroit sinistre à dessein. Là-bas, rien ne pourrait me distraire de la danse. Après cela, je me suis inscrite au cours de théâtre.  Marthe habite à l’Ouest, face au mur, dans un appartement glacial…Sans argent pour acheter des rideaux, j’avais couvert les carreaux de journaux. De ces nuits, je garde l’image des gyrophares sur le papier journal et le bruit des chiens au bout des chaînes.  Grâce à son passeport suisse, elle est l’une des rares Berlinoises à traverser librement le fameux Checkpoint Charlie…On racontait des anecdotes étonnantes. Comme celle de cette famille qui franchit le mur dans le camion d’un boucher, cachée dans des carcasses. Les enfants dans les veaux, les parents dans les bœufs. Après un séjour à l’hôpital, ils ont pu se construire une vie à l’ouest. Voilà pour moi la métaphore de cette période.

 

Marthe Keller débute donc sur les scènes berlinoises. C’est en la voyant jouer en allemand dans Songe d’une nuit d’été que Philippe de Broca la choisit pour son nouveau film Le Diable par la queue. Elle partagera l’affiche avec Yves Montand, Jean-Pierre  Marielle et Jean Rochefort. Nous sommes en 1968…Comme je ne parlais pas français, j’ai appris mon dialogue en phonétique. Puis, les événements de mai sont arrivés et le tournage a été repoussé. Je me suis retrouvée coincée à Paris et j’y suis restée. Ma vieille Volkswagen doit encore traîner quelque part en Allemagne.  Avec Le Diable par la queue commence aussi une histoire d’amour entre Marthe Keller et le réalisateur de L’Homme de Rio. Ensemble, ils tourneront encore Les Caprices de Marie avec Philippe Noiret et Jean-Pierre Marielle. Puis, en une soirée de 1972, le premier volet de la série télé La Demoiselle d’Avignon fait instantanément de la comédienne suisse une vedette populaire. Pour la France entière, elle devient la belle princesse Koba du royaume de Kurlande, héroïne d’une romance ORTF qui passionnera le pays pendant six épisodes de cinquante-deux minutes. Pour Marthe Keller, ce triomphe reste voilé d’un souvenir douloureux. Lorsqu’elle reparle de cette nuit, son regard se fige dans une expression de tristesse mêlée de colère…Il se trouve que j’ai donné naissance à mon fils le soir de la diffusion du premier épisode. Je me souviens d’avoir pris mon enfant dans mes bras pour l’allaiter et vivre ce que je considère comme l’instant le plus précieux et le plus intime de la vie d’une femme. Soudain un médecin est entré dans la chambre. Sous sa blouse blanche, j’ai aperçu l’éclat d’un objectif. C’était un paparazzi déguisé. J’ai hurlé plus fort que je n’ai jamais hurlé ! On m’a entendue dans tout l’étage. De cette époque, elle gardera toujours une méfiance aiguë de la notoriété. Elle se sépare de Philippe de Broca et s’installe dans un bel appartement parisien qu’elle n’a absolument pas les moyens de payer. Au détour d’un séjour cannois, elle apprend que John Schlesinger la cherche …J’ai cru que c’était une blague. Je n’avais pas du tout l’ambition d’aller­ à Hollywood.  Le réalisateur de Macadam Cowboy l’a repérée au théâtre à Paris en matinée. Comme Philippe de Broca auparavant, c’est en la voyant jouer dans une langue qu’il ne comprenait pas que le cinéaste américain l’a envisagée pour le rôle féminin de son prochain film.

 

 

L’histoire se répète, comédienne au long cours, Marthe Keller doit apprendre à travailler dans une nouvelle langue. Le casting de Marathon Man réunit Dustin Hoffman et Laurence Olivier. Le film est produit par Robert Evans, nabab de la Paramount qui a orchestré les triomphes de Rosemary’s Baby, Le Parrain ou Love Story. Sa carrière de séducteur est aussi flamboyante que sa filmographie. Evans a été l’amant d’Ava Gardner, Grace Kelly, Lana Turner, Raquel WelchLe vendredi, il organisait des soirées chez lui à Beverly Hills. On dînait avec Warren Beatty et le Tout-Hollywood. Après le dessert, il projetait un film Paramount inédit. Un soir, à la fin du générique, j’ai senti la main de Robert sur mon épaule “Il faut partir.” J’avais le sentiment qu’il me chassait. En réalité, il me protégeait. La soirée allait prendre une autre tournure et il voulait m’écarter “Vous avez trop de classe pour ça.” ». Après Marathon Man, Bob Evans produit Black Sunday de John Frankenheimer où Marthe campe une terroriste. Le temps du week-end de Pâques, l’actrice s’évade du tournage pour aller rencontrer Al Pacino à New York. Officiellement, il s’agit d’un café informel, mais la comédienne a soigneusement préparé le rendez-vous du Carlyle. Elle a même mis au point un stratagème…Sydney Pollack m’avait prévenue…vous êtes très grande or Al est tout petit. Aussi, pour qu’il ne me voie pas debout, j’avais prévu d’arriver en avance et j’avais bien l’intention de ne pas quitter mon fauteuil. J’avais aussi convié Dustin Hoffman, sans lui dire qui serait là. Je pensais faire une bonne surprise à tout le monde. Al Pacino est à l’heure et Marthe l’attend assise…Aussitôt, j’ai senti qu’il était complètement névrosé et on s’est très bien entendus. Il n’a parlé que de lui et ça ne m’a pas dérangée. Tandis que les deux comédiens font connaissance, un groom traverse les salons…On demande Marthe Keller au téléphone. Le stratagème s’effondre, elle va devoir se lever ! Paniquée, elle tente d’éviter le regard du groom. Marthe Keller se lève. Le petit bar de l’hôtel toulousain devient une grande scène où l’actrice rejoue son propre rôle et la démarche étrange qu’elle avait composée pour Al Pacino quelque quarante ans auparavant. Voûtée, les genoux fléchis, elle avance en boitillant, telle Quasimodo sur le parvis de Notre-Dame…Vous avez un problème à la jambe ? m’a demandé Al, interloqué. Alors, penaude, je me suis redressée, non, mais je suis grande.  Après ce coup de fil sans intérêt, je suis revenue en songeant que le rôle m’échappait. Et puis Dustin Hoffman est apparu ! Brutalement, je les ai sentis se raidir. Al s’est levé. Très poliment, il a salué Dustin et il est parti aussi vite. J’ai bredouillé à Dustin…Vous n’êtes pas amis ? J’ignorais ce que tout le monde savait, Al et Dustin se détestaient. Bref, ce rendez-vous était une catastrophe. Al, muse d’opéra Gamin du South Bronx, Alfred Pacino a découvert sa vocation à l’école, dès les années 1950. Adolescent, il largue ses études pour se consacrer à son art, tout en exerçant mille métiers, déménageur, vendeur de légumes, caissier dans un cinéma…Il débute sur de petites scènes new-yorkaises comme le Café Cino ou dans une impasse devant un parterre de clochards. En 1966, après un premier échec, il est admis à l’Actors Studio, dans la même promo que Dustin Hoffman. Puissant, fragile, félin, Pacino devient vite un phénomène du théâtre new-yorkais. Dans la lignée de Brando, il appartient à une race de comédiens qui transforme l’art dramatique, Robert De Niro, Dustin Hoffman, Jack Nicholson, Gene Hackman…Ils transpirent le réel et projettent l’homme de la rue sur grand écran. Cependant, lui ne courtise pas les studios. Avant d’accepter son premier rôle majeur dans Panique à Needle Park, il a refusé onze films…Pour lui la vie est sur les planches. En sortant du Carlyle, Marthe Keller laisse un message sur le répondeur de Pollack pour lui annoncer qu’elle ne fera sans doute pas le film…Al l’avait déjà appelé, j’avais le rôle. Quelques mois plus tard, le tournage a commencé…et notre histoire aussi.

 

 

Le film Bobby Deerfield relate le destin d’un pilote de Formule 1 qui a perdu goût à la vie. Il rencontre Lilian, une femme fantasque condamnée par la maladie. Par l’imminence de sa propre mort, elle va lui réapprendre à vivre. À l’écran, il se passe quelque chose de fascinant, un de ces instants rares où la réalité contamine la fiction. Comme Humphrey Bogart et Lauren Bacall dans Le Port de l’angoisse, Al Pacino et Marthe Keller jouent les sentiments qu’ils se découvrent. Pour la comédienne, l’expérience reste une brûlure…Tourner ce film devenait indécent, narcissique, impudique. Je me souviens de la séquence où nous devions nous embrasser. On se sentait crispés, froids. Bien sûr, nous avions assez d’expérience pour comprendre que ce baiser n’était pas le nôtre mais celui de nos personnages. Malgré tout, c’est bien nous qui étions amoureux. Nous que toute l’équipe fixait quand nous ne voulions pas être filmés. Vous savez, parfois, je déteste ce métier. Alors, après la prise, nous nous sommes isolés et nous nous sommes embrassés. Comme pour nous réapproprier cet instant. Le film est entièrement tourné en Europe. Or, Pacino n’avait quasiment jamais voyagé…En Suisse, il a vu une vache pour la première fois et il s’est enfui ! rit encore Marthe Keller. Elle se souvient aussi de son agent français qui, en descendant du train, tendit sa valise à Al Pacino en le prenant pour un porteur ! Dans ses films précédents, l’acteur apparaissait virevoltant. Il semblait presque jouer sur ses trois-quarts pointes. Dans Bobby Deerfield, il explorera une facette plus sombre de son art…C’est peut-être le rôle plus proche de ce qu’il était à l’époque. Je me souviens de cette scène où il s’assoit près d’un prêtre et lui dit…Je ne veux pas parler. J’ai juste envie d’être avec quelqu’un. Dès que j’y repense, j’ai envie de pleurer. Bobby Deerfield élabore aussi une réflexion piquante sur la célébrité. Lorsque Lilian demande à Bobby de retirer ses lunettes noires, celui-ci argue que tout le monde va le reconnaître. Mais les passants l’ignorent et, finalement, il est déçu…Al était comme ça. Un jour, il est arrivé à Paris avec six perruques. Il m’a dit qu’il en avait besoin pour se promener sans être importuné. Je l’ai convaincu de sortir sans se grimer, que personne ne le reconnaîtrait s’il n’attirait pas l’attention. C’est ce qui s’est passé et ça l’a attristé ! Pourtant, il fuyait la foule. Quand il jouait au théâtre, il cherchait même des chemins souterrains pour sortir des coulisses.

 

 

Après le tournage, Marthe Keller s’installe à New York…Al vivait encore dans un gourbi sur la 68e Rue et nous avons déménagé face à Central Park.  Marthe intègre l’Actors Studio dont elle est toujours membre aujourd’hui. Les légendes du lieu, Paul Newman ou Marlon Brando ne sont déjà plus là, mais on croise encore Elia Kazan ou Harvey Keitel. Le soir, Al et Marthe fréquentent le théâtre et l’opéra plus que les dîners new-yorkais…Personne ne me croit quand je dis qu’Al Pacino est à l’origine de mes mises en scène d’opéra, de mon travail avec les musiciens. Al est un chat de gouttière, il a tout appris par lui-même. Il est l’homme le plus intelligent que j’aie jamais rencontré. Une intelligence vive, instinctive. Sur les photos du couple, Marthe le surplombe de sa blondeur. Parfois, il la fixe avec attention, concentré, comme si elle lui confiait quelque chose de très grave. Mais son visage à elle sourit avec insouciance. Sur d’autres images, Marthe ressemble presque à une mère qui emmène son enfant à l’école le jour de la rentrée des classes. Al la tient par la main en lançant un regard craintif autour de lui. Elle avance, sûre d’elle drapée d’une large écharpe ou d’un manteau aérien. Ces clichés sont rares cependant, car les soirées se passent surtout à la maison, à discuter théâtre au-dessus de Central Park…Nous étions fous de Tchekhov. Il était notre dieu. Tchekhov et sa vision désespérée du couple ! Avec des phrases comme “si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas !” Tchekhov est toujours dans le vrai. Il ne juge pas. Il constate. Al est pareil. Ainsi, leur aventure tient peut-être du théâtre russe. À la vie comme à la scène, ils restent les interprètes d’une grande pièce pour deux personnages. Au fil des mois, le quotidien du couple se complique. Car comme tout génie, Al Pacino peut se faire ogre…Le studio avait organisé une avant-première pour Bobby Deerfield. J’étais si heureuse de m’y rendre. J’avais choisi une petite robe noire, je m’étais faite jolie. Al est rentré et m’a regardée…Si tu y vas, c’est terminé entre nous. On ne se compromet pas dans ces mondanités de merde ! Alors je me suis déma­quillée en pleurant. Ça m’a coûté très cher. Pas à lui, car Al était une star.  Un nuage sévère passe dans le regard de Marthe Keller et s’évapore aussitôt…Il était terriblement jaloux. Il avait ce syndrome de l’abandon, le souvenir de parents qui l’avaient quitté très jeune. Moi je voulais juste travailler. Et malgré ça notre vie était magnifique. On s’est tellement aimés…Artistiquement. En réalité, j’étais amoureuse de son talent. J’ai toujours été attirée par ce pouvoir de l’artiste, l’incomparable beauté du talent. Quand je le voyais sur scène, j’étais tellement amoureuse de ce qu’il faisait. Pas de ce qu’il était. Car ce qu’il était m’énervait souvent ! Il était fatigant !  Un soir, dans l’ascenseur du Carlyle, le groom lance « Je vous ai adoré dans Marathon Man ! » Je l’ai remercié, j’étais flattée que quelqu’un apprécie mon travail. Mais le liftier a répliqué…C’est pas à vous que je parle, mais à Dustin Hoffman ! Al était fou. Non pas de la muflerie de cet homme à mon égard mais d’avoir été confondu avec Dustin ! » Finalement, durant toutes ces années, Al Pacino et Marthe Keller auront passé énormément de temps dans les airs, à s’attirer et à se fuir au-dessus de l’Atlantique, follement et presque désespérément. Elle partait pour Paris. Il décollait pour la rejoindre. À son arrivée, elle était déjà de retour à New York. À Hollywood, elle tournera encore La Formule, une superproduction avec Marlon Brando et George C. Scott, et surtout Fedora, le dernier long-métrage de Billy Wilder avec William Holden, Henry Fonda et Jose Ferrer. Aujourd’hui, Fedora représente le chant du cygne des studios. L’agonie du grand cinéma classique dépassé par la déferlante de la génération Pacino. Sur le tournage, le réalisateur de Certains l’aiment chaud se comporte en despote. L’actrice doit se plier à la tyrannie d’un génie qui multiplie les prises jusqu’à l’épuisement…Mais, qui étais-je moi, pour m’opposer­ à Billy Wilder ? J’ai demandé à William Holden comment il avait fait pour supporter ce traitement pendant tant d’années. Il a répondu…“Je sais bien, c’est très dur, mais que voulez-vous, à chaque fois que je tourne pour Billy Wilder, je suis sélectionné aux Oscars.” De passage sur le plateau, Pacino trouve sa ­compagne brisée…Il m’a dit que jamais il ne pourrait travailler sous de telles contraintes. Al Pacino et Billy Wilder représentaient deux écoles, deux méthodes, deux époques surtout. Et Marthe Keller se trouvait au milieu.

 

 

Au début des années 1980, le couple se sépare. Marthe souhaite regagner la France avec son fils. Enraciné en Amérique, Al ne veut pas vivre dans un pays dont il ne connaît pas la langue. Surtout, l’actrice est à bout…Pendant toute une année, nous ne nous sommes plus parlé. Puis, doucement, on s’est rapprochés. Lors d’un déjeuner au Café Luxembourg à New York, Al m’a raconté qu’il avait rencontré quelqu’un. J’étais heureuse pour lui. Je lui ai annoncé que, moi aussi, je refaisais ma vie. Ça l’a mis hors de lui…“Je n’ai pas à savoir des choses pareilles !” Il s’est levé et il est parti. Mais il n’était pas loin, il faisait les cent pas derrière la vitrine du restaurant. Puis il est revenu et on a ri ! Au fil du temps, nous sommes devenus comme frère et sœur. J’ai été amoureuse de lui. Aujourd’hui, je peux dire que je l’aime.  Au début des années 1980, Marthe s’est éloignée sans regret du cinéma américain. Elle a joué dans de nombreux films pour Nikita Mikhalkov, Benoît Jacquot, Barbet Schroeder ou Clint Eastwood. Elle a aussi mis en scène des opéras de Poulenc ou Donizetti dans des salles prestigieuses. Surtout, elle est restée fidèle à Pinter, Shakespeare, Strinberg et Tchekhov, bien sûr. Des textes, qu’elle aura fait entendre de Paris à New York ou d’Avignon à Buenos Aires. En l’écoutant parler de son amour des mots, de sa vie d’artiste nomade, il me revient ces propos de Pacino…J’ai toujours rêvé d’intégrer un cirque et de voyager. J’aurais été clown. Sauf que j’ai peur des éléphants. Ce qui me tentait là-dedans, c’était en partie l’anonymat les nuits emplies de vin, de joie et de rires d’enfants, la grande famille qui voyage et assure le spectacle. Le poids du cinéma a figé un rêve de liberté que Marthe Keller aura su vivre à sa façon. Les acteurs naissent en contemplant le monde pendant des heures. Et puis, un jour, le miroir se retourne. Et soudain le monde les observe en retour. Les années de gloire furent brèves pour les stars de sa génération, les Faye Dunaway, Ali McGraw, Ellen Burstyn, Sissy Spacek… Chez les hommes, les fins de carrière de Dustin Hoffman, Robert De Niro, Jack Nicholson ou Al Pacino ternissent le prestige des débuts…Al a encore de beaux projets, mais c’est vrai qu’il n’a pas toujours été dans des bons films ces dernières années, les grands films qu’Al a tournés dans les années 1970 comme Serpico, Le Parrain, Un après-midi de chien étaient produits par les studios. Or, ceux-ci s’intéressent désormais plus aux effets spéciaux qu’aux comédiens. La solution est de devenir son propre producteur ou d’assurer son niveau de vie par la publicité, comme George Clooney. Al ne fait pas ça.

 

Il y eut aussi des occasions manquées, comme le Napoléon de Patrice Chéreau. Marthe avait présenté Pacino au metteur en scène français. Le scénario était écrit par Chéreau et Jean-Claude CarrièreIl était magnifique, mais Al n’était pas convaincu. Il me répétait qu’il ne voyait pas l’intrigue. J’avais beau répondre  que l’intrigue, c’était lui, Napoléon et Patrice Chéreau, Al hésitait toujours. Ces tergiversations vont durer des années. J’avais prévenu Patrice “ Il peut te rendre fou.” Patrice rétorquait que, s’il le fallait, il attendrait jusqu’à sa mort. Et il est mort. Là, j’en ai voulu à Al. »

 

L’actrice explique que l’argent lui a offert le luxe de l’indépendance. La possibilité de refuser les projets qui ne lui plaisaient pas…Je ne possède pas de bijoux, pas de voiture, je n’ai rien de plus précieux que mon indépendance et, paradoxalement, j’en suis esclave. Marthe Keller aura vécu les derniers feux d’un monde ancien avec Wilder, frôlé la Nouvelle Vague avec Broca, flirté avec le nouvel Hollywood auprès de Schlesinger sans jamais s’enfermer, intégrer une famille ou une troupe…Je fais parfois ce rêve, d’adopter un beau chien. Et nous marchons, seuls, longtemps, sur une longue route. Enfin, j’atteins un endroit très beau, très loin. Et là, je m’arrête enfin. La mélancolie de son regard contraste avec son appétit de la vie…Elle raconte encore une histoire extraordinaire…dans les années 1930, fuyant l’Allemagne nazie, son père abandonne la ferme familiale. Il part à bicyclette, rejoindre la Suisse où il rencontre celle qui deviendra la mère de Marthe. Elle tousse trop et n’y prête pas assez attention. Avant le mariage, au cours d’une visite médicale, on lui découvre une tuberculose. Il faut l’isoler dans un sanatorium…Mon père a vendu son vélo pour acheter un solex. Et chaque week-end, il faisait six heures de route jusqu’à Davos pour la retrou­ver. Ils ne pouvaient ni se toucher, ni se parler. Des heures durant, ils se regardaient à travers une vitre. Puis il repartait sur son solex et voilà d’où je viens. Soudain, je la revois quitter Berlin. Je la revois dans l’hôpital suisse où Bobby Deerfield rencontre Lilian. Je la revois dans un restaurant de Manhattan, cherchant des yeux Al Pacino qui fulmine de l’autre côté de la fenêtre. Je refais le chemin de deux comédiens qui se complètent et se comprennent. D’un homme et d’une femme si proches et pourtant séparés. Et je me souviens qu’en 1979, quand on lui parlait d’amour, Pacino répondait avec Shakespeare…

 

L’amour ne change pas avec les heures et les semaines éphémères, il reste immuable jusqu’au jour du jugement. Et si ceci est faux et qu’on me le prouve, je n’ai jamais écrit et nul n’a jamais aimé.