Le cinéphile est un amateur de cinéma. Il s’agit d’un passionné de cinéma, quelle que soit son organisation et quelle que soit son expression. La cinéphilie, dans son sens étymologique, est l’amour du cinéma. Le terme est apparu en France dans les années 1910, se diffusa dans les revues cinématographiques des années 1920 et servit d’abord à désigner un mouvement culturel et intellectuel français qui durera jusqu’en 1968. Depuis le terme s’est émancipé pour caractériser toute passion du cinéma, quelles que soient son expression et son organisation. À partir des années 1940 et essentiellement après la Seconde Guerre mondiale, un mouvement intellectuel et culturel naît en France tandis que le cinéma connaît une exceptionnelle fréquentation. Si le cinéma est alors un loisir populaire, sa reconnaissance artistique est loin d’être faite. Les cinéphiles, des amoureux de la salle obscure et du discours qu’elle entraîne, s’opposent alors aux technicistes qui voient le cinéma comme une industrie-spectacle reposant sur une équipe Producteur, Scénariste, Acteur et Réalisateur. Dans ce système de majors contrôlant autant la production d’un film que sa sortie en salle, aucun cinéma d’auteur n’était viable. Les cinéphiles, à la fois spectateurs et critiques, accélèrent la reconnaissance artistique du cinéma et permettent dès lors au cinéma d’auteur d’obtenir une véritable possibilité d’expression. La cinéphilie reste l’œuvre, en grande partie parisienne, de quelques centaines de fervents. Souvent des autodidactes placés hors de toute culture littéraire, philosophique ou universitaire, les cinéphiles devinrent pourtant une autorité intellectuelle reconnue et nouèrent des relations avec de nombreuses personnalités du cinéma.
Les précurseurs…
Dès le début, le cinéma est considéré comme une invention technique, un divertissement populaire, méprisé des élites. Avec l’arrivée des productions américaines, des cinéphiles comme Louis Delluc vont émerger. Un film, Forfaiture qui sort en 1916 en France, va bouleverser ces jeunes gens qui vont prendre conscience que le cinéma peut être aussi un moyen d’expression artistique. En 1916 il est tout sauf évident de dire que le cinéma est un art. Pour promouvoir le médium comme étant artistique, Louis Delluc va inventer le terme “cinéaste” en 1920. Les années 1930 et 1940 furent marquées par Roger Leenhardt et la pertinence de ses analyses critiques sur le cinéma, à tel point qu’il restera pour la postérité le « père spirituel de la Nouvelle Vague ».
1944-1951 / GÉNÉRATON BAZIN
Le véritable essor d’une cinéphilie encore balbutiante, dispersée, ne commença qu’à partir de la libération dans un mouvement de légitimation du cinéma comme art et comme industrie et la diffusion du cinéma américain qui s’adresse à un public plus large. Prenant appui sur les nombreux ciné-clubs fondés depuis le début du siècle et surtout après la Première Guerre mondiale qui voit la venue de cinéastes étrangers sur Paris alors capitale mondiale des artistes ainsi que la « première vague » française (Louis Delluc, Germaine Dulac, Jean Epstein, Marcel L’Herbier), les cinéphiles créent aussi à cette période de nombreuses revues de cinéma leur permettant de diffuser leur idées et de se faire connaître. Dès lors, l’expansion de la cinéphilie est rapide. Restant très intellectualisée, elle acquiert l’estime de la critique cinématographique. Les chefs de file de cette cinéphilie naissante seront André Bazin et Georges Sadoul.
1952-1958 / GÉNÉRATON TRUFFAUT
En 1950, une nouvelle génération de cinéphiles est en marche, celle qu’on surnommera, les « enfants de la Nouvelle Vague », celle des Rivette, Godard, Chabrol, Truffaut et Rohmer. Apprenant le cinéma et la critique à la cinémathèque d’Henri Langlois, à la fois association privée qui depuis 1936 se propose de projeter, de sauvegarder et de conserver le patrimoine cinématographique et un des lieux les plus prisés des cinéphiles, ces « jeunes turcs » aussi appelés plus tard « enfants de la Cinémathèque » se regrouperont au ciné-club du quartier latin, animé par Éric Rohmer. Les petites revues qui y sont diffusées leur permettent d’approfondir leur expérience de la critique. Parallèlement, André Bazin, via les séances de son réseau de ciné-clubs intitulées jeunesses cinématographiques, encourage des cinéphiles tels que Alain Resnais ou François Truffaut. En 1951, apparaît Les Cahiers du cinéma la principale revue cinéphile de cette période. Sous la direction principale d’André Bazin et de Jacques Doniol-Valcroze, elle regroupe de nombreux jeunes critiques dont « les jeunes turcs ».
Les idées nouvelles que ces derniers possèdent du cinéma n’entrent dans leur pleine expression qu’après le célèbre texte de François Truffaut « Une certaine tendance du cinéma français ». Véritable pamphlet, revu et corrigé durant deux ans avant sa publication en janvier 1954, dénonce la « tradition de la qualité » du cinéma français et énonce la base de la politique des auteurs. Son ton polémique, loin du didactisme des critiques de cinéma habituelles, sera par la suite couramment utilisé par les « jeunes turcs », au grand dam des critiques de l’ancienne mode. Après 1945 et dans les années 1950, le cinéma français multiplie les adaptations littéraire et les films en costume, appuyées par des stars reconnues…Fernandel, Michel Simon, Jean Gabin, Gérard Philippe…Cinéma de studio et de scénaristes, ces films se caractérisent par leur académisme et leur manque de réalisme. François Truffaut remarque aussi un mépris des personnages, souvent veules ou ridicules, et une profanation de toutes les valeurs, notamment par le blasphème à l’opposé des scénarios de Jacques Prévert. Cette tendance apporte son lot de chef-d’œuvre certain comme Le Rouge et le Noir, Le Diable au corps et l’auberge rouge de Claude Autant-Lara ou Jeux interdits de René Clément et de récompenses internationales mais n’en reste pas moins pour les « jeunes turcs » le « cinéma à papa » qu’il faut combattre.
1959-1965 / NOUVELLE VAGUE
Premiers écueils…
« À la fin 1959, nous étions en plein rêve, tout se passait dans des conditions inimaginables un an auparavant. La situation était anormalement bonne. Il est normal qu’elle ait suscité des espérances, même un peu délirante ». Cette citation de François Truffaut de 1962 est révélatrice du changement qu’a connue la cinéphilie au passage de la Nouvelle Vague. Lorsque de nombreux critiques des cahiers abandonnent la revue pour passer derrière la caméra, l’espoir est grand. De 1959 à 1960, c’est le triomphe avec 450 000 spectateurs pour Les Quatre Cents Coups, 416 000 pour Les Cousins, 380 000 pour À bout de souffle. Le public suit, les producteurs aussi et les jeunes auteurs ont les mains libres. Pourtant, entre 1960 et 1961, l’euphorie retombe Tirez sur le pianiste attire tout juste 100 000 spectateurs et Lola, 35 000…
La Nouvelle Vague est accusée de détériorer le cinéma français et responsable de la chute de fréquentation…411 millions en 1957, 337 millions en 1961…2019 autour de 200 Millions...
Les Cahiers en 1962 s’engage en faveur du jeune cinéma français. Un numéro spécial est consacré à la Nouvelle Vague…« On nous reproche de ne pas parler du jeune cinéma français. Ce cinéma là nous est non seulement cher, mais proche, et il y a toujours quelque pudeur à parler de soi. Cette Nouvelle Vague, dont nous avons mieux fait que faciliter la naissance, nous ne pouvons ni la juger avec l’objectivité nécessaire, ni même la considérer avec le recul suffisant. Et d’autre part, pourtant, notre revue ne peut se permettre d’ignorer l’existence d’un fait déjà promu historique. Taisons donc dorénavant nos scrupules ». Mais la cinéphilie classique demeure la valeur dominante, cinéma américain, de série B en particulier, et politique des auteurs en étendards. S’engage alors un autre combat, troublant davantage la cinéphilie française…La « bataille pour le moderne ». Ce combat intellectuel s’incarne dans les Cahiers par l’opposition de deux personnalités…
Éric Rohmer d’un côté, gardien de la tradition cinéphile, et Jacques Rivette d’un autre, désirant l’ouverture de la revue aux nouvelles réalités d’un monde culturel en pleine mutation…Cinéma…Musique…Peinture…Sciences humaines. Cette opposition Anciens/Modernes est alors un problème d’actualité, discuté bien au-delà du simple cadre cinématographique. Point culminant de ce conflit d’idée, Rohmer quitte les Cahiers, laissant Rivette comme « patron » de la revue. Ce dernier met alors tout en œuvre pour lutter contre l’esprit de cinéphilie, limité au seul écran, incapable de regarder autour de l’écran…Il faut, selon lui, se projeter dans le monde et ses enjeux, tant politiques que culturels. Le cinéma est alors observé sous d’autres aspects, tel celui du structuralisme.
En 1964 les Cahiers abandonne leur célèbre couverture jaune caractéristique. En 1965, c’est la politique des auteurs qui est enterrée dans le numéro de décembre…« Nous n’avons plus le droit de négliger les accidents heureux, au nom de l’absolu d’une politique des auteurs, car le temps est venu d’envisager un cinéma ouvert, c’est-à-dire non dogmatique. Chacun, dans ses perspectives, conserve sa chance. Ce n’est pas un renversement des théories, des alliances, mais une approche de la totalité du cinéma ». En 1967, les « Cahiers » enterre l’outil conceptuel qui avait fait la force des cahiers jaune de la cinéphilie classique avec son article « Mort d’un mot : mise en scène »…« On comprend l’embarras de nos critiques devant les œuvres les plus représentatives de ces dernières années, c’est qu’ils sont victimes de leur langage. Puisque les films, aujourd’hui, parlent de moins en moins le langage de la mise en scène, comment, prisonniers du mot, pourraient-ils le comprendre ? Empêtrés comme tout le monde dans des concepts exténués, qu’avons nous fait ? Et bien nous nous sommes efforcés de les ajuster au cinéma nouveau expliquant, tranquillement ou rageusement, que la mise en scène ce n’est pas seulement le rendu, merde alors, mais aussi l’idée…Bref que la mise en scène n’est pas seulement la mise en scène, mais aussi le contraire de ce que nous pensions. Il serait donc salubre de nous en débarrasser comme a fait la peinture du mot “figuratif” ».
1966 : Film censuré…
En 1966, La Religieuse, film de Jacques Rivette d’après une nouvelle de Denis Diderot, est interdite par Yvon Bourges face aux pressions des milieux catholiques. La liberté, qui jusqu’alors avait accompagné la cinéphilie et ses idées, lui fait ici défaut. Commence alors une entrée forcée dans l’arène politique qui marque un tournant dans l’histoire du mouvement. C’est pour les cinéphiles « la perte d’un état d’innocence, la fin d’une jeunesse et l’entrée en pays adulte. » La censure s’abaisse en 1967, le film restera cependant interdit aux moins de dix-huit ans.
Avril 1968 – Affaire Henri Langlois…
La date symbolique marquant la fin de la cinéphilie en tant que mouvement coïncide avec l’affaire Langlois, fondateur de la cinémathèque française, en conflit entre le ministre de la culture André Malraux. Sous la pression du ministère des Finances, André Malraux exige des changements dans la gestion de la Cinémathèque française et renvoie Henri Langlois le 9 février 1968. Un comité de défense se constitue, comptant rapidement le soutien de multiples personnalités nationales et internationales comme Abel Gance, Jean Renoir, Marcel Pagnol, Jacques Tati, Fritz Lang, Josef von Sternberg, Roberto Rossellini, Akira Kurosawa, Charlie Chaplin, François Truffaut, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Claude Chabrol, Éric Rohmer, Jean-Pierre Léaud, Jerry Lewis, Jean Marais…Cette mobilisation exceptionnelle témoigne de l’aura d’Henri Langlois dans les milieux cinématographiques. Pour tous, le directeur de la cinémathèque, incarne la culture cinéphile française depuis 1940, véritable père spirituel du cinéma. Josef von Sternberg écrira…
Je suis intrigué par votre télégramme. Qu’a fait Langlois ? Quelle intervention de l’état ? Oui, je soutiens Langlois. Qui douterait du cinéma même ?
De pétitions en manifestations, dirigées principalement par les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague et depuis les bureaux du journal Combat, notamment sous l’action et la plume d’Henry Chapier, et des Cahiers, la lutte trouve son plus haut degré le 14 février, lors de la « journée des matraques. » Ce jour-là, à l’appel des « enfants de la cinémathèque », trois mille personnes sont regroupées sur l’esplanade du Trocadéro. Une trentaine de cars de policiers et de gardes mobiles cernent le quartier et empêchent l’accès à la cinémathèque. Les télévisions sont présentes…La française ne dit rien, les étrangères consacrent le soir plusieurs minutes à l’événement. Les manifestants se mettent en marche, premiers barrages et premiers heurts…La police charge et on retrouve des blessés sur le front de la manifestation. Godard, chef de manœuvre, groggy, donne l’ordre de dispersion. Les troupes sont refoulées mais l’esprit demeure, et l’opinion publique se range du côté des amis d’Henri Langlois. D’autres mouvements de protestation ont lieu, des propositions de conciliations sont refusées, et finalement Henri Langlois est réintégré à la tête de la cinémathèque le 22 avril. Véritable Mai 68 avant l’heure, allant jusqu’à être un des facteurs de l’arrêt du festival de Cannes cette année-là, l’affaire est considérée comme la fin d’une époque pour la cinéphilie…
Le cinéma est devenu autre chose qu’une denrée débitée dans des endroits spécialisés. La cinéphilie ne suffit plus. Et défendre l’existence de la cinémathèque française, curieusement, c’est un acte politique. Une nouvelle ère commence, marquée par l’engagement politique, la fragmentation des publics et des genres, aussi bien que la domination sans partage de la télévision. Ce sont désormais des cinéphilies plurielles, minoritaires et protestataires qui entretiendront l’amour du cinéma au-delà du choc de l’affaire Langlois puis de Mai 68. Pour certains, la cinéphilie classique reste certes un refuge, mais elle sera vécue sur le mode de la nostalgie, ou de la mélancolie “la mort du cinéma”.
La cinéphilie fut une culture car elle possède ses propres codes distinctifs, son propre discours. Être cinéphile, c’était être à la fois spectateur et critique. En ce sens la cinéphilie fut une pratique de vie, seul ou en bande, entendue comme façon de réfléchir l’art et le monde. Le cinéphile est indissociable de la « salle obscure », unique lieu permettant à cette époque la vision d’un film, que ce soit dans une salle de cinéma ou dans un ciné-club. Dans les salles de cinéma, les cinéphiles se placent rituellement aux trois premiers rangs pour ne plus voir le cadre et d’être entièrement absorbés par le film, sans recul possible. Car le nécessaire travail de réflexion ne doit pas entraver le premier regard. On peut en cela considérer trois aspects majeurs de la cinéphilie…L’enchantement du spectateur ensuite l’enregistrement enfin la projection. La critique passe par la parole, durant les débats des ciné-clubs par exemple, mais surtout par l’écriture. Souvent écrites par et pour des cinéphiles, les revues furent un important facteur de réunion de la cinéphilie. Ces périodiques permirent aussi aux critiques-cinéphiles d’être reconnus par la critique française du moment. Parmi les plus célèbres de ces revues, notons Les Lettres françaises et L’Écran français qui se font l’apôtre du cinéma auprès d’un public de plus en plus vaste, un rêve de « cinéphilie populaire », notamment par les ciné-clubs au sein des réseaux étudiants, catholiques ou du syndicalisme ouvrier. Positif, revue de cinéphilie exigeante et militante et Les Cahiers du cinéma, chef de file de la « cinéphilie savante » appelée aussi « cinéphilie lettrée », revue qui invente la notion d’auteur. La cinéphilie post moderne est caractérisée par des magazines spécialisés dans le cinéma de genre.
La nouvelle image de la cinéphilie est loin de satisfaire les anciens cinéphiles qui, à partir des années 1980, rappellent publiquement l’existence de cette culture en passe d’être oubliée. En 1978, Skorecki initie ce mouvement de légitimation avec son article Contre la nouvelle cinéphilie paru dans Les Cahiers du cinéma. Le suivent Serge Daney du côté de la critique et Wenders, Godard, Garell du côté des cinéastes. Mais c’est véritablement le texte d’Antoine de Baecque « La cinéphilie, invention d’un regard, histoire d’une culture » qui définit et construit cet objet à l’importance historique incontestable.
Si le cinéma a été l’art du XXe siècle,
la cinéphilie en a été son regard.
À une époque où le « metteur en scène n’avait que bien peu de droits et beaucoup de devoirs », était souvent considéré comme l’ouvrier parmi tant d’autre d’un film, en particulier les réalisateurs Hollywoodiens, les cinéphiles conviennent que plus encore que les acteurs ou les producteurs, le résultat d’un film, sa réussite, dépend de ce personnage-clé. Dans tout le paysage cinématographique, seul ce dernier peut imaginer et créer une œuvre, donc donner au cinéma son caractère artistique. Aujourd’hui considéré comme un cinéaste majeur, Hitchcock resta longtemps pour les critiques un « bon faiseur », un « parfait technicien hollywoodien » peut-être « maître du suspense » mais non un vrai auteur. Hitchock divisa aussi les cinéphiles, André Bazin par exemple n’étant pas convaincu. Il fallut attendre l’affirmation de la seconde génération de cinéphiles, celle des « jeunes turcs », pour que l’entreprise de reconnaissance puisse avoir lieu.
Dans les années 1950, les Cahiers du cinéma prirent position et défendirent opiniâtrement le cinéaste, l’établissant comme l’exemple du génie incompris et de l’auteur écrivant son œuvre dans les marges du système. Vers 1960, la plupart des cinéphiles et des critiques avaient revu leur jugement mais la reconnaissance demeurait incomplète…En France, les rédacteurs de Positif restaient sceptiques et dénonçaient ce génie qui pour eux n’était qu’une invention des cahiers; aux États-Unis et surtout à New York de nombreux critiques partageaient cette opinion. C’est pourquoi François Truffaut, ardent défenseur d’Hitchcock et étonné des réserves émises à l’égard de ce réalisateur, décida d’écrire un livre destiné à lever toute ambiguïté et consacrer mondialement le cinéaste. Fruit d’un entretien de 500 questions avec le maître, préparé minutieusement durant quatre années, le « Hitchbook » sortira enfin en 1966 et réussit son pari, devenant en même temps l’ouvrage de cinéma le plus célèbre du monde…
« Nous avons gagné en faisant admettre le principe qu’un film de Hitchcock est aussi important qu’un livre d’Aragon. Les auteurs de films, grâce à nous, sont entrés définitivement dans l’histoire de l’art. »
Jean-Luc Godard, 22 avril 1959
Festival de Cannes 1968. Révolution !
La 21ème édition s’ouvre le 10 mai 1968 et se clôt de manière anticipée le 19 mai (elle devait se terminer le 24 mai). Encore marquée par la mobilisation autour de l’affaire Langlois terminée un mois plus tôt, les personnalités du cinéma français sont sensibles aux événements de Mai 68 qui se déroulent à Paris. Plusieurs réalisateurs demandent l’interruption du festival et refusée par le délégué général Robert Favre Le Bret, la projection du film Peppermint frappé de Carlos Saura le 18 mai est perturbée par les contestataires parmi lesquels François Truffaut, Claude Berri et Jean-Luc Godard, Saura allant jusqu’à s’accrocher aux rideaux de la salle pour empêcher la projection de son propre film. Plusieurs membres du jury démissionnent tandis que des réalisateurs demandent le retrait de la compétition pour leurs films. Le conseil d’administration du festival décide finalement de clore cette édition le dimanche 19 mai à 12 heures, le festival ne remettant aucun prix cette année-là.
En février de cette année 2021 Martin Scorcese publiait un remarquable article sur son amour pour Fellini et le cinéma en général sans oublier d’exprimer son inquiétude de l’évolution actuelle sur l’organisation et l’économie du cinéma plongé dans sa plus profonde crise traversée depuis sa création il y a plus d’un siècle. Lisez ci-dessous un extrait et vous pouvez accéder à la totalité dans la rubrique LES PLUS GRANDS – Scorcese aime Fellini.
Disparition définitive de la Cinéphilie ? Passage difficile nécessaire ? A vous de choisir.
Nous voici de nos jours, à une époque où l’art cinématographique est systématiquement dévalué, mis sur la touche, rabaissé et réduit à son plus petit dénominateur commun, le « contenu ». Il y a encore une quinzaine d’années, ce mot n’était guère utilisé que dans un contexte de discussion savante sur le cinéma, et toujours en association avec le mot « forme », qui lui apportait du contraste et de la mesure. Peu à peu, le terme de « contenu » a trouvé les faveurs des nouveaux dirigeants des compagnies de médias, dont la plupart ne connaissaient rien à l’histoire de la forme artistique, ou s’en moquaient au point de ne pouvoir s’imaginer qu’ils auraient mieux fait de s’y mettre. « Contenu » est devenu le mot valise du monde des affaires pour désigner toute série d’images en mouvement, un film de David Lean, une vidéo de chat, une publicité du Super Bowl, une séquence de super-héros, un épisode d’une série. Ce nouvel usage, bien entendu, est lié non pas à l’expérience d’une salle de cinéma, mais au visionnage à domicile, grâce aux plateformes de streaming qui ont évincé les salles de cinéma de la même manière qu’Amazon a évincé les magasins. D’un côté, cela a eu des avantages pour les cinéastes, moi-même y compris. De l’autre, cela a produit une situation dans laquelle toute chose est présentée au spectateur sur son propre terrain de jeux, ce qui paraît démocratique, mais ne l’est nullement.
Si votre prochain visionnage vous est « suggéré » par des algorithmes basés sur ce que vous avez déjà vu, et si ces suggestions se limitent à un seul catalogue ou à un seul genre, quelles en sont les conséquences pour l’art du cinéma ? La conservation n’est pas antidémocratique ou élitiste, un terme si galvaudé qu’il est devenu insignifiant. C’est un acte de générosité que vous partagez ce que vous aimez et ce qui vous a inspiré (d’ailleurs les meilleures plates-formes n’existent que grâce à la conservation des films). Or les algorithmes, par définition, s’appuient sur des calculs où le spectateur est considéré comme un consommateur et rien d’autre que cela. Martin Scorcese