Kubrick “Life of Passion”

 

 

Né le 26 juillet 1928 Stanley Kubrick s’est éteint le 7 mars 1999, tandis qu’il livrait de justesse un montage de son treizième film à la Warner. Je vous invite à pénétrer ci-dessous, le temps d’une lecture, dans l’univers de celui qui est à mes yeux le plus grand cinéaste du 20ème siècle, l’un des plus respectés de la profession, de même que l’un des plus maniaques, l’un des plus épris de perfection. L’auteur d’une des œuvres les plus singulières et les plus fascinantes de l’histoire du cinéma.

 

 

Ce qu’il y a de mieux dans un film c’est lorsque les images et la musique créent l’effet. Je serais intéressé de faire un film sans aucun mots. On pourrait imaginer un film où les images et la musique seraient utilisées d’une façon poétique ou musicale, où une série d’énoncés visuels implicites seraient faits plutôt que des déclarations verbales explicites. Je dis on pourrait imaginer car je ne peux pas l’imaginer au point d’écrire vraiment une telle histoire, mais je pense que si cela se faisait, ce serait utiliser le cinéma au maximum. Il serait alors totalement différent de toute autre forme d’art. 

 

Stanley Kubrick

 

 

 

 

PASSION D’UNE VIE…LE CINÉMA  par John Anderton

 

Dans le cinéma, il n’y a jamais d’idées stupides. SK

 

C’est à l’orée des années 50 que Stanley Kubrick fait ses débuts dans le monde du cinéma, un monde qu’il ne quittera qu’à sa mort, un demi-siècle plus tard. Comme beaucoup de réalisateurs, Kubrick a débuté avec des courts-métrages, dont Flying Padre et Day of the Fight. Les deux sont des documentaires, l’un sur un boxeur, l’autre sur un prêtre. Dans certains de ses films ultérieurs, Kubrick adoptera un style de mise en scène proche du documentaire, comme dans la deuxième partie de Full Metal Jacket, par exemple. Son premier long-métrage, l’introuvable Fear and Desire, date de 1953. Kubrick le réalise avec très peu de moyens, s’occupant de tout sur le tournage, il est à la fois scénariste, réalisateur, producteur, monteur, et directeur de la photo. Il faut savoir qu’il n’a jamais suivi de cours sur la pratique du cinéma. Il fait partie de ces gens autodidactes qui ont tout appris sur le terrain. La seule expérience technique que Kubrick a pu pratiquer avant de se lancer dans la réalisation est celle de la photographie. Il travailla dans ses jeunes années pour le magazine Look et effectua des séries de photos extrêmement réputées pour leurs qualités. En 1999, un ouvrage regroupant de nombreux clichés du cinéaste, datant des années 1946-50, a été édité. Par la suite, Kubrick attachera d’ailleurs une importance capitale à la photo de ses films. La guerre est déjà le sujet de Fear and desire. Kubrick s’attache à suivre un groupe de soldats. Ils finiront par trouver une belle jeune femme qu’ils captureront et brutaliseront. Nous ne sommes pas très loin de la scène du viol au début d’Orange mécanique. Fear and desire n’a été que très peu diffusé après sa sortie, et, à la demande du cinéaste, il fut carrément retiré de tout circuit commercial et interdit lors de rétrospectives de son œuvre. Il a toutefois refait surface récemment, preuve qu’il existe toujours des copies du film. De plus, il faut signaler que Jan Harlan, dans son documentaire Stanley Kubrick A life in pictures, a inséré un court extrait de ce premier film. Si l’on ajoute à cela que certains biographes ont pu visionner cette œuvre ‘fantôme’, il est désormais évident que la disparition totale de Fear and desire, malgré de nombreuses rumeurs, n’est qu’une légende.

 

 

 

J’ai une certaine faiblesse pour les criminels et les artistes

ni les uns ni les autres ne prennent la vie comme elle est.

Toute histoire tragique doit être en conflit avec les choses comme elles sont… SK

 

 

 

En 1955, Kubrick réalise Le baiser du tueur ou Killer Kiss. Très court, ce qui ne sera pas le cas de la plupart des films suivants, ce deuxième essai est un polar. Encore ici, Kubrick se charge de tout. La photo de son film, particulièrement réussie, prouve déjà son talent de technicien. L’histoire n’est pas très originale, mais la maîtrise formelle de l’ensemble fait oublier les imperfections et les approximations de ce qui n’est encore qu’un ‘galop d’essai’. A noter que la fin du film, optimiste, fera presque figure d’exception dans la filmographie du cinéaste. L’opinion du cinéaste sur Fear and desire et Le baiser du tueur est la même dans les deux cas, il a toujours jugé ses deux longs-métrages assez maladroits. C’est en partie pour cette raison qu’à compter de son 3e film, Kubrick ne tournera plus que des adaptations de romans ou nouvelles.

 

 

 

 

C’est avec L’ultime Razzia ou Killing en 1956 que Kubrick se fait réellement connaître et s’impose comme un cinéaste prometteur. Ce polar est resté une référence du genre, et aujourd’hui encore est source d’inspiration pour Quentin Tarantino avec Reservoir Dogs, un clin d’œil à peine dissimulé au film de Kubrick. Ce long-métrage marque également la première collaboration de Kubrick avec James B.Harris son producteur et associé jusqu’en 1963, année où leurs routes se sépareront, Harris devenant lui-même réalisateur.

 

 

 

 

 

En 1957, Kubrick enchaîne avec Les sentiers de la gloire ou Paths and Glory, d’après le roman de Humphrey Cobb, basé sur une histoire vraie. On aurait pu imaginer que le réalisateur se cantonnerait dans le polar car c’était ce que laissaient présager ses précédents films. C’était mal connaître le personnage, il met ici en scène un drame de guerre particulièrement réaliste et dramatiquement très fort. Le film, peu glorieux pour l’armée française, l’action se déroule en 1916 pendant le premier conflit mondial, sortira 18 ans plus tard dans nos salles…Pour la petite histoire, l’Allemande qui chante à la fin du film deviendra l’épouse de Kubrick. Les sentiers de la gloire constitue le premier ‘scandale’ dans la carrière du cinéaste. Ce ne sera pas le dernier.

 

 

Les films historiques ont ceci en commun avec les films de science-fiction

Qu’on tente d’y créer quelque chose qui n’existe pas…SK

 

 

Pour la première fois depuis ses débuts de réalisateur, Kubrick est ralenti dans sa production, faute de trouver des financements suffisants. Les négociations sont difficiles avec les studios, d’autant que le duo Kubrick-Harris aspire à une certaine indépendance et une liberté de création. Ce ne sont pourtant pas les projets qui manquent avec « The German Lieutenant » dont le scénario, co-écrit par Kubrick, est disponible sur Internet, « Brûlant secret » d’après Stefan Zweig, qui passionnera le cinéaste…James B. Harris s’intéresse également à un roman de Vladimir Nabokov, ‘Lolita’. Dans le même temps, un tournage se profile pour Kubrick avec La vengeance aux deux visages, un western avec Marlon Brando dans le rôle principal. Le cinéaste et l’acteur collaborent étroitement à la préparation de ce film, mais, comme cela arrive lorsque deux fortes personnalités se croisent, ils ne tardent pas à se brouiller, et Kubrick est purement et simplement viré du projet. Du coup, c’est Brando lui-même qui assurera la réalisation, signant ainsi son seul film en tant que metteur en scène, un film unique qui fera date car c’est un western très réussi. Tandis que James B. Harris essaie d’acquérir les droits de ‘Lolita’, Kubrick est appelé en 1959 sur le tournage de Spartacus. Le jeune cinéaste, sans projet concret à l’horizon, répond à l’appel, lancé par l’interprète du rôle-titre, Kirk Douglas, déjà acteur principal des Sentiers de la gloire. Le comédien demande à Kubrick de remplacer Anthony Mann, qui avait débuté les prises de vue de cet ambitieux péplum. Cette expérience va être déterminante pour la suite de la carrière de Kubrick. Il réalise sur le tournage de Spartacus que faire un film dont il n’est pas le scénariste et le maître d’œuvre, Kirk Douglas, producteur de ce péplum, fut un ‘handicap’ pour Kubrick, occasionnant de fréquents conflits artistiques n’est pas un contexte qui lui convient pour travailler. Une pléiade d’acteurs prestigieux apparaissent dans le film comme Laurence Olivier, Charles Laughton, Tony Curtis, Jean Simmons, véritable super-production qui raflera plusieurs Oscars, et éloignera définitivement Kubrick du système hollywoodien traditionnel.

 

 

 

La mort est la seule liberté que connaisse l’esclave. SK

 

 

 

 

 

Stanley Kubrick s’exile en Angleterre pour tourner Lolita, dont Harris a finalement obtenu les droits. Réputé inadaptable, le roman de Nabokov est pourtant transposé à l’écran avec brio. Le film ne passe évidemment pas inaperçu, du fait de son sujet scandaleux…L’histoire d’amour d’un homme de quarante ans et d’une jeune fille mineure. Kubrick réussit habilement à en dire beaucoup sans franchir les limites de la décence. C’est d’ailleurs ce que le cinéaste regrettera le plus par la suite. Pour lui, Lolita aurait dû aller plus loin, surtout dans les rapports entre la jeune fille et son beau-père. Mais si l’on considère son année de sortie, le film est déjà bien ‘gonflé’. C’est dans Lolita que Peter Sellers, acteur de comédie surdoué, est pour la première fois dirigé par Kubrick. Chacune de ses apparitions est prétexte à un déluge de paroles et à un jeu du déguisement hors pair…C’est aussi avec ce film que la méthode Kubrick se met en place, il choisit un roman digne d’intérêt, travaille sur l’adaptation avec des scénaristes ou des romanciers, Nabokov est crédité pour le scénario de Lolita, bien que Kubrick ait apporté un gros travail sur le script, puis met en scène le tout avec soin. Ainsi, en 1962, la carrière ‘personnelle’ de Stanley Kubrick démarre vraiment, d’autant que Lolita est le troisième et dernier long-métrage produit par le duo Kubrick-Harris.

 

 

 

 

 

En 1963, Kubrick, désormais installé en Angleterre, produit seul et réalise Docteur Folamour ou Dr.Stangelove, une satire féroce sur la guerre froide. Le film est d’autant plus dérangeant que l’année précédente, aux Etats-Unis, le climat fut tendu à cause de la crise des missiles de Cuba. De plus, rappelons que c’est le 22 novembre 1963 que le Président John Kennedy est assassiné à Dallas. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la production puis la sortie de Docteur Folamour ont eu lieu dans un contexte politique assez agité. Vu le contenu du film, le résultat ne pouvait en être qu’encore plus dévastateur…Un général américain, paranoïaque et à moitié fou, est persuadé que les communistes ont organisé un complot contre les Etats-Unis, et décide de lancer une attaque aérienne contre l’URSS. Le film sombre peu à peu dans la folie pure. De plus, les extraordinaires compositions de George C. Scott et Peter Sellers qui joue 3 rôles différents participent au côté loufoque de cette oeuvre déconcertante, qui ose rire de situations dramatiques. D’ailleurs, le réalisateur voulait au départ traiter le film de façon sérieuse, mais il s’est vite rendu compte que cela ne fonctionnait pas, le résultat tombant dans l’absurde…Docteur Folamour est au départ, un roman très sérieux intitulé ‘Red Alert’ devient une féroce satire de politique-fiction avec le dénouement mémorable et ô combien pessimiste que l’on connaît !

 

 

Il y a un thème dont je suis conscient

et qui se retrouve dans tous mes films,

l’échec de la communication…SK

 

 

 

 

Après ce film, le dernier tourné en noir et blanc, silence pendant 5 longues années…Le titre du prochain Kubrick était pourtant connu, 2001, l’odyssée de l’espace, mais l’anecdote est célèbre, les gens ont fini par croire que ‘2001’ serait en fait l’année de sortie du film ! C’est que, pour la première fois depuis ses débuts, Kubrick s’est engagé dans une oeuvre d’une ambition rarement égalée à l’époque. Après avoir écrit le scénario avec le romancier Arthur C. Clarke d’après sa nouvelle ‘La Sentinelle’, le réalisateur travailla plusieurs années sur les effets spéciaux. Le résultat est que cette fresque tour à tour terrestre, lunaire et spatiale est d’une splendeur visuelle époustouflante, le scénario défie toute analyse, la musique classique se marie à merveille avec la valse des vaisseaux dans l’espace. A sa sortie, le film ne fut pas un succès colossal. Le public fut probablement décontenancé par cette oeuvre qui débute à la Préhistoire, et s’achève dans le futur ! Mais avec le temps et les reprises en salles, 2001: A space odyssey est devenu une oeuvre incontournable, un classique de la science-fiction qui obtint l’Oscar des meilleurs effets spéciaux cité dans presque toutes les listes des plus grands films de l’histoire du cinéma.

 



Innover, c’est aller de l’avant sans abandonner le passé. SK

 

 

 

Désormais prêt à s’attaquer à n’importe quel sujet ambitieux, Stanley Kubrick s’intéresse dès la fin des années 60 à son légendaire projet ‘Napoléon’. Fasciné par ce personnage historique haut en couleurs, le cinéaste accumule au fil du temps une masse impressionnante de documents sur la vie de l’Empereur, et cela lui permet d’écrire un long scénario. La préparation du film arrive à un stade avancé, des photos de décors potentiels sont rassemblées, les négociations avec les producteurs sont lancées…Mais la MGM, qui avait distribué 2001, ne veut pas soutenir le film, la dernière oeuvre cinématographique ayant mis en scène le célèbre Empereur ayant subi un échec commercial retentissant. Napoléon est donc repoussé, mais en aucun cas Kubrick ne renonce alors à le mettre en scène…En 1971, le cinéaste revient en force avec l’un de ses films les plus puissants, tant d’un point de vue narratif que d’un point de vue technique Orange Mécanique ou Clockwork Orange. Le film sera rapidement retiré des salles en Angleterre, et fait parler de lui partout où il passe. Pour la première fois, Kubrick, qui signe là son film peut-être le plus original au moins formellement, écrit seul le scénario, adaptation du roman de Anthony Burgess. Il produit le film pour la Warner, studio qui aura le privilège de distribuer à partir de cette date tous les films de Kubrick. Le réalisateur filme lui-même les plans ‘caméra épaule’, il supervise le montage, puis la promotion et l’affiche du film. Le moindre détail qui touche de près ou de loin ce nouvel opus est contrôlé par Kubrick. Malcolm McDowell, qui interprète Alex, ne se remettra jamais complètement de son rôle, et son image restera toujours liée à celle de son personnage. Tout le film baigne dans un climat d’extrême violence…En 1971, on n’avait jamais vu un tel déballage d’images-choc, mais au-delà de cela, le message de Kubrick reste toujours d’actualité aujourd’hui. Une oeuvre majeure, maîtrisée, qui confirme la place de Kubrick parmi les plus grands. Place qui ne sera pas remise en cause par la suite, bien au contraire…

 

 

 

A partir des années 70, et jusqu’à la fin de sa carrière, Stanley Kubrick va devenir de plus en plus exigeant, et pousser son souci de perfection jusque dans les moindres détails de la préparation de ses films. De plus, sa liberté est sans limite concernant la maîtrise et la gestion de ses projets, la Warner ayant par contrat accordé à Kubrick tous les moyens nécessaires pour mener à bien un tournage, du moment que le scénario ait été approuvé par le studio.

 

 

Après avoir de nouveau songé au projet Napoléon, le cinéaste contacta même Jack Nicholson pour lui proposer d’interpréter l’Empereur, puis pensé à réaliser un film érotique, Kubrick va finalement porter à l’écran un vieux classique de la littérature britannique, Barry Lyndon. Faut-il voir dans ce choix une ‘réponse’ à l’échec de sa nouvelle tentative de tourner Napoléon ? Toujours est-il que ce long-métrage prouve encore une fois l’éclectisme du cinéaste, puisque c’est une fresque historique se déroulant au 18e siècle que retrace le film. Ryan O’Neal et Marisa Berenson en sont les acteurs principaux. Chaque plan de Barry Lyndon, minutieusement élaboré, est une véritable splendeur, comparable à des tableaux de maîtres. Il fut d’ailleurs reproché à Kubrick le côté froid et contemplatif de ses images, au détriment de l’aspect ‘vivant’ des personnages. Ce tournage aura été l’un des plus longs du réalisateur en raison de la multiplication du nombre de prises, ajoutée à la maniaquerie de plus en plus poussée du cinéaste auront achevé de consolider sa réputation de perfectionniste. Il ira jusqu’à filmer certaines séquences en intérieur avec pour seul éclairage des bougies avec un objectif spécial mis au point par la NASA aura été nécessaire pour photographier correctement ces plans sophistiqués. Quatre Oscars récompenseront le travail technique sans précédent effectué sur Barry Lyndon. Encore aujourd’hui, très peu de films peuvent se vanter d’avoir atteint un tel niveau de réalisme dans la reconstitution historique, Barry Lyndon est non seulement l’un des plus beaux films de Kubrick, mais c’est aussi l’un des plus beaux de toute l’histoire du cinéma.

 

 

La question est de savoir si l’on donne au public

Quelque chose qui vise à le rendre plus heureux,

ou quelque chose qui corresponde à la vérité du sujet. SK

 

 

Après ce travail long et minutieux, le cinéaste va mettre 5 ans avant un nouveau film. Plus les années passent, plus le projet Napoléon devient une ‘Arlésienne’. Et comme à son habitude, Stanley Kubrick va ‘frapper’ là où on ne l’attend pas. Fidèle à son principe de ne pas faire deux films qui se ressemblent, il adapte un roman de Stephen King, maître de l’horreur et de l’épouvante avec Shining. Il faut croire que Kubrick était destiné à s’immiscer un jour dans le film d’horreur, il avait été pressenti pour réaliser L’exorciste tourné par William Friedkin. Kubrick adapte le roman, avec Diane Johnson, de façon assez libre ce qui ne plaira pas à Stephen King. Ils en tirent un scénario complexe, véritable jeu de miroirs et de fausses pistes. Jack Nicholson, qui attendait peut-être secrètement de jouer l’Empereur, accepte le rôle principal de ce film, et va livrer une composition hallucinante, qui apporte à elle seule une bonne part de l’aspect terrifiant du film. Citons ici l’image énoncée dans l’ouvrage de Tavernier et Coursodon « 50 ans de cinéma américain » qui rend vraiment hommage à Shining…Esthétiquement, le film est aux produits courants du genre ce qu’une Rolls Royce est à une 2CV. Tout est dit. La mise en scène de Kubrick écrase tout sur son passage, le travelling était peut-être la figure de style préférée du cinéaste. Avec ce film, cela devient une institution. A tel point que le travelling est à Shining ce que la violence est à Orange Mécanique. Ne rappelons que les plans qui suivent Danny sur sa voiture parcourant à toute vitesse tout un étage de l’hôtel. Sans utiliser un déferlement d’effets spéciaux, comme c’est souvent le cas dans ce genre de production, Kubrick réussit à installer un climat d’angoisse continuelle. Le film sort en 1980, et remporte un succès conséquent. Kubrick est passé dans un nouveau genre, le film fantastique, et il a, comme chaque fois, fait mouche. Passer derrière lui ensuite s’avère en général très difficile. Beaucoup ont jugé Shining comme étant un simple exercice de style de la part du cinéaste, mais peu importe ses intentions premières, le fait est qu’il a signé l’une des œuvres majeures du genre.

 

 

Un voyage qui descend profondément au cœur de la folie. SK

 

 

 

 

Au début des années 80, Stanley Kubrick s’intéresse pour la seconde fois à la science-fiction, il projette de travailler sur l’adaptation d’une nouvelle de l’auteur Brian Aldiss. L’histoire met en scène une planète Terre recouverte par les eaux et peuplée de robots. Le projet de Kubrick va s’appeler A.I. ‘Intelligence Artificielle’. Le cinéaste s’associe tout d’abord avec Aldiss pour l’écriture du scénario. Puis les deux hommes entrent en conflit avec leurs visions respectives de l’histoire divergent de plus en plus. La rupture est inévitable. Kubrick décide alors de passer à autre chose. C’est curieusement la guerre du Viêt-nam qui l’emporte…Le Merdier, roman de Gustav Hasford, va devenir à l’écran le douzième opus du Maître, Full Metal Jacket. Kubrick reconstitue le Viêt-nam dans la banlieue de Londres. Depuis longtemps déjà, il ne s’éloigne plus de chez lui pour tourner ses films. Le recrutement des acteurs se fait par visionnage de K7 vidéos envoyées par les intéressés. Lee Ermey, militaire de profession, est engagé comme conseiller technique sur le film. Il se retrouve bientôt dans le rôle du sergent-instructeur dans la première partie du film. Dans Full Metal Jacket, la violence de certaines scènes est d’un réalisme impressionnant, et le style documentaire de la seconde partie du film renforce le caractère réel des situations. Le film sort en 1987, et, fait curieux, Kubrick, qui fonctionne généralement en marge de ses collègues cinéastes, a porté son intérêt sur un sujet appartenant d’une part à un genre qu’il a déjà abordé, le film de guerre même s’il est vrai que Full Metal Jacket est assez éloigné des Sentiers de la gloire, d’autre part, la guerre du Viêt-nam a été traitée récemment par d’autres réalisateurs comme Michael Cimino Voyage au bout de l’Enfer et Francis Ford Coppola Apocalypse now à la fin des années 70, puis Oliver Stone Platoon, qui a précédé Kubrick d’un an seulement. Même un film comme Le maître de guerre en 1986 de Clint Eastwood, s’avère être très proche de Full Metal Jacket, au moins dans sa structure. Toujours est-il que, comme d’habitude, le nouveau Kubrick ne passe pas inaperçu. Son film fait date dans le genre. Pour l’anecdote, il faut signaler que c’est la propre fille de Kubrick, Vivian, qui a signé, sous le pseudonyme d’Abigail Mead, la musique originale du film, c’était déjà elle qui avait filmé le Making Of The Shining, un des rares documents montrant son père en tournage.

 

 

 

 

 

Après ce 12e film, Stanley Kubrick entre dans la plus longue période d’inactivité. 12 ans séparent ses deux derniers films, et il n’est pas facile de reconstituer ce sur quoi il travailla durant cette longue période. Le cinéaste effectue tout d’abord un retour en arrière, pour se replonger dans le projet A.I. On parle également d’une adaptation du magnifique roman de Patrick Süskind, Le Parfum. Le second projet est apparemment assez vite abandonné. Pour ce qui est de A.I., on commence à le voir comme un ‘second Napoléon’. Au début des années 90, pourtant, Kubrick semble enfin avoir trouvé un sujet ‘tournable’, l’histoire d’un petit garçon, accompagné d’une jeune femme, qui traverse la Seconde Guerre Mondiale. A l’origine, il s’agit d’un roman de Louis Begley, ‘Une éducation polonaise’, que le cinéaste va rebaptiser Aryan Papers. Des repérages sont effectués en Europe de l’Est, et le projet prend vraiment une bonne tournure, à tel point que la presse spécialisée annonce le tournage imminent du nouveau film de Kubrick. Mais au même moment, Steven Spielberg annonce qu’il prépare La liste de Schindler, et Kubrick se persuade alors que les deux films vont se ressembler. Peut-être se doutait-il également et surtout que Spielberg sortirait Schindler bien avant que lui-même n’achève Aryan Papers. Du coup, ce dernier projet passe à son tour à la trappe. Les rumeurs sur A.I. continuent de courir, mais Kubrick, en perfectionniste averti, préfère semble-t-il attendre que les effets spéciaux progressent encore.

 

 

 

 

Puis c’est le silence radio jusqu’en 1996, date à laquelle un communiqué de la Warner nous apprit ce qui suit…Stanley Kubrick va produire et réaliser Eyes Wide Shut pour Warner Bros, avec Tom Cruise et Nicole Kidman…une histoire de jalousie et d’obsession sexuelle…le tournage aura lieu à Londres. C’était donc officiel, Kubrick reprenait enfin la caméra, après neuf ans d’absence. Il s’est dit que Eyes Wide Shut était un film qui trottait depuis longtemps dans la tête du cinéaste, peut-être à cause des nombreuses rumeurs qui couraient à propos d’un vieux projet de film érotique que Kubrick avait envie de porter à l’écran. Toujours est-il que le tournage débuta dans les derniers mois de l’année 96. Mais ce que personne ne savait encore, c’est que le film allait devenir une véritable croisade pour ses participants. L’acteur Harvey Keitel quitta purement et simplement le plateau, remplacé par le cinéaste Sydney Pollack depuis longtemps ami de Kubrick. Tom Cruise fut rappelé bien après la fin officielle des prises de vue. Il devait retourner certaines scènes, et la comédienne Jennifer Jason Leigh, qui était engagée sur un autre tournage et ne pouvait donc plus revenir sur celui de Kubrick, fut purement et simplement rayée de la distribution et remplacée par une autre actrice. Au final, le film détient le record du plus long tournage de l’histoire du cinéma avec quinze mois de durée effective. Après de nombreux délais non respectés et des rumeurs plus absurdes les unes que les autres, une date de sortie du film fut définitivement arrêtée. Le 16 juillet 1999 aux Etats-Unis. Puis le 15 septembre, Eyes Wide Shut sortirait en France.

 

 

J’estime que ceci est essentiel…Si un homme est bon, de savoir par où il est mauvais et de le montrer. Si un homme est fort, de décider à quel moment il est faible et de le montrer. Et je crois qu’il ne faut jamais tenter d’expliquer pourquoi il en arrive là ou pourquoi il fait ce qu’il fait...SK

 

 

 

 

 

Le dimanche 7 mars 1999, tandis que la fin de l’ultimatum se rapprochait à grands pas, le drame s’abattit sur le monde du 7e Art…Stanley Kubrick décédait chez lui, apparemment dans son sommeil. Il allait sur ses 71 ans. Par un heureux hasard, le cinéaste venait juste d’achever le montage de son film, qu’il avait fait visionner à Tom Cruise et Nicole Kidman, ainsi qu’aux dirigeants de la Warner, et il avait même fourni une bande-annonce. Le film sortit comme prévu, et les critiques se défoulèrent. Eyes Wide Shut est un film a priori difficile à aborder, d’une durée de 2 heures 40, le rythme est très lent comme souvent avec Kubrick. Cette dernière oeuvre, qui ne ressemble à rien de ce qu’il avait fait auparavant, est difficile à classer dans un genre précis, contrairement à la plupart des autres opus du Maître. Une nouvelle fois, Kubrick prouvait ainsi une capacité de renouvellement rare dans la profession. A l’enterrement de Stanley Kubrick, des personnalités du cinéma étaient présentes comme Tom Cruise, Nicole Kidman, Steven Spielberg.

 

 

Un artiste ne finit jamais son œuvre, il l’abandonne.

 

Paul Valery



 

Stanley Kubrick est rentré de son vivant dans la légende, et est devenu un mythe du cinéma depuis son décès. Ce qui compte, c’est qu’il reste vivant pour tous les cinéphiles grâce à son œuvre, certes peu dense par sa quantité, mais d’une grande richesse et d’une immense ampleur par ses qualités.

 

 

 

 

KUBRICK, UN RÉALISATEUR AMÉRICAIN   

par Florence Arié

 

Comment passe-t-on d’essais sur l’art du sonnet et les poètes Spenser, Milton et Emerson à un livre sur Kubrick ? David Mikics…Mon dernier livre, il y a quatre ans, était une biographie critique de l’écrivain Saul Bellow. Il avait la même structure que celui-ci, sur Kubrick, mêlant présentation de la vie et de l’oeuvre. Quand j’étais étudiant à la New York University, j’ai suivi beaucoup de cours de Film Studies, avant de me spécialiser en littérature. Je donne tous les ans un cours sur le cinéma, où je fais découvrir aux étudiants des grands classiques, dont Kubrick. Je suis un fan de Kubrick depuis que j’ai été ébloui par 2001 (1968) à l’âge de douze ans.

 

Vous qualifiez l’état d’esprit de Kubrick de mélange entre le rationalisme européen du XVIIIe siècle et l’humour juif. Le premier transparaît clairement dans tous ses films, mais pourriez-vous expliciter en quoi ce dernier se retrouve, en dehors du Docteur Folamour (1964) ? Kubrick n’est pas vraiment un rationaliste du XVIIIe siècle, c’est plutôt qu’il réfléchit sur les excès auxquels mène la croyance en la raison, des formes de contrôle hypertrophiées et rigides, et une domination violente. Là-dessus, je suis le critique Michel Ciment. Mais Kubrick est aussi un réalisateur américain, qui revient constamment au thème de l’homme solitaire, de sa révolte machiste contre le système, et à la violence dangereuse et exaltée par laquelle passe cette renaissance. Sur l’humour juif, c’était un élément important de sa personnalité mais cela ne se voit pas beaucoup dans ses films. Sa femme raconte qu’il lui faisait penser au personnage de Tevye des nouvelles de Sholem Aleichem quand il levait les yeux au ciel. Il adorait Woody Allen, son réalisateur vivant préféré, avec Spielberg. Les films de Kubrick ont souvent un humour triste, très noir, que ce soit Orange mécanique (1972), Shining (1979) ou Full Metal Jacket (1987).

 

Vous formulez clairement quelques constantes kubrickiennes « dépeindre une maîtrise qui se dérègle », « parler de la liberté en montrant son contraire » ou encore la création de « documentaires mythologiques ». Selon vous, Kubrick revenait-il sciemment à ces thèmes et ces procédés en les appliquant à toute une palette de genres ? Le thème de la maîtrise qui se dérègle parcourt toute son œuvre. Dès L’Ultime Razzia (1956), nous assistons à l’échec d’un braquage réglé au milimètre et Les Sentiers de la gloire (1957) parle du carnage absurde des tranchées de la Première Guerre mondiale, alors que les généraux prétendent qu’il s’agit d’un plan de bataille parfaitement exécuté. Dans Docteur Folamour, l’idée de génie d’empêcher une guerre nucléaire grâce à la machine infernale tombe à l’eau à cause d’un homme. Dans 2001, HAL en vient à éliminer l’équipage pour éviter une erreur humaine. Orange mécanique critique le programme d’État de modification des comportements, la volonté de créer des automatismes socialement acceptables : il se révèlera impossible de contrôler le rebelle Alex. Comme on le sait, le début de Full Metal Jacket montre la transformation en profondeur des recrues en Marines, mais cette programmation s’effondre quand ceux-ci errent dans le bourbier vietnamien. La société secrète d’Eyes Wide Shut (1999) paraît impressionnante avec son air de secte orgiaque, mais au fond, le thème du film, c’est de montrer comment le couple parvient à échapper à la vision stérile et oppressive du sexe que présente cette secte.

 

Vous racontez que Kubrick faisait écouter des musiques aux acteurs pour les plonger dans la bonne atmosphère juste avant de tourner, pour que leur ton soit juste. Plus largement, pour vous, qu’est ce que l’essence du ton kubrickien ? Question difficile ! Il y a quelque chose de froid et de lucide chez Kubrick qui observe la vie et les émotions, non sans pitié.

 

 

 

KUBRICK, UN CINÉASTE DE NOTRE TEMPS



Passons à des questions plus précises sur quelques films. À propos du Docteur Folamour, le très sérieux Point Limite (S. Lumet) est sorti à peine quelques mois plus tard. Les deux films abordent les mêmes questions avec des tons diamétralement opposés. Pour vous, lequel saisit mieux l’air du temps de cet après crise des missiles de Cuba ? Point Limite, par sa sobriété, fait très bien passer l’extrême tension de l’Amérique de la guerre froide. Lumet montre l’énorme responsabilité qui pèse sur les épaules du Président, Henry Fonda, quand il ordonne la frappe nucléaire de New York pour répondre à l’attaque accidentelle de Moscou. D’une certaine façon, ce réalisme brut est plus effrayant que Le Docteur Folamour, qui dépeind la destruction du monde comme une absurdité, car à l’époque on parlait réellement de ces sujets comme si tout ça était logique. Lumet a bien saisi l’air du temps mais Kubrick saisit quelque chose de plus large, la folie rabelaisienne généralisée, comment l’armée était bouffie de postures machistes et de pseudo-héroïsme ridicule, l’absurdité des théories de Herman Kahn déblatérant sans sourciller sur les « mégamorts ». Il fallait à la folie nucléaire un cadre plus large que celui de Point Limite, et c’est ce que Kubrick a réussi à créer avec Docteur Folamour.

 

Interstellar de Christophe Nolan en 2014 se présente comme un hommage à 2001. La liste des références qu’il contient est longue, en commençant par sa structure même. Mais peut-on vraiment se montrer à la hauteur de 2001 ? Autrement dit, ce genre d’hommages n’est-il pas voué à décevoir ? Rien ne peut se montrer à la hauteur de 2001, ce tableau du sublime, de l’abandon et de l’harmonie dans les espaces infinis, ni des débats auxquels ce film a donné lieu, ce qui était nouveau en 1968 pour un film hollywoodien. Comme Interstellar, Ad Astra (J. Gray, 2019) doit beaucoup à Kubrick, qui a complètement révolutionné le film de voyage dans l’espace. Au-delà de ce genre, certains films adoptent la même ampleur cosmique, comme Tree of Life (T. Malick, 2011) ou reprennent les sentiments liés à une rencontre avec une intelligence extraterrestre, comme Premier Contact (D. Villeneuve, 2016). Malick et Villeneuve sont imprégnés du style cérébral et des grandes images envoûtantes de Kubrick mais ne les copient pas.

 

Vous comparez la scène du duel de Barry Lyndon (1975) à une confrontation à la Sergio Leone. C’est de l’ironie de votre part ? Ou de la part de Kubrick ? Je vois une grande similitude entre le duel qui oppose Barry à son beau-fils et les duels chez Leone, la scène s’éternise, produisant un plaisir devant cette tension ritualisée. Et la version électronique de la Sarabande de Handel qu’on entend pendant cette scène me fait beaucoup penser à du Ennio Morricone.

 

On oppose souvent Full Metal Jacket à Platoon (O. Stone, 1986), mais Kubrick s’est de toute évidence inspiré de The Boys in Company C (S. Furie, 1978) même première partie au camp d’entraînement, même R. Lee Ermey dans le rôle du sergent instructeur ordurier, même personnage principal rêvant de devenir journaliste. À votre avis, pourquoi ne parle-t-on jamais de ce flagrant plagiat ? Pour moi, ce n’est pas du plagiat. The Boys in Company C est un film intéressant. R. Lee Ermey y tient son premier rôle au cinéma et certains plans annoncent ce que Kubrick fera plus tard dans Full Metal Jacket, par exemple Ermey en sergent instructeur ordonnant l’extinction des feux aux recrues, qui se tiennent alignés de part et d’autre en sous-vêtements blancs. Kubrick a pris des idées dans The Boys in Company C et son film fait écho à certaines scènes. Mais les tons sont tout à fait différents, surtout dans la partie au camp d’entrainement, que Kubrick présente comme un monde extrêmement ordonné où les comportements sont robotisés. On ne voit pas cette transformation des hommes en machines à tuer dans Company C. Enfin, Full Metal Jacket s’inspire de très près du roman Le Merdier de Gustav Hasford, qu’il a adapté avec Michael Herr.



 

KUBRICK-HITCHCOCK, ALLER-RETOUR

 

 

Vous affirmez que Kubrick « voulait que son œuvre soit emblématique, au cœur de la culture. Se placer au cœur de cette culture, c’est-à-dire chercher à mettre le doigt sur quelque chose d’essentiel à son pays ». Dans Full Metal Jacket, les soldats filmés et interviewés par une équipe de télévision se mettent à blaguer, à faire comme s’ils tournaient « Viêt Nam, le film », en se distribuant les rôles de John Wayne, du Général Custer, des bisons, et en attribuant ceux des Indiens aux Vietnamiens. S’agissait-il pour Kubrick d’opérer une inversion de ce qui se faisait dans les années 70 : représenter la guerre du Viêt Nam par la métaphore des westerns, comme dans Soldat Bleu (R. Nelson, 1970) ? Était-ce une façon de montrer comment l’Amérique a tendance à se représenter son histoire comme un scénario de film ? La confrontation finale avec la tireuse vietnamienne rappelle un épisode classique de western où les Blancs sont assiégés par des Indiens difficiles à repérer. Et la tireuse porte de longues nattes qui font penser à une coiffure indienne. Comme les Indiens, les Viet Cong sont rusés, survivent en terrain hostile et mènent des attaques sournoises. Le chef de bataillon est surnommé Cowboy. Mais je ne trouve pas que l’analogie puisse être poussée plus loin.

 

Curieusement, vous rapprochez Eyes Wide Shut et La Mort aux trousses (A. Hitchcock, 1959), même si leur rythme et leur atmosphère n’ont rien à voir. En effet, dans les deux cas, le héros tente de reparcourir un chemin illusoire tout en se faisant manipuler. Peut-on trouver d’autres convergences entre Hitchcock et Kubrick, deux réalisateurs très indépendants qui par ailleurs ont tous deux traversé l’Atlantique avant d’entamer la seconde partie de leur carrière ? Oui, c’est vraiment une comparaison intéressante. Hitchcock et Kubrick mettent en scène des personnages à la merci d’une structure qui en fin de compte est l’oeuvre du réalisateur lui-même. Les personnages sont des pions, c’est très clair dans Eyes Wide Shut et La Mort aux trousses. Le héros est souvent piégé, et sa Passion nous est montrée à distance. Kubrick n’a pas comme Hitchcock le désir de se montrer ingénieux, l’envie de faire briller son humour et sa sophistication, mais il partage son besoin de contrôle. Leurs méthodes étaient très différentes. Hitchcock travaillait avec des storyboards très complets et il disait en plaisantant que pour lui, les tournages étaient ennuyeux. Il avait le don de tirer le meilleur des acteurs sans faire trop de prises ni de répétitions. Kubrick ne faisait pas de storyboards, n’arrêtait pas de reprendre les scénarios au fil des tournages et exigeait toujours des prises nombreuses. Mais comme Hitchcock, il s’abstenait de donner trop d’indications aux acteurs. Il disait juste : « On la refait ».

 

Comme vous le faites remarquer, la dernière réplique, très concise, du dernier film de Kubrick détonne par rapport à son style habituel « Baiser ! ». Le dernier plan du dernier Hitchcock (Complot de famille, 1976) est aussi très surprenant , avec Barbara Harris qui fait un clin d’oeil direct au spectateur. Que vous inspirent ces deux points finaux inattendus ? J’aime beaucoup Complot de famille, l’adieu de Hitchcock au cinéma, qui est bien plus qu’une pochade, c’est un plaisir de bout en bout. Ce film est conçu comme un parfait petit film hitchcockien. Au contraire, Eyes Wide Shut se veut une œuvre majeure. Kubrick le préparait depuis des décennies et pensait que ce serait son meilleur film. En tout cas, c’est son film le plus controversé. Quand j’annonçais que j’écrivais un livre sur Kubrick, presque tout le monde s’exclamait « Mais c’est quoi, ce dernier film ? Il est insupportable ! » Le clin d’oeil si espiègle de Barbara Harris à la caméra fait écho à une tradition du cinéma muet, comme quand Chaplin regarde la caméra à la fin de plusieurs films. Dans le cinéma muet, l’acteur s’adressait directement au public beaucoup plus volontiers que dans les films parlants, et je trouve vraiment charmant que Hitchcock, qui avait fait ses débuts avec le muet, y revienne. Cela fait aussi allusion à ses propres films, quand un personnage se révèle face caméra comme le professeur dans Les 39 Marches (1935), la mère à la fin de Psychose (1960). C’est un moment parfait. Quand Alice dit « Baiser ! » à la fin d’Eyes Wide Shut, on est sur le même registre. On sent bien qu’elle nous parle aussi à nous, elle résout le film, même si ce qu’elle dit est ambigu et déconcertant, aussi simple que soit cette réplique. Là encore, cela me fait penser à Chaplin qui à la fin d’Une vie de chien (1918), il est avec la fille, ils sont enfin heureux, et pourtant il nous jette un regard un peu inquiet tout en poussant un soupir de satisfaction. Dans tous ces cas, il s’agit d’un instant de surprise dans les toutes dernières secondes du film. Contrairement à la sympathique complicité avec le spectateur de Complot de famille, Alice suggère un niveau de sens supplémentaire. C’est tout et on n’en saura jamais plus.

 

Vous concluez que Kubrick a changé notre perception des images au cinéma. N’est-ce pas leur meilleur compliment que l’on puisse faire à un réalisateur ? C’est vrai. Il y a là deux aspects, le style de Kubrick, qui a influencé tant de réalisateurs, et qui est instantanément reconnaissable. Mais aussi le côté révolutionnaire de ses films, en tout cas de sa trilogie de la fin des années 60 et du début des années 70 Docteur Folamour, 2001 et Orange mécanique. Revenons à l’analogie avec Hitchcock, un réalisateur à l’influence considérable mais pourtant inimitable. Hitchcock a influencé le cinéma d’une façon plus subtile avec une humeur, un type de héros, une mécanique du suspense qui n’appartient qu’à lui. C’est pareil avec Kubrick, personne n’a réussi à l’imiter, mais de façon sous-jacente, son style fait désormais partie de la culture de tous les réalisateurs. Quand je regarde Le Nouveau Monde (T. Malick, 2005), je pense à Barry Lyndon. Quand je vois un Scorsese, je pense à Orange Mécanique. Ces réalisateurs se sont appropriés Kubrick.