Un homme complexe…

Elia Kazan est mort le 28 septembre 2003 en nous laissant son œuvre, très riche, largement analysée par ailleurs, et une controverse souvent évoquée dans ses grandes lignes seulement. En 1999 l’Académie des Arts et Techniques du Cinéma décide de décerner à Elia Kazan un Oscar à titre honorifique pour l’ensemble de sa carrière, en reconnaissance de sa longue carrière, remarquable et exceptionnelle, au cours de laquelle il a redéfini la notion même de cinéaste par la création de chefs d’œuvre du 7e art. Cette troisième statuette à titre personnel pour le réalisateur qui a vu sept de ses films couronnés par 20 Oscars au total, récompense votée de manière unanime par les 39 membres dirigeants de l’Académie, relance la polémique sur son attitude durant la Chasse aux sorcières qui a secoué Hollywood entre 1947 et 1953.

 

 

 

 

A PROPOS D’ELIA KAZAN  par Laurent FRAISSE

 

Ce dimanche 21 mars 1999, devant le Pavillon Dorothy Chandler qui accueille la cérémonie de remise des Oscars pour la dernière fois, 250 personnes manifestent leur désaccord, soigneusement séparées par un cordon de policiers des quelque 70 autres venus marquer leur soutien à Kazan. De son côté, le vieil homme de 89 ans préfère éviter le tapis rouge et arrive avec sa famille par une porte de service. Mais lorsque arrive le moment de la remise solennelle de sa statuette, la division se fait jour parmi les smokings et robes de soirées. Alors qu’Elia Kazan se dirige lentement vers la scène, accompagné par sa femme Frances, certains comme Nick Nolte ou Ed Harris préfèrent rester assis et ne pas applaudir contrairement à Warren Beatty, Kathy Bates, Karl Malden (à l’origine de la récompense), Meryl Streep ou encore Helen Hunt. Sur scène Elia Kazan n’en rajoute pas, il prononce quelques sommaires remerciements, louant « le courage et la générosité de l’Académie » puis reçoit l’accolade de Martin Scorsese et Robert de Niro avant de laisser la place pour la suite des festivités. Quarante-sept ans plus tôt il a donné des noms aux autorités à une époque où il était en train de devenir un réalisateur de premier plan après avoir acquis sa réputation à Broadway. Les plus virulents critiques dans son entourage n’ont d’ailleurs pas hésité à accuser Kazan d’avoir collaboré avec la Commission d’enquête sur les activités anti-américaines « pour garder sa piscine. » Est-ce que la réalité est aussi sordide que ça ? Elia Kazan est à l’origine un petit émigré d’origine grecque qui doit faire sa place parmi les grands américains. Son père le trouve trop rêveur, mais il finit par trouver sa voie au théâtre, d’abord comme acteur et assistant d’un directeur de salle, puis petit à petit il fait son chemin comme metteur en scène d’un théâtre moderne jusqu’à devenir la sensation de Broadway. Il signe alors un contrat avec la Fox, réalise quelques films pour se faire la main, fonde en 1947 l’Actor’s Studio avec Cheryl Crawford et Robert Lewis avant de pouvoir filmer en 1950 Un tramway nommé désir, une adaptation présentant sur grand écran l’intensité de la pièce et l’étendue de son travail sur la direction d’acteur.

 

1950, c’est aussi l’année où un certain Joseph McCarthy, sénateur du Wisconsin, décide de profiter du climat de psychose de ce début de Guerre Froide pour dénoncer l’infiltration des communistes à tous les niveaux de la société américaine. A Hollywood depuis les années 30, les luttes intestines entre les patrons des studios et les syndicats corporatistes, notamment des scénaristes, faisaient rage. En octobre, Joseph L. Mankiewicz à la tête du syndicat des réalisateurs, calme les velléités d’épuration anti-communiste, téléguidées par les studios et menées par de vieux réalisateurs conservateurs à la suite de Cecil B. DeMille. La liste noire paraît oubliée, mais la campagne médiatique de McCarthy vient jeter de l’huile sur le feu. La Commission d’enquête sur les activités anti-américaines (HUAC) augmente sa pression d’un cran et fait miroiter un acquittement pour ceux qui donneront des noms. Ce harcèlement intensif ne tarde pas à donner des résultats et plusieurs témoins appelés à clarifier leur situation finissent par craquer. Larry Parks est le premier, il donne onze noms. Sterling Hayden fait de même avec la promesse de pouvoir à nouveau travailler, puis suivent notamment Edward Dmytryk et Elia Kazan, tous deux au début de leur carrière de réalisateur. John Garfield lui, mourra d’une crise cardiaque juste avant son audition.

 

 

 

Parmi les manifestants devant le Pavillon Dorothy Chandler, Robert Lees, 86 ans, ancien scénariste blacklisté, affirmait que Kazan n’était pas obligé de donner des noms, qu’il aurait très bien pu continuer à travailler sans ça. Rien n’est moins sûr. Effectivement de nombreux scénaristes sur liste noire ont continué à travailler dans l’ombre ou sous un pseudonyme, certains profitant même de l’hypocrisie ambiante pour récolter des Oscars sous leur faux nom. C’est ainsi que Dalton Trumbo, un des fameux « 10 d’Hollywood » qui ont refusé d’avouer leurs liens avec le Parti Communiste, a reçu deux oscars en 1952 Vacances romaines et 1956 Les Clameurs se sont tues avant de retrouver son nom au générique en 1960 Spartacus et inaugurer ainsi la fin de la liste noire. En revanche, difficile pour un metteur en scène de travailler dans l’ombre. Est-ce que Kazan a le choix ? Oui, certainement : il peut décider de ne pas collaborer et de sacrifier alors sa carrière. En effet il a été membre du Parti Communiste américain et ne peut donc pas passer au travers des mailles du filet ; le FBI a des fiches détaillées et des agents dans la place comme Ronald Reagan par ailleurs président du syndicat des acteurs entre 1947 et 1952. A un moment Kazan doit se décider. Lors de sa première audition, il refuse de collaborer. Les dirigeants des studios lui expliquent clairement qu’il va ruiner sa carrière. Dmytryck, seul réalisateur parmi les « 10 d’Hollywood », fait le choix de parler en 1951. La pression est de plus en plus forte au fur et à mesure que les personnes citées viennent à leur tour témoigner. Il vaut peut-être mieux les devancer, avouer son passé et ses liens avec le Parti Communiste. Le 12 avril 1952 Elia Kazan prend cette décision, la décision d’un homme qui s’est toujours montré individualiste, prompt à s’adapter à un nouvel environnement, véhément dans son travail, mais aussi décision d’un homme en quête de reconnaissance. Kazan perd beaucoup d’amis. Parmi eux Arthur Miller à qui il avait présenté Marilyn Monroe, sa maîtresse à l’époque. Kazan se rappelle comment il lui a décrit l’état d’esprit dans lequel il a pris sa décision…J’ai dit que je détestais les communistes depuis plusieurs années et que je ne me voyais pas abandonner ma carrière pour les défendre. Est-ce que je faisais un sacrifice pour quelque chose en quoi j’ai cru ? Kazan a donné des noms et c’est tout ce dont on veut se souvenir, mais à l’époque, il a surtout perdu des amis après avoir acheté une pleine page dans le New York Times pour expliquer ses raisons et appeler à la délation au nom du patriotisme. Lorsque Sur les Quais rafle huit Oscars en 1955 dont le deuxième à titre personnel en tant que meilleur réalisateur, ses détracteurs sont confortés dans leur vision que Kazan a vendu son âme pour sa piscine. Le film, scénarisé par Budd Schulberg, autre délateur et ancien membre du Parti, suit en effet Marlon Brando qui finit par dénoncer amis et ennemis dans le cadre d’une enquête sur la corruption des syndicats de dockers.

 

D’un seul coup plus personne ne se souciait de mes convictions politiques, ou de savoir si mes histoires étaient difficiles ou prêtaient à controverse. Après Sur les Quais j’ai pu faire tout ce que je voulais. C’est ça Hollywood...Elia Kazan

 

Pour lui le cauchemar est terminé et l’on sait quels grands films il a pu faire par la suite. Ce qu’on ne sait pas c’est quelles carrières ont pu être brisées directement par sa faute… mais avant de juger Kazan, il nous manque simplement de pouvoir nous mettre à sa place, de faire face à un dilemme qui nous engage pour le reste de notre vie et surtout sans pouvoir tergiverser avec de grands principes moraux. C’est ce que dit Warren Beatty pour défendre celui qui l’a propulsé au rang de star en 1961, dix ans après Marlon Brando, avec La Fièvre dans le sang...Même si je peux penser comme vous qu’il a fait une erreur, ni vous ni moi n’étions là à l’époque.

 

 

19 films…30 ans de carrière…7 films++

 

 

 

 

 

L’érotisme au temps du code Hays qui incarnait la très stricte censure hollywoodienne jusqu’à la fin des années 60 était affaire de non-dits, de symboliques et de batailles. Un tramway nommé Désir demeure la plus éclatante victoire face aux interdits de l’époque, poussant jusqu’à la dernière limite ce qu’il était possible de montrer en 1952. L’association entre Tennessee Williams et Elia Kazan, née avec la pièce de théâtre, préserve l’essence du texte en usant de symbolique et en se reposant sur le jeu intense des acteurs. Louée comme l’une des performances les plus remarquables de l’histoire du cinéma, celle de Marlon Brando est toujours aussi impressionnante, son intensité animale crée un mélange d’attirance et de répulsion contribuant au malaise de l’œuvre. En contre-point, le jeu plus classique mais pas moins remarquable de Vivien Leigh décrit une Blanche Dubois à la frustration et à la folie insidieuses. Moite et étouffant, Un tramway nommé Désir persiste à fasciner et à désarçonner le spectateur. Si l’intelligence des descriptions psychologiques est toujours le grand point fort de l’œuvre, le cinéphile ne cesse de s’émerveiller devant les scènes entrées dans la légende. Brando, en t-shirt déchiré, poussant des hurlements primitifs « Stellaaaaaaa !! » est bien sûr l’une des images les plus mythiques du 7e art. Jean-Noël Nicolau

 

 

Il y a beaucoup de choses à l’origine de Viva Zapata, mais ce fut d’abord mon idée. J’étais allé dire à Steinbeck que je pensais à cet homme. Et John s’empara soudain du projet avec vigueur, cela l’intéressait. Mais il y avait quelque chose de plus profond et peut-être d’à peine conscient chez nous : nous cherchions tous deux une façon d’exprimer ce que c’était d’être de gauche et progressiste tout en étant anti-stalinien. Je crois que quelque part au fond de moi j’avais toujours cherché un sujet comme ceux des grands films soviétiques que j’aimais dans les années 30. J’avais depuis 1935 l’idée de faire un film sur Zapata, depuis que j’avais entendu parler de lui au cours d’un voyage à Mexico. Son dilemme tragique nous intéressait : une fois qu’on a pris le pouvoir grâce à la révolution, que faire du pouvoir et quelle sorte de structure construire ? Elia Kazan

 

 

 

 

 

Boxeur, il s’est couché dans un combat truqué. Docker, il a participé à l’assassinat d’un collègue sur le point de dénoncer leur syndicat mafieux. Mais en croisant le chemin d’un prêtre qui compare les ouvriers au Christ crucifié, le héros perdu aura une chance de se racheter. Et de trouver un amour miséricordieux en la personne de la sœur du docker assassiné. Inspiré de faits réels, ce scénario avait aussi une valeur très personnelle pour Elia Kazan, qui, en 1952, avait livré les noms d’amis communistes à la commission des activités antiaméricaines…Un traître aux yeux du monde.

 

 

 

 

 

 

Elia Kazan a 46 ans. Il vient d’achever Sur les quais, avec Marlon Brando. Pour le personnage de Cal Trask, le jeune mal-aimé du roman de Steinbeck, il pense à Paul Newman. Nicholas Ray a 44 ans. La Warner lui soumet l’idée de La Fureur de vivre, dont le rôle principal devait initialement revenir à Brando. Mais un autre comédien, émoulu comme Newman et Brando de l’Actor’s Studio, séduit les deux réalisateurs. Il s’appelle James Dean, et n’a encore que son joli minois pour séduire les foules. Très vite pourtant, l’acteur impose son style inimitable, entre improvisation et autisme apparent, faisant exploser sa violence de jeune adulte dans un corps d’enfant, poings serrés mais bras ballants. Une génération entière d’adolescents s’est retrouvée dans le mal-être et le besoin d’amour des héros incarnés par James Dean. La filiation entre les deux premiers films de l’acteur est d’ailleurs tellement évidente que le personnage de La Fureur de vivre s’appelle Jim Stark, en référence à Cal Trask, le héros d’À l’est d’Eden. Cinquante ans après la mort de « Jimmy », le mythe est pourtant attaqué de toutes parts. Peut-on considérer qu’un comédien a fait ses preuves en seulement trois films ? Reste que James Dean est devenu l’incarnation idéale de son époque. Pas de quoi en faire un grand acteur, mais une légende, certainement.

 

 

 

Kazan livre un film percutant et très riche sur son regard sur l’Amérique. Kirk Douglas est exceptionnel dans ce rôle difficile, aux multiples facettes, ancré à la fois dans un passé récent et dans son passé profond. Kazan, offre à son personnage, une fois débarrassé des oripeaux de la réussite à l’américaine, de vivre librement après une plongée dans sa conscience et dans son passé, Eddie en ressort mis à nu, mais libre. La part autobiographique du film est très importante, d’une part par son rattachement à l’immigration, on voit le père d’Eddie qui se souvient de son arrivée en Amérique. L’écho à Kazan lui-même se retrouve aussi avec la difficulté qu’a Eddie à accepter ce qu’il est et ce qu’il a fait…On retrouve là les regrets de Kazan concernant ses dénonciations lors de la chasse aux sorcières aux débuts des années cinquante, attitude qui hante plusieurs de ses films.

 

 

 

 

Les Visiteurs a toujours été un film important pour Elia Kazan, en dépit de l’indifférence qu’il a suscitée dans son pays. Tourné pour 175 000 dollars avec des acteurs inconnus. Les Visiteurs était une façon, pour Kazan, de se régénérer comme cinéaste, avant de passer le reste de sa vie à écrire. Pas sur la délation. On a souvent commis l’erreur de voir dans le thème central du film une référence directe à ce qui définit Kazan dans l’esprit des gens depuis 1952…La délation et longtemps refusé de voir la forêt pour cet arbre, la forêt étant l’état de santé mentale de l’Amérique. Film compact, très réussi visuellement, discutable sur certaines charnières dramatiques, mais pas sur l’ensemble. La force du film est évidemment qu’il n’a pas de thèse à ce stade de son extraordinaire carrière, Kazan aurait été le dernier à s’accrocher à une thèse, ainsi qu’il le faisait dans ses premiers films, tous estimés à l’époque et reniés depuis comme raides, faux et prévisibles. Or ici, si l’on sait dès le début ce qui va se passer, rien ne se passe comme prévu.

 

 

 

 

 

 

Dernier film d’Elia Kazan, réalisé en 1976 alors qu’il lui restait encore vingt-sept ans à vivre, Le Dernier Nabab est un film étrange et beau, douloureusement romantique, empreint d’une profonde mélancolie. L’action se passe pendant la grande dépression, au début de l’âge d’or d’Hollywood. Monroe Stahr le producteur apparaît. Étincelant d’intelligence dès qu’il parle de cinéma mais réservé, voire taiseux le reste du temps, il est d’autant plus séduisant qu’il semble inaccessible. Un soir, l’apparition furtive d’une jeune femme le sort de sa catatonie. Il se lance à sa recherche, la retrouve. Effrayée par l’attraction qu’il exerce sur elle, la jeune femme lui échappe, puis lui succombe, pour disparaître à nouveau…Dépassé, Monroe Stahr se retrouve victime du jeu d’illusionniste dont il était, jusqu’alors, le grand maître. Incapable de s’arracher à l’emprise de l’image qui l’a initialement séduit, sans aucune prise sur le réel, sur cette personne, sur leur amour. Et c’est tout son monde qui s’en trouve contaminé. Méditation sur l’existence et ses mirages, ce film au casting éblouissant s’avère, malgré lui, de manière cruellement prophétique, être un des plus beaux adieux au cinéma qui soit.