Après Hollywood, Martin McDonagh retourne à sa terre irlandaise et y retrouve Brendan Gleeson et Colin Farrell, son duo de Bons baisers de Bruges. Formidable tragédie sur l’absurdité de l’existence traversée d’un humour noir et violent, Les Banshees d’Inisherin est le plus beau film de son réalisateur.
Chef d’oeuvre de cinéma et de désespoir
par Marc-Aurèle Garreau
À un moment, il faut choisir. Prendre une grande respiration, et décider. C’est ce qui inspire Colm, un des protagonistes du film Les Banshees d’Inisherin de Martin McDonagh. Pour le pire, pour le meilleur, pour tout ce que la réalité apportera ensuite. Il faut décider maintenant quelle existence vivre, quelle histoire raconter, et que viennent les folies qui en suivront. En écrivant et en filmant la décision de Colm Doherty (Brendan Gleeson), musicien anonyme d’une petite île irlandaise qui décide de rompre totalement et du jour au lendemain avec son meilleur ami Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell), décision radicale et d’abord obscure, Martin McDonagh a choisi une folie. La folie d’un récit centré sur deux hommes et leurs animaux, sur une soeur et un idiot du village. La folie de l’année 1923, d’une toute petite île irlandaise, et d’un conte noire intemporel pour raconter une banalité. Mais dans cette banalité, si l’on suit l’auteur dans son pari, se trouve la sensation pure de la condition humaine. À cet égard, que cette intention soit entièrement consciente ou non, The Banshees of Inisherin est une oeuvre d’art totale et un des très grands films du 21ème siècle.
Martin McDonagh est un auteur dont les récits brutaux sont francs. Depuis Bons baisers de Bruges, sorti en 2008, il traite des mêmes thématiques. Au premier rang de celles-ci on trouve l’amitié, le suicide et la mort, dont le traitement s’ordonne dans un discours plus large qui a des airs d’essai tragi-comique sur l’absurdité de l’existence. Il y a ainsi une morale aux histoires de Martin McDonagh, avant tout parce que ses films sont construits comme des fables. Les Banshees d’Inisherin propose ainsi un bestiaire classique avec deux hommes, des animaux, une soeur (Kerry Condon), figure de princesse enfermée. Une autre femme, très âgée, à la nature mystérieuse (Sheila Flitton). Est-elle une banshee, créature féminine de la mythologie celtique ? Et puis il y a encore Dominic (Barry Keoghan), éternel enfant, idiot du village, amoureux déçu et peut-être personnage le plus sensible de cette fable noire…Pour donner une terre, des couleurs et un ciel à son récit, Martin McDonagh collabore de nouveau avec Ben Davis. Ce directeur de la photographie, qui a travaillé aussi bien chez Marvel que pour Clint Eastwood, livre des images pastorales sans lyrisme, des paysages aussi beaux qu’inhospitaliers. Les cadres que les deux hommes déterminent sont le plus souvent fixes, solides et patients. L’images de The Banshees of Inisherin est à la fois clinique et merveilleuse, tirant vers le réalisme un récit que les personnages portent eux vers le naturalisme. Autre enchantement, la composition originale de Carter Burwell, compositeur attitré de Martin McDonagh et des frères Coen, qui donne ici, comme il le faisait dans Bons baisers de Bruges, des mélodies d’abord légères et évanescentes, pour ensuite glisser dans les graves et devenir angoissantes, avec une justesse et une harmonie enivrantes.
On le voit d’abord ainsi, Les Banshees d’Inisherin est une comédie noire formidablement interprétée. Dans leur banalité si originale, dans les personnages si moyens qu’ils incarnent,Colin Farrell et Brendan Gleeson ne pourraient ni être moins, ni plus. Grâce à leurs compositions, mises en scène totalement par Martin McDonagh, on rit sincèrement et on s’émeut profondément, comme si le spectateur était le troisième ami invisible qui voit ses deux amis se déchirer sur un motif futile, ce qui est drôle, et en rester là, ce qui perce le coeur. Simple, efficace, Martin McDonagh rend ce voyage facile, avec des dialogues idéalement écrits déclamés par des personnages parfaitement caractérisés, jusqu’aux plus secondaires. Dans ce récit, Pádraic forme avec Colm un duo de clowns ratés, où le premier serait l’auguste et le second le clown triste. Leur rupture est d’abord amusante, et la bonhommie de Padraic, sa naïveté, sont cruellement comiques. Il ne comprend pas pourquoi Colm, avec qui il passe tous ses après-midis au pub, lui tourne brutalement le dos. Mais persuadé que ce n’est qu’une mauvaise passe, il ne mesure pas la radicalité de sa décision. En effet, fatigué de l’imbécilité heureuse de Pádraic et lassé, Colm menace de se couper un doigt à chaque fois que Pádraic viendra lui parler. Une menace d’auto-mutilation grave puisque Colm est violoniste…Et qui, parce que McDonagh est un maître de l’irruption brutale de la violence, à la manière de Quentin Tarantino, va être mise à exécution….
Dans Les Banshees d’Inisherin, Colm se confesse plusieurs fois et confie au prêtre ses états d’âme. Celui s’inquiète de son degré de désespoir, et conséquemment d’un potentiel suicide. Comme dans Bons baisers de Bruges, ainsi que dans 7 psychopathes et 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance, le suicide est une thématique centrale, directrice sur le plan dramatique. Et la raison en est le désespoir qui fait la matière de tous les films de Martin McDonagh. Pour comprendre quelle fable est Les Banshees d’Inisherin, et parce qu’elle concerne ces deux amis incarnés par Brendan Gleeson et Colin Farrell, il faut revenir à une des plus belles séquences de Bons baisers de Bruges. Celle où Ray (Colin Farrell) se prépare à aller dîner avec Chloë (Clémence Poésy) et, alors qu’il essaye d’ajuster sa chemise, transmet un manque de confiance terrible et un désespoir abyssal. Ken (Brendan Gleeson) le regarde, d’abord amusé, puis inquiet quand il ressent le malheur de Ray. Ce dernier conclut alors par un déchirant « À quoi bon… ».
Les Banshees d’Inisherin, fable noire qui a été écrite pour Colin Farrell et Brendan Glesson, semble né de la sensation de cette séquence de Bons baisers de Bruges, de l’échange imparfait et silencieux entre eux sur l’absurdité tragique de leur existence à ce moment précis. Les Banshees d’Inisherin entretient un rapport très intime au premier film de Martin McDonagh, et beaucoup d’autres scènes se font écho. Les deux films parlent en effet du désespoir d’un homme face à l’absurdité de l’existence, et de l’acceptation de cette absurdité par un autre.
Colin Farrell, et c’était alors le cas à l’époque pour Bons baisers de Bruges, livre avec Les Banshees d’Inisherin sa plus grande performance. Il a déjà reçu la Coupe Volpi à la 79e Mostra de Venise, sa plus prestigieuse récompense reçue après le Golden Globe en 2009 pour Bons baisers de Bruges. Son talent unique pour traduire l’abattement prend ici une mesure monstrueuse. Sa capacité à couvrir tout le spectre de l’émotion du bonheur le plus enfantin au désespoir le plus total, est ici mise entièrement à l’épreuve, avec une réussite totale. On retient parmi d’autres une séquence formidable, celle d’un dialogue avec Colm où Pádraic, ivre, vient le pousser dans ses retranchements. Colm lui explique alors qu’il souhaite maintenant se consacrer seulement à sa musique. Parce que la musique reste, parce qu’on se souvient des grands musiciens, il cite alors Mozart, et que le sens de la vie n’est pas de vivre au jour le jour et se pinter au pub. Pádraic se lance alors dans un éloge de la gentillesse, expliquant qu’il se souviendra lui toujours de la gentillesse de sa sœur, de ses parents, que lui-même se sait gentil, et suggère que la gentillesse vécue, finalement, vaut bien toutes les grandes œuvres.
Sur le rivage cette petite île à peine fictive (Inisherin fait référence à l’île du comté de Galway nommée Inisher), où ils entendent parfois et aperçoivent les canons et les fumées de la guerre civile, Colm et Pádraic vivent deux misères. Une misère concrète, comme les deux vagabonds d’En attendant Godot de Samuel Beckett sur leur route de campagne, misère qui porte en plus de ceux de la guerre les stigmates de la Grande Famine survenue entre 1845 et 1851. Une misère métaphysique ensuite, aussi comme les deux personnages de Beckett, devant l’absurdité répétée de leur quotidien, devant la petitesse anonyme de leur existence, prison dont on ne s’échappe jamais. Grand auteur d’un théâtre d’humour noir absurde, Martin McDonagh réussit avec Les Banshees d’Inisherin une immense fable universelle sur l’absurdité de l’existence. Tout en aimant autant Colm que Pádraic, il suggère cependant un penchant vers Pádraic qui, peut-être parce qu’il n’a pas les moyens intellectuels de souffrir autant que Colm, est en paix avec son absence de destinée. Aimer son ânesse naine Jenny, être avec son ami, vivre sous le même toit que sa soeur, le comble entièrement. Ainsi, à la manière dont Albert Camus examinait le mythe de Sisyphe, condamné dans la mythologie grecque à pousser éternellement un rocher au sommet d’une montagne qui redescend toujours, Martin McDonagh nous dit qu’il faut accepter cette absurdité, accueillir en nous cette grande tristesse, et alors « imaginer Pádraic heureux ».
ENTRETIEN AVEC MARTIN MCDONAGH
par Marc-Aurèle Garreau
Les Banshees of Inisherin est une histoire de désespoir et, avec les deux mêmes acteurs, elle entretient plusieurs similitudes avec celle de Bons baisers de Bruges. Notamment concernant la séquence où Ray se prépare à aller dîner avec Chloë…Je le pense, oui. J’aime cette séquence de Bons baisers de Bruges, sa tristesse, la manière que Colin a de toucher son visage. Il y a du désespoir dans cette scène, et beaucoup de ce qu’il y a dans Les Banshees d’Inisherin est à propos du désespoir, même si c’est le plus souvent sous-jacent. Le désespoir de Colm (Brendan Gleeson) est en partie à l’origine de sa rupture avec Pádraic (Colin Farrell). On en a beaucoup parlé avec Brendan, « pourquoi fait-il ça ? », « pourquoi est-il si dur ? ». D’une certaine manière, s’il ne rompt pas avec Pádraic, il pourrait se suicider. Ainsi, cette rupture est la meilleure option pour lui, plutôt que de succomber au désespoir.
Cette histoire est très particulière mais porte peut-être une leçon universelle. Peut-on la formuler ainsi…Nous sommes tous des individus écrasés par la solitude et coincés sur une petite île ? Il y a de ça ! Dit comme ça, ça sonne comme un film très triste. Mais oui, cette réflexion fait partie de ce périple. C’est lié à cette question qui surgit, alors qu’ils sont au pub : « est-ce qu’on perd notre temps ? », « est-ce qu’il est préférable d’être gentil et de ne pas être un artiste ? », ou alors « faut-il être un insupportable con pour être un artiste ? ». Tous ces différents aspects de la question « que fait-on sur cette terre ? » sont légitimes et intéressants, et j’espère que c’est ce qui rend, d’une certaine manière, Les Banshees d’Inisherin unique.
C’est votre troisième film avec Colin Farrell après Bons baisers de Bruges et 7 Psychopathes, que percevez-vous en lui ? Sa sensibilité, sa vulnérabilité. À l’écran, et dans la vie. Ce qui est certain c’est, qu’à l’écran, il n’a pas peur d’incarner un homme faible, timide, ou sans éducation. Il n’a pas l’ego d’une star de cinéma, ou en tout cas il n’est pas l’image qu’on se fait d’une « star de cinéma ». Il est capable de capturer l’authenticité d’un être humain, quelqu’un avec ses failles, ses problèmes. Dans la vie, j’aime passer du temps avec lui. Il est drôle, il est intelligent, il est gentil…Les Banshees d’Inisherin aborde cette bonté et cette gentillesse en tant que valeurs. Est-ce suffisant ? Sont-elles surestimées ? Sous-estimées ? Colin possède toutes ces qualités.
On trouve souvent une personne de petite taille dans vos films, et une référence y est faite dans Les Banshees d’Inisherin. Est-ce parce que dans l’histoire de la fiction et la mythologie ils occupent souvent une fonction importante ? Oui, c’est en partie pour cette raison qu’il y a cette référence au début du film. Mais l’ânesse dans Les Banshees d’Inisherin, Jenny, est une ânesse naine, donc techniquement il y a bien un être de petite taille dans ce film aussi !