2021-Ivresse choisie…

L’accident s’est produit en 2019, alors que sa fille se rendait au Danemark avec sa mère, Maria Walbom, après un séjour à Paris. Pendant le trajet sur l’autoroute, sa voiture a été heurtée par une autre dont le chauffeur parlait au téléphone. Ida Vinterberg, 19 ans, est décédée sur le coup, tandis que la mère a pu se remettre des blessures du tragique accident. L’événement a fortement secoué la famille et a arrêté indéfiniment la réalisation du film jusqu’à ce que le réalisateur décide de reprendre la production. Thomas Vinterberg a livré un discours poignant en recevant cette nuit l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour Drunk. Après avoir avoué qu’il rêvait de remporter ce prix depuis son enfance, il a remercié plusieurs personnes qui ont travaillé sur ce film, ainsi que sa femme, avant de livrer un discours très personnel et émouvant. En remerciant Mads Mikkelsen, qu’il félicite pour sa performance, sa voix se brise, et il explique, au bord des larmes, qu’il n’oubliera jamais qu’il a été là quand sa fille Ida est décédée dans un accident de voiture, quatre jours après le début du tournage de Drunk. Un drame qui l’a profondément éprouvé.

 

On souhaitait faire un film qui célébrait la vie, et là, l’impensable s’est produit. Un accident de voiture lui a coûté la vie, quelqu’un qui était sur son téléphone. Elle nous manque, je l’adore. Elle devait jouer dans le film. On a fini par le faire pour elle, comme un monument à sa gloire. Ce film, c’est un miracle, et Ida, tu fais partie de ce miracle. Peut-être as-tu tiré les ficelles, quelque part ? Cet Oscar est pour toi. Merci.

 

 

 

BAFTA du meilleur film en langue étrangère et l’Oscar du meilleur film étranger.

 

« Je ne bois jamais avant le petit-déjeuner. » La citation est de Churchill, qui a largement contribué à la victoire contre l’Allemagne nazie, tout en étant dans un état d’ébriété aussi important que permanent. De grands intellectuels, artistes et écrivains, comme Tchaïkovsky ou Hemingway, ont également trouvé le courage et l’inspiration au fond d’un verre. Nous connaissons tous le sentiment de l’espace qui s’agrandit, de la conversation qui prend de l’ampleur, et des problèmes qui disparaissent à mesure que l’on boit de l’alcool.

 

Le réalisateur danois Thomas Vinterberg, 51 ans, en a écrit le scénario à l’origine une pièce de théâtre en partant du principe qu’un grand nombre d’exploits historiques avaient été accomplis par des gens régulièrement imbibés d’alcool, la substance même qui détruit chaque jour des milliers de vies et de familles.

 

Le film a toujours été destiné à être une affirmation de la vie et plein d’amour, brut dans une certaine mesure, mais la tragédie qui est arrivée dans ma vie a rendu tout ça très vulnérable et à vif. Le réalisateur a pu compter sur ses amis proches qui incarnent les quatre professeurs soûlographes, dont l’ancien méchant de James Bond Mads Mikkelsen. Ils ont passé le tournage à faire…Tout ce qu’ils pouvaient pour me faire rire dans de telles circonstances…Il y avait tellement d’amour sur le plateau, et je pense que ça se voit à l’écran. C’est en pensant à sa fille Ida, qui devait jouer la fille de Mads Mikkelsen dans le film, que Thomas Vinterberg a eu cette inspiration. Les propres amis de sa fille figurent dans “Drunk”, où des élèves prennent part à un joyeux concours de boisson au bord d’un lac.

 

Pour les aider à s’imprégner de leurs rôles, le réalisateur a servi de l’alcool aux acteurs durant les répétitions, et tous ont regardé avec attention des vidéos russes sur YouTube pour apprendre à quoi ressemble l’ébriété extrême. Sur le plateau, tout le monde était sobre:…Ils devaient jouer la comédie, et je crois qu’ils l’ont bien fait.

 

 

 

 

POURVU QU’ON AIT L’IVRESSE   par Hugo Mattias

 

Le film démarre en trombe, au rythme d’une course lycéenne d’un genre un peu particulier. Dans cette compétition, l’alcool tient à la fois lieu de carburant (on boit à la moindre occasion), d’obstacle (on doit s’arrêter régulièrement pour vomir) et de récompense (la fête se prolonge ensuite en ville, une bouteille à la main). À cette ivresse de la jeunesse succède brusquement un générique d’une parfaite sobriété, dont le silence n’est rompu que par le bruit d’un liquide qu’on verse lentement dans un verre. Réduit à un écoulement morose, dans un contraste saisissant avec la cacophonie de la scène précédente, l’alcool est soudain devenu triste. Un décalage qui résume bien l’esprit du film de Thomas Vinterberg et son propos. Drunk se concentre sur quatre professeurs vieillissants, Martin, Tommy, Peter et Nikolaj, alors que les lycéens du début sont vite relégués à l’arrière-plan, symboles d’une ambition et d’une joie de vivre perdues. Pour enfoncer le clou de cette mélancolie, le réalisateur place son film sous le patronage de Kierkegaard en mettant en exergue une citation du philosophe danois : « La jeunesse ? Un rêve. L’amour ? Ce rêve ». Le scénario s’intéresse plus particulièrement au personnage de Martin (Mads Mikkelsen), dont la dépression latente donne lieu à une série de vignettes d’une absurdité tragicomique, notamment lorsque ses propres élèves sont amenés à lui rappeler le contenu du programme scolaire, puis le convoquent pour lui demander de se mettre au travail. Plus généralement, toute la première partie du film est habitée par un sentiment diffus d’étrangeté, renforcé par une lumière très crue et par le choix d’une mise en scène calquée sur la subjectivité du personnage : longue focale pour souligner le caractère nébuleux de sa perception, doublée d’une caméra à l’épaule pour mimer l’instabilité d’un rapport douloureux au monde et aux autres. Martin se laisse ainsi flotter dans une sorte de rêve éveillé, une routine marquée par un égarement des sens qui prépare déjà le terrain à l’irruption de l’alcool, puis de l’alcoolisme. Lorsque les quatre professeurs décident de vérifier une théorie selon laquelle l’être humain devrait compenser quotidiennement un important déficit d’alcool dans le sang, l’absurdité des règles qu’ils se fixent (ne boire qu’au travail, augmenter sa consommation jusqu’à atteindre son taux d’alcoolémie « idéal », etc.) ne fait que prolonger, en le redoublant, le non-sens de leur quotidien.

 

Pour les quatre hommes, ce choix de l’ivresse prend l’allure d’un simulacre d’expérience scientifique car il s’agit de se saouler pour « rassembler des données ». Cette posture s’étend au film lui-même, qu’on pourrait qualifier de « film-expérience », et plus largement au cinéma de Vinterberg, qui nous a habitués à de petites fables en vase clos, avec des personnages-cobayes et une morale pessimiste. Si les ingrédients sont globalement les mêmes, Drunk se distingue toutefois d’un film comme La Chasse, qui se caractérisait par un surplomb et une misanthropie assez déplaisants. Ici, le récit avance au même rythme que son héros, à tâtons, ouvrant le champ à la drôlerie et à une légèreté bienvenue. Mais c’est aussi la limite du film, qui expérimente en même temps que ses personnages et, comme eux, semble bien en peine de tirer des conclusions. De ce point de vue, le recours liminaire à Kierkegaard, défenseur d’une primauté de l’expérience pratique sur une sagesse théorique, n’est sans doute pas innocent. Vinterberg s’approprie les concepts du philosophe existentialiste sans pour autant en accepter toutes les implications.

 

Le scénario ménage pourtant une place à l’hypothèse d’un alcoolisme heureux, embrassant pour un temps les illusions de ses quatre protagonistes, qui se réclament sans cesse de buveurs illustres tels que Churchill ou Hemingway pour justifier leur propre addiction. C’est sur cette crête inconfortable que Drunk s’avère le plus séduisant, dans le pur plaisir du déraillement qu’il produit et dans le paradoxe d’une trajectoire rédemptrice qui ne passerait pas par le dessillement du héros, mais au contraire par son renoncement à toute forme de lucidité. Dans sa deuxième moitié, le film reprend malheureusement le chemin plus prévisible du drame conjugal, des disputes hystériques et du deuil, tout en refusant de porter un jugement définitif sur l’expérience conduite par ses personnages. Il se tient alors dans un flottement peu convaincant, comme si Vinterberg voulait faire tenir dans un seul geste l’éloge de l’ivresse et la prévention contre les dangers de l’alcoolisme. Fable sans morale, Drunk s’achève sur un numéro d’équilibriste assez représentatif de ses limites. Nos héros dégrisés croisent la route de leurs anciens élèves, tout juste diplômés et décidés à célébrer pleinement leur réussite. Masquant l’impasse de son scénario, le film organise alors un climax d’une efficacité tape-à-l’œil, une synthèse utopique et éphémère entre l’innocence des uns et la maturité désabusée des autres. La fête culmine dans une danse à l’euphorie communicative, où le corps de Martin retrouve soudain la souplesse et les mouvements de sa première jeunesse. Un formidable numéro d’acteur qui fait diversion quelques minutes, avant qu’un arrêt sur image ne fige le corps du personnage dans un saut vers la mer, à égale distance de l’élévation et de la chute, en parfaite symbiose avec le statu quo derrière lequel se retranche le film.

 

 

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC THOMAS VINTERBERG

 

Le réalisateur de FESTEN et LA CHASSE revient sur ce long processus de gestation du film, sa collaboration avec le scénariste Tobias Lindholm et le comédien Mads Mikkelsen, sur les choix scénaristiques qui se sont imposés, et se confie sur sa peur de la routine qui vampirise le quotidien.

 

Lors de notre dernière entrevue, vous évoquiez déjà ce projet de film en forme de « célébration de l’alcool ». On imagine aisément que celui-ci a évolué en cours d’écriture, notamment avec la participation du scénariste Tobias Lindholm…Comme vous dites, cela a commencé par l’idée de célébrer l’alcool. Une provocation quelque part. Mais je suis devenu curieux sur cette substance autorisée par la loi, qui peut transcender les personnes. De grandes décisions ont été prises sous l’emprise de l’alcool, par de grands leaders de ce monde. Mais cela peut aussi détruire des familles. J’avais l’ambition de faire un film sur le fait de vivre. Ces quatre hommes en sont à un moment de leur vie où ils sont figés dans la répétition, affublés par le manque de curiosité, d’inspiration et de prise de risques. Avec toute l’amertume qui en découle. Ils se battent pour reprendre possession de tout ça. J’espère que c’est un film d’affirmation de la vie.

 

Le film peut toucher peu importe l’âge que l’on a, même si l’on est plus jeunes que les protagonistes à l’écran…Au Danemark, de jeunes adolescents sont même amusés par ces enseignants alcoolisés…Mais, il y a de nombreuses familles qui subissent les ravages de l’alcool, aussi. Il y a deux films en un.

 

Pouvez-vous nous parler du processus d’écriture avec Tobias Lindholm, que vous retrouvez une nouvelle fois ? Je suis arrivé avec l’idée. Nous travaillons comme une équipe de cyclisme. J’ai lancé le processus. Parfois, j’écris dix pages sans regarder en arrière, sans me relire ou supprimer des passages. Il repasse derrière. Et inversement. Nous avons passé beaucoup de temps à nous réunir, à discuter de ce que l’on pose sur papier, du concept du film. Tobias c’est un peu l’homme qui nettoie. Tandis que je suis plutôt celui qui pourrait tout jeter à la poubelle. Ce film a été difficile à écrire, avec le sentiment que l’on n’atteindrait pas notre but. Il faut épurer beaucoup de choses. J’avais plein d’idées mais que l’on n’a pas toujours pu conserver, parce qu’elles étaient maladroites. Il y a avait un élément de naïveté. On voulait atteindre une certaine véracité, sans trop teinter le film.

 

On a presque envie de vous demander si vous avez bu en travaillant…Nous n’avons pas servi d’alcool sur le tournage. Mais on a bu de l’alcool durant les répétitions. On a beaucoup ri en faisant les essais. Normalement, on dissimule les choses lorsque l’on joue. Si l’on est amoureux, on la joue assez cool. Quand on est ivre, on tente de ne pas montrer que l’on est, en se tenant bien droit. Cela fonctionne plutôt bien… jusqu’à 0,8% où ça devient beaucoup plus expressif. Et puis il y avait la question pratique. Quand on est à ce taux d’ébriété élevé, on tombe plus facilement, on ne pense pas forcément à se protéger. Nous avons engagé des doublures pour ça. Jouer un personnage ivre à l’écran est en fait assez délicat pour ne pas trop en faire. Et puis, les yeux vous trahissent. Nous devions mettre des gouttes dans les yeux des acteurs pour simuler leur ébriété. Ce n’était pas très agréable pour eux d’ailleurs…

 

L’alcool est généralement utilisé au cinéma, et en narration de manière générale, pour dire quelque chose socialement d’un personnage. Mais dans Drunk, l’alcoolisme est retiré de tout caractère social, plutôt comme un mantra. D’où vous est venue cette approche philosophique ? Ecrire sur l’alcool, ce n’était pas facile. J’étais conscient de sa dimension dramatique. Puis j’ai réalisé que ce n’était pas un film sur l’alcool mais prendre des risques dans une vie répétitive. J’ai ainsi voulu que ce soit des enseignants qui réalisent une expérimentation. De 2013 à tout récemment, je ne savais pas comment mettre en forme cette idée de film sur l’alcool. Quand j’ai pris conscience de la dimensuon humaine, cela a commencé à fonctionner. L’élément de répétitivité s’insinue dans la vie de chacun. Encore plus lorsque l’on est enseignant…

 

Je n’ai pas de mal à l’imaginer…Les enseignants de véritables héros. Ils se prennent des chocs chaque jour. Si l’on montre un brin de faiblesse, on se fait dévorer. Cela fonctionnait très bien d’en faire des enseignants. La répétition est un ennemi qui donne naissance à la paresse.

 

Il faut se réinventer constamment. Pour ne pas tomber dans la routine…Exactement. Et même en ce qui me concerne. Je peux enchaîner parfois les interviews et redire des choses similaires…Et il y a cette peur de tourner en rond.

 

Vous retrouvez Mads Mikkelsen et lui offrez à nouveau un rôle formidable…Qu’est-ce qui vous plait chez ce comédien et l’aviez-vous en tête dès l’écriture ? Oui. J’ai écrit le film avec mes quatre acteurs en tête. Ce sont tous mes amis. On les appelait par leur prénom jusqu’à quelques semaines du tournage. On a du leur trouver un prénom pour le film car ces personnages que l’on voit à l’écran n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont dans la vraie vie. Mads Mikkelsen n’est pas enseignant, il a une belle vie, très confortable. J’aime écrire pour des gens que je connais, j’aime ça. Maintenant, ils ont tous une belle carrière et ils ont besoin d’un scénario achevé avant d’accepter.

 

Au sujet de la dernière scène, est-ce que votre intention de profiter de sa formation de danseur s’est manifestée très en amont ? Je voulais représenter combien le fait de boire peut être libérateur. Et Mads sait danser. J’ai toujours voulu le faire danser. J’ai travaillé énormément pour conserver cette scène dans le scénario. Plusieurs fois, Tobias et moi avons douté. Il ne fallait pas que ça fasse « trop ». La chorégraphie de la scène traduit bien l’état d’esprit du film. Il danse un peu, puis se retire. Il danse à nouveau davantage, puis se retire…Et finalement, il s’abandonne complètement. Ce fut un peu comme ça que nous avons écrit le film avec Tobias finalement.

 

 

 

 

Toujours vers la fin du film, il y a cette utilisation de cartons pour mettre le spectateur dans la confidence des échanges de SMS du personnage de Mads avec son épouse. Quelles étaient vos intentions ? J’ai voulu faire une scène sur ce rapprochement…Cela ne marchait pas. Soit on faisait cette scène, soit on faisait celle de la danse. J’aime l’effet méta de cette séquence. On a un homme qui perd un ami, et qui retrouve sa femme. C’est lui m’intéresse à ce moment là et ce qu’il ressent. Je n’avais finalement pas besoin d’elle dans la scène…

 

Et pourtant quelques mots à l’écran produisent un véritable effet bouleversant…Est-ce que vous parlez de ce dialogue ? Je suis content si cela fonctionne. J’ai beaucoup bataillé pour trouver le juste équilibre. On a reçu de très belles critiques sur le film mais certaines regrettaient qu’on ne ressentait pas l’histoire d’amour. Je ne comprends pas trop…Quand il reçoit ces messages, on grandit avec lui. Leur amour résiste.

 

 

 

BOIRE SANS LIMITE…

 

 

 

 

Drunk signe le retour de Thomas Vinterberg et de Tobias Lindholm, sublimé par des retrouvailles avec une composante essentielle de leur succès en tant que tandem réalisateur/scénariste qu’est l’acteur Mads Mikkelsen. Vinterberg, originellement fondateur du Dogme95 et réalisateur de Festen notamment, et Lindholm, scénariste entre autres de l’indispensable série Borgen, vont témoigner de toute l’étendue de leurs pouvoirs en collaborant avec Mikkelsen en 2012. De cette union naîtra La Chasse, réussite âpre et immense, propulsant ce joli petit monde dans le cercle fermé des trios cinématographiques dévastateurs. Mais la précédente collaboration entre Vinterberg et Lindholm, La Communauté, n’était pas le succès escompté. Peut-être était-ce parce que l’un des éléments principaux était absent. Alors les astres du cinéma s’alignent devant Drunk, qui compte bien rappeler au monde entier ce dont sont capables les trois Danois lorsqu’ils sont dans la même pièce.

 

 

Avec l’alcoolisme comme sujet central, il serait convenu que Drunk aborde cette question d’un point de vue sociétal, en s’attardant notamment sur les causes sociales de cette maladie entraînant la chute des protagonistes. Mais le film s’élève en abordant cette question par une approche philosophique, offrant un volet universel au film. L’alcool ne devient jamais lié à une condition sociale, mais est davantage un outil pour modeler son quotidien, un moyen de reconquête, de donner du sens à son existence, d’agir enfin « comme on l’entend », avec le risque de brûler sa vie par les deux bouts. Dans l’esprit, la démarche de nos quatre protagonistes consommer de l’alcool immodérément en espérant que cela déclenche un déclic émancipateur est quasiment icarienne. Il y a alors peu de raisons que dans la pratique, il en soit autrement. L’approche philosophique des effets de l’alcool sur les corps et les esprits permet également de mettre en exergue une réflexion autour de la crise existentielle typiquement masculine qui arrive entre la quarantaine et la cinquantaine. Cette période de doute, où l’on se prête à rêver, voire à fantasmer, de sa jeunesse perdue et de la fougue qui en découlait, alors que les corps sont ankylosés par un quotidien insipide. Le travail, les conservations banales avec sa femme, ses enfants, et la sensation de ne plus être qu’un automate, voué à répéter un mécanisme infernal sont autant d’indices que les personnages traversent cette crise. Pour s’en extraire, l’alcool serait la clé, une porte vers le dépassement de soi, un moyen de briser la chaîne de la routine, qui serait foncièrement néfaste.

 

C’est sur ces belles espérances promises par la boisson que se lancent à corps perdus les quatre professeurs de Drunk. À mesure que leur expérience prend de l’ampleur, le film dévoile sa forme malicieuse. Son récit cristallise les effets de l’alcool, dissimulant une véritable bombe à retardement. L’expérience débute, les premiers verres sont consommés, une liesse se déroule autant pour les personnages que pour les spectateurs, témoignée à l’écran par un ton résolument comique dans un premier temps. Mais à mesure que le film avance, que nos personnages repoussent les limites alcoolémiques de leurs corps, la vraie nature du récit de Drunk se révèle. Il faut en effet envisager le scénario du film comme une longue soirée, avec pour mantra d’engloutir autant de verres qu’il est humainement possible, sans jamais ne faillir. Dès lors, le ton comique du début du film est un piège tendu au spectateur. Il est évident depuis le départ que l’expérience de ces professeurs ne peut bien se dérouler. Les débuts de leurs tests sont aussi efficaces que des premiers verres consommés en soirée …Ils mettent certes en liesse, mais ce n’est qu’une illusion, et grâce au comique, le spectateur se retrouve autant enivré que les protagonistes. Cette liesse, comme celle d’une soirée où l’alcool coule à flots n’est fatalement que de courte durée. Car à la liesse succède, subitement mais implacablement, le verre de trop. Un point de rupture alcoolémique et scénaristique. En un instant, le temps d’une courte scène, tout s’écroule. Toute la violence du monde que les litres d’alcool avaient cachés refont surface avec pertes et fracas, sans possibilité de revenir en arrière. Comme un réveil empli de regrets des actions irrémédiables de la veille, il faudra, pour les personnages, affronter ces lendemains en conséquence.

 

 

 

 

Cette infusion des effets de l’alcool dans l’histoire de Drunk ne serait pas si saisissante sans le sublime travail d’ambiance qui l’accompagne. Tant dans le jeu des acteurs que dans le travail sonore, une importance toute particulière est donnée au liquide. Qu’il soit bu discrètement ou goulûment, le liquide est omniprésent à l’écran, si bien que les gouttes d’alcools qui perlent au coin des lèvres sont autant « vues » que « entendues ». Ce travail opulent englobe le spectateur dans un univers sonore perpétuel fait de liquides, de bouteilles, de verres. Un monde où le simple crépitement d’un glaçon dans un cocktail résonne dans toute la salle, comme un glas annonciateur du pire. Cette expérience, presque épopée, bien que perdue d’avance, reste d’une grande tendresse. Les quatre professeurs, tous brillamment interprétés dans une uchronie, Mads Mikkelsen n’aurait pas démérité un prix d’interprétation à Cannes sont autant malades d’alcoolisme que déçus de leurs vies respectives. Et face à cette crise existentielle toutes les armes sont bonnes à prendre pour échapper au quotidien. Cette fureur de vivre que leur transmet l’alcool fait autant éclater les personnages qu’elle les enferme à tout jamais. La quête d’une jeunesse passée, d’un temps de l’insouciance, bien qu’alléchante, est vaine. Elle ne fait que nous éloigner des nôtres. Or, la réalité est bien plus nuancée qu’ils n’y paraît. Dans l’état de grâce ivre des personnages, ceux-ci ont besoin de cet état d’exaltation pour se sentir exister, se sentir utile. Dans le même temps, l’éloignement avec ceux qu’ils aiment, certes symboles de la routine, est insupportable. C’est dans cette triste liesse que se trouvent les personnages, à mi-chemin entre sauvés et rongés par l’alcool. Un constat tragique mais humaniste, qui rappelle que le quotidien n’est pas foncièrement infernal, et que les moyens a priori sans risques de s’en extraire ne le sont généralement pas.

 

 

 

 

Indéniablement l’un des films les plus marquants de l’année, Drunk fascine par l’apparente simplicité avec laquelle il distille son propos, parfaitement mêlé avec la forme de son récit. Une réussite qui passe également par la présence magnétique de Mikkelsen, dont l’ultime séquence ne laisse au spectateur qu’une seule interrogation, plus lumineuse…

 

 

Est-ce que Mads Mikkelsen peut jouer dans toutes les prochaines comédies musicales jusqu’à la fin des temps ?