2015-Fou en conscience..?

Tourné chronologiquement, ce qui est plutôt inhabituel pour un film en plans-séquence. Il était essentiel pour Alejandro de travailler dans la continuité et d’explorer la psychologie de Riggan car c’est sur cela que repose tout le film. Michael faisait tous les jours un travail extraordinaire pour trouver le ton juste et le rythme dans l’évolution de son personnage…J’avais envie d’explorer la question de l’ego et l’idée que le succès qu’il s’agisse d’une réussite financière ou de célébrité semblable à une illusion, j’ai voulu appuyer le côté profondément humain de Riggan, mon personnage principal, en le rendant imparfait, pétris de doutes et de contradictions. L’immédiateté des réseaux sociaux peut facilement fausser la réalité perçue par un être humain, en particulier Riggan, qui doit se soumettre à l’image que les gens ont de lui. Le parcours de Riggan Thomson est similaire à celui de Michael Keaton, qui a connu la gloire fin des années 1980 début des années 1990 en incarnant le Batman dans les films de Burton, avant de se faire rare sur les écrans.

 

 

 

5 Oscars 2015 / FILM – REALISATEUR – SCENARIO – PHOTO

 

 

 

 

 

La  scène drôle et à couper le souffle est celle de la traversée de Times Square. lorsque Michael Keaton traverse la célèbre place new-yorkaise en slip, au beau milieu des passants. Comment cette scène a-t-elle bien pu être tournée ? Pour des raisons de budget la scène a été tournée dans le vrai Times Square. Avant le tournage, le réalisateur et Michael Keaton ont répété les pas que devrait effectuer le comédien. Avec une équipe réduite Iñárritu le tournage peut commencer. Durant cette traversée, l’équipe de tournage avait pour mission de contrôler la foule et pour éviter que les caméras attirent les regards le cinéaste a fait venir une fanfare qui s’est mise à jouer durant le tournage de la séquence. Une fois la scène en boîte, les avocats ont étudié les images de la scène pour obtenir l’autorisation de chaque marque qui apparaissait à l’écran. Ces révélations permettent de réaliser la complexité du travail de réalisateur.

 

 

 

 

 

Alejandro González Iñárritu déploie ses ailes   par Serge Kaganski

 

Hitchcock avait créé son film-plan-séquence dans le cadre d’un lieu unique et limité mais tributaire du 35 mm, recourant au stratagème du gros plan/fondu au noir pour les changements de bobines toutes les dix minutes. Ici la caméra se déploie dans le souffle d’un unique plan-séquence, ou dans son illusion avec son plan-séquence presque aussi libre que l’air, se faufile à travers toutes les pièces, coursives, coulisses, étages, cintres d’une salle de théâtre de Broadway, et jusque dans la rue, les bars, toits et immeubles voisins. On est saisi, par la virtuosité de cette caméra fluide, labile, passe-muraille, qui semble branchée sur le pouls d’un théâtre et d’un quartier de New York en se riant des murs, ou de notions telles que le dedans et le dehors. Cette caméra omnisciente est à l’aune de notre époque de transparence où, sous la pression des possibilités technologiques, l’intimité, le privé, le secret reculent face au tout-visible. Le Birdman en question, c’est le superhéros hollywoodien avec sa richesse et célébrité à l’acteur Riggan, joué par Michael Keaton. Toute ressemblance entre l’acteur et son double, entre Birdman et Batman, entre Keaton et Riggan…Riggan semble doué dans la vie des superpouvoirs de Birdman, comme par exemple léviter, voler, faire bouger des objets à distance mais ne lui sont d’aucune utilité. Riggan n’aspire qu’à une chose, briller dans une pièce de Raymond Carver, jouir des éloges de la critique new-yorkaise, troquer sa gloire de superhéros contre une trace artistique prestigieuse et durable. Après l’argent du beurre, il voudrait le beurre, voire le cul de la crémière et de la critique. Répétitions, changement de partenaire acteur, pressions de son agent, junkets avec la presse, défilé des anciennes maîtresses, confrontation avec sa fille, débats sur les avantages et inconvénients de la célébrité 2.0, conflit interne entre Riggan-Carver et Riggan-Birdman…Sont le condensés et concentrés de tous les rêves, désirs, échecs, cauchemars, paradoxes publics et privés d’un acteur et au-delà, Riggan a été un super Birdman, il a été un mari médiocre, un amant veule, un père nul, et un acteur. Il y a une dimension bling-bling, extravertie qui souvent agace, mais il faut reconnaître aussi le côté pile de ces défauts par une énergie carnassière invraisemblable, qui emporte tout ici, bien aidée par la performance hallucinante de Michael Keaton, déployant toute son artillerie d’acteur chevronné avec une puissance et une jouissance très contagieuses. Pour une fois qu’Iñárritu ne nous sert pas son humanisme Benetton surligné à la truelle mais dédie toute ses forces à une réflexion acide sur la culture, la célébrité et les métiers du spectacle, c’est bon à prendre.

 

 

 

 

Difficile de quitter « Birdman » et de ne pas avoir l’impression d’avoir été témoin de quelque chose de véritablement extraordinaire. L’histoire d’un acteur échoué joué par Michael Keaton qui monte son retour créatif via un spectacle de Broadway qu’il a également écrit et réalisé après avoir été typé pendant des années en tant que super-héros invincible, le film laisse une impression, en grande partie grâce aux performances stellaires et au un travail de caméra tourbillonnant et hallucinogène d’ Emmanuel Lubezki qui fait apparaître le film tel qu’il a été construit en une seule prise. 

 

 

 

ALEJANDRO GONZALEZ INARRITU

 

« Birdman » a-t-il toujours été destiné à apparaître comme une longue prise ? Il a toujours été conçu comme ça depuis que le scénario a été écrit. L’idée est née avec ce type de peau. Ensuite, il ne restait plus qu’à l’exécuter sur le papier, ce qui était difficile, puis à nouveau dans le film.

 

Le film est plongé dans cet univers de Broadway. Qu’est-ce qui vous fascine en tant que metteur en scène dans ce milieu, et envisageriez-vous un jour de diriger quelque chose pour la scène ? Non, je n’ai jamais rien mis en scène pour la scène. J’ai étudié pendant trois ans au théâtre et c’était une expérience très, très effrayante de réaliser en direct, d’être si vulnérable sans possibilité de contrôler les choses, d’être si exposé.

 

Qu’est-ce qui vous fascine dans ce monde ? Est-ce cette imprévisibilité ? Oui. Je pense que la façon dont le film a été tourné était exactement comme ça, le fait que le gars sache que dans trois jours il va être exposé à la première de sa pièce et il sera jugé en direct après avoir été une star de cinéma de super-héros, ce qui est exactement contraire à la réalité et au naturalisme. Cela fait partie du thème, et les acteurs se sont sentis comme ça pendant que nous tournions, nous répétions une scène qui consistait à répéter une scène qui sera présentée dans une performance en direct. Lorsque nous tournions, nous reflétions le miroir de la réalité de la réalité. Il y avait une nature labyrinthique que nous avons tous appréciée. C’était fascinant et drôle.

 

Certains des personnages étaient-ils basés sur vos propres expériences à Hollywood ?

Oui absolument. Je les ai tous été, ou je les ai connus, ou je les ai observés ou j’en ai été victime.

 

Il y a une représentation assez dure d’un critique dans ce film. Que pensez-vous des critiques ? Je ressens de la pitié pour vous les gars, et je le dis sincèrement. De nos jours, un critique doit regarder 700, 800 films par an et je sais par expérience, étant juré dans des festivals de cinéma prestigieux où les meilleurs films arrivent soi-disant, sur vingt films peut-être en voyez-vous deux qui sont bons, un qui est moyen, et celui qui est extraordinaire. Et les seize autres sont terribles. Il est difficile pour vous, critiques de cinéma, d’être exposés à tant de bêtises et de ne pas en être affectés. Quand tu dois regarder tout ça…C’est comme si tu devais goûter des assiettes tous les jours et que ta langue pouvait se brûler. Je respecte le doute sur la façon dont vous pouvez avoir une opinion très objective sur un film. Quand j’ai été exposé à tant de films si mauvais, mon âme est écrasée, je me sens juste ivre.

 

En lice pour des récompenses sur « Birdman ». Était-ce un soulagement de faire une pause dans le tournage du nouveau film ? Honnêtement, c’est très agréable, car vous n’avez pas le temps de tout lire et d’être exposé à l’état vulnérable d’être jugé, et cette course est un peu folle. Et il n’y a rien que vous puissiez faire. Le film est fait. Si c’est une merde, ça va être une merde, et si c’est génial, c’est génial. Et à côté de ça, il y a cet état étrange d’être exposé à ce genre d’attention, ce qui est génial, mais en même temps, vous ne pouvez rien faire, et ne pas participer à cela et être dans mon cerveau, et m’inquiéter de ce que je avez à faire maintenant, est un état sain pour votre ego.

 

Vous êtes évidemment encore très proche de Guillermo del Toro et d’Alfonso Cuaron. Est-ce que vous vous montrez toujours les scripts et les premières coupes de vos films ? Absolument. Je viens de dîner avec Guillermo il y a deux jours. Je pense que son prochain film va être fantastique.

 

Pensez-vous que vous travaillerez un jour ensemble sur une anthologie du type « New York Stories » ? Eh bien, nous sommes des gens très compliqués dans le sens où nous sommes très éloignés les uns des autres : Guillermo vit à Toronto, Alfonso est à Londres et je suis ici. Quand on a essayé de faire « Cha-Cha-Cha », ça n’a pas marché parce que géographiquement parlant, c’était impossible d’avoir quelque chose qui ait vraiment une discipline. Nous devons penser à nos vies personnelles et à nos familles et tout cela en plus de nos projets personnels.

 

Y avait-il une concurrence avec Alfonso pour savoir qui pourrait faire le tir le plus long ? Pas du tout ! Alfonso est un maître et je ne fais qu’explorer et apprendre. L’amitié fonctionne si bien parce que nous ne sommes jamais compétitifs. Entre nous trois, notre approche du cinéma est si différente que nous nous sommes juste soutenus et avons été très, très honnêtes l’un envers l’autre. Ce serait stupide.

 

Quels commentaires ont-ils eu pour « Birdman » ? Au stade du scénario, ils ont donné quelques notes qui font réfléchir. C’est ça. Lorsque vous avez un nouveau point de vue qui vient du côté droit du cœur, c’est tellement précieux. Vous pouvez le prendre ou ne pas le prendre, mais cette perspective peut vous donner beaucoup de force ou vous faire réfléchir sur beaucoup de choses. Donc notre participation vient du scénario ou même des coupures. Dans ce cas, ils ont vu « Birdman » tel qu’il était, parce qu’il n’y avait vraiment pas de coupe, mais quand je le leur ai montré il y a longtemps, ils étaient vraiment époustouflés. Guillermo ne boit jamais mais après l’avoir vu, il a dit: « J’ai besoin d’un putain de verre. » Et il s’est tellement saoulé parce qu’il était tellement choqué et tellement ému par le film. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Ils ont été les premiers à qui j’ai montré le film, et c’était très tôt et vert et ils m’ont beaucoup soutenu. Parfois, je leur montrais une coupure et ils disaient « ça ne marche pas à cause de ça » ou « c’est une merde à cause de ça ». Parfois, ils ont raison. Parfois non.

 

Comment s’est déroulé le processus d’écriture de la scène finale ? Avait-il une fin différente ? Non, ça avait une fin différente mais au milieu du tournage, je savais que c’était une merde. Je l’ai senti et le film a commencé à respirer par lui-même, et les personnages ont commencé à grandir. Je suis entré et l’ai écrit avec Alexander Dinelaris et Nico Giacobone, et je suis si heureux de l’avoir changé. Maintenant, je me sens très bien à propos de la fin. C’est très juste.

 

Pouvez-vous dire quelle était la fin originale ? Je ne te le dirai jamais. Ce serait tellement gênant. C’était mauvais.

 

Birdman marque un virage à 180° par rapport à vos précédents films…Pour moi, ce film est d’abord une libération. Déjà, je ne suis plus le même qu’il y quatorze ans quand j’ai fait Amours chiennes, mon tout premier film. J’ai plus d’expérience et mon travail s’en ressent. Dans tout ce que l’on entreprend, il y a le risque ou la tentation de s’installer dans une sorte de confort. Mais je fais tout pour m’en éloigner et me placer le plus possible dans une position où je dois chercher les choses plutôt que de simplement les fabriquer. Comme artiste, il faut privilégier le mouvement, le flux. C’est comme avec l’eau : trop stagnante, elle finit par s’empoisonner.

 

Dès Amours chiennes, vous aviez créé un style très identifiable…personnages multiples, sens du mélo, montage en couches. Cette esthétique a eu un impact énorme sur le cinéma contemporain. Vous en démarquer, c’était en quelque sorte échapper à votre propre influence ? Il y a un peu de ça. Comme j’ai tendance à observer et absorber tout ce qui vient de l’extérieur, j’ai bien constaté que pas mal d’autres cinéastes étaient sensibles à mon travail. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour changer d’approche. Non, c’est juste que j’ai assez exploré un même langage dramatique, cette façon très artificielle de juxtaposer le temps et l’espace. A force, ce gimmick narratif était devenu, disons… routinier. Je m’en suis tout bêtement lassé.

 

Aujourd’hui, nombre de cinéastes sont comme des grands couturiers qui, une fois qu’ils ont trouvé leur « griffe » y restent attachés vaille que vaille. Vous avez décidé brutalement de cesser de « faire du Iñárritu… » J’ai vu des tas de cinéastes mais aussi des peintres, des écrivains se laisser piéger par leur image ou le style que l’on attendait d’eux. Et je peux vous dire qu’il n’y a rien de plus triste. Il entre là-dedans une immense part d’ego ce qui, au passage, est un peu le sujet de Birdman de se retrouver prisonnier de ce que vous êtes supposé représenter…Si ce n’est pas vous, vous êtes perdu ! Certains réalisateurs répètent encore et encore une formule qui leur a valu du succès et deviennent des caricatures d’eux-mêmes. C’est épouvantable. Ils ressemblent à ces vieux rockers qui s’habillent encore comme s’ils avaient 18 ans. Il faut à tout prix se débarrasser de cette logique d’étiquettes dictée par le public et l’industrie. Dans notre système capitaliste, l’art est une marque. Soudain, votre nom devient une « signature » et vous êtes piégé, bouffé par le système. Je trouve ça absolument terrifiant. Les gens m’attendaient encore dans le registre du drame ou du film choral fondé sur un montage fragmenté. Il y en a même qui se sont plaints que je m’en éloigne, avec mes plans séquence ultra-élaborés… Ça m’est égal. De ce point de vue, oui, Birdman est pour moi un triomphe libérateur. Il m’a justement permis de m’affranchir de ces étiquettes et d’explorer une nouvelle grammaire visuelle.

 

Après un « tout montage parallèle » au « tout plan séquence. » c’est pour s’échapper d’un système pour mieux vous enfermer dans un autre ? Plutôt que de système, je préfère parler de langage dramatique. Dans Birdman, ce langage sert à rendre compte de l’état émotionnel compliqué d’un artiste en crise. Ce n’est pas un artifice stylistique, mais un outil narratif que j’ai élaboré spécifiquement. Après, oui, j’aime bien me fixer des règles, parce qu’une fois établies, elles te contraignent à trouver de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes. Aucun film n’avait jamais été entrepris de cette façon. Les risques étaient énormes, le désastre nous guettait, chaque prise demandait un travail de préparation et de timing colossal. Mais on était excités, parce qu’on savait que si ça marchait, le résultat serait très puissant. Après, je sais bien que l’on ne peut pas appliquer cette méthode à chaque fois. Mais je sais aussi que certains de mes précédents films, construits sur le montage, auraient sans doute bénéficié d’être moins jusqu’au-boutistes.

 

L’ironie, c’est que c’est avec un film qui traite du besoin de reconnaissance d’un artiste et de son souhait d’échapper à son style passé que vous obtenez une ovation critique et neuf nominations aux Oscars…Tous ces trucs sont tellement frivoles…Mais c’est aussi une manifestation de la reconnaissance de votre travail par vos collègues, et cet aspect des choses est très gratifiant. Et puis, c’est toujours une bonne occasion de boire des coups… Pour le reste, je suis très critique vis-à-vis de moi-même. Je peux vous dire que je n’aime rien de ce que j’ai fait jusqu’à présent. Je dis toujours que je n’ai pas besoin de critiques parce que je suis le plus sévère de tous. Je sais mieux que quiconque ce qui ne fonctionne pas dans mon travail.

 

 

 

 

Un avis très contraire…

 

 

 

LE GRAND DÉBALLAGE par Fabien Reyre

 

Victoire étonnante pour ce curieux portrait d’une ancienne gloire d’Hollywood reléguée dans les bas-fonds de Broadway, qui tente par tous les moyens de se refaire une santé artistique et une crédibilité en dehors de l’écrasant personnage de super-héros qui, quelques années plus tôt, aura fait sa renommée autant que sa chute. Ce comédien en quête d’un nouvel élan, c’est bien entendu Michael Keaton qui, le fait aura été suffisamment commenté, Batman/Birdman, ce monstre qui aura englouti la carrière de l’acteur, vient ici le hanter tout au long du film. Riggan Thomson, le double à l’écran de Michael Keaton, est un pauvre hère rendu complètement schizophrène par le poids de ce personnage qu’il ne pourra tuer qu’en prenant littéralement son envol. Bienvenue dans la psyché de la star hollywoodienne revue et corrigée des traumas contemporains et des travers de notre époque. Hollywood, qui n’aime rien tant que s’auto-flageller et plébiscite régulièrement les cinéastes qui lui vomissent dessus. Si Birdman est sa pire œuvre d’une filmographie pourtant riche en navets (21 Grammes et Babel, qui prétendaient offrir un commentaire sur les dysfonctionnements de nos sociétés mondialisés) elle surprend par style bourrin dont la prouesse factice tente de placer son auteur sur la carte des grands stylistes de son époque. Le scénario se délecte de son propre discours sur les vertiges provoqués par le conflit intérieur qui ronge son héros, en appuyant constamment sur les ressorts comiques provoqués par ceux-ci. L’hystérie générale le souligne en permanence. Les interrogations métaphysiques de notre héros, et leurs conséquences sur la vie de son entourage ne nous parlent-elles pas à toutes et tous ? Derrière la satire sur l’Art et la Création Artistique, Iñárritu ne prétend à rien de moins qu’à l’universalité. Tout cela serait passionnant si le réalisateur ne s’évertuait pas à ridiculiser ses personnages ou à les engloutir dans des poncifs sur les affres du conflit éternel qui oppose l’Art au Commerce. La crédibilité artistique ne peut trouver son assouvissement que dans le geste le plus radical qui soit, qui consiste à mêler définitivement le faux et le vrai  avec la renaissance de l’artiste et son adoubement par la critique ne peuvent donc trouver leur issue que dans la pulsion de mort théorie doublement validée par le cinéaste qui enfonce le clou à deux reprises, son héros trouvant le triomphe public et critique dans un faux suicide, et la réconciliation familiale dans le vrai. Comédiens névrosés à l’égo démesuré, metteurs en scène sociopathes, producteurs lâches, journalistes stupides, critiques frustrés et accessoirement, entourage familial de ce petit monde détraqué sont autant de symboles d’une humanité qui finira le nez dans le caniveau ! Trop occupé à enfoncer des portes ouvertes et à endosser ses habits de grand moraliste, Iñárritu a oublié de faire du cinéma mais aura néanmoins réussi à emballer toute cette profession qu’il méprise tant. Cet hiver, la grande session de cinéma sado-maso avait lieu dans les coulisses d’un faux théâtre miteux de Manhattan.

 

 

 

PARTAGER  par Yaël Hal­bron

 

Bird­man n’est pas un film de su­per-hé­ros, c’est un film d’anti-hé­ros, sans ex­plo­sions, ni mu­tants, sans courses pour­suites. Cette dé­con­ve­nue en pré­cède beau­coup d’autres. Si un film verse le cham­pagne aux in­vi­tés avant de leur re­ti­rer le ta­pis sous les pieds, c’est bien ce­lui-là. Ceux que ça n’im­pres­sionne tou­jours pas n’ont pas en­core la per­mis­sion de sor­tir. Dès le dé­but, le spec­ta­teur est en­trainé par la course fré­né­tique d’une stea­dy­cam ner­veuse dans les moindres re­coins, les loges, les toits, les boyaux tor­tueux de l’ar­rière-salle d’un théâtre de Broad­way. Ce choix ci­né­ma­to­gra­phique trans­met la fé­bri­lité du per­son­nage prin­ci­pale Rig­gan Thom­son (Mi­chael Kea­ton), ve­dette dé­chue d’une su­per­pro­duc­tion hol­ly­woo­dienne où il in­car­nait un homme-oi­seau à su­per­pou­voirs. Main­te­nant has been, il tente de ra­vi­ver les braises in­can­des­centes de sa car­rière en écri­vant, pro­dui­sant et jouant le rôle prin­ci­pal dans une adap­ta­tion théâ­trale d’une nou­velle de Ray­mond Car­ver. La fé­bri­lité pour­rait aussi bien être celle du réa­li­sa­teur et de ses ac­teurs…Tourné en 30 jours, dia­logue d’or­fèvre, scènes cho­ré­gra­phiées comme du pa­pier à mu­sique, pas le droit à l’er­reur car chaque scène doit s’em­boi­ter par­fai­te­ment au mon­tage pour don­ner l’ef­fet « continu »…Le film se veut une “tranche de vie” en “temps réel“ de la mise en place du spec­tacle, rap­pe­lant “La Nuit Amé­ri­caine” de Truf­faut, un film sur le tour­nage d’un film fic­tif dans le­quel Truf­faut se met lui-même en scène en tant que “Fer­rand“, son al­ter ego à l’écran. Les deux œuvres se re­trouvent à trente ans d’in­ter­valle dans l’hu­mour gé­néré par le chaos ab­solu qui règne sur le pla­teau ou sur les planche. On se rap­pelle la phrase de Truf­faut dans le film pré­cité…Un tour­nage de film ça res­semble exac­te­ment au tra­jet d’une di­li­gence au Far West. D’abord, on es­père faire un bon voyage et puis, très vite, on en vient à se de­man­der si on ar­ri­vera à des­ti­na­tion.

 

Alejandro González Iñárritu ne cache pas avoir parlé de lui-même, d’un homme aux prises avec son ego, de la so­li­tude et de la né­vrose qui touche les créa­teurs. Rig­gan est hanté par la voie lourde et me­na­çante de son an­cien per­son­nage, le fa­meux Bird­man, qui le mal­traite ver­ba­le­ment et tente de le convaincre qu’il doit re­prendre le rôle pour un Bird­man 4. Avec cette pièce de théâtre, il es­père se ra­che­ter une cré­di­bi­lité ar­tis­tique et prou­ver au tout New York qu’il est à la hau­teur. Ce film est le voyage de la va­li­da­tion pour un homme qui cherche déses­pé­ré­ment la re­con­nais­sance du pu­blic et de la cri­tique, même s’il es­saie de se convaincre du contraire. Le choix de la pièce de Car­ver en dit beau­coup…Rig­gan l’a choi­sie pour son ca­rac­tère cé­ré­bral et avant-gar­diste. Rig­gan-l’homme est tor­turé par le fait de ne pas être l’ar­tiste qu’il sou­hai­te­rait, il ai­me­rait voir autre chose dans l’image que lui ren­voie le mi­roir. Est-ce un ha­sard si lors de la pre­mière ma­té­ria­li­sa­tion phy­sique de Bird­man, il se tient der­rière Rig­gan dans le re­flet du mi­roir de la loge ?

 

Le conflit in­té­rieur dé­chire tout au­tant Rig­gan-l’ar­tiste. Le dé­dou­ble­ment de per­son­na­lité vient illus­trer le ca­rac­tère violent et au­to­des­truc­teur de tout pro­ces­sus créa­tif. Iñar­ritu l’a dé­crit avec hu­mour lors d’une confé­rence de presse, ce va-et-vient in­fer­nal ou l’on pense un ins­tant avoir trouvé l’Idée avant de se rou­ler par terre 15 mi­nutes plus tard, en se de­man­dant com­ment a t-on pu pen­ser qu’une seule per­sonne au monde se­rait in­té­res­sée par cette his­toire. La pré­ca­rité et la peur de ne pas plaire de l’ar­tiste y sont dé­peintes comme dans très peu d’autres films. Ce film nous pro­pose non seule­ment une ré­flexion sur l’an­goisse et la né­vrose consub­stan­tielles au tra­vail créa­tif, mais une ré­flexion en­core plus au­to­ré­fé­ren­tielle, sur le ci­néma en tant qu’ar­ti­fice, sur ce me­dia qui brouille les pistes entre réa­lité et fic­tion. Iñar­ritu joue avec nous en per­ma­nence et on aime ça. Le ci­néma est un art jeune qui a subi une évo­lu­tion fou­droyante au cours du der­nier cen­te­naire, ce qui nour­rit de nom­breuses consi­dé­ra­tions sur son évo­lu­tion de sa na­ture, par­fois sous forme fil­mique, pro­dui­sant un méta dis­cours du ci­néma sur le ci­néma, Holy Mo­tors de Leos Ca­rax pour l’exemple le plus abouti. L’un des axes de ce dis­cours est la mise en évi­dence du si­mu­lacre. Le ci­néma clas­sique cher­chait à tout prix à dis­si­mu­ler son ca­rac­tère gé­néré, on fai­sait comme si ce qu’il y avait à l’écran était la “réa­lité”, la ma­ni­pu­la­tion n’était pas as­su­mée. Pro­gres­si­ve­ment, des réa­li­sa­teurs se sont in­ter­ro­gés sur la na­ture ma­ni­pu­la­trice, ar­ti­fi­cielle du ci­néma. Les ac­teurs stars de la nou­velle vague ne feignent plus de croire que la ca­méra n’existe pas, ils la gra­ti­fient de « re­gards-ca­méra » lan­gou­reux, dans Los Ol­vi­da­dos de Buñuel, un des en­fants jette un œuf sur la ca­méra et le jaune dé­gou­line len­te­ment sur la len­tille, on garde dé­sor­mais les perches de son qui dé­passent dans le cadre au mon­tage fi­nal et ce n’est pas un drame. Bref, le ci­néma prend conscience de lui-même. Le titre du film est déjà une ma­ni­pu­la­tion en soi. La plu­part des ac­teurs de Bird­man ont joué dans des films de su­per­hé­ros…Ed­ward Nor­ton dans Hulk, Naomi Watts dans le re­make de King Kong, Emma Stone dans les Spi­der­man et sur­tout Mi­chael Kea­ton dans les deux Bat­man de Tim Bur­ton sor­tis en 1889 et 1992. Sa car­rière tour­nait au ra­lenti de­puis, jus­qu’à ce qu’Iñar­ritu lui offre son re­tour sur le de­vant de la scène. Coïn­ci­dence ? Ce se­rait sous-es­ti­mer Iñar­ritu. La mu­sique fait aussi par­tie du jeu, le rou­le­ment de tam­bour et de cym­bales très jazzy qui re­vient comme thème pour ac­cen­tuer la ten­sion est pris comme ex­tra-dié­gé­tique par le spec­ta­teur jus­qu’au mo­ment ou la ca­méra glisse sur un bat­teur torse nu, en train de pro­duire dans un coin le son qu’on en­ten­dait de­puis le dé­but. Le temps et l’es­pace sont aussi ma­ni­pu­lés comme on l’a vu plus tôt avec l’im­pres­sion d’un long plan sé­quence et d’un film qui res­pecte l’unité de temps.

 

Le film va t-il bas­cu­ler dans le sur­na­tu­rel, est-ce que Rig­gan va s’en­vo­ler ou va t-il s’écra­ser sur le bi­tume ? Est-ce qu’il pos­sède vrai­ment des pou­voirs ki­né­siques ? On s’en fout au fond, ce qui est in­té­res­sant c’est que le spec­ta­teur garde tou­jours ce doute à l’ar­rière de la tête…Su­per­pou­voirs ou pro­duit d’un cer­veau trou­blé ? On ne saura pas. On pense au Mon­sieur Os­car de Holy Mo­tors, qui par­court Pa­ris à l’ar­rière d’une li­mou­sine blanche pour tour­ner des scènes de films, aux ordres de la mys­té­rieuse com­pa­gnie Holy Mo­tors. On ne sait ja­mais quand il est lui-même et quand il est dans le rôle, ou s’il y a même une dis­tinc­tion, le film pou­vant être une pro­phé­tie de Leos Ca­rax…

 

Dans le fu­tur, il n’y aura plus de ca­mé­ras et le ci­néma se mê­lera tant à la vie réelle qu’on ne saura plus faire la dif­fé­rence.

 

Le monde fic­tif s’im­misce in­si­dieu­se­ment dans le monde réel par pous­sées, et ce der­nier fi­nit par se sou­mettre de­vant la puis­sance de la fic­tion. Borges avait le don de nous faire croire à ses his­toires im­pos­sibles en s’ap­puyant l’air de rien sur des sub­tiles ré­fé­rences à des écri­vains et livres bien réels, au point qu’on ait du mal à dé­mê­ler ce qui a vrai­ment existé de ce qu’il in­ven­tait. Le dia­logue s’ap­puie sur des noms bien connus du pu­blic, le lieu est bien réel, lui aussi, c’est le Saint James Thea­ter de Times Square, ce qui nous fait à moi­tié croire que cette pièce a été mon­tée sur planches à Broad­way. Pour confir­mer cette in­tui­tion, le livre que lit Mike Shi­ner sur le lit de bron­zage n’est autre que Fic­tions…de Borges. En­fin, il a un re­gard amusé et af­fec­tueux sur les gens du « show » et leur ex­cen­tri­cité…Oui on a les meurs plus lé­gères, oui on vit les uns sur les autres le temps du tour­nage pour ne plus ja­mais se re­voir en­suite, on a des ca­prices comme exi­ger une motte de beurre ou qu’il y ait du vrai gin dans la bou­teille sur scène, on se dis­pute aussi vite qu’on se ra­bi­boche… Rappelez vous de la femme du chef-op de La Nuit Amé­ri­caine…Qu’est-ce que c’est que ce mi­lieu là, qu’est ce que c’est que ce mé­tier ou tout le monde couche avec tout le monde, ou tout le monde se tu­toie, ou tout le monde ment ! Vous trou­vez ça nor­mal ? Truf­faut écri­vait qu’un film réussi de­vait ex­pri­mer soit la joie de faire du ci­néma soit l’ago­nie de faire du ci­néma, avec Bird­man on penche clai­re­ment vers l’ago­nie mais pour notre plus grande joie.

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC ANTONIO SANCHEZ

 

L’un des meilleurs batteurs du monde, signe la bande-son. Il a enregistré et improvisé plus de 60 morceaux pour le film. La musique a d’ailleurs parfois servi au cinéaste pour mieux rythmer son film et donner le ton à ses acteurs. Le rythme est intimement lié aux mouvements de caméras qui eux sont liés au cheminement intérieur de Riggan, liant ainsi le tout en un ensemble harmonieux.

 

 

 

Comment s’est déroulée votre collaboration avec Alejandro González Iñárritu  ? Avant même que le tournage ne débute, nous étions déjà allés en studio pour enregistrer de nombreuses démos. Alejandro me décrivait en détail chaque scène du film, et il me laissait jouer pour des séquences très longues. Assis devant moi, les yeux fermés, et je jouais. Soixante prises du film dans son intégralité. Ils ont utilisées les démos sur le plateau pour les répétitions, pour donner le rythme de chaque séquence.

 

Avez-vous joué tout d’une traite, ou séquence par séquence ? Chaque séquence indépendamment. Une fois revenu à L.A., j’ai vu le film, et je me suis concentré sur chaque scène à mettre en musique jusqu’à ce que ça fonctionne. Et, bien sûr, maintenant que nous avions le film sous les yeux, Alejandro donnait des directions beaucoup plus précises pour tout ce qui concerne les dialogues, le mouvement…

 

On a une impression de spontanéité, comme si c’était improvisé… C’était improvisé. J’ai fait appel aux mêmes instincts que lorsque je joue avec un groupe et que j’improvise avec eux, ou juste pour moi. J’ai utilisé la partie de mon cerveau qui, au lieu de réagir aux musiciens, réagit en fonction des images, des acteurs, de l’histoire. Il me donnait des directions, il n’est pas musicien, mais il a un esprit très musical. C’était génial de travailler avec quelqu’un qui maîtrise une discipline totalement différente de la mienne, mais une vision aussi forte.

 

Vous avez donc dû aligner votre improvisation sur la sienne ? Oui, ce fut assez difficile, parce qu’il avait improvisé à sa façon, et au moment d’enregistrer ces séquences, j’ai dû reproduire exactement ce qu’il avait fait, apprendre ses mouvements, étudier ses orchestrations. Donc j’ai appris, et à chaque fois qu’on le voyait, je devais me souvenir précisément de ce qu’il jouait, tout en enchaînant ensuite sur mes propres parties. C’est globalement ce qui a pris le plus de temps. Alejandro était exigeant on l’a refait, et refait et refait, jusqu’à ce qu’il soit convaincu qu’il semble jouer la musique.