2015-Violence d’état.

Taylor Sheridan scénariste, raconte l’Amérique profonde en trois histoires d’hommes et de femmes. La première en 2015  avec Sicario de Denis Villeneuve qui nous plonge dans l’univers complexe de la relation avec le Mexique et la frontière commune suivi en 2016 par Comancheria réalisé par MacKenzie au cœur des villes perdues dans des contrées arides.  En 2017 avec Wind River réalisé par Shéridan lui-même se situe au cœur de l’hiver au Wyoming…Plus convaincant dans son écriture que par ses images. Le film de Denis Villeneuve est le plus fort et convaincant par ses actions, la psychologie des personnages et un trio incroyable de justesse et de vérité.  

 

 

SICARIO…Tueur à gages en espagnol.

 

 

 

 

Denis Villeneuve

53 ans – 30 ans de carrière – 18 films

 

 

Filmographie sélective

 

2010 : Incendies

2013 : Prisoners

2013 : Enemy

2015 : Sicario

2016 : Arrival

2017 : Blade Runner 2049

2021 : Dune 1ère partie

2024 : Dune 2ème partie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC DENIS VILLENEUVE

 

Comment vous êtes-vous retrouvé à la tête de thriller ? Le plus simplement du monde. Mon agent m’a envoyé le scénario de Sicario et j’en suis littéralement tombé amoureux. Cela faisait plusieurs années que je m’intéressais à la région entre le Mexique et les États-Unis. Nous savons tous à quel point la violence y est extrême et qu’elle est couverte par le silence. J’ai voulu faire face à cette réalité. Ce film pose beaucoup de questions, mais qui n’est pas là pour apporter des réponses. Et même si je crois que mon film est éminemment personnel, j’ai voulu qu’il reste très accessible. Mais c’est un film d’auteur, notamment par mon approche de la mise en scène. C’est un questionnement de fond sur la violence. Est-ce que la violence peut transformer le monde ? Peut-on changer les choses par la force ? Sicario est une réflexion sur la trouble frontière entre le bien et le mal.

 

Comment Shéridan à t-il écrit son scénario ? Taylor Sheridan s’est beaucoup documenté sur ce trafic. Il a interrogé des immigrés pauvres dans des villes du désert de Chihuahua. Il s’est aussi déplacé le long de la frontière, pour obtenir des infos, et gagné la confiance des migrants qui franchissent la frontière et peuplent le no-man’sland entre le sud de l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le nord du Mexique.

 

De quelle manière vous êtes-vous approprié son scénario ? Un scénario, c’est comme un livre. Il y a mille et une façons de l’interpréter, de l’adapter. Et un film, c’est comme un voyage. On plonge, on s’imbibe et l’on finit par s’apercevoir que certaines choses sont plus fortes que d’autres. Contrairement à mon compatriote Xavier Dolan, je ne suis pas capable d’écrire un scénario en deux semaines. Cela me prend plutôt deux ans ! J’ai beaucoup modifié, durant la préparation du tournage, le personnage du tueur à gages impavide. Dans la version originale, il était beaucoup plus loquace. Avec Benicio, nous l’avons épuré. Je trouve qu’il prend toute sa force dans ses silences.

 

Quelle place et importance pour le personnage de Benicio Del Toro ? Il représente toute les contradictions que peuvent posséder un homme qui tue mais pour le bien…Quel homme cela fait-il ? On lui a assigné de devenir un tueur pour les USA, dans un monde glauque, un monde de sang. Peut-il revenir parmi les gens ordinaires en étant l’homme qu’il est à présent ?

 

Quelle a été la séquence de bravoure la plus difficile à tourner ? Je pense que c’est celle du convoi de voitures qui traverse la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Depuis le 11 Septembre, cette zone est assimilée à un aéroport. Il est donc impossible de tourner là-bas. La sécurité y est drastique. Mais je voulais absolument filmer cette file indienne de véhicules noirs qui serpente sur ce pont comme dans un western. Alors nous nous sommes débrouillés. Je me suis aussi souvenu de l’un de mes films français préférés, Le Salaire de la peur que j’avais profondément adoré.

 

 

 

 

Pour vous le personnage principal, c’est Emily Blunt ? Oui. D’ailleurs, pendant longtemps le scénario de Taylor Sheridan n’a pas trouvé preneur, parce que le protagoniste principal était une femme. À Hollywood, les réflexes et la culture restent machistes. Moi, au contraire, j’ai ressenti le besoin de ce regard féminin. Cette héroïne, c’est un peu l’image que l’Amérique veut se donner d’elle-même. Il y a une forme de candeur, d’idéalisme dans le personnage de Kate Macer, quelque chose qui est très présent dans cette partie du monde. Ce film traite avant tout de l’Amérique, pas du Mexique. Le sujet, ce ne sont pas les cartels. Le trafic de drogue et la guerre que se livrent les narcotrafiquants à la frontière entre El Paso et Juarez n’est qu’une toile de fond.

 

 

 

 

 

 

 

OXYGENE  Par Gaël Golhen

 

Deux heures terrifiantes et prodigieuses, d’une horreur et d’une beauté insensées, qui condamnent le spectateur à l’apnée, parce que l’oxygène vient souvent à manquer dans Sicario. Le nouveau film de Denis Villeneuve réalise d’abord un fantasme longtemps resté inassouvi. On l’avait imaginé, entraperçu, devant le Traffic de Soderbergh, le Cartel de Ridley Scott, ou la mini-série Drug Wars de Michael Mann. Mais ça y est, on l’a, on tient enfin le film choc total sur les cartels et la guerre à la drogue. Et alors ? Et après ?

 

On est tenté de dresser deux parallèles pour parler de ce film monstre. Le parcours de l’agent Macer dans sa remontée vers le Mal rappelle immanquablement la Maya de Zero Dark Thirty et sa traque de l’invisible Ben Laden. Deux femmes sans passé ni famille qui naviguent à vue dans les turpitudes stratégiques de la politique US. Deux femmes qui se déplacent du champ de bataille plein de bruit et de fureur à celui, mental, d’une effroyable divagation paranoïaque dans un clair-obscur moral. Les deux films semblent jumeaux mais s’opposent finalement dans leur logique. Là où Bigelow décrivait une petite victoire avec la mort de Ben Laden au prix de sacrifice et d’une violence étatique presque légitimée, Denis Villeneuve raconte une profonde défaite. Celle de la Realpolitik du gouvernement US, de ses arrangements quotidiens avec l’horreur et la morale. La manière dont les États-Unis produisent un monstre pour en supprimer un autre…C’est là qu’on peut dresser un autre parallèle. Apocalypse Now. La quête de Macer à travers une jungle de mystères est une relecture de l’odyssée du capitaine Willard vers le mal, qui s’enfonce dans les ténèbres incarné par Kurz-Brando. Une relecture, avec la même déconstruction du rapport américain à l’ennemi. Le Mexique d’aujourd’hui comme le Vietnam reconstitué de 79 est un outre-monde fabuleux, les figures apparaissent sous des formes mythiques de celle du minotaure ou du diable avec un Benicio Del Toro, exceptionnel de présence et d’ambiguïté. C’est précisément la question cinéma qui agite Sicario. Comment donner forme à ça ? Comment représenter le mal et ceux qui le combattent ? L’influence qui plane sur le film est celle de Jean-Pierre Melville. La perfection minérale, les silhouettes mythologiques, les décors qui impriment une claustrophobie majestueuse dont on ne réussira jamais à se défaire. Tout nous renvoie au cinéaste de L’Armée des ombres, titre qui lui irait d’ailleurs comme un gant. De même que Melville déconstruisait le polar, on trouve dans Sicario les ingrédients du film de frontière mais comme vidés de leurs conventions. Villeneuve dépeint un monde à la fois éteint et épique, où son héroïne avance comme dans Moby Dick et croise des figures zen exaltées. Entre le plan d’ouverture où elle ouvre les yeux et la conclusion où elle doit se résoudre à les fermer, sous les atours d’un thriller hypertendu, Kate aura accompli son Odyssée, au cœur des ténèbres.

 

 

 

 

L’ENFER     par Théo Ribeton

 

Le film de Denis Villeneuve dispose d’une force de frappe assez saisissante, grâce à la charge horrifique de l’univers des cartels, dont les corps décharnés, les méthodes innommables, les meurtres de proches, d’enfants, émaillent le film comme autant d’images en trop, de choses à ne pas regarder. Et c’est bien sur ce mode-là. Nous sommes chevillés à un personnage presque passif, doublement étranger aux opérations menées, d’abord en tant qu’officier du FBI, un peu bureaucrate, un peu naïf, par rapport aux mercenaires à couteaux tirés de la CIA et ensuite en tant que femme, égarée dans un monde d’hommes bestiaux, y compris parmi ses propres partenaires. Emily Blunt opère un dosage indécidable entre la détermination et la tétanie, la fragilité et la force. Tout le film se rue contre elle, dans une écriture de l’isolement, de l’acculement. Il y a un appel à l’horreur et à la folie, qui nourrit le film d’angoisse, et une tenue irréprochable des séquences d’assaut en temps réel, qui se déroulent toujours dans l’étroit corridor d’une subjectivité, immersives comme des jeux vidéo, parfois rabattues à des radiations thermiques ou chromatiques qui se font même volontiers l’écho de Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow. Inutile de trop pousser le rapprochement entre les deux films, mais un des principaux atouts du film,  travaillé à l’ombre de ses scènes coup de force, c’est de situer le champ de bataille au niveau d’un infra-monde, quelque chose de tout proche et d’invisible, une guerre qui plane dans l’espace des humains sans que ceux-ci puissent la voir. Villeneuve illustre son récit de scènes du quotidien, peuplées d’anonymes, troublées par quelques bruits de coups de feu dans le lointain avec la très belles séquences où les détonations ne déclenchent pas de panique collective, mais un abattement, un affaissement des êtres au moment où, sans raison, l’Enfer gronde par en-dessous. Et à plus d’un titre, il est probable que Sicario soit un film sur l’idée de l’Enfer…

 

 

 

 

AU ROYAUME DES LOUPS par Josué Morel

 

Étrange film que Sicario, dont la trajectoire singulière étonne au regard du peu de crédit que l’on accordait au cinéma de Denis Villeneuve. Dans son article publié à la suite de la présentation du film à Cannes, Théo Ribeton pointait avec justesse la « charge horrifique de l’univers des cartels » comme moteur du film, mais la surprise tient justement à la façon dont il gravite autour de ce programme présumé pour mieux s’en détourner. L’ouverture est en soi un trompe-l’œil…Dans les murs d’une maison assaillie par le FBI, une agente découvre des cadavres momifiés de victimes des cartels. C’est donc un voyage vers l’enfer qui se profile pour le personnage d’Emily Blunt, jusqu’au Mexique et son fléau, les organisations criminelles régnant sur le pays, mais aussi un voyage au cœur du mal, sans frontières et donc sans logique de propagation, il est déjà là, partout, depuis toujours. Sicario fait mine de se confronter à la barbarie des réseaux mafieux mexicains pour mieux substituer une violence attendue à une autre, en opposant à ces factions sanguinaires une force encore plus brutale et implacable. Jamais les différents plans fomentés par la CIA, le « bon camp » du film, ne rencontrent ainsi d’accrocs comme l’extraction d’un chef de cartel qui se déroule comme prévu, le guet-apens que tendent à l’occasion ses fidèles est déjoué avec une minutie qui ne laisse place à aucune erreur, la cible numéro 1 tombe bel et bien à l’issue du film, et lorsque l’héroïne semble pour une fois à la merci d’un danger, elle découvre qu’elle servait en réalité d’appât et que ses coéquipiers la surveillaient de près. Pas un grain de sable ne vient perturber l’annihilation de cet ordre cruel par une institution recourant tout autant à la torture, le meurtre et l’intimidation. Sicario est l’histoire d’une opération parfaitement exécutée et ce n’est donc guère du côté de ses rebondissements narratifs ou de ses scènes d’action qu’il faut chercher l’intérêt du film.

 

C’est en réalité un thriller paradoxal, sans coup de force avec la rencontre attendue avec le mal ne peut advenir puisque le mal est en chacun de nous, dixit la morale du film « l’homme est un loup pour l’homme ». La démonstration est adroite, d’autant que Villeneuve avance masqué et se réapproprie une forme de cinéma de « contamination », à l’image de ce décadrage dans une maison mexicaine qui révèle soudainement la présence d’un fusil au sein de l’espace domestique, ou encore un long travelling centré sur le personnage du fameux « sicario » qui s’achève sur un instrument de torture improvisé. Sauf que le supplice en question reste ici hors champ, Villeneuve se frottant à l’horreur sans passer cette fois de l’autre côté de la frontière. Le cinéaste épingle les signes avant-coureurs d’une éruption, s’en remet presque à une imagerie de la barbarie (des cadavres pendus aux ponts), mais garde à distance ces manifestations de violence, on les aperçoit d’une voiture en mouvement ou au loin avec des jumelles. C’est au crédit du film que de privilégier un évidement intérieur de l’héroïne à une montée en puissance de l’horreur, mais là réside aussi son inévitable limite…Le film ne va pas beaucoup plus loin, suit sa drôle de route en distillant quelques vraies idées de mise en scène mais s’en remet par ailleurs trop aux compositions de Roger Deakins pour chercher un souffle cosmique dans les replis nuageux du ciel. Sicario laisse de fait un sentiment mitigé, appelant d’abord à une méfiance, le nihilisme de Villeneuve flirtant, comme dans Prisoners, avec une fascination pour le sordide et désamorcée par l’habile cheminement d’un scénario qui peine toutefois à pleinement convaincre. Car la voie sinueuse empruntée par le film est aussi celle d’une promesse de déflagration vouée à ne jamais être tenue…elle est volontairement troquée pour une cuisson à petit feu de la pauvre guerrière, écartelée entre la violence de deux camps et de deux pays soumis à la même soif de sang. Le film ne parvient du coup pas à dépasser le rang de petite série B relativement ingénieuse mais bridée par le strict maintien de son cap.