2016 – Résister ! Combattre !

Là, c’est bien du cinéma que Loach fait, de la vie qu’il saisit au-delà des personnages écrits, pas du discours théorique. Les frères Dardenne ne sont pas ses coproducteurs par hasard. Grâce à ses comédiens dont le formidable Dave Johns, il parvient souvent à extirper ses créatures de fiction des clichés dans lequel son scénario les enfermait. Avec sa fresque sociale vertigineuse à la Dickens Qu’elles semblent loin, ses velléités de retraite du britannique, lui qui se montre plus révolté que jamais avec Moi, Daniel Blake !

 

 

 

 

 

RENCONTRE AVEC KEN LOACH

 

Cannes, à nouveau, une longue standing ovation…Est-ce que vous pouvez déjà me dire ce que vous retiendrez de ce moment hier ? C’est compliqué, évidemment, le film essaie de raconter une histoire sur ce qui se passe en Europe, maintenant, en 2016, pas seulement à Newcastle, mais partout en Europe…Bien sûr, vous devez être précis dans les détails, vous ne pouvez pas faire un film en général, mais l’essence de l’histoire est la même. Et ce qui me touche, c’est que des gens qui ne passeront probablement pas, heureusement, par les difficultés extrêmes que vous pouvez voir dans le film, comprennent néanmoins que c’est ce qui est en train de se passer. Et je suis sûr qu’il y a là des gens d’opinions politiques différentes, mais ils peuvent se retrouver sur le niveau de l’humain et dire que ce n’est pas acceptable. Et à partir de là, il peut y avoir une discussion politique à propos de la manière dont on y réagit. C’est un terrain fertile parce qu’au moment où on n’a pas ça, dans l’ancien terme unioniste américain  » agitation organisée  » on peut faire un peu d’agitation, vous agitez les eaux troubles et vous pouvez dire qu’il y a un vrai problème ici. Nous, à gauche, nous pensons qu’il y a ça et ça, qu’en pensez-vous ?

 

Vous dites que vous avez besoin d’une  » histoire « , avant d’exprimer un constat ? Oui, les deux sont imbriqués. Vous ne cherchez pas à passer des messages, vous trouvez des histoires qui sont importantes, qui nous disent quelque chose. Une histoire qui n’a pas de conséquence n’est pas vraiment une histoire…Ça peut être un mystère, un suspens du genre qui a tué le pasteur dans la bibliothèque, avec quelle arme, mais vous avez envie que ça résonne…

 

Daisy dit quelque chose d’émouvant à Daniel…Tu nous as aidé par le passé, donc, pourquoi ne pouvons-nous pas t’aider ? Mais qu’est-ce qui a pu arriver à la société pour que ces bases soient oubliées ? est-ce que c’est l’histoire que vous voulez nous rappeler ? Je pense que c’est très important. Nous avons un proverbe en Angleterre,  » We are our brother’s keeper « , nous sommes les gardiens de nos frères, nous devons prendre soin des autres. L’état providence, qui a été créé en Angleterre et pareillement dans d’autres pays était basé là-dessus, sur ces principes de base. Mais je pense qu’on peut espérer avoir une discussion plus sérieuse sur les conséquences du capitalisme monopoliste qui divise la société en toutes petites élites, des groupes de gens riches, qui cachent leur fortune et leur argent là où il ne peut pas être taxé, d’un autre côté, la majorité des gens qui luttent pour survivre, et tout en bas, une population nombreuse qui est punie de la plus cruelle des manières dans le but de préserver ce système économique. Il y a un sérieux débat politique et économique. Mais au niveau humain, vous m’aidez et je vous aide.

 

Il y a cette scène à la banque alimentaire, où Katie a tellement faim, et vous êtes en colère…Est-ce que cette colère est un bon carburant pour faire des films ? parce qu’en tant que spectateur, en voyant ça, on ne peut être qu’en colère…Je pense que la colère est importante. La colère est le cœur de la plupart des mouvements politiques radicaux…

 

Et dans votre cas ? Absolument. Mais ça ne peut pas être une colère aveugle…La colère donne l’impulsion première, mais vous devez l’utiliser pour comprendre pourquoi les choses se passent. La réponse n’est pas dans les banques alimentaires, la réponse n’est pas d’aller en rue avec une boîte de collecte pour qu’on y mette de l’argent, la réponse est de comprendre le système. Pourquoi ce système produit à la fois, une extrême pauvreté, et la richesse, pourquoi il ne sera jamais durable, pourquoi nous détruisons la planète, pour très bientôt, et comment nous pouvons changer ça. Si vous regardez les politiques en Europe, il y a beaucoup de campagnes, beaucoup de colère, mais cela n’entraîne pas de grand mouvement politique de changement. C’est ce que nous devons changer, nous devons passer de la colère à la réflexion.

 

 

 

 

Et à l’action ? Absolument. Et ça tombe bien maintenant, à cause du vote concernant l’Union Européenne, beaucoup de gens qui considèrent que c’est un projet néo-libéral, ce qu’elle est, veulent la quitter. La question est qu’est-ce qui est mieux pour la changer ? travailler avec les groupes de gauche à l’intérieur de l’Europe ? Ou l’attaquer de l’extérieur ? le problème si nous quittons l’Union Européenne, c’est que nous mettions en place un gouvernement beaucoup plus à droite, la droite britannique qui veut quitter l’Europe veut un changement dans un autre sens, ils veulent une plus grande dérégulation, encore pire…Pour moi, nous devrions rester à l’intérieur de l’Europe, mais pour la raison opposée. Cameron veut rester pour créer des liens avec Syriza, Podemos, et les groupes de gauche en France et en Allemagne.

 

Il y a 2 ans, après Jimmy’sHall, vous avez dit, peut-être est-ce mon dernier film…Est-ce que vous pouvez déjà nous parler du futur ? C’est bien d’avoir fait celui-ci, de se battre pour lui, mais le faire me demande beaucoup. Je sais que Woody Allen trouve ça facile, mais pour certains, c’est un combat de se lever si tôt le matin et de finir la journée si tard.

 

En regardant votre dernier film, je voyais ces incroyables personnages, et je me suis demandé après, où vous les trouvez ces personnages ? quand on a fait un film comme celui-ci, on n’a pas envie de continuer pour toujours ? Oui, tout le monde a envie de continuer à travailler pour toujours. Les personnages sont écrits par Paul Laverty. L’essence de l’histoire c’est Paul, les personnages sont écrits par Paul.

 

Mais vous devez trouver les interprètes ? La chose la plus importante est la crédibilité. Vous commencez par vous demander d’où viennent ces personnages, quel est leur âge, de quelle classe sociale proviennent-ils ? Daniel vient de la classe ouvrière de Newcastle, donc c’est que nous cherchons. J’aime les comédiens comiques, les comédiens de stand up, parce qu’ils ont un bon sens du rythme, ce sont souvent des gens de la classe ouvrière. Et c’est là que nous avons cherché. Newcastle est comme Liverpool, Glasgow ou Manchester, dans les Midlands, la région s’est bâtie sur les luttes, la dureté de la vie et elle produit de grands acteurs comiques. C’est la comédie de la résistance, de la pauvreté. Nous avons donc cherché par les comédiens comiques, Dave (Johns) est un acteur comique, il est né dans la région où nous allions filmer, son père était un menuisier, un charpentier…et Hayley a les mêmes origines que Katie, c’est comme ça que nous les avons trouvés.

 

Parce que dans votre film, il y un message, il y a une histoire, et nous rions. C’est important d’inclure des rires ? Vous riez beaucoup ? Parce que la situation est tellement absurde ?  Oui, c’est la réalité de ce que nous sommes. C’est la vraie expérience, le rire. Vous allez à une banque alimentaire, c’est une situation tragique, les gens portent de drôles de vêtements qu’ils ont trouvés dans un magasin de seconde main, et ils ont un look comique, des choses marrantes se passent, des choses stupides se passent. Cela ne vous distrait pas de la tragédie, ça la souligne.

 

Comment trouvez-vous l’équilibre, pour ne pas perdre la ligne de la tragédie ? Je ne sais pas, j’ai un instinct de conteur que Paul a très clairement, vous ne riez qu’à la fin. Les critiques anglais ne sont pas toujours nos amis, et l’un d’entre eux a écrit qu’il pouvait voir la fin du film, 20 minutes après le début, mais c’est une tragédie, il a pu après 20 minutes comprendre qu’Hamlet allait mourir, et que Lear, le vieil homme allait mourir…Mais c’est le processus qui est intéressant. Et c’est amusant avec les critiques, ce désir d’être intellectuellement intelligent, aux dépens d’une réaction humaine.

 

 

 

 

KEN LOACH 84 ANS

46 FILMS EN 53 ANS DE CARRIERE

 

1990-HIDDEN AGENDA // 1993-RAINNING STONES / Prix du jury Cannes

1995-LAND OF FREEDOM / César film étranger  //  1998-MY NAME IS JOE

 

2006-LE VENT SE LEVE / Palme d’or Cannes  //  2009-LOOKING FOR ERIC

2010-IRISH ROAD  //  2012-LA PART DES ANGES / Prix du jury

 

2014-JIMMY’S HALL  //  2016-I DANIEL BLAKE / Palme d’or Cannes

 

 

 

 

CANNES POUR TOUJOURS !

 

 

 

 

 

Cela faisait un moment que le regard de Ken Loach n’avait pas paru aussi perçant et affuté, se chargeant et avec une facilité confondante de dénoncer les inepties de nos sociétés. Dans un élan vital absolu, le britannique fait donc ce qu’il sait faire de mieux. Un cinéma social façon documentaire radical et sans concession. Ce qui sous tend comme souvent chez lui une rigueur peut-être un peu froide et démonstrative. Son cinéma ne s’est jamais prétendu sophistiqué ou maniéré. Tout le contraire pour présenter l’enfer qu’est l’administration de son pays. 

 

 

 

 

Daniel Blake, victime d’une crise cardiaque sur son lieu de travail puis déclaré inapte par son médecin et quelques spécialistes, se voit décliner une aide sociale relative par l’état, le fameux « décisionnaire » invisible mais omniscient auxquels tous les employés des Job Centers (équivalent de Pôle Emploi) se rapportent. Comble du sort, celui-ci est invité par ses conseillers, faute de mieux, à pointer au chômage alors qu’il n’est pas autorisé à reprendre une activité. Sur cette route tortueuse, véritable chemin de croix, Daniel Blake rencontre Katie, une jeune mère démunie à laquelle il vient en aide. Les quelques forces qu’il reste au vieil homme seront pour elle et ses deux jeunes enfants – de là à penser que Ken Loach s’est projeté en Dan, défenseur des opprimés jusque dans la tombe, il n’y a qu’un pas. Comme toujours, la satire n’a pas sa place dans l’univers de Ken Loach. Ici, seule compte la réalité, et aucun artifice ne doit pour cette raison en ternir la dramatique obscénité. L’intrigue s’en tient ainsi à suivre Daniel Blake dans le cadre de ses démarches administratives pour obtenir l’aide sociale censée lui revenir de droit. Simples formalités qui se muent pourtant en une quête kafkaïenne au bout de laquelle ne restent plus que mort et renoncement. Comme le sous entend et l’affirme par ailleurs à plusieurs reprises le réalisateur britannique, l’être humain dans le besoin est traité par l’État comme un vulgaire chien, à voir ce plan de cabot errant et éclopé seul au beau milieu d’une ruelle possible projection mentale de Dan. Les requêtes au Job Centers qui se soldent par une montagne de paperasse à remplir sur des sites internet capricieux, les appels téléphoniques inutiles reçus par un call center se contentant bêtement de rappeler le règlement aberrant dicté par l’État…Toute la machine implacable et insensible qu’est l’administration ne fait qu’écraser les hommes auxquels elle se doit de venir en aide, martèle Ken Loach.

 

Parce que des décisions appliquées par le parti des Tories a permis la privatisation et la délocalisation des activités sociales de l’État, les règlements définis par le gouvernement ne sont plus mis en œuvre que par des salariés rémunérés sur objectifs. De quoi bouleverser toute la gestion sociale du pays, voir cette scène surréaliste où la personne chargée de constituer le dossier d’allocation handicap de Dan se présente comme une « professionnelle de santé » à demi-mot plus légitime pour juger de la décision à prendre que ne le sont ses propres médecins, désireux pour leur part d’empêcher qu’il perde la vie au travail. De même, les déboires et autres « sanctions » de Katie sous prétexte qu’elle n’est pas parvenue à arriver à temps au Job Center sonnent comme un revival de l’Angleterre victorienne. De quoi donner aussi un petit air d’Oliver Twist au monde qui est le notre. Ken Loach le dit et le répète, nos sociétés donnent trop souvent libre cours à des dispositifs inhumains sans en prendre la juste mesure. Le réalisateur donne plus que jamais le sentiment que son cinéma continuera de défendre les laissés-pour-compte tant que les injustices se perpétueront, et c’est tant mieux. Avec Moi, Daniel Blake, la formule reste identique mais absolument nécessaire et légitime. Les larmes coulent peut-être plus facilement à flot qu’à l’accoutumée, mais Ken Loach ne recourt pour autant jamais au sentimentalisme. Sans doute faut-il y voir là la marque des plus grands, à commencer par Charles Dickens.

 

 

 

FIN D’UN MONDE PAS TOUJOURS « PARFAIT »…   par Jean-Baptiste Morain

 

Que ce film n’ait pas mérité sa Palme d’or n’en fait pas pour autant une daube. Si le scénario est un peu pesant, Ken Loach réussit quelques vrais moments de cinéma. A Cannes, accueil froid de son film avec des reproches récurrents chez lui…Manichéisme et personnages porte-discours. Avec la Palme d’or, le jury ne pouvait que jeter une lumière accrue sur ces défauts. Que le film ne méritait pas selon les critiques cette distinction est un fait. Est-ce un mauvais pour autant ? Certes non. C’est l’histoire d’un menuisier de la région de Newcastle. A 59 ans, un accident cardiovasculaire le contraint au repos, mais les assurances chômage veulent qu’il retrouve un emploi, sous peine de lui supprimer ses allocations. Vaillamment, avec son caractère de cochon, Blake tente de trouver une solution. Mais il n’est pas du tout préparé à la recherche d’emploi contemporaine par internet, téléphone, etc. Moi, Daniel Blake est un film crépusculaire sur la fin d’une époque. Il décrit la disparition programmée de ceux qui ne sont pas viables dans le système. Ken Loach décrit un milieu ouvrier solidaire et ouvert, alors que l’absence de solidarité est l’un des grands maux contemporains. Mais il touche juste dans sa façon de filmer. Il reste à distance avec sa caméra, lorsqu’une femme ouvre en catastrophe une boîte de conserve dans une banque alimentaire parce qu’elle est au bord de la crise d’hypoglycémie. Ou lorsqu’une enfant convainc Daniel d’ouvrir sa porte, parce qu’il l’a aidée par le passé et qu’il ne peut donc refuser son aide aujourd’hui.