2013-Impératrice !

Un grand Woody Allen, un très beau cadeau pour Kate Blanchett au sommet de son art et certainement dans son plus beau rôle après 30 années de carrière et 80 films récompensé par un Oscar de meilleur actrice en 204. Un plaisir immense pour les amoureux(ses) du cinéma et de Woody Allen en particulier. 

 

 

 

La déchéance sociale d’une épouse de milliardaire.

Une fable virtuose, où la drôlerie vire à une noirceur inouïe.

 

 

 

Le conte noir de Woody Allen    par Jean-Baptiste Morain

 

Jasmine (Cate Blanchett, extraordinaire) descend de son avion à l’aéroport de San Francisco. Depuis New York, elle n’a cessé de soûler de paroles sa voisine, une vieille dame qui s’en plaint auprès de son fils venu la chercher. Jasmine est complètement flippée, parle tout le temps, exprime son angoisse, ne supporte pas la promiscuité, avale des médicaments comme des bonbons, et elle débarque sans prévenir chez sa sœur, Ginger (Sally Hawkins), qu’elle avait perdue de vue depuis des années. Il faut dire que Jasmine est mariée à un homme d’affaires fortuné, Hal (Alec Baldwin) qu’elle vient de quitter, tandis que Ginger est restée une prolétaire. Le choc des cultures va s’avérer rude. Donc aussi source de drôlerie. Par un jeu de va-et-vient, nous allons découvrir le passé new-yorkais de Jasmine et les péripéties de son séjour à Frisco. De toute évidence inspiré d’Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams, qui n’a jamais fait personne se taper les cuisses de rire, Blue Jasmine commence comme une comédie. Sans dévoiler la fin du film, tout l’art de Woody Allen va consister (le spectateur le comprend assez vite), de façon extrêmement progressive, à le transformer en drame psychologique.

 

Ce qui faisait rire au début, un personnage de femme névrosée, que le spectateur identifie immédiatement comme étant le héros classique et familier d’un bon vieux film de Woody Allen, va devenir la source de notre émotion. Le moment où tout bascule, où la dégringolade commence, est assez facile à identifier. C’est celui où soudain, entre la poire et le fromage, dans une discussion marrante entre Jasmine et les copains dragueurs et lourdingues de Ginger, nous apprenons par inadvertance un détail capital sur le mari de Jasmine. Ce personnage fat et antipathique que nous regardions avec ironie dans la scène précédente, nous ne le verrons plus du même œil. Le point de vue change. Il aura suffi d’un seul mot, d’un petit grain de sable dans la machine comique emballée de Woody Allen pour renverser la vapeur dans l’autre sens. Blue Jasmine, c’est d’abord cela, un projet esthétique…Comment passer de la distance du rire à l’identification et à l’empathie ? C’est presque à une leçon d’écriture cinématographique…Comment se rapproche-t-on d’un personnage ? C’est le premier point, la grâce d’écriture retrouvée de Woody Allen, qu’il perd et oublie dans certains de ses films sans qu’on comprenne bien pourquoi d’ailleurs. Comme souvent chez Allen, l’art de la parodie s’assortit d’une satire sur son époque. Chez Tennessee Williams, Blanche Dubois (Jasmine ici) devenait folle quand elle découvrait que son riche mari, qu’elle vénérait, était homosexuel. Chez Allen, rien de tout cela. Le mari de Jasmine est manifestement inspiré du financier véreux Madoff. C’est la superficialité de Jasmine, sa naïveté et sa bêtise qui seront cause de la chute du couple et surtout du mari.

 

Jamais peut-être, depuis les personnages qu’interprétaient Mia Farrow (Alice) ou Gena Rowlands (Une autre femme), Allen n’avait décrit un personnage féminin avec tant de cruauté. Chez lui, les femmes sont souvent victimes des hommes, des hommes qui s’en sortent en toute impunité. Jasmine est responsable, sinon coupable. Si Alice, malgré l’échec de son couple, survivait et triomphait, si Blanche DuBois chez Williams finissait en hôpital psychiatrique, Woody Allen abandonne Jasmine dans la rue, livrée à elle-même, sans aide. Seule et sans espoir de guérison. Les mêmes mots, les mêmes tics qui nous faisaient tant rire au début ont perdu tout aspect comique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le regard que porte Woody Allen sur l’humanité ne s’améliore pas avec l’âge. Il est sans pitié.

 

 

 

 

KATE  BLANCHETT

 

Qu’est-ce qui vous a attirée dans Blue Jasmine ? Tourner avec Woody, bien sûr ! J’ai accepté sans rien savoir du script ni de la distribution. Quand j’ai lu le scénario, j’ai eu hâte d’incarner cette femme désillusionnée, déprimée, brisée, qui rappelle la Blanche DuBois d’Un tramway nommé Désir. Le film la suit dans ses hauts et ses bas, surtout ses bas.

 

Les personnages avec des failles sont-ils plus intéressants ? Parfois, le plaisir de jouer vient de l’histoire. D’autres fois, du rôle. Ou bien des deux, comme ici. Woody Allen y montre tout son génie d’auteur dramatique. Les femmes de Blue Jasmine portent particulièrement sa marque: elles sont originales et bizarres. Ce que je trouve triste, chez Jasmine, c’est qu’elle évolue dans le royaume du fantasme. Elle s’est inventé un prénom, un personnage. Woody affirme que nous sommes tous ainsi, on s’invente des identités, que ce soit sur Internet, au travail, avec nos amis. Ce jeu de faux-semblants rend nos vies plus intenses, mais cela peut nous faire perdre conscience de la réalité. Le gouffre entre le moi intime et le moi public se révèle souvent violent, irréconciliable.

 

Comment devient-on une héroïne de Woody Allen ? Fébrilement. J’ai passé beaucoup de temps avec la costumière. On a réfléchi au look de Jasmine, aux vêtements qu’elle porterait pour travailler en tant que réceptionniste, au fait qu’elle absorbait beaucoup d’anxiolytiques et d’alcool. Ensuite, Sally Hawkins, qui interprète la sœur de Jasmine, et moi avons imaginé leur enfance, et puis je me suis lancée. Un premier jour de tournage est toujours terrifiant.

 

Jasmine représente une certaine idée de l’élégance ? Qui est éloignée de la mienne. L’élégance, pour moi, c’est trouver son propre style et ne surtout pas être esclave de la mode. Jasmine, elle, est dans l’apparence, dans le tourbillon des marques de luxe et tout ce que symbolisent les statuts sociaux. La mondanité est devenue une part d’elle-même, et lorsque, soudain, elle se retrouve sans ressources, elle ne sait plus qui elle est ni comment s’occuper.

 

Quel est selon vous le message de Blue Jasmine ? Woody n’est pas un réalisateur à message. Il se voit comme un entertainer, mais il plante le décor de chacun de ses films dans un contexte spécial. C’est la crise monétaire, la banqueroute des banques… Cela nous rappelle à quel point nous sommes fragiles, combien la société occidentale est matérialiste, traitée avec des médicaments. La culture américaine est un cocktail d’ascension sociale et de chute vertigineuse.

 

Est-ce que jouer, c’est apprendre sur soi ? Personnellement, je n’envisage pas la comédie comme une thérapie, plutôt comme une ouverture aux autres. On peut être acteur pour plein de raisons différentes. Moi, je le suis pour m’oublier. Quand je joue, j’avance sur un fil. Je trouve également fascinant le côté anthropologique de ce métier. Observer les habitants de l’Upper East Side, c’est regarder vivre les rois du monde, alors que la fracture entre les nantis et les autres ne cesse de grossir. C’est fou de se dire que le sac ultrachic de Jasmine représente l’équivalent du budget des costumes d’un film.

 

On vous surnomme l’actrice caméléon. Quels sont vos acteurs de référence ? Gregory Peck… Jimmy Stewart…Des hommes, donc ? Je me sens reliée à eux, à leur présence, à leur intelligence, à l’entièreté de leur jeu. Mais j’aime aussi des actrices: Bette Davis, Anna Magnani, Ingrid Bergman, Giulietta Masina, Liv Ullmann. Je ne dis pas que je voudrais être elles, mais je les trouve tellement formidables.

 

Quels sont les points communs entre les personnages que vous avez interprétés ? La mélancolie, l’énergie ? Peut-être. Je ne sais pas. J’aime diversifier mes choix, je n’ai pas de plan particulier en tête, je me laisse porter. Pour moi, c’est d’abord le metteur en scène et l’histoire qui comptent. Le rôle arrive en dernier. Si points communs il y a, c’est inconscient de ma part.

 

Les actrices pointent souvent la difficulté de dénicher de beaux rôles. Qu’en pensez-vous ? Au théâtre, on peut mener plus facilement une longue carrière, mais on trouve aussi du travail au cinéma. Hélas, les actrices ont plus de mal que les acteurs pour passer à la réalisation notamment de grosses productions. A moins que ce ne soit pour raconter des histoires de femmes. J’aimerais qu’il y ait davantage de réalisatrices, la majorité des spectateurs sont quand même des femmes.

 

Le réalisateur Shekhar Kapur, qui vous a dirigée à deux reprises, dans Elizabeth (1998) puis Elizabeth. L’âge d’or (2007), vous a décrite comme “candide et secrète, grégaire et solitaire, spirituelle et mélancolique”. Êtes-vous d’accord ? J’ajouterais peut-être timide. Je pense que cela prend un certain temps de savoir qui l’on est… Grâce à son travail, on le sais tôt ou tard.

 

Vous avez embrassé à l’écran George Clooney, Jude Law, Johnny Depp, Brad Pitt, Leonardo DiCaprio…Vous savez, je fais juste mon job…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

WOODY ALLEN PARLE…

 

 

 

 

 

 

Vous dépeignez un réalisateur déprimé dans le film. Vous vous êtes déjà retrouvé dans une situation similaire ? Oui, plusieurs fois. On commence un tournage avec la conviction qu’on va signer son meilleur film. Chaque jour, tout se passe bien sur le plateau, du moins en apparence. Et au moment du montage c’est la catastrophe. Rien ne fonctionne, on se rend compte des erreurs commises. Je me suis déjà retrouvé en salle de projection à contempler mon naufrage, à me plaindre parce que tout était de travers. Alors je coupe, je modifie comme je peux. Mais le sentiment de déception reste. Parfois je suis consterné par le résultat, mais le public adore. C’est arrivé avec Manhattan ou encore Hannah et ses sœurs. J’étais conscient de détenir une bonne idée de départ, mais pas exécutée avec le brio nécessaire. A l’inverse, quand je suis content, c’est un flop monumental! L’osmose s’est produite à trois reprises avec les spectateurs : pour Minuit à Paris, Vicky CristinaBarcelona, La Rose pourpre du Caire.

 

Comment dirigez-vous vos acteurs ? En général, je laisse s’exprimer leur talent. J’interviens seulement quand quelque chose ne va pas. Je leur donne une pleine liberté car la contribution des autres m’importe. Quand on me dit à quel point ils sont bons, je m’attribue le mérite, alors que je les ai à peine dirigés! (Rires) J’aime écrire avec des noms en tête. Mais cela m’est arrivé de tomber de haut quand j’appelle la personne à qui je pense pour lui proposer le rôle et elle me répond qu’elle part en Afrique pour six mois, engagée sur un autre projet. Quand il s’agissait de comédiennes que je connaissais personnellement telles que Mia Farrow ou Diane Keaton, c’était plus simple.

 

Vous dénoncez les dérives de la presse à scandale…Adolescent, je voulais exercer un métier excitant. J’ai envisagé de devenir reporter spécialisé dans le crime, pour couvrir les meurtres, les vols à main armée etc…Les intrigues étaient mystérieuses et les protagonistes complexes. Cela me fascinait. J’ai aussi été tenté par le journalisme sportif. Un jour, j’ai découvert que je pouvais écrire des choses qui faisaient rire les gens. J’avais 16 ans, j’étais au lycée quand j’ai commencé. Vous imaginez? On me payait, on imprimait mes blagues et on me lisait. Quelle fierté ! Rapidement, j’ai gagné de l’argent grâce à ce don et je n’ai plus jamais arrêté, pour des animateurs à la radio et à la télévision, des artistes de cabaret…Les studios ciblent un public plus large avec des divertissements idiots avec des superhéros, des effets spéciaux, des poursuites de voitures et des blagues de chiottes.

 

Quelle est votre ambition dans la vie ? Je n’ai jamais réalisé un grand film. A chaque fois, je pense que ce sera le prochain, et puis non. Je m’apprête à entamer le scénario du 50e. Il y en a eu des bons et des mauvais. Je n’arriverai jamais à la cheville des maîtres qui m’ont inspiré toute ma vie comme Ingmar Bergman, Vittorio De Sica, Akira Kurosawa, Federico Fellini, Orson Welles, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Jean Renoir. Je ne ratais aucun de leurs films. Je trouvais le cinéma américain trop commercial, trop hollywoodien. Parfois, il y avait une pépite comme Le Trésor de la Sierra Madre (1948), de John Huston. Le reste ne m’intéressait pas. Seul les Européens me passionnaient. Je ne suis pas à leur niveau.

 

Que pensez-vous de l’évolution du cinéma ? Il a changé radicalement, et pas pour le mieux. A mes débuts, les plus grands étaient en exercice. Aujourd’hui, ils sont tous morts. Les studios préfèrent débourser 100 millions de dollars car ils vont multiplier leur mise par cinq, plutôt que donner 20 millions à un film qui finira sa carrière à 50. Ils ciblent un public plus large avec des divertissements idiots avec des superhéros, des effets spéciaux, des poursuites de voitures et des blagues de chiottes. La télévision prend l’avantage avec des programmes de qualité et les salles de cinéma ferment. Si je conseille à mes filles de regarder La Strada (1954), de Federico Fellini, elles vont le faire sur leur tablette ou leur téléphone. Bientôt on ne sortira plus de chez soi, on dînera entre amis puis on s’installera sur le canapé pour voir le nouveau Quentin Tarantino. Dehors, il neige, on fait la queue, ça revient cher si on se déplace en famille, et on se bagarre pour avoir des bonnes places. Dans quelques années, tout cela sera bel et bien fini.

 

Savez-vous, après toutes ces années, ce qu’est l’amour finalement ? Oh non. Je suis arrivé à la conclusion que l’amour est beaucoup trop complexe pour qu’on le comprenne un jour. Ce n’est pas une science exacte. Il compte aussi trop d’aspects différents. L’amour pour la gent féminine n’est pas le même que l’amour que vous ressentez pour votre épouse ou votre fils ou votre fille ou votre frère ou vos parents ou vos amis. L’amour peut être de la passion pure ou quelque chose de plus profond. L’amour est aussi insaisissable que l’humour. Vous ne pouvez pas non plus lui trouver une définition ou explication précise. Et l’amour ne s’apprend pas, il se vit uniquement.

 

Est-ce la raison pour laquelle, à 83 ans, vous faites toujours des films sur l’amour ? Exactement. L’amour est toujours intéressant, justement du fait qu’on ne peut le saisir ou le définir. L’amour est toujours ambigu et compliqué. Il se contredit lui-même. Il peut vous procurer le plus grand plaisir et vous causer la plus profonde tristesse. Après 83 ans, je n’ai rien appris. Je n’y comprends toujours rien. Je ne sais pas comment je suis perçu, mais oui, je suis un grand romantique. J’ai passé toute mon existence dans un monde irréel. J’idéalise ma vie et aussi Manhattan sur laquelle je n’ai cessé d’écrire d’une façon très romantique, contrairement à un Scorsese ou à un Spike Lee. Gatsby a un pied dans le passé. Il aime le jazz, les pianos-bars, la pluie sur les trottoirs. Je me reconnais dans sa sensibilité et j’avoue que, si j’avais eu l’âge de Timothée Chalamet, j’aurais adoré jouer ce rôle.

 

On pense à vous d’abord comme un auteur juif. Être juif est dans votre ADN ou êtes-vous juif par accident ? Je ne suis absolument pas religieux, je suis juif par accident. Il y a dans mes films beaucoup de plaisanteries juives car le sexe, les juifs, la psychanalyse sont des thèmes porteurs dont on rit facilement.

 

Que représente pour vous l’humour français ? Une ironie très sophistiquée, une certaine sensibilité que Jacques Tati possédait de façon physique. J’ai toujours pensé qu’il y avait dans les films de Lubitsch, qui pourtant était allemand, une sophistication française.

 

Que serait-on surpris de découvrir chez vous ? A cause de mon physique maigrelet et surtout parce que je porte des lunettes, on me prend pour un grand penseur ou un rat de bibliothèque qui passe ses soirées à lire Kierkegaard. Je suis tout sauf ça. En vérité je suis quelqu’un de très superficiel. Rien ne me fait plus plaisir que de regarder des matchs de basket à la télé, une bière bien fraîche à la main.

 

L’écrivain Philip Roth a dit de vous que vous n’existiez que grâce à la naïveté européenne…Je n’ai jamais rencontré Philip Roth que je considère comme un très grand écrivain, mais je sais qu’il détestait ce que je faisais. Je ne sais pas pourquoi. La différence entre lui et moi c’est que lorsqu’il écrivait, si quelque chose ne lui plaisait pas, il lui suffisait de jeter ce qu’il venait d’écrire et de recommencer. Moi, je réalise des films pour faire rire les gens. S’ils ne rient pas, c’est un échec. D’abord, ça coûte très cher et ensuite je ne peux pas les jeter. Cela dit, depuis “Guerre et amour”, je n’ai plus jamais lu une critique ou un article me concernant. Un jour on vous considère comme un génie, le lendemain comme un idiot. La seule personne dont l’avis m’importe est Diane Keaton. Si elle aime ou pas un film, il n’y a que cela qui compte.

 

Dans une chanson célèbre, Frank Sinatra disait : “Des regrets, j’en ai eu quelques-uns.” Et vous ? Cet hôtel n’est pas assez grand pour contenir les miens. Je regrette tellement de choses. De ne pas avoir fait d’études et de ne pas avoir appris la philosophie. Si je m’étais plus cultivé, j’aurais sûrement réalisé de meilleurs films. Mon problème c’est que je manquais totalement d’ambition. Je regrette de ne pas avoir appris à danser. Je pense que j’aurais été beaucoup plus heureux dans ma vie si j’avais été danseur de claquettes ou si j’étais devenu joueur de base-ball, ce qui, je dois le dire, aurait rendu mon père très heureux aussi. J’ai essayé de faire de mon mieux tout le temps. Si j’ai échoué parfois, je n’ai à m’en prendre qu’à moi, c’est simplement que je n’étais pas assez bon.

 

Vos fans disent qu’un mauvais film de vous est souvent meilleur que la plupart des films français. C’est très flatteur mais ce serait très prétentieux de croire. Truffaut, Godard, Alain Resnais, pour ne citer qu’eux, ont eu une influence énorme sur moi. Ils ont fait des films iconiques et je pense que les plus mauvais sont bien meilleurs que la plupart des films américains.

 

 

 

 

Elisabeth Roudinesco…L’historienne de la psychanalyse, biographe de Jacques Lacan et de Sigmund Freud, livre son diagnostic sur le « cas » Allen.

 

Que pensez-vous du débat ouvert sur la publication des mémoires de Woody Allen ? Je pense que la liberté des éditeurs doit être inconditionnelle dans le cadre du respect de la loi. On ne diffuse pas de textes injurieux, antisémites, racistes ou qui violent le principe de la vie privée d’autrui… À partir de là, tous les chantages visant à interdire la publication d’un livre sont inadmissibles, d’où qu’ils viennent. Nous sommes dans une période où fleurissent des meutes indignées qui portent atteinte à la liberté d’expression en s’érigeant en tribunal. Plutôt que de critiquer le contenu d’une pièce, d’un livre, d’un film, ces meutes font pression auprès des producteurs, éditeurs, conservateurs de musée, pour faire interdire des spectacles, des expositions ou des oeuvres qui ne leur conviennent pas. Ce fut le cas en 2013, lorsqu’on tenta de censurer un tableau de Balthus au Metropolitan Museum de New York, à cause de sa « nature offensante ». Même chose pour le dernier film de Roman Polanski, J’accuse, boycotté par des féministes.

 

Peut-on voir Woody Allen comme une victime collatérale du mouvement MeToo ? MeToo existe depuis 2007 et s’est amplifié en 2017 quand le fils de Woody Allen a joué un rôle dans la dénonciation des agressions sexuelles commises par Harvey Weinstein, lequel a été jugé et condamné par la justice. Je dirais plutôt qu’il y a, depuis l’affaire Weinstein, une recrudescence de campagnes qui, par leur violence, détruisent la liberté critique de chacun face à une œuvre. Comment, par exemple, critiquer un livre dès lors que l’éditeur a subi de telles pressions pour ne pas le publier ? Je félicite et je soutiens Manuel Carcassonne, directeur général de Stock, pour son courage. Il n’a pas cédé aux pressions. C’est la seule chose qui compte. Mais ce combat pour la liberté place le critique littéraire dans une position intenable, dans un tel climat, il ne peut plus chroniquer sereinement le contenu de l’œuvre. S’il en fait l’éloge, il sera catalogué comme béni-oui-oui de l’éditeur, s’il démontre sa nullité, il sera rangé dans le camp des lyncheurs.

 

Peut-on parler de risque de « maccarthysme culturel » ? Oui, bien sûr. Tout cela vient des années 1990, lorsque le politiquement correct a commencé à sévir dans les universités américaines. Au départ, il s’agissait de lutter contre des discriminations. Mais cela s’est retourné en son contraire quand la gauche américaine a substitué les luttes identitaires aux luttes classiques (sociales et de classes). D’ailleurs, Philip Roth a été victime de ce genre de campagne lorsqu’en 2002, il a publié un de ses plus beaux romans La Tache. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, bon nombre d’éditeurs engagent des « détecteurs d’offenses » qui relisent les livres jugés suspects de ne pas être politiquement corrects.

 

Ne peut-on considérer l’affaire Woody Allen comme une tragédie ? Non, je ne vois pas de dimension tragique dans cette affaire de famille. Ce n’est ni Les Damnés de Visconti, ni Le Parrain de Coppola, mais plutôt une comédie de boulevard. Voilà une actrice qui a quinze enfants, dont onze ont été adoptés, et voici un metteur en scène qui a épousé l’une des filles adoptives de cette actrice, et qui a adopté avec celle-ci deux autres enfants, parce qu’il refuse d’engendrer une progéniture. Voilà un fils qui dénonce les abus de son père et dont la mère affirme qu’il serait le fils de Frank Sinatra, plutôt que celui de ce père qu’il dénonce. Et voilà que, depuis des années, parents et enfants se déchirent par médias interposés. Certains enfants prennent le parti de la mère, d’autres celui du père et rien ne les arrête dans la poursuite de leur jouissance à se haïr les uns les autres. Une situation tragique suppose que les « héros » soient en mesure d’affronter leur propre humanité, face à un destin qui les contraint à agir en sens contraire de leur désir, ou qui, au contraire, les entraîne vers une démesure transgressive, d’où ils ne peuvent s’échapper que par la mort : que le destin s’appelle Dieu, le fatum, la statue du commandeur, la loi de la cité, le surmoi, peu importe.