2012-Une Folle évasion !

 

Le 4 novembre 1979, des étudiants révolutionnaires iraniens ont pris d’assaut l’ambassade des États-Unis à Téhéran. Ils ont retenus 52 diplomates et civils américains en otages. Dans le chaos, six Américains ont cependant réussi à s’échapper, trouvant refuge chez l’ambassadeur canadien. Argo raconte l’opération secrète pour exfiltrer ces six personnes.

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC BEN AFFLECK

 

 

Quel était votre degré de familiarité avec le sujet de l’Iran et de la prise d’otages de 1979 lorsque vous avez décidé de réaliser Argo ? Je connaissais déjà très bien l’Iran et son histoire, puisque je suis diplômé en études moyen-orientales. Dès l’université, j’étais fasciné par cette région du monde, et ça n’a pas cessé depuis. J’ai autant étudié le monde arabe que la civilisation perse. Il faut bien dire qu’à l’époque, le sujet était nettement moins populaire qu’aujourd’hui ! La plupart des gens étudiaient l’URSS. Je n’ai pas fait un film sur l’Iran par hasard, mais parce que je le souhaitais depuis longtemps. Argo s’ouvre sur un prologue qui raconte l’histoire de l’Iran moderne avec le coup d’État de 1953, le régime corrompu et violent du Shah, le rôle de la CIA dans tout cela. Je voulais bien sûr éviter d’être trop didactique, mais tout de même, il fallait bien que les gens comprennent ce qui avait précédé les événements du film.

 

Ce prologue est surprenant puisqu’il se présente sous la forme d’un film d’animation. Auriez-vous été influencé par Persépolis ? C’est vrai que Persépolis a fait partie des films que j’ai vus et revus pour préparer Argo. Je me souviens d’avoir rencontré Marjane Satrapi au Festival de Toronto l’année où elle présentait le film, et où je montrais Gone Baby Gone. En tout cas, l’idée de passer par une représentation graphique et stylisée d’événements dramatiques s’est imposée. L’autre film que j’ai vu des centaines de fois, c’est Une séparation. Ce film est un chef-d’œuvre et il propose un commentaire d’une finesse incroyable sur la société iranienne dans toutes ses dimensions. En Iran, il y a un censeur sur le plateau. Les cinéastes sont obligés de passer par la métaphore pour transmettre leur vision des choses.

 

Votre film met en avant un épisode jusqu’alors pratiquement inconnu. C’est une idée absurde, mais bien de son époque, on est au moment de La Guerre des étoiles, la mode est à la science-fiction à gros budget. L’un de mes moments préférés, c’est quand, à l’aéroport, la fausse équipe de film montre ses storyboards fabriqués pour l’occasion aux policiers. Ces types si menaçants deviennent de vrais gamins, fascinés par ces images, ça en dit long sur le pouvoir de la fiction et ça rejoint le sujet plus général du film. Tout le monde, des politiques aux producteurs de cinéma, utilise la fiction, fabrique des illusions. Le film montre la proximité entre la CIA et Hollywood, chacun essaie de bâtir l’histoire la plus convaincante, celle qui hantera le plus les imaginations. Mais le vrai maître du storytelling, c’était Khomeini, bien sûr ! Il a réussi à imposer l’idée simple qu’on pouvait être soit avec lui, soit contre lui et donc du côté des États-Unis. Ce manichéisme me paraît au fond très hollywoodien, et il a parfaitement fonctionné.

 

N’y avait-il pas un risque de faire de Tony Mendez un héros sans peur et sans reproche ? Si, c’était un risque, et ça m’effrayait vraiment. J’ai essayé de le jouer opaque et taciturne, pas vraiment l’image qu’on se fait d’un héros. Quand j’ai rencontré Tony, j’ai compris que cet homme ne pouvait pas se permettre de rouler des mécaniques. Son boulot, c’était de sauver les gens de situations périlleuses. Il devait passer inaperçu partout, et en toute circonstance. Il m’a raconté qu’avant l’opération en Iran, il avait dû exfiltrer des gens qui voulaient être sauvés. Alors que les Américains réfugiés à l’ambassade canadienne n’ont qu’un atout : les Iraniens ignorent qu’ils sont là. Ils ont une peur bleue de sortir de leur cachette et de se faire prendre. Tony Mendez a dû déployer toute sa force de conviction pour les entraîner à sa suite…

 

Quel regard portez-vous sur les relations entre l’Iran et les États-Unis aujourd’hui ? C’est triste à dire, mais les images de colère anti-américaine sont à peu près identiques. Le régime iranien aujourd’hui est toujours aussi répressif et il se définit toujours par opposition au monde occidental. La révolution islamique a recréé la structure du régime du Shah, c’est assez incroyable. On parle beaucoup d’Ahmadinejad, mais au fond, il n’est là que pour faire de la représentation. C’est Khomeinei qui tire les ficelles. C’est le grand problème géopolitique de notre temps. Or la plupart des Américains ignorent tout de ces subtilités. Je voulais qu’ils en sachent plus en sortant de la salle.

 

 

 

 

HISTOIRE DE TOURNAGE

 

Chris Terrio a écrit le scénario en se basant principalement sur deux documents. D’un côté Le maître du déguisement ou les mémoires d’Antonio « Tony » Mendez, l’expert en exfiltration de la CIA. De l’autre l’article « Comment la CIA a utilisé un faux film de science-fiction pour sauver des Américains de Téhéran » signé Joshuah Bearman et paru en 2007 dans le mensuel américain Wired.

 

Ben Affleck a reçu Argo, un script appartenant à la compagnie de George Clooney et Grant Heslov. Ces derniers lui ont donné carte blanche. Toujours à la recherche d’un bon film dans lequel joué, Ben Affleck s’est logiquement attribué le personnage principal de Tony Mendez.

 

Le scénario utilisé par la CIA pour mener à bien leur opération est une adaptation de Lord of Light (1967). Ce roman de Roger Zelazny de science-fiction avec des aliens se passe sur une planète lointaine et aride. Quand Tony Mendez et John Chambers ont choisi le scénario ils l’ont rebaptisé Argo qui a fait l’objet d’une vraie campagne de communication avec conférence de presse, articles dans les journaux professionnels de cinéma, affiche… Dans la réalité, ce lancement publicitaire a été si convaincant qu’il a mis Studio Six Productions sur la planète Hollywood. Pendant toute la durée de l’opération, et encore après le succès de la mission et la fermeture de la société, les scénarios dont un de Steven Spielberg ont afflué au bureau.

 

Ben Affleck souhaitait recréer l’esthétique des films des années 1970. Il avoue s’être fortement inspiré des classiques de l’époque comme Les trois jours du Condor (1975) et Les hommes du président (1976) pour les scènes de bureau. Il a aussi emprunté au Bal des vauriens (1976) de John Cassavetes quelques idées de réalisation pour des scènes en extérieur. Pour les séquences de chaos dans la partie iranienne, il a revu des longs métrages tels que Sunday Bloody Sunday (1971), Missing (1982), Z (1969) ou encore La Bataille d’Alger (1966).

 

Quand la mission de sauvetage a été lancée, les six Américains vivaient enfermés chez l’ambassadeur depuis près de dix semaines. Afin que les six comédiens les incarnant se fassent une idée de leur état d’esprit, ils ont passé une semaine dans le décor de la résidence de l’ambassadeur. La maison était prête pour le tournage, meublée et accessoirisée à la mode des années 1970. Les acteurs devaient aussi porter leur costume pour l’expérience. L’immersion devant être totale, le réalisateur les a coupés du monde. Interdiction de sortir, d’utiliser un ordinateur, une tablette ou un smartphone ou d’avoir accès à quoi que ce soit de contemporain comme Internet ou la télé par câble. Ils avaient cependant à disposition des disques, des jeux de cartes et de société, des livres et des magazines et journaux de l’époque. Ils ont ainsi fait connaissance et développer une alchimie qui se voit à l’écran.

 

Il était impossible de tourner en Iran, la production a opté pour Istanbul, en Turquie. Elle a notamment filmé les extérieurs de la Mosquée bleue. Elle a aussi eu accès à la basilique Sainte-Sophie où Tony Mendez rencontre clandestinement son homologue du renseignement britannique. Pour l’assaut contre l’ambassade des centaines de figurants portaient des pancartes et scandaient des slogans en farsi qu’ils venaient d’apprendre et Ben Affleck avec ses opérateurs ont infiltré la foule armés de cameras 16 mm. Les scènes du Grand Bazard ont été facilitées par le fait que, ce jour-là, les échoppes d’habitude bondées étaient fermées pour cause de fête nationale.

 

Ben Affleck, fan de Led Zeppelin, voulait absolument utiliser le titre « When the Levee Breaks ». Les rockers ont accepté mais à la condition que la scène déjà filmée sans musique soit retournée. Elle montrait en effet l’acteur Tate Donovan qui joue Bob Anders plaçant l’aiguille de l’électrophone sur la première piste d’un disque mais la chanson est en fait la dernière chanson de la face B de l’album « Led Zeppelin IV ». La basilique Sainte-Sophie est aujourd’hui éclairée par des douzaines de chandeliers circulaires. Leurs ampoules modernes non seulement n’existaient pas en 1980 mais, en plus, diffusent une lumière trop crue. L’équipe technique a donc passé la nuit à remplacer plus de 4 000 ampoules pour qu’elles diffusent une lumière plus douce. Le défi de tourner dans le Grand Bazard n’a pas été de changer les objets en vente dans les boutiques. Étonnamment, ils donnaient déjà un sentiment d’intemporalité. Mais il a fallu mettre toute la signalisation turque en farsi.

 

En April 2016, grâce au Freedom of Information Act, le mensuel américano-canadien Vice a eu accès à des documents concernant la CIA. Le magazine a découvert que l’agence s’était impliquée dans la production du film de Ben Affleck. Tout comme dans un certain nombre de longs métrages, tel que Zero Dark Thirty (2012).

 

Les Canadiens ont estimé que Argo glorifiait le travail de la CIA et minimisait celui de leur gouvernement et de l’ambassadeur Ken Taylor. Le carton du générique de fin précise désormais…« La CIA a appuyé les efforts de l’ambassade du Canada dans la libération des six retenus à Téhéran ». Jimmy Carter, a déclaré que 90% des contributions aux idées et au succès du plan viennent du Canada. Pour lui, le vrai héros est Ken Taylor qui a orchestré toute l’opération.

 

 

 

UN FILM MALIN  par Jacky Goldberg

 

Film d’espionnage vintage et haletant, le troisième film de Ben Affleck réalisateur est aussi une malicieuse réflexion sur le cinéma. Logo Warner vintage, typographies rondelettes, légers scratchs sur la pellicule, photographie brute, terne, granuleuse, l’illusion est parfaite, nous sommes bien en novembre 1979, quelques heures avant la prise d’assaut de l’ambassade américaine à Téhéran par des activistes proches du nouveau maître des lieux, l’ayatollah Khomeini. Dans la confusion, six employés parviennent à s’enfuir et à se réfugier dans l’ambassade canadienne, tandis que les autres sont faits prisonniers. Argo, « based on a true story » raconte l’exfiltration rocambolesque des six par un expert de la CIA, qui fit passer tout ce petit monde pour une équipe de tournage venue faire des repérages sur place. S’en suit un film d’espionnage réaliste, haletant, drôle par moments, tendu à d’autres, excellemment interprété, avec juste ce qu’il faut de patriotisme et de mièvrerie pour séduire sans choquer…Une machine à gagner des oscars. Contrat rempli, messieurs dames merci. Mais c’est plus que cela, c’est un film qui déjoue ces mêmes attentes, un film de contrebande. On a pu le vérifier maintes et maintes fois, Hollywood et la complexité historique ne font pas bon ménage. Argo, malgré ses louables efforts de contextualisation, n’est pas si différent, et les spectateurs tatillons pourront s’agacer des raccourcis, caricatures, les Iraniens ont la barbe fournie, l’œil noir et autant de joie de vivre que Dark Vador au réveil et rebondissements spectaculaires d’une affaire qui s’est plus vraisemblablement jouée dans le silence ouaté des moquettes oranges à imprimés géométriques. Mais que voulez-vous, tout cela est du cinéma…Oui, tout cela est du cinéma et même du cinéma au carré. La voilà l’idée…Que l’on y regarde attentivement, et que voit-on dans cette présentation historique express ? Qu’aux images d’archives se mêlent des dessins de story-board. Le message ne pourrait être plus clair…Histoire et cinéma ne font ici qu’un, il n’y a pas de vérité objective, seulement des histoires racontées par des producteurs affables, un verre de champagne à la main. La scène existe d’ailleurs, lorsque Ben Affleck, par un habile montage parallèle, entrechoque la conférence de presse des preneurs d’otages à Téhéran avec une lecture de scénario à Hollywood, du Marc Ferro appliqué. Les deux villes sont en outre filmées presque à l’identique, deux cuvettes entourées de montagnes, amphithéâtres au glamour surjoué pour l’un, au rigorisme excessif pour l’autre. L’éventuelle grossièreté patriotique du film est désamorcée par cette simple idée que tout ce que nous voyons est filtré par le regard de grands gamins qui se font, littéralement, leur film. Affleck a beau porter la barbe et imiter Robert Redford, et ses acteurs principaux approcher ou dépasser la soixantaine (Bryan Cranston, John Goodman, Alan Arkin, tous fabuleux) ce sont des kids. Des kids aux commandes du monde…Voilà à quoi peut se résumer la politique étrangère américaine des trente dernières années. De même, si l’horizon esthétique est le cinéma politique et critique des années 70 avec Les Trois Jours du Condor de Sydney Pollack (1975) et Les Hommes du Président d’Alan J. Pakula (1976) étant même explicitement cités, sa finalité, sa ligne d’arrivée, c’est Star Wars. Recouvrant la grande Histoire par celle de sa fabrique à images, Affleck réussit ainsi un film plus malin qu’il n’y paraît, évidemment pas aussi retors et subversif que du Verhoeven, ici tout le monde reste sympathique, mais pas négligeable en ces temps incertains.

 

 

 

 

L’HISTOIRE…LA VRAIE…LA GRANDE…

 

S’appuyant sur le témoignage du secrétaire d’État aux Affaires étrangères de l’Iran en 1979, le gouvernement iranien savait où étaient les six Américains. Le ministère des Affaires étrangères, était scandalisée par la prise d’otages. C’est l’ambassadeur des États-Unis lui-même, Bruce Laingen, qui a confié le secret à des fonctionnaires iraniens. Ceux qui savaient ont gardé le secret. C’est le secrétaire de l’ambassadeur britannique en Iran qui a découvert cinq des Américains après avoir patrouillé les rues de Téhéran en voiture car le sixième avait trouvé refuge à l’ambassade de Suède. Il est le premier à les avoir accueillis chez lui. Lors d’un blackout, un Gardien de la révolution a voulu fouiller sa maison. Son garde l’a cependant convaincu qu’il n’y avait personne et il est parti sans problème. Les Britanniques ont alors jugé que les Américains seraient plus en sûreté chez les Canadiens. Les diplomates néo zélandais ont organisé un abri où les six Américains auraient pu se cacher si la résidence canadienne ne permettait plus de les accueillir. Et ce sont eux qui les ont conduits à l’aéroport le matin de leur évasion du pays. Ben Affleck admet qu’il ne rend pas justice ni aux uns ni aux autres. Pour se défendre, il affirme avoir cherché à créer l’impression que les Américains n’avaient pas d’autre endroit où aller. Il n’a jamais eu l’intention de diminuer quiconque.

 

Le cœur de l’exfiltration résidait dans la confection totale de l’identité factice des otages, un volet essentiellement mené par le Canada. La CIA a produit des faux papiers d’amateurs…Le Canada a dû refaire le travail. L’ambassadeur du Canada et véritable chef d’orchestre de toute l’opération, Ken Taylor, a fourni à Washington des informations qui auraient pu servir pour une éventuelle opération commando. La CIA a relevé les différences majeures entre les événements réels et ceux dans le film…Tony Mendez n’était pas seul et avec les six Américains n’ont jamais été faire des repérages dans Téhéran. Ils ont quitté la résidence des Taylor qu’au dernier moment. Tony Mendez et les six Américains n’ont jamais eu à attendre ni à récupérer leurs billets d’avion à l’aéroport Mehrabad. La femme de l’ambassadeur canadien, avait acheté trois jeux de billets de trois compagnies aériennes différentes à l’avance. Les Gardiens de la révolution n’ont pas non plus retenu les fugitifs à l’aéroport. Le vol choisi étant à 5h30 du matin, ils n’étaient pas assez zélés pour être au travail aussi tôt. Les otages ont pu passer la frontière sans problème grâce à leur passeport canadien. Les agents de l’immigration n’ont pas fait attention à qui ils contrôlaient. Les Iraniens qui ont reconstitué les documents déchiquetés n’ont jamais pu identifier qui que ce soit. Il n’y a donc eu aucune poursuite à l’aéroport. De ce fait, à part un retard d’une heure de l’avion à cause d’un problème mécanique, l’évasion s’est déroulée sans problème.