2013-Arène sanglante…

Je suis positif…Je ne suis pas tragique…Je ne suis pas négatif…Je pense toujours que tout arrive pour une raison. Mon film est une nouvelle version de Blanche-Neige. Je raconte ma propre Blanche-Neige au public. J’ai l’impression de mettre le public sur mes genoux avec de bonnes intentions, il n’y a pas de mauvaises intentions et je leur raconte une histoire, ma Blanche-Neige. Pablo Berger



 

 

 

Né à Bilbao en 1963, il vient du clip et de la publicité, fait ses débuts au cinéma en 1988 avec le court-métrage Mamá. Les prix remportés lui permettent d’obtenir une bourse en 1990, et de suivre un master de réalisation cinématographique à la Tisch School of the Arts de New York. Pendant son séjour aux États-Unis, il dirige le court-métrage Truth and Beauty nommé aux Emmy Awards. Il donne des cours à New York, Princeton, Yale ou encore Cambridge, puis rentre en Espagne. Il réalise son premier long métrage en 2003, Torremolinos 73 qui évoque l’atmosphère puritaine de la fin des années franquistes et remporte un grand succès dans de nombreux festivals internationaux. Son deuxième film, Blancanieves tourné en noir et blanc et muet, n’arrivera que huit ans plus tard. Film multi récompensé. En 2017 sort Abracadabra.

 

 

 

 

 

 

 

 

Entre reine cruelle et arène sanglante   Par Thomas Sotinel

 

Telle la poignée d’explorateurs européens qui s’acharnaient à remonter le Nil pour en trouver la source, les cinéastes du XXIe siècle remontent le temps du cinéma, laissant derrière eux le moment où la parole lui est venue. Après le Canadien Guy Maddin, le Français Hazanavicius, le Portugais Miguel Gomès, voici le carnet de voyage de l’Espagnol Pablo Berger dans les premiers temps du cinéma. Blancanieves film espagnol, noir et blanc, muet raconte une histoire familière, celle de la petite princesse tombée entre les griffes d’une marâtre sadique, sauvée par des nains. Mais le conte, né en Allemagne, prend racine cette fois sous le soleil d’Andalousie, aux derniers temps de la monarchie espagnole, aux premiers temps de l’électricité et du moteur à explosion. Cette greffe monstrueuse prend avec une vigueur inattendue. En noir et blanc, sans dialogues (Intertitres réduits au minimum) Blancanieves est un exercice de style brillant, qui incite à accorder au réalisateur Pablo Berger une estime inattendue. D’autant que l’exercice de style laisse peu à peu la place à un authentique mélodrame, paroxystique, servi par des acteurs étonnants et la partition d’Alfonso de Villalonga. Carmencita (Sofia Oria) est née dans le sang…Le jour de sa naissance, son père Antonio Villalta (Daniel Gimenez Cacho) a été grièvement blessé alors qu’il toréait à la Maestranza de Séville, et sa mère est morte en couches…

 

 

 

 

…Encarna (Maribel Verdu), une infirmière cupide et sadique, a usurpé la place de la défunte auprès du blessé, désormais invalide, pendant que l’enfant était élevée par sa grand-mère (Angelina Molina). A la mort de celle-ci, Carmencita est recueillie par Encarna qui en fait son souffre-douleur. Devenue Carmen (et désormais incarnée par Macarena Garcia) et adolescente, l’héroïne fuit la vengeance de sa belle-mère et est recueillie par la troupe de Los Eñanitos Toreros (les petits nains toreros). On ressent le plaisir que Pablo Berger a pris à transposer délicatement les éléments du mythe, à les inscrire dans un univers qui leur était a priori hostile. Mais aussi à développer des personnages complexes, en donnant aux acteurs des instruments depuis longtemps abandonnés, les regards charbonneux, les grimaces de souffrances, les poses un peu outrées. Maribel Verdu trouve des ressources qu’on ne lui connaissait pas (perversions en tout genre, violence physique) pour faire d’Encarna une créature de cauchemar dont on aimerait rêver toutes les nuits. Daniel Gimenez Cacho (La Mauvaise Education d’Almodovar) est déchirant de vulnérabilité. Tout comme les acteurs savent faire preuve, quand il le faut, d’une retenue que leurs aînés du temps du muet ne connaissaient pas, Pablo Berger ne se contente pas de décalquer les façons des maîtres du muet. Là où Michel Hazanavicius avait puisé dans le répertoire du vieil Hollywood pour The Artist, le cinéaste espagnol revisite le Vieux Continent. Son penchant pour l’expressionnisme apparaît presque constamment, mais aussi pour un cinéma muet espagnol méconnu. Ce qui n’empêche pas Pablo Berger de recourir à des procédés inconnus dans les années 1920, mouvements d’appareil acrobatiques, grand angle…Il le fait parce que son récit exubérant, qui multiplie les brèves digressions, les inventions visuelles et dramatiques, l’exige, parce qu’il a le souci de faire de l’orpheline devenue matador une héroïne de cinéma. Il y parvient avec brio.

 

 

 

 

Un conte gothique version flamenco    par Vincent Ostria

 

Blanche-neige version flamenco. Pablo Berger reboote à son tour le cinéma muet en twistant ludiquement corrida et conte gothique. Le muet sera-t-il le nouveau gimmick à la mode après la renaissance du relief ? En tout cas, peu de temps après le triomphe public de The Artist, puis la consécration critique de Tabou, Blancanieves est une nouvelle preuve que le cinéma est travaillé par ses origines. De là à refonder le cinéma d’aujourd’hui à l’aune de celui d’hier, il y a un pas…Mais qu’est donc ce capricho espagnol que rien ne laissait présager, à part le fait que Berger est, à l’instar d’Hazanavicius, un fétichiste du passé ? Son premier film Torremolinos 73, était une farce sur le porno amateur des seventies. Blancanieves, plus ambitieux, moins trash, plus méticuleux, transpose le conte Blanche-Neige dans l’univers de la tauromachie , c’est-à-dire une légende germanique dans l’Espagne traditionnelle. Non seulement Blanche-Neige y trouve ses sept nains, mais ici ils forment une troupe de toreros. Les nains appartiennent au baroque espagnol depuis longtemps. Au moins depuis le XVIIe siècle, où Vélasquez, l’immense peintre espagnol, donna ses lettres de noblesse à cette fascination ibère pour l’étrange, que perpétue le cinéma. Mais Berger n’en fait pas un cheval de bataille. Il intègre avec une légèreté humoristique ces éléments “différents” à un mélodrame style Tod Browning. Berger greffe ainsi au début de Blanche-Neige celui de Cendrillon (Carmen est une enfant-esclave) puis utilise comme coda La Belle au bois dormant. L’idée la plus poétique du film. S’amusant avec l’étrangeté, Berger arrondit les angles. Contrairement à Miguel Gomes, il ne joue pas sur les décalages temporels et les niveaux de lecture, mais se contente d’un fac-similé à l’ancienne, certes pulsé par les palmas (claquements de main) du flamenco revisité avec grâce par le compositeur Alfonso Vilallonga. Pablo Berger singularise ce fac-similé en empruntant maintes situations à Tod Browning et en les poussant jusqu’au lyrisme, sans toutefois aller au bout de la morbidité primitive du réalisateur de Freaks. Le film déploie une plaisante panoplie cruelle avec le personnage gothique de la marâtre, infiniment plus stylé que dans les affreuses adaptations américaines de Blanche-Neige. On serait aussi tenté de rapprocher cette résurrection du mélo muet avec l’œuvre de Guy Maddin, qui retravaille ces formes archaïques depuis vingt-cinq ans au Canada. Mais Maddin, lui, a toujours été résolument postmoderne, jouant à fond les paradoxes, déconstruisant le récit systématiquement. Tout le contraire de Berger, artisan obsédé par la perfection de sa reproduction. Dans le cadre de cette imitation, il se permet heureusement des notations très contemporaines. Et en décrivant de manière très documentée les rituels de la corrida, il la tourne également en dérision. Le personnage de Carmen (une femme torero, quelle hérésie !) a une portée féministe inconnue dans le cinéma des années 20. Berger est proche de son compatriote Almodóvar (Matador), mais il élude la provocation sexuelle. Il n’approfondit pas le thème de la paralysie du père ni celui des relations assez troubles de Carmen avec les nains qui en ont fait leur égérie et vivent avec elle. Trop de retenue dans la fantaisie…Réserves balayées par le finale onirique dans un cirque, où une Blanche-Neige morte-vivante se mue en Belle au bois dormant. Par cette symbiose magique entre l’univers forain, typique de Browning, et le conte de fées, Berger transcende son second degré aimable et sa méticulosité formelle. Il décolle de l’imitation pour aboutir in extremis à une vraie féerie poétique. Cette fin envoûtante et belle, aux antipodes des clichés, donne toute sa saveur à ce mélodrame en noir et blanc contrasté et haut en couleur.

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC PABLO BERGER

 

Quelle idée est venue en premier ? Que vous vouliez adapter Blanche-Neige, ou que vous vouliez faire un film sur les toreros des années 1920 ? Ils se sont en quelque sorte réunis, c’est drôle. En 1990 a été publié un livre intitulé España Oculta, comme «L’Espagne cachée», par une photographe espagnole appelée Cristiana García Rodero. Dans ce livre figurait une série de photos de nains taurins; il y en a un surtout où vous voyez tous ces nains taurins regardant la caméra et cette photo, c’était si mystérieux pour moi. J’ai en quelque sorte imaginé ” Et si je mettais au milieu de cette photo Blanche-Neige, vêtue d’une tenue taurine.” C’était donc une combinaison des deux. Ce devait être la corrida, ce devait être Blanche-Neige. Mais un autre élément clé est Freaks (1932) de Tod Browning l’un de mes films préférés de tous les temps. Il était donc évident que ce devait être Blanche-Neige de tous les contes du Grimm.

 

Alors vous y réfléchissez depuis que le livre est sorti en 1990 ? Parce que je sais que vous écrivez pour le magazine Interview et le genre de public que vous avez ce livre est comme The Americans de Robert Frank, en Espagne. Ce photographe est resté 15 ans c’est son premier livre à voyager dans toute l’Espagne pour prendre des photos en noir et blanc. Il est définitivement resté avec moi. Mais même avant cela, au milieu des années 80, j’allais au Festival du film de San Sebastián, quand j’étais adolescent. J’ai vu la cupidité(1924) d’Erich von Stroheim, avec un orchestre léger sous la direction de Carl Davis, et je me suis retourné. J’ai vraiment eu une expérience cinématographique extatique. C’était comme extra-sensoriel. Je n’avais jamais rien ressenti de similaire en regardant un film. A partir de ce moment, je suis devenu obsédé par le cinéma muet. Le cinéma muet a toujours fait partie de ma vie de cinéphile. Je regarde toujours des films muets, collectionne des DVD muets. C’était, pour moi, la combinaison de cette photo et Freaks avec mon obsession pour le cinéma muet. Je viens de le mettre en place dans ce shaker à cocktail. C’est la somme de ces ingrédients.

 

Saviez-vous toujours comment le film se terminerait ? C’était bien avant le tournage, mais c’était une ébauche ultérieure. Décidément, cet épilogue, c’est une sorte de fin très Tod Browning, Freaks . C’était depuis le début les premières ébauches du scénario. Je le vois ouvert. En tant que scénariste-réalisateur, je pense que les films ne sont jamais terminés tant qu’ils ne rencontrent pas le public. Je ne pense pas que les films devraient être fermés. Je pense que chaque public devrait faire ses propres interprétations et trouver comment il se connecte avec sa propre vie et ses propres problèmes. La dernière scène, ou le dernier plan, c’est déchirant, mais d’une certaine manière non. Une partie du public pense que c’est très triste et la moitié du public voit de l’espoir.

 

Avez-vous vu un fossé en ce qui concerne l’endroit où vous avez projeté le film ? Je n’y ai pas pensé. Mais il y a probablement un lien. Décidément, je vois le public divisé. Le film a un secret. J’ai construit le film pour que la fin soit le point culminant. Je crois vraiment que la fin devrait être la partie la plus importante. C’est comme la cerise. C’est la dernière chose que tu manges. C’est ce qui reste avec vous, donc c’était intentionnellement de le construire de cette façon. Cela change un peu le ton, et cela doit garder le public dans une sorte d’élément de «Que s’est-il passé ? Où suis-je ?”

 

Comment avez-vous trouvé l’actrice Sofía Oria ? Elle est aussi géniale que la jeune Blancanieves, Carmencita. C’était un miracle. C’était une telle trouvaille. J’avais tous les acteurs, tous ces grands acteurs célèbres, tous ces très bons acteurs de soutien. Nous étions quatre semaines avant le début du tournage, et nous n’avions pas retrouvé Blancanieves ni la jeune fille, ni l’adolescente. En tant que réalisateur, je paniquais. Je ne le montrais pas, mais je me disais ” Oh mon Dieu, nous commençons dans quatre semaines et nous n’avons pas de Blancanieves.” Mais nous avions un groupe de personnes à Barcelone, un groupe à Madrid et à Séville à la recherche des Blancanieves. J’en avais vu des milliers. ” Pour la jeune fille, je veux quelqu’un comme Ana Torrent dans The Spirit of the Beehive(1973) par Victor Erice.” Je ne sais pas si vous avez vu le film c’est l’un des grands films espagnols cette fille n’a que les yeux. Et pour l’adolescent, ce doit être quelqu’un comme Penélope Cruz dans Jamón, Jamón (1992), car c’était le premier film de Penélope. Les normes étaient donc très élevées. J’étais tellement désespérée que j’ai appelé un de mes amis qui est professeur de théâtre dans une école aux activité parascolaire…” Eh bien, j’ai une fille ici que je veux que vous voyiez.” Et c’était Sofía. Elle ne cligna pas des yeux. Elle était tellement centrée. Elle a fait l’audition et il n’y avait pas de finalistes. C’était elle. C’était incroyable. Vous ne pouvez pas la quitter des yeux lorsqu’elle est à l’écran.

 

L’animal de compagnie de Carmencita est un coq appelé Pepe. Est-ce que tout le monde vous pose des questions à ce sujet ? Parfois, mais j’aime vraiment Pepe le coq. Un journaliste m’a dit qu’en Amérique il y avait une sorte de festival du film avec un prix pour la meilleure performance d’un animal. Je pense que Pepe mérite ce prix. Pepe est un vrai personnage de mon film. J’ai été inspiré par le lapin d’ Alice au pays des merveilles. C’est un personnage clé du film car cette fille a une vie vraiment difficile et c’est son animal de compagnie. C’était difficile de trouver un coq pour faire toutes ces choses. Décidément, pour avoir beaucoup de coqs, la magie du montage, beaucoup d’effets spéciaux et beaucoup de patience. Le lutteur animal devenait fou parce que ce coq devait vivre avec lui, dans sa maison, pendant quatre ou cinq mois. Il était comme un Chihuahua; il devait être à l’aise devant la télévision. C’était bien, mais à 5 heures du matin [le coq] chantait. Alors il devenait fou. Il avait vraiment hâte que le tournage se termine.

 

Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu Blanche-Neige ? Ma maison, où j’ai grandi, était à côté d’un cinéma et ils ont toujours joué  les Disney peu importe que Blanche-Neige soit de 1937, ils l’ont joué dans les années 40, 50, 60 et 70. Alors je l’ai vu au cinéma. Je me souviens quand je l’ai vu et je me souviens d’avoir passé un bon moment avec l’odeur du chewing-gum et des bonbons. Je n’ai pas eu peur, j’aime les films d’horreur et la fantaisie, mais je n’ai pas peur facilement mais les nains sont restés avec moi plus que tout. Ce sont les personnages que je trouve les plus intrigants dans ce film. 

 

Votre film sort un an après The Artist et après son succès est-ce une coïncidence très frustrante ? C’est juste une coïncidence, mais parfois cela me fait penser que je ne devrais peut-être pas être réalisateur, je devrais juste me faire une balle et découvrir les sujets tendances de l’année prochaine quels films vont être sur cette année. Je suis dans un sandwich auquel je ne peux pas croire…C’est la troisième Blanche-Neige. Je travaille sur ce projet depuis huit ans. Lorsque l’artiste est sorti, je l’ avais déjà tourné mon film. Le scénario de Blancanieves vient en 2005. Ce film aurait pu sortir en 2007, mais personne ne voulait faire un film en noir et blanc, silencieux et coûteux à l’époque. Ça a été un très long voyage. Tout le monde pensait que j’étais fou. Tout le monde pensait que ça ne se ferait jamais, et même si ça se faisait, ça allait être un désastre. Personne ne veut voir un film muet en noir et blanc ces jours-ci, c’est anachronique. Qui savait que le film de l’année dernière allait être The Artist et qui savait que Blancanieves allait être le plus grand succès en Espagne cette année, un succès en France, et j’espère que ce sera un succès d’art-house en Amérique.

 

J’ai aimé quand l’un des nains a dit ” Ce sera comme Blanche-Neige et les Sept Nains .” C’était la chose. Pour moi, il était important que ce ne soit pas du tout une adaptation. J’aurais même pu appeler le film Carmen. Je pense que d’une certaine façon c’est plus proche de Carmen de Mérimée, avec tout ce mythe sur les toreros, que de Blanche-Neige. C’est presque comme un mariage de Carmen et Blancanieves. C’est pourquoi il n’y a que six nains et non sept. Je ne suis même pas fidèle à quoi que ce soit, même avec la fin. Il y a un jeu sémantique postmoderne quand je dis « Nous vous appellerons Blancanieves.»