2011-Dark Dance.

L’intuition entre en jeu de différentes manières. Lorsque vous êtes sur le plateau et que vous travaillez réellement, l’intuition est là tout le temps. Ça doit être. Il y a une sorte de mythe sur les cinéastes qui savent exactement ce qu’ils veulent et qui le font. Cela peut exister pour certaines personnes, mais ce n’est pas comme ça que je travaille. J’essaie de rassembler autant de bonnes personnes et autant de bons matériaux en un seul endroit sur le plateau, et de créer un environnement qui permette la liberté, afin que les acteurs puissent développer des choses et des erreurs peuvent survenir. Ensuite, je peux suivre mon intuition et me rendre au bon endroit. Je pense que lorsque vous essayez de trop forcer quelque chose, vous en extrayez simplement la vie. Et puis tout à coup, peu importe ce que vous faites, ce n’est tout simplement pas réel. Mais si vous voulez savoir ce qui me ramène à un projet et pourquoi je finis par le choisir, c’est souvent parce qu’il y a quelque chose à ce sujet auquel je me connecte et qui me donne envie de continuer tout le travail lourd. 

 

Chaque projet est un marathon. Beaucoup d’entre eux n’atteindront pas la ligne d’arrivée, et la seule raison pour laquelle certains y parviennent, c’est qu’il y a quelque chose à leur sujet et que nous revenons vers eux et continuons à les nourrir et à essayer de le comprendre.

 

 

DARREN ARONOFSKY

 

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC DARREN ARONOFSKY

 

Après 20 ans de carrière et la réalisation de 7 films. Deux films sont à voir absolument. Comment expliquer l’alchimie la magie d’un film entre son Réalisateur / Producteur /  Scénario / Actrices Acteurs qui fait de ce film un moment à part. Un moment qui permet parfois de rencontrer son public.

 

 

 

THE WRESTLER-2008           BLACK SWAN-2011

 

 

 

 

Pourquoi avez-vous choisi le ballet classique ? Ma sœur était danseuse de ballet. Je ne connaissais rien au ballet. Je passais juste à côté de sa chambre et voyais toutes les affiches et chaussures de ballet et c’était tout. Plus tard, j’ai imaginé que cela pouvait être un monde intéressant, de la même manière que tout le monde disait que le catch n’était pas du tout intéressant…Le ballet est un monde encore plus complexe.

 

Prenez-vous plaisir à torturer votre public ? Je pense que les gens ont des conceptions différentes de ce qu’est la « torture ». Certaines personnes l’apprécient vraiment et d’autres non. Aujourd’hui, il est très difficile de créer des images et des idées dont les gens se souviendront. Il y a tellement de films à la télévision, sur Internet, sur votre iPod, qu’en tant que cinéaste, vous voulez créer une expérience qui dure, mais cela doit généralement être un voyage intense. Je veux en avoir pour leur argent.

 

Était-ce difficile de travailler avec une vraie compagnie de ballet ? Oui, très dur. Le monde du ballet ne pouvait rien foutre d’autre que du ballet. Normalement, quand vous faites un film, les portes du monde s’ouvrent mais le monde du ballet n’était pas du tout comme ça. C’était extrêmement difficile et trouver des danseurs. Ils sont tellement profondément dans leur propre monde qu’ils ne se soucient guère de rien d’autre que du ballet. Cela a donc pris du temps, mais lentement et sûrement nous y sommes arrivés.

 

Natalie Portman incarne parfaitement la Nina en conflit, capturant sa peur, son désespoir et sa joie de vivre. Il y a beaucoup plus de complexité chez Natalie que la plupart des gens ne le pensaient. Je pense qu’en raison de sa beauté et de sa jeunesse, elle est souvent qualifiée d’innocente et peu de gens lui ont donné l’occasion jusqu’à présent de montrer également sa féminité.

 

 

 

 

LES ACTRICES VU PAR LE REALISATEUR

 

 

 

 

 

J’ai rencontré Natalie Portman il y a une dizaine d’années,  Quand le projet était à ses débuts. J’ai vu d’autres actrices mais mon esprit m’a toujours ramené vers elle. Elle est unique, ce film allait lui permettre d’incarner une femme à l’écran. Depuis que je l’ai découverte dans Léon, j’ai toujours été un admirateur de Natalie. Et je crois que ce rôle arrive à un moment charnière pour elle. Fan de ballet, elle a tout de suite compris Nina…Cette jeune femme concurrencée par une rivale, perd pied peu à peu. Comme si cette dernière allait lui voler son rêve mais aussi son mec, sa famille et sa maison, jusqu’à la faire littéralement disparaître. Natalie a aimé ce basculement dans une folie paranoïaque. Sa transformation physique stupéfiante se lit à l’écran, sur son corps. Elle a aussi nourri le film par ses questions et ses propositions sur le scénario. Je lui ai recommandé certains livres ou la vision du documentaire de Wiseman sur le ballet de l’Opéra de Paris. Elle est arrivée affûtée à l’extrême sur le plateau. Elle possède ce mélange parfait de discipline et de créativité. Je n’avais pas à la pousser à explorer les choses mais à lui ouvrir le maximum de portes possibles et à l’autoriser à les franchir. La diriger est d’une simplicité enfantine. Natalie a été fantastique. Nina était un rôle très différent de ceux qu’elle a joués avant. Pour elle, c’était autant un défi physique qu’une prouesse d’actrice.

 

 

 

 

Nina recherche la perfection, mais la perfection ne peut exister que durant un bref instant, et comme tous les artistes elle risque de se détruire elle-même en tentant de l’atteindre. Quand elle essaye de devenir le Cygne noir, une chose sinistre et inquiétante se réveille en elle. Elle va alors traverser une crise d’identité durant laquelle, en plus de ne plus savoir qui elle est, elle ne mesure plus vraiment la différence entre elle-même et les autres. Elle commence à se voir un peu partout.

Natalie Portman

 

 

 

 

 

 

J’ai découvert Mila Kunis dans Sans Sarah, rien ne va ! C’est Natalie, qui m’a suggéré son nom. On a eu des échange par chat, sur internet. Je ne l’ai jamais rencontrée avant de l’engager ! J’ai été séduit par son naturel, sa liberté et sa nature insouciante. Mila s’est entraînée pendant cinq mois et a perdu neuf kilos. On a aussi passé beaucoup de temps à discuter du scénario. Car Mila devait relever un double défi, jouer Lily, bien sûr, mais aussi le personnage que Nina crée dans son esprit, à cause de leur rivalité. Elle est tantôt dans la réalité, tantôt dans le fantasme. Le travail avec Mila s’est surtout fait sur le plateau, scène par scène, à partir de ce qui se dégageait sur le moment. Grâce à l’expérience de la télé, elle possède un vrai instinct de jeu et n’a pas besoin de répéter pendant des heures.  Je ne voulais pas d’une interprétation trop cérébrale, née de semaines passées à gamberger sur son personnage. Je souhaitais que Mila réagisse sur le moment et s’amuse des situations. Et le plus dur pour elle c’était l’attente avant la mise en place des scènes qui nécessitaient énormément de préparation technique, sans perdre son énergie. A l’écran, on finit par la confondre avec Natalie. Or, dans la vie, elles ne se ressemblent vraiment pas. Dire qu’elles se ressemblent prouve que les gens ont été sensibles à leurs performances et ont oublié la réalité, en se plongeant dans le film. C’est un immense compliment.

 

Mila joue Lily comme une personne qui a tout ce dont rêve Nina. Elle est plus libre, plus vivante que Nina, elle assume sa sexualité. Lily est libre de s’exprimer, et cela ne fait qu’attiser l’attraction et la répulsion que Nina ressent envers elle.

 

 

 

 

 

 

 

 

Winona Ryder permet un jeu entre réalité et fiction.  Il y a dix ans, Winona était une icône encore plus grande que Natalie aujourd’hui. La voir jouer une danseuse étoile qui doit être remplacée après des années de gloire donne donc d’emblée au spectateur les clés de son personnage. Imaginez ma joie quand elle a accepté ce rôle, pourtant secondaire. Sur le plateau, j’ai aimé voir le plaisir qu’elle a pris à jouer Beth, en particulier la scène où elle pète les plombs en public. J’étais surexcité à l’idée de travailler avec Winona car, j’ai grandi avec elle. Me confronter à quelqu’un qui a tant compté pour moi aurait été plus complexe à mes débuts. Mais, au fil des films, j’ai pris confiance en moi et je pense avoir appris à mieux communiquer mes idées. Mon but est de créer un espace dans lequel mes comédiens peuvent avoir le plus de liberté possible. Car eux comme moi y gagnons énormément.

 

 

 

 

 

Barbara Hershey a donné du relief à un personnage qui aurait pu n’avoir qu’une seule couleur. Elle lui a apporté une complexité essentielle au climat général qui se dégage de Black Swan et que je recherchais. Car j’ambitionnais de faire un film d’horreur autour de la danse, véritable pendant de The Wrestler. Puisque danseurs et catcheurs utilisent les uns comme les autres leurs corps jusqu’à la rupture et sont prêts à endurer des souffrances extrêmes pour divertir le public. Barbara pense aux moindres détails. C’est elle qui a eu l’idée de modifier la forme de ses sourcils pour qu’ils ressemblent à ceux de Natalie. Travailler avec une comédienne de ce niveau et de cet engagement fut un honneur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Black Swan…Virtuose et Jubilatoire !

par J.B.Morain

 

Il y a deux ans, Darren Aronofsky racontait le combat de trop d’un catcheur, thème archi classique du cinéma de baston. Aujourd’hui, c’est un autre cliché qu’il retravaille à sa façon avec la danseuse étoile et les rivalités avec les autres danseuses, la douleur, la pression psychologique, le chorégraphe tyrannique, la grâce, la beauté, la cruauté du monde du spectacle…Et peut-être aussi le ballet de trop. Le monde de la danse pousse Aronofsky à déployer un cinéma moins réaliste, plus fantastique, plus outrancier, plus baroque, dans la descendance de Robert Aldrich, de Roman Polanski ou de Brian De Palma. Black Swan traite du même sujet que The Wrestler avec la passion destructrice, mais dans sa version ultrapathologique, psychotique, hystérisée. Natalie Portman qui trouve là le rôle de sa vie, est folle. Si folle que tous les symptômes évidents, criants de sa maladie ne sont issus que de son seul cerveau…Aronofsky nous le fait pénétrer et nous fait regarder le monde par ses yeux, avec un plaisir étrange qui caractérise le film. Le chorégraphe devient un séducteur tyrannique, la mère un monstre d’égoïsme et de frustration professionnelle, la moindre danseuse de la troupe une rivale machiavélique à souhait et la danseuse déchue qu’on remplace un monstre alcoolique. Ici, les femmes sont délaissées, mal aimées, trahies, abandonnées. Les hommes hypersexués et hypervirils, dangereux, torves, animaux et manipulateurs narcissiques. Comme dans les mélodrames sur le monde du spectacle signés dans les années 40 et 50 par Minnelli, Cukor, Powell ou Mankiewicz. Film qui fait dans l’excès, se pliant aux règles esthétiques de l’art vivant où se déroule son intrigue, l’opéra, la danse, arts stylisés par excellence. Tout est symbole ici, et donc lourdeur visuelle apparente pour l’amateur de cinéma. La fascination qu’exerce le film sur son spectateur et sa réussite résident dans ce paradoxe à voir l’adresse de saltimbanque d’Aronofsky à jongler avec de lourds symboles, avec des personnages archétypiques fortement connotés comme s’ils étaient légers comme une plume, et sa capacité à les agencer avec une étrange finesse tout en contrastes. Pour aboutir à quoi ? A du spectacle, fort, émouvant, qui fait battre le cœur à toute vitesse. A un conte aussi, donc un récit plein de symboles, qui décrit une initiation, un passage. D’abord entre l’enfance et l’âge adulte chez une femme, mais aussi celui entre l’humain et l’artiste. C’est aussi un grand film d’humour noir, un récit sadien qui se repaît des infortunes de la jeune fille qui se croyait gentille, pure et innocente. Mais si Aronofsky, sans la maladresse ou l’hypocrisie d’un Michael Haneke, nous renvoie sans cesse à notre propre cruauté, à notre plaisir inconscient de spectateur à voir des personnages de fiction souffrir tourments et avanies, jamais il ne paraît s’exclure de ce plaisir, sadisant ses personnages (surtout féminins) avec une joie et un sens du gag sanguinolent proprement hallucinants. Oui, décidément, Black Swan est un film “trop”.

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC NATALIE PORTMAN

 

Elle a 13 ans lorsqu’elle tourne dans la film LEON de Luc Besson, elle ne s’arrêtera plus et tourne en 25 ans de carrière près de 50 films. Elle alterne des gros film très hollywoodien à de modeste production. BLACK SWAN est le projet de sa vie d’actrice. Elle obtiendra avec ce rôle toutes les plus grandes récompenses avec en point d’orgue l’Oscar de la meilleur actrice.

 

Vous avez commencé la danse à l’âge de 4 ans avant de vous tourner vers le cinéma. Idéal pour vous avec la réunion de vos deux passions ? Surtout un incroyable défi. Je suis restée imprégnée par le personnage longtemps après la fin du tournage et je ne m’en suis pas encore complètement séparé. C’était une grande opportunité pour moi mais aussi un rôle extrême, presque nocif. J’avais déjà travaillé dans d’autres films aussi exigeants au niveau des émotions. J‘ai dû affronter quelque chose de tout à fait nouveau avec l’engagement physique. En tant qu’actrice de cinéma, j’ai souvent tendance à penser que le physique ne compte pas et que les expressions du visage, le regard suffisent. Cette fois, j’ai dû travailler avec tout mon corps car il fallait que je m’exprime par le mouvement. Je devais montrer à quel point Nina est rigide, timide et angoissée au début et comment elle se libère progressivement par la danse. C’était une question de style et de technique. Découvrir et apprendre tout cela fut une vraie chance. Je me suis beaucoup entraînée à la danse, mais j’ai aussi fait de la natation, de la musculation et du cross training pour ne pas me blesser, parce que la danse est très traumatisante pour le corps. C’est vraiment très difficile d’apprendre le ballet à 28 ans. Même si vous avez pris des cours de danse auparavant, vous n’imaginez pas le degré de perfection que cela requiert. Chaque geste doit être fait d’une façon très précise et avec beaucoup de légèreté et de grâce. Je savais que ce serait un défi, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi dur sur le plan physique. Au début, je pensais que j’allais être superbe et pleine de grâce dans mon tutu, mais on n’imagine pas à quel point c’est difficile et éprouvant avant de se mettre à danser. Cette grâce, vous l’obtenez au prix de vraies souffrances physiques.

 

Le métier de Nina l’isole du monde extérieur. Le vôtre aussi ? Curieusement, ce film, qui dénonce à sa manière l’isolement du métier d’artiste m’a conduit à m’isoler moi-même. Je me suis révélée totalement immergée dans le rôle. Un an avant le début du tournage, j’ai commencé à m’entraîner trois heures par jour avec une danseuse professionnelle qui m’a appris à développer les muscles de mes orteils avec d’interminables séances de pliés. Six mois avant le tournage, j’ai commencé à nager un kilomètre et demi par jour et à faire cinq heures de ballet. Deux mois avant, j’ai dû apprendre la chorégraphie en y travaillant huit heures par jour.

 

Vous devez vous aussi vous battre pour les premiers rôles. Ce sentiment d’être en concurrence provient à mon avis d’un manque d’assurance. Il disparaît dès qu’on a développé une personnalité forte en tant qu’artiste. Quand j’étais plus jeune, j’avais un fort esprit de compétition car j’avais peur qu’on me remplace par n’importe qui et à n’importe quel moment. Heureusement, ça a changé. Maintenant, je me rends compte que je ne pourrais pas faire la même chose que les autres actrices, de la même façon qu’elles ne peuvent pas faire ce que je fais…

 

Etes-vous une control freak ou quelqu’un qui sait lâcher prise ? Il faut toujours lâcher prise ! La raison pour laquelle les premières prestations d’un comédien sont généralement les meilleures, c’est qu’il n’est pas complètement conscient de ce qu’il fait. Lorsqu’un acteur se voit au cinéma pour la première fois, c’est presque comme un voyage astral. Cette expérience peut vraiment être destructrice. On peut devenir exagérément conscient de sa personne. Arriver à me laisser aller a été une lutte constante. Le jeu d’acteur devrait être l’exact contraire du travail du ballet. Les danseuses se regardent constamment dans le miroir pour travailler leur technique. Elles savent qu’on ne les appréciera que si elles atteignent une perfection presque « objective ». A l’inverse, un acteur doit savoir faire abstraction de son image à l’écran. Devenir obsédé par son apparence est le pire qui puisse lui arriver.

 

A part Léon, vous alliez vers des grosses productions. Peu à peu, vous avez exploré des zones plus sombres. Je pense qu’avant d’être adulte, au moment où l’identité est en pleine construction, il est préférable de renoncer aux rôles qui peuvent vous affecter très intensément. J’ai donc délibérément dit non à ceux qui pouvaient demander une charge affective, un investissement personnel trop profonds. Aujourd’hui, il me semble que j’ai eu raison parce qu’un rôle comme Nina peut vraiment vous perturber. Comme je le disais, je m’y suis tellement investie que j’aurais pu en perdre la tête. J’ai eu la chance d’avoir une personnalité assez forte pour pouvoir m’y confronter. J’ai vu des acteurs sortir fragilisés d’une telle expérience. La santé d’un comédien peut en pâtir.

 

Pensez-vous qu’il faille obligatoirement souffrir pour créer ? Pas nécessairement. Je ne pense pas qu’il faille sacrifier quelque chose, ni qu’il faille subir quoi que ce soit quand on travaille dans un film. Ce qu’il faut faire, c’est accepter de laisser mourir quelque chose qui est en vous. Je crois que la mort et la résurrection sont deux étapes importantes dans le processus créatif. A chaque fois que vous composez un nouveau rôle, des éléments que vous portez en vous doivent disparaître et laisser place à quelque chose de nouveau.

 

Vous êtes-vous nourrie d’autres rôles ou d’autres films pour cette prestation ? Nous avons beaucoup pensé à ce que fait Catherine Deneuve dans Répulsion de Roman Polanski, à Isabelle Huppert dans La Pianiste de Michael Haneke. Quand j’ai rencontré Darren il y a neuf ans, il m’a parlé aussi d’un roman de Dostoïevski, Le Double, une étonnante exploration de l’ego. Aujourd’hui, je comprends toute son importance. Nina se regarde à travers les yeux des autres car elle vit pour plaire aux autres. Elle ne sait pas qui elle est, jusqu’à ce qu’elle devienne une artiste avec sa propre personnalité. Mais cette attirance pour elle-même fait naître aussi beaucoup de dangers…

 

On a dit que cette scène de sexe entre femmes était juste un truc facile pour attirer le public masculin… Je pense qu’il s’agit d’une scène nécessaire car c’est le premier moment où Nina se laisse aller et se fait plaisir au lieu de faire plaisir aux autres. C’est sa première rébellion contre un monde qui l’opprime. J’ai recommandé mon amie Mila Kunis à Darren Aronofsky car je savais qu’elle pouvait danser. Ils se sont rencontrés sur Skype et il l’a engagée sur-le-champ. J’aurais dû penser à cette fameuse scène avant de suggérer son nom. Il aurait été plus facile de la tourner avec une parfaite inconnue…

 

Votre éducation a-t-elle été aussi stricte que celle de votre personnage ? Quand des parents investissent tout sur leurs enfants, ça peut se passer comme ça. Heureusement, ça n’a pas été mon cas. Professionnellement, mes parents ne m’ont jamais obligée à faire quoi que ce soit. En revanche, ils ont été très durs en ce qui concerne mes études. C’est sans doute un comportement très juif… (rires). Quand j’avais 97 sur 100 à un examen, ils me disaient : « Il faut que tu aies 100 sur 100 ! » Donc je connais bien ce sentiment mais heureusement pas avec la même intensité que mon personnage.

 

A votre avis, le rôle de Nina sera déterminant dans votre parcours ? J’en suis certaine. C’est l’expérience la plus enrichissante et stimulante que j’ai jamais eue en tant que comédienne. Entre autres parce que ma relation avec Darren Aronofsky était presque télépathique. Il disait la moitié d’un mot et je comprenais tout. Ce niveau de communication entre acteur et réalisateur demeure très rare. Je ne l’ai jamais eu avant avec un autre cinéaste.

 

 

 

 

 

AUTOUR DU TOURNAGE

 

S’inspirant de la célèbre musique de Tchaïkovski, le compositeur Clint Mansell a allié la partition originale à des tonalités plus sombres et plus modernes, pour créer celle de Black Swan. Avec la volonté de donner l’impression que le personnage de Nina est hanté par la musique du Lac des Cygnes…Ce fut un immense privilège de travailler avec cette musique absolument fantastique de Tchaïkovski. J’ai le plus profond respect pour elle, mais j’avais aussi le sentiment de ne devoir me fixer aucune limite. J’espère avoir réussi un mélange équilibré des deux qui propose un nouveau regard sur cette musique. On sent partout la présence de Tchaïkovski, mais cela semble aussi complètement nouveau. C’est étrange, hypnotique, magnifique.

 

Amy Westcott, chef costumière sur The Wrestler, s’est employée à refléter la personnalité des personnages de Black Swan dans la conception de leurs tenues vestimentaires… Il fallait montrer qu’au tout début, la mère de Nina a beaucoup d’influence sur sa façon de s’habiller. Elle veut que sa fille reste une enfant, Nina porte donc trois couleurs de petite fille, le blanc, le gris et le rose. Mais à la fin du film elle ne porte presque plus que du noir. Quand on la voit avec des collants noirs, au lieu de collants roses, on sait que quelque chose a changé en elle et qu’elle est passée de l’autre côté du miroir.

 

Darren Aronofsky a donné une place d’honneur aux miroirs, éléments cruciaux au niveau symbolique…Dans le monde du ballet, il y a des miroirs partout. Les danseurs passent leur temps à s’observer quand ils travaillent, la relation qu’ils ont avec leur reflet est donc une part importante de leur identité. Les cinéastes sont eux aussi fascinés par les miroirs, ils ont souvent joué avec, mais je voulais aller encore plus loin sur le plan visuel, explorer le sens profond du miroir et du reflet, montrer ce que cela signifie vraiment de regarder dans un miroir. Dans le film, les miroirs jouent un rôle très important dans la compréhension du personnage de Nina, chez qui la notion de double et de reflet joue un si grand rôle.



 

 

Vincent Cassel interprète le chorégraphe « frenchy »…C’était un rôle que je ne pouvais pas refuser, d’abord parce que j’ai toujours voulu travailler avec Darren, et ensuite parce qu’il y avait Natalie, une actrice que j’admire depuis des années. L’idée de faire un thriller qui se déroule dans le monde de la danse classique me plaisait beaucoup. Il y avait tous les ingrédients pour faire quelque chose d’intéressant. Je savais que cela allait être à la fois sombre et sexy. Ensuite, j’ai appris que Mila Kunis et Winona Ryder allaient aussi jouer dans le film, et que j’allais me retrouver au milieu de toutes ces femmes sublimes. Comment aurais-je pu refuser ? Ce n’est pas vraiment un homme à femmes. Je pense que les femmes ne l’excitent pas autant que la perspective d’atteindre la perfection et la beauté ultime dans l’art. Ce qu’il veut, c’est voir les danseuses qu’il a choisies s’épanouir et exprimer l’idée qu’il se fait de l’art porté à son apogée, et pour y parvenir il utilise des méthodes parfois très, très dures.

 

 

 

 

 

 



Un avis contraire…

 

 

 

REFUS D’Y ALLER ?   par Mathieu Macheret

 

 

 

Il est clair que Darren Aronofsky a voulu réaliser son Perfect Blue. Dans ce chef-d’œuvre du film d’animation, signé par le regretté Satoshi Kon, on plongeait dans les névroses de Mima, jeune idole japonaise de pop sucrée, à l’aube de sa reconversion en tant qu’actrice. Nina, ballerine du New York City Ballet, est la cousine américaine de Mima. Il n’y a pas que leurs noms et leurs âges qui se superposent. Toutes deux s’attifent des mêmes froufrous pour les besoins du spectacle. Toutes deux se trouvent à un tournant capital de leur carrière, où la pression atteint des sommets, où les rivalités s’aiguisent. Toutes deux occupent cette place, au centre des regards, qui conduit insensiblement à la schizophrénie. Toutes deux sentent, alors que leur image s’éparpille dans le prisme d’un grand rôle, qu’un double tente de s’imposer à leur place. Toutes deux, enfin, voient la réalité chavirer sous leurs pieds. Mais Aronofsky n’est pas obnubilé par son modèle et sait s’en écarter. Nina obtient le rôle principal du « Lac des Cygnes » qui exige de son interprète une totale ambivalence, grâce et pureté pour le Cygne blanc, séduction et malignité pour le Cygne noir. Mais Nina est trop bonne élève. Elle excelle dans la partie « blanche » de son rôle et peine à donner vie à sa partie « noire ». Son perfectionnisme, qui ne se permet aucune fantaisie, frise la rigidité. La jeune danseuse vit encore sous l’égide de sa mère, qui transfère sur elle ses propres rêves de gloire déçue. Nina, qui a l’orgueil de vouloir plaire, ne s’autorise aucune faute. Car, sous l’œil de la mère, l’erreur, la faute, c’est aussi la Faute biblique. Sa fille est une vierge, elle ne sait pas jouir, voilà ce qui lui manque. Le jour où une nouvelle danseuse, Lily (Mila Kunis) libre, jouisseuse, diablement sexuée fait son entrée dans la troupe et menace de reprendre le rôle principal, Nina sombre plus avant dans ses névroses.

 

C’est là le nœud psychologique du film. Il est énoncé si clairement qu’il ne fait aucun mystère. Dans Perfect Blue, Satoshi Kon nous faisait plonger avec son héroïne dans le grand bain de sa folie naissante. Il partageait quelque chose de son expérience, aussi bien psychique que sensitive, et nous embarquait dans l’aventure de sa subjectivité. Si bien que le doute naissait de chaque scène, sur la nature objective ou subjective des événements, et les limites entre fiction et réalité, entre la vie et le spectacle, ne cessaient de s’escamoter. On dirait qu’Aronofsky ne veut pas s’autoriser une telle plongée. Peut-être craint-il de perdre son spectateur. Il ne lui laisse jamais le moindre doute quant au statut de ses images. La folie de Nina son épaule qui la gratte car il y pousse une aile, ses dédoublements, ses projections, ses accès de violence est très précisément contenue par ses limites figuratives. La névrose ne parasite jamais la réalité, mais alterne très gentiment avec elle. On sait toujours très clairement si l’on se trouve dans le quotidien ou dans une soudaine poussée de fièvre. Aronofsky n’accompagne ni le personnage de Nina, ni son actrice Natalie Portman, mais les observe confortablement, du bon côté de la caméra. Il se positionne en retrait de leur basculement, décide de ne pas le faire partager, de ne pas en faire un moteur de récit, mais d’en pointer du doigt toute la supposée-horreur. Le cinéaste, et son spectateur avec lui, ont toujours une longueur d’avance sur Nina, ils la précèdent en toute chose et en savent toujours plus qu’elle. L’apparente naïveté de ce positionnement assez maladroit provoque une gêne indéniable. On a l’impression de légèrement surplomber la dégradation d’un personnage dont la chute est annoncée, plus que prévisible. Aronofsky ressemble à son héroïne. Sa méthode a quelque chose de trop appliqué, absence de fantaisie, littéralité crasse, obsession de la maîtrise, de la clarté, de la lisibilité, du geste parfait. Mais peur du gouffre, de l’abandon, des glissements, de l’ambiguïté et de bien d’autres choses

 

Faute d’empathie, Aronofsky finit par humilier sa Nina, à mesure qu’il la transforme. Le film sombre avec elle, par paliers. La folie, vue de haut, a toujours quelque chose de grotesque. Comme Aronofsky décide de ne pas épouser sa logique interne, il ne lui reste plus qu’à saisir ses manifestations extérieures, ses saillies sur la réalité. Et là, le scénario est toujours le même, triste et vaguement obscène. S’il pèche sur les profondeurs, Aronofsky excelle sur les surfaces et, par conséquent, sur la surface suprême, cette terrible zone de contact entre le monde et soi, la peau. À son meilleur, Black Swan poursuit la douloureuse exploration entamée avec The Wrestler. Le spectacle est un ogre qui hume la chair fraîche, dévore ses enfants et en recrache cruellement les restes sur le carreau. Il prélève sur ses victimes un lourd impôt de sang. Aronofsky scrute les altérations de son actrice, les rougissements de son épiderme et ne s’en écarte qu’à de rares occasions. Ce ne sont ni la danse, ni même le travail, qui l’intéressent. C’est la performance et ce qu’il en coûte. Le sacrifice se mesure précisément en stigmates: plus que la lourde symbolique des ailes qui lui poussent, on repère cette terrible dîme aux rougeurs qui naissent sur la peau de Nina, au bruit de ses os qui craquent lors des étirements, à ses ongles qui se fissurent et tombent.

 

C’est tout le sens du beau personnage de Beth, interprété par Winona Ryder. Danseuse étoile légèrement fanée, elle se voit congédiée du corps de ballet suite à l’accession de Nina au rôle-clé du Lac des Cygnes. Humiliée, ivre de rage, elle roule sous une voiture qui lui brise les deux jambes et met définitivement fin à sa carrière. Non content d’avoir aspiré sa jeunesse, le Ballet ainsi quitté réclame plus…Il réclame ce qui lui appartient, son Art logé dans les divines jambes de l’étoile. Pour filmer cet étonnant rituel où l’on dépose sur scène, comme sur un autel, quelque chose de son corps Aronofsky disposait dans The Wrestler d’une matière idéale, le corps crucifié de Mickey Rourke, boursouflé, suintant, saignant comme un gros morceau de bidoche. Ici le lissé des traits de Natalie Portman lui pose un tout autre problème. Il est contraint de déposer sur sa peau la trace numérique d’effets spéciaux chair de poule, plumage, cicatrices qui signalent plus la crainte d’une dégradation qu’une dégradation réelle. Ils sont ce vent d’angoisse qui souffle sur l’épiderme de Nina et le piquettent, le font frémir, le craquellent. La peau n’est plus ce parchemin raturé qui garde une inscription réelle de tous les spectacles vécus The Wrestler, son « histoire de violence », pour paraphraser Cronenberg mais une toile tendue, un écran sur lequel se projette une image virtuelle, mentale, l’image des névroses de Nina. Aussi bien que la névrose ouvre les chairs, le numérique troue la pellicule et l’inscription vraie cède sa place à un étrange phénomène par une somatisation provenant, telle une éruption, du centre de l’image. Aronofsky ne pouvait ignorer cette drôle de mutation qui s’empare, en ce moment, des corps hollywoodiens et qui a le numérique comme agent pathogène.