J’ai reçu le texte de la pièce dans la figure et suis sorti du théâtre sur les genoux. Le texte est comme une partition d’un grand compositeur classique, il inspire directement des images fortes. Par la suite, convaincre l’auteur n’a pas été difficile, Wajdi a accepté de me « prêter » Incendies après avoir lu une cinquantaine de pages d’esquisse que je lui ai proposées. Il m’a fait le plus beau des cadeaux, celui de la liberté.
Denis Villeneuve
Incendies est une adaptation de la pièce de théâtre écrite par Wajdi Mouawad. Faisant partie d’une trilogie comprenant trois œuvres-Littoral, Incendies, Forêts- l’auteur y évoque la difficulté de l’exil, lui qui a été contraint d’abandonner le Liban alors qu’il n’avait que huit ans. La pièce, qualifiée de « texte monde » a été encensé lors de sa parution. Ce sera la pièce des débuts du XXIe siècle, celle d’une bouleversante quête initiatique, celle d’une odyssée des origines, celle des trajets et des migrations, celle du choc des cultures entre l’Occident et l’Orient, celle où se croisent la question de l’intime, du singulier, et les violences des guerres, des communautés malmenées par l’histoire.
Incendies est le quatrième long-métrage de Denis Villeneuve. Avant cela, il a tourné Un 32 août sur Terre (1998). Son deuxième film, Maelström, reçoit 25 prix à travers le monde. Emmené par une Marie-Josée Croze exceptionnelle, le film raconte comment une femme à qui tout réussit se trouve confrontée à la culpabilité après avoir fauché un passant. En 2009, sort sa troisième œuvre, Polytechnique qui relate les événements dramatiques qui se sont déroulés en décembre 1989 à l’école Polytechnique de Montréal: un jeune homme, Marc Lépine tue 14 personnes, toutes des femmes, dans une classe d’ingénierie clamant haut et fort qu’il abhorre les féministes. Depuis 2010, il enchaîne la réalisation de 5 films…
Prisoners – Enemy – Sicario – Arrival – Blade runner 2049
Après 20 ans de carrière aucun de ses films ont été récompensés…
Pour en savoir plus cliquez sur les affiches…
ENTRETIEN AVEC DENIS VILLENEUVE
Un plus un, ça peut t-il faire un ?
De quelle manière avez-vous découvert la pièce de Wajdi Mouawad et quelles ont été vos premières impressions ? La même impression que quand j’ai vu Apocalypse Now pour la première fois, soufflé. La pièce était présentée dans le tout petit théâtre des Quat’Sous de Montréal. J’étais assis au deuxième rang, ayant acheté les derniers billets de la dernière représentation. J’ai reçu le texte dans la figure et suis sorti du théâtre sur les genoux. J’ai immédiatement su que j’allais en faire un film.
Comment avez-vous remarqué le potentiel de transposition de cette pièce à l’écran ? Le texte est comme une partition d’un grand compositeur classique, il inspire directement des images fortes. Aussi, la mise en scène de Wajdi est truffée d’images théâtrales d’une très grande puissance, d’une beauté rare. Appartenant à l’alphabet du théâtre, je n’ai pas pu les utiliser, mais j’ai pu remonter à leur source et les traduire en cinéma.
Rien ne mentionne le nom d’un pays du Moyen Orient dans lequel l’histoire se déroule ? Beyrouth ou Daresh ? Cette question m’a hanté durant toute l’écriture du scénario. J’ai finalement décidé de faire comme la pièce et d’inscrire le film dans un espace imaginaire comme Z de Costa Gravas afin de dégager le film d’un parti pris politique. Le film traite de politique mais demeure aussi apolitique. L’objectif de la pièce est de creuser le thème de la colère et non pas de la générer. Le territoire d’Incendies étant un champ de mines historiques.
Une œuvre dramatique, presque lyrique. Quelle a été votre inspiration ? Pour transposer un texte aussi dramatique à l’écran, et pour éviter le mélodrame, j’ai opté pour la sobriété d’un réalisme cru, en conservant le facteur mythologique de la pièce à l’aide d’un travail sur la lumière naturelle et les ombres. L’émotion ne doit pas être une fin mais un moyen pour atteindre l’effet de catharsis désiré. Incendies c’est aussi, le voyage de Jeanne et Simon vers la source de la haine de leur mère. C’est une quête universelle et elle me touche profondément. Mais j’avoue que l’équilibre dramatique du film a été long à trouver au scénario. Chaque séquence pouvait inspirer un long métrage !
Comment avez-vous procédé pour choisir les acteurs ? Le casting est un mélange entre quelques acteurs professionnels et plusieurs acteurs non professionnels trouvés en Jordanie. Lara Attala, la directrice du casting jordanien a eu envie d’approcher des réfugiés irakiens pour leur donner du travail. Ils ont beaucoup donné au film. Le défi a été de travailler sur les accents de tout le monde pour cibler un accent arabe de la région du Golan. Certains acteurs professionnels étaient originaires du Maghreb et ont été carrément obligés d’apprendre une autre langue pour être crédibles. Le casting des jumeaux fût laborieux. Mélissa Desormeaux-Poulin est apparue à la fin d’un très long processus. J’ai cherché Simon partout pour le retrouver finalement tout près de moi, Maxim Gaudette qui avait joué dans mon film précédent. Je suis très fier du travail fait par les comédiens.
ROIS ET REINE
par Fabien Reyre
Le metteur en scène québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad ne pouvait pas rêver meilleure adaptation de sa pièce Incendies (énorme succès critique et populaire dans le monde entier) que celle proposée au cinéma par son compatriote Denis Villeneuve. Ces deux-là ont travaillé main dans la main, cela se ressent au détour de chaque plan : si l’homme de théâtre a laissé le champ libre au cinéaste, qui ne s’est pas gêné pour prendre ses distances avec la pièce, on retrouve le même goût pour une certaine forme de lyrisme porté à ébullition et judicieusement apaisé par un registre plus feutré, d’une remarquable sobriété. Réalisateur soigneux, Villeneuve évite le piège du théâtre filmé et donne à l’univers de Mouawad toute l’ampleur voulue par ses mises en scène : c’est d’ailleurs à la fois la grandeur et la limite du réalisateur et du dramaturge.
Incendies, c’est l’histoire de jumeaux qui, à la mort de leur mère, Nawal, apprennent que leur père, qu’ils n’ont pas connu, est vivant et qu’ils ont un frère dont ils ignoraient l’existence. Par l’intermédiaire de deux lettres laissées par Nawal, avec laquelle ils entretenaient des rapports conflictuels, ils sont chargés de partir à la recherche des disparus. Alors que Simon peine à calmer sa colère et se mure dans le silence, Jeanne quitte le Québec pour le Moyen-Orient, sur les traces du passé de sa mère qu’elle va découvrir au gré de son périple. Le film a l’allure d’une chronique familiale qui décolle rapidement pour tutoyer les grandes tragédies et leurs lots de conflits politiques, sociaux et religieux, avec enfants illégitimes, meurtres sanglants, vendetta, viols et autres joyeusetés qui constituent le cahier des charges de nombreux films aux ambitions louables mais aux résultats souvent catastrophiques. Denis Villeneuve n’y va pas par quatre chemins et assume pleinement le caractère allégorique de l’œuvre de Mouawad : de ses références à Corneille et Racine à son twist final que n’aurait pas renié Shakespeare, Incendies nous annonce la couleur en faisant de son héroïne une figure tragique moderne, victime de conflits religieux dans un pays imaginaire du Moyen-Orient (très fortement inspiré du Liban et de son histoire). Le pari est très casse-gueule et Villeneuve se prend souvent les pieds dans le tapis : entre l’envie d’imiter un cinéma hollywoodien de prestige (tendance Syriana) et le désir de se frotter à une narration fortement ancrée dans la tradition littéraire et théâtrale, il y a un espace indéfini que le réalisateur ne parvient que partiellement à investir, sans toujours convaincre.
On pourra ainsi regretter quelques (trop) jolis ralentis rythmés par des chansons de Radiohead et une poignée de plans qui évacuent l’horreur qui se joue au profit de la beauté du cadre : rien d’indécent (on est quand même loin de Shutter Island et ses camps filmés comme dans une pub pour un parfum), mais c’est précisément quand il matérialise à l’écran le cauchemar qui n’était que suggéré au théâtre que Denis Villeneuve échoue. La tragédie a beau évoquer les classiques, elle ne reste pour le spectateur que trop contemporaine, et donc réelle. Le fantôme de Phèdre ne peut rien face au 20h de Claire Chazal et sa compassion débordante de cynisme. Pourtant, Incendies captive, malgré l’agacement qu’il suscite occasionnellement. D’abord, parce que l’histoire inventée par Wajdi Mouawad est d’une imparable puissance dramatique : avec ses allers-retours temporels entre l’enquête des jumeaux au présent et la quête de la mère dans le passé, le film tient en haleine de bout en bout jusqu’à son dernier acte, vraiment bouleversant. Et surtout parce que l’interprétation ahurissante de Lubna Azabal dans le rôle de Nawal évacue toute réserve sur la partie la plus fragile du film : son jeu, en parfait équilibre entre l’artifice assumé de la scène et l’impossible réalisme du cinéma, est comme la pièce manquante du puzzle qu’est Incendies, le point de jonction entre ses origines théâtrales et sa mutation en objet cinématographique. Le reste du casting n’est pas mal non plus, et l’enquête des deux jumeaux, a priori moins forte, se révèle progressivement au spectateur pour donner au film, dans son dernier tiers, quelques-unes de ses plus belles scènes. Incendies est un paradoxe, et c’est peut-être là sa force.
Lubna Azabal
Actrice francophone aux origines espagnole et marocaine ose dès le début de sa carrière des films engagés: on la voit dans le thriller politique Paradise Now de Hany Abu-Assad en 2006. Avant cela elle a joué pour André Téchiné, Tony Gatlif aux côtés de Romain Duris dans Exils ou encore pour Ridley Scott dans Mensonges d’État .Denis Villeneuve raconte comment il a rencontré la jeune actrice…J’avais vu Lubna Azabal dans plusieurs films. C’est la directrice de casting de Paris qui m’a suggéré de la rencontrer. C’est une comédienne extraordinaire qui possède naturellement la force, le feu sacré de Nawal. Lubna est Nawal.