Le réalisateur Chuan Lu s’est vu confronté à quatre ans d’attente avant la production de son film, contraint d’affronter la virulence des censeurs chinois qui lui reprochaient un parti-pris trop « humain » dans la description des soldats japonais, jusque là très largement considérés comme des monstres purs et simples…Il est très important de montrer aux Chinois que les Japonais sont des êtres humains et pas des bêtes. Il a pourtant réussi à conserver cette singularité de regard sur l’histoire chinoise, chose assez rare pour être soulignée, puisqu’il traite cet événement sous un triple regard, dont celui d’un officier japonais qui fait face à la perte de l’innocence et découvre l’horreur du monde dans une ville assiégée où survivent les opprimés et règnent les envahisseurs. Bien que cette mise en perspective audacieuse lui ait valu la colère des nationalistes, il revendique la nécessité de dire ce qu’il s’est réellement passé de manière impartiale, afin de véhiculer un message de paix et d’amour sans complaisance ni angélisme…Les films de guerre chinois sont tous sur le même format, les Chinois sont braves, les Japonais monstrueux. Là, les gens voient tout à coup la réalité.
Révélé en 2004 avec Kekexili, Chuan Lu avait déjà exprimé une virtuosité stylistique sensible, et avait alors mis en perspective la violence humaine avec la splendeur des montagnes du Tibet en retraçant le combat de volontaires en lutte face aux braconniers des dernières antilopes. Si l’ampleur du sujet historique n’est pas comparable ici, on retrouve pour autant la violence comme prisme d’étude et certaines scènes particulièrement sensibles. La volonté de réalisme du réalisateur lui ayant conféré une vision brute de l’histoire, les drames décrits sont d’une efficacité crue. Si la violence apparaît anonyme au départ à travers des plans de soldats fantomatiques et un univers cauchemardesque, elle s’incarne et se ressent physiquement lorsque les personnages se retrouvent devant des choix cornéliens. La Chine a toujours entretenu un rapport pour le moins « trouble » avec certains passages de son histoire et le sujet choisi ici en est une démonstration nouvelle. Ainsi, cet épisode sanglant est resté dans les mémoires chinoises comme un symbole de la monstruosité japonaise et n’a, à ce titre, jamais connu d’adaptations, le tabou étant encore trop sensible. Les réactions qui ont suivi la sortie du film sont à la hauteur de l’outrage encore vif ressenti par certains puisqu’en plus de susciter des milliers de pages de débats sur Internet, le réalisateur a reçu plusieurs menaces de mort, mais également des encouragements à montrer une autre histoire et des commentaires admiratifs sur son style remarqué. Succès public, le film indépendamment de son caractère historique et humaniste, cet uppercut doit à la virtuosité d’un jeune homme qui semble né avec une caméra dans la tête.
ENTRETIEN AVEC CHUAN LU
Pouvez-vous vous présenter et retracer votre parcours ? Je m’appelle Lu Chuan, j’ai 39 ans. Je suis né dans la province de Xinjiang située à l’extrême ouest de la Chine. A 5 ans, ma famille est partie s’installer à Pékin. J’ai donc grandi à Pékin. Puis à 18 ans, c’est-à-dire en 1989, après avoir eu mon Bac, mes parents m’ont envoyé suivre une formation militaire à l’université administrative de Nankin. J’y suis resté 4 ans. Une fois mes diplômes en poche, je suis rentré à Pékin et j’ai travaillé pour l’armée. Mais au bout de quelques mois à jouer à l’officier j’ai décidé de démissionner. Je me suis ensuite employé à rentrer pour entrer à l’académie de cinéma de Pékin. Pendant un an je me suis préparé pour le concours. Et j’ai eu de la chance. Cette année là, il n’y avait que 3 lauréats et j’étais l’un deux. Il m’a encore fallut 3 années d’étude pour obtenir un master à l’académie de Pékin. Ensuite, trois autres nouvelles années d’étude, pour obtenir mon master de l’académie du film de Pékin pour devenir réalisateur. J’étais un tout jeune réalisateur, et c’est compliqué de réunir de l’argent pour tourner un film. Mais je suis parvenu à monter mon premier film, The Missing Gun film sélectionné pour à la Mostra de Venise 2002. J’ai réalisé mon second long-métrage, Kekexili – la patrouille sauvage. Ce film a reçu de nombreuses récompenses dans différents festivals. Après il m’a fallut attendre 4 ans et demi pour réaliser mon 3e film City of Life and Death.
On devine aisément que produire City of Life and Death n’a pas été une entreprise évidente. Oh oui, surtout que j’étais encore un jeune réalisateur avec seulement deux longs-métrages à son actif et que l’on veut monter un projet ambitieux qui nécessite des moyens importants, les producteurs se méfient de vous. Il faut les convaincre que vous êtes capable de surmonter les difficultés. Les convaincre aussi que le sujet que vous abordez peut toucher un large public. En ce qui concerne le massacre de Nankin, ce fut d’autant plus difficile que la simple évocation des faits raisonne encore très douloureusement dans la mémoire collective chinoise. La plaie n’est pas encore cicatrisée.
Qu’est-ce qui vous a poussé à faire le film ? Est-il le premier film chinois à illustrer le massacre de Nankin ? L’instinct sans doute, au-delà du devoir de mémoire et de nobles sentiments de ce genre. L’envie aussi de traiter d’un grand sujet touchant à la société, à l’humanité, au chaos. Non. Des films ont été consacrés aux événements et les Japonais y étaient montrés comme des monstres absolus, des brutes sanguinaires. À la différence de mes prédécesseurs, je les décris comme restant toujours des êtres humains.
Des êtres humains qui ont tout de même exterminé plus de 300 000 autres êtres humains, la plupart sans défense. C’est vrai. Dans ce cadre, j’aurai pu aller très loin dans le manichéisme, faire œuvre de propagande. Au début, j’ai envisagé de mettre en scène des Japonais telles des bêtes sauvages. J’étais à ce point aveuglé par haine envers les actes commis que l’émotion avait pris le dessus…Plus de 200 000 prisonniers désarmés exécutés en quelques jours seulement et, après la Seconde Guerre, aucun regret, aucune excuse officielle. Rien. C’est en me documentant que j’ai, peu à peu, étape par étape, évolué dans une autre direction, au point d’adopter un point de vue très différent. J’ai remarqué dans des documentaires que les soldats n’étaient pas les monstres sanguinaires mais des types ordinaires, des hommes très jeunes, naïfs, énergiques. De gentils gosses chez eux mais, une fois quittés la mère patrie, des tueurs sans conscience, des bêtes sauvages. Une transformation que j’ai étudiée, analysée, pour me rendre à l’évidence qu’elle est propre à toute l’humanité, universelle, intemporelle. Les Japonais et les Allemands ne sont pas les seuls à s’être portés responsables de massacres. Loin s’en faut… Au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, que je lisais le journal d’un soldat japonais, j’ai évolué, changé de point de vue. Il ne s’agissait pas d’absoudre les Japonais, mais de montrer comment les ténèbres pouvaient envahir les âmes, les submerger totalement.
Le personnage de l’ambassadeur de l’Allemagne nazie a-t-il vraiment existé ? Je n’ai rien inventé et ce diplomate, John Rabe, a vraiment vécu. Avec d’autres diplomates européens ou occidentaux, il a vraiment tenu tête au Japonais et sauvé des dizaines de milliers de vies en établissement une zone de sécurité. Dans la mesure où le Japon était allié à l’Allemagne, son influence était plus grande que celle des autres puissances.
Comment justifiez-vous l’utilisation du noir et blanc ? Cela faisait longtemps que je rêvais de tourner un film en noir et blanc et le sujet se prêtait parfaitement à ce traitement de l’image. Bien sûr, il a encore fallu que je persuade le producteur…Le noir et blanc possède la vertu de purifier les images du film, de leur apporter une dimension religieuse, spirituelle, d’y ajouter également une distance morale. Je dois aussi avouer que, à l’écran, je déteste souvent la couleur que l’on donne au sang, ce rouge souvent vulgaire que je voulais surtout pas employer. J’ai le sentiment que le sang noir du film respecte davantage les victimes du drame, qu’il jette une sorte de voile de pudeur.
Motivé par souci de réalisme ? Renforcé le réalisme est une des raisons. Je déteste la couleur du sang. Je trouve que c’est un manque de respect pour les personnes mortes. Nous croyons que le noir et blanc aide à la concentration, qu’il aide le public à se concentrer sur le message que nous voulons lui délivrer, et dote le film d’une puissance religieuse, qu’il lui confère un sens religieux.
Comment avez-vous élaboré la première partie de votre film ? Nous avons visionné un nombre important de films de guerre avant de tourner le nôtre. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il nous fallait établir une nouvelle chartre visuelle pour témoigner des spécificités des combats. Impossible de suivre Il faut sauver le soldat Ryan. Pourtant, nous avons consacré huit mois à tout analyser, à faire des essais. Un travail gigantesque. Pour incarner les troupes japonaises, nous avons recruté les soldats chinois les mieux entraînés car, justement, les Japonais étaient alors mieux formés au combat, mieux équipés. Dans cette optique, nous avons demandé aux soldats chinois qui nous paraissaient moins aguerris de jouer les chinois de 1937 qui, sur le terrain, ne faisaient vraiment pas le poids.
En tant que réalisateur, quels enseignements tirez-vous de l’expérience ? Que cinq ans à travailler sur un seul et même projet, c’est long ! Le film m’a aussi transformé. D’un jeune réalisateur, je suis devenu une personne beaucoup plus forte intérieurement, une personne qui a appris qu’il fallait plutôt écouter son propre cœur, ses propres désirs que la voix des autres. Tous les matins pendant l’année que le tournage a duré, dans la voiture qui me conduisait sur le plateau, je l’ai expérimenté en modifiant le script à mon goût. Le producteur, les comédiens et les techniciens en devenaient fous, mais j’ai obéi à mon instinct, jusqu’au bout. L’important tenait à ce que je pouvais faire avec les acteurs, sans le boulet que constitue un scénario intouchable. J’ai justement appris qu’en le retouchant autant que nécessaire, on pouvait accéder à un film bien meilleur qu’il ne l’aurait été à l’origine.
Avez-vous rencontré de problèmes avec la censure ?Nous sommes tenus de suivre des procédures bien précises. Il faut présenter votre script à la censure. Après lecture, ils vous font part de leurs suggestions. Tout le monde doit faire de même. Je suis quelqu’un d’entêté et de persuasif. J’ai passé beaucoup de temps à les convaincre d’accepter mes idées. J’allais les voir 4 fois par semaine, et durant plusieurs mois, pour parler à tout le monde. Cette méthode a fini par porter ses fruits. Ils étaient convaincus et m’ont donné, comparativement, les moyens de faire mon film comme je le voulais.
En montrant les événements du point de vue d’un soldat japonais, vous attendiez-vous à déclencher une telle controverse ? C’est la partie qui a la plus difficile pour moi. Je ne m’y attendais pas du tout. Je n’imaginais pas que quand le film sortirait il déclencherait tant de controverses en Chine. Je peux dire que j’étais choqué, comme toutes les personnes qui avaient soutenues ce projet. Même le gouvernement qui ‘avait donné son accord pour distribué le film en Chine était choqué. C’était un peu comme si le pays était divisé en 2. Blanc et noir. Bleu et rouge. Il n’y avait pas de milieu, d’avis partagés. Seulement 2 camps. Une grosse partie des spectateurs étaient contre ce film. Ils le haïssaient. On m’a qualifié de traite, d’être au service des japonais. Des tonnes d’articles, qui critiquaient le film, ont été publiées. Un grand nombre d’intellectuels, même de fameux intellectuels, ont mis le film au pilori. D’un autre côté, beaucoup de gens ont aimés et supporté.
Viols, exécutions de masse, exactions en tous genres, comment gérer la violence sans aller trop loin ? En Chine, beaucoup pensent que mon film va trop loin. Qu’il y montre trop de violences. Dans d’autres régions, comme celle Nankin, disent au contraire qu’il ne va pas assez loin. Qu’il est loin de rien. Car on se réfère à la mémoire, au faits historiques, les choses qui se sont produites à Nankin étaient beaucoup plus barbares. Je me suis dit que je ne pouvais pas, que je ne voulais pas faire un film rempli d’actes de violence et de sang. Pour moi le processus qui mène au massacre est plus important que les massacres eux-mêmes. Qu’il est plus froid, plus terrible et plus brutal que les massacres qui en découlent. Il est plus proche de la nature, des raisons de ces massacres. J’ai donc laissé beaucoup l’espace, et donné beaucoup de temps aux détails, aux descriptions sur la façon dont les troupes japonaises ont organisé ses massacres. Je pense que c’est très important pour mettre en lumière la vérité sur comment les choses se sont passées.
Quelle signification pour ces soldats japonais dansant au rythme des tambours ? J’ai beaucoup parlementer pour convaincre les producteurs de me permettre de la tourner. Parce qu’elle était dangereuse, être une prise pour une provocation par le public chinois. Mais je crois qu’elle était importante. Je voulais partager avec le public mes sentiments personnels. Quand j’étais au Japon et que j’ai vu ces danses au rythme des tambours, j’ai senti une excitation montée en moi. Ensuite, en regardant des documentaires, j’ai découvert que pendant la guerre des soldats dansaient comme cela, jouaient des tambours comme cela. C’est un sentiment un peu compliqué pour moi.
HISTOIRE D’UN MASSACRE TOTAL…
Le massacre de Nankin est un évènement de la guerre sino-japonaise qui a eu lieu à partir de décembre 1937, après la bataille de Nankin. Pendant les six semaines que dure le massacre de Nankin, des centaines de milliers de civils et de soldats désarmés sont assassinés et entre 20 000 et 80 000 femmes et enfants sont violés1 par les soldats de l’Armée impériale japonaise. Le massacre reste un sujet de controverse politique, puisque certains aspects sont contestés par certains historiens révisionnistes et nationalistes japonais, qui affirment que le massacre a été exagéré voire totalement fabriqué à des fins de propagande. Résultat des efforts des nationalistes pour nier et expliquer les crimes de guerre, la controverse sur le massacre de Nankin reste un point de blocage dans les relations sino-japonaises, tout comme les relations entre le Japon et d’autres pays asiatiques tels que la Corée du Sud et les Philippines. L’estimation du nombre de victimes fait elle aussi l’objet de controverses. Il a été établi à 200 000 morts par le tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, tandis que les chiffres officiels chinois avançaient celui de 300 000 morts, et les historiens japonais entre 40 000 et 200 000 morts.
GESTION DE LA MÉMOIRE par Benoît Smith
La prise et le martyre de la capitale chinoise Nankin par l’armée japonaise au cours de l’hiver 1937-38 sont devenus le symbole de l’extrémisme impérialiste, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, d’un Empire du Soleil Levant qui reste aujourd’hui encore la bête noire historique d’une bonne partie de l’Asie. Le traumatisme des sévices infligés aux victimes avec des exécutions de masse, tortures, viols organisés de femmes et d’enfants, le tout sous le regard impuissant de quelques observateurs occidentaux est pour beaucoup dans la timidité des arts, a fortiori des artistes asiatiques, à traiter de ces événements. Ainsi, le cinéma, de Chine ou d’ailleurs, aura attendu les années 1990 pour se décider à l’évoquer. Le film de Lu Chuan entend accomplir un devoir de mémoire de cet épisode guerrier des plus sinistres en s’adressant aux sensibilités du public chinois autant qu’international. Lu Chuan, ne s’est jamais vraiment distingué par la fermeté de ses partis pris artistiques ou politiques. Kekexili, la patrouille sauvage, réalisé en 2004, prétexte d’un film d’aventures d’inspiration documentaire, se déroulant dans les montagnes du Tibet, destiné à attirer l’attention sur l’imminente disparition des antilopes de la région victimes du braconnage, Lu y met en avant la collaboration quasi fraternelle entre un journaliste venu de Pékin et les autochtones qui accueillent son aide à bras ouverts, dans le but très citoyen d’alerter le gouvernement central sur ce fléau. De la politique de l’État chinois dans cette « région autonome » de la République Populaire, il n’y est jamais fait mention ne fût-ce qu’un instant. Étrange exercice d’équilibriste, où l’auteur s’autorise et a certainement été autorisé par les censeurs, dans les limites de leur conception de l’acceptable à exposer un peu de culture tibétaine authentique, tout en occultant soigneusement qu’au même moment, cette culture est en voie de disparition suite aux efforts de colonisation par le pouvoir central. Un accommodement qui ne dissipe guère le doute sur la sincérité et la personnalité d’une démarche de réalisateur s’apparentant à l’attitude de l’élève appliqué, se cherchant des sujets sans trop y croire, dans le but de faire montre de sa compétence technique et d’une relative ouverture au réel et au monde.
Un peu plus démonstratif encore City of Life and Death se cherche lui aussi une posture permettant de ménager la chèvre et le chou, de contenter le devoir de mémoire endolori et accroché à son identité du public chinois, voire asiatique, tout en satisfaisant le regard de spectateur plus distant mais intéressé, ne fût-ce que par le spectacle de la violence, du reste du monde. Sa peinture du massacre de Nankin est somme toute exhaustive, il n’oublie rien, ni les combats de rue, ni les exécutions de foules entières à la mitrailleuse lourde, ni les humiliations, ni les infâmes « bordels de campagne » où des femmes et des filles locales furent réduites en esclavage sexuel, ni les actions salvatrices de quelques Occidentaux sur place privés du soutien de leurs gouvernements… Il adopte même un parti pris esthétique marqué, filmant en noir et blanc et parfois à l’épaule pour souligner la crudité de la guerre. Cependant, malgré son souci du détail et ses formalismes, le film de Lu montre à chaque scène comment il biaise son approche des événements, non suivant une vision personnelle de cinéaste, mais en fonction des publics auxquels il s’adresse et qu’il cherche à convaincre de la justesse de sa démarche. Ainsi, tout en évoquant les souffrances atroces de la population chinoise, met-il soigneusement en avant, par quelques moments d’emphase de découpage et de musique, le sens du devoir et du sacrifice des victimes et ceux qui travaillent à les sauver quitte à mettre souvent à distance, hors champ ou dans des plans à la dérobée, l’extrême violence qu’elles subissent. Le noir et blanc filtre la crudité de la couleur du sang. D’où une dommageable discrimination de traitement. Ces gens souffrent, certes, mais la mise en scène ne les fait exister que lorsqu’ils répondent au fantasme d’héroïsme attendu en dehors de ça, ils restent de la chair à canon, à viol etc. D’un autre côté, refusant le manichéisme habituellement en vigueur sur le sujet et qui pourrait le faire passer comme un exécutant servile de la propagande, il met en scène du côté japonais le cliché éculé du jeune soldat perdant sa virginité et son innocence en temps de guerre, affectant par ce biais de signifier comme si un cliché y pouvait grand-chose que les Nippons étaient au fond des êtres humains au lieu d’horribles monstres voués seulement à la barbarie. La fin du film, d’ailleurs, réunit ces deux visions condescendantes de manière bien douteuse, tandis que le jeune Japonais désabusé se fait sauter la cervelle, deux Chinois rescapés retrouvent le goût de vivre, métaphorisant que leur peuple, quelque part, aura survécu à ses agresseurs et triomphé d’eux.
D’une manière générale, le noir et blanc esthétisant ne masque jamais le manque cruel de regard personnel, sincère et pertinent de Lu Chuan sur ce qu’il filme ni surtout l’emprise sur son travail de la nécessite conjointe de flatter une certaine opinion publique d’une part, de donner à d’autres des gages de relative indépendance et d’ouverture pour être crédible d’autre part. Le réalisateur-scénariste réduit son investissement artistique à quelques recettes d’écriture et de forme qu’il juge adéquats pour accomplir correctement sa tâche reconstituer la violence et la destruction, honorer les victimes et ceux qui leur viennent en aide, concéder aux bourreaux le statut d’êtres humains que certains leur refusent. Et il borne son point de vue à des lieux communs propres à ne pas rebuter ses spectateurs par trop de radicalité. Ce recours à des calculs et des procédés plutôt usés a un effet des plus redoutables. A force de se raccrocher à des figures conventionnelles propres à amortir le choc de son sujet, le film, reconstitution d’un épisode d’une guerre sale parmi les guerres sales, évite finalement de regarder en face le thème qui sous-tend ce sujet-là et qui lui tend ostensiblement les bras la guerre. Lu a sous la main, en guise de matériau de cinéma, un des événements historiques qui synthétisent le plus largement et aux yeux du monde toute l’horreur insondable des actes de guerre, de toutes les guerres, et de ce qu’ils font remonter de pulsions inavouables de la nature humaine, tout ce qu’on qualifie trop facilement de « monstrueux », que même la prétendue innocence d’un jeune soldat de cliché ne saurait masquer, que même les plus beaux actes d’abnégation ne sauraient faire disparaître. Et au lieu de s’emparer de cette opportunité, offerte par l’extrémité spécifique de l’événement, d’affronter cette question dans toute sa terrible crudité, il s’ingénie à ramener son récit autour des pôles conventionnels et artificiels des représentations les plus lénifiantes de la guerre, celles où on préfère croire que la pire violence ne peut être qu’inhumaine et où l’humanité se définit par ses gens de bien. City of Life and Death s’avançait avec l’air de vouloir réveiller les mémoires et les consciences, mais il revient à les endormir, en ne faisant que caresser les idées préconçues.