2000 – Inside Society

American beauty, c’est le nom d’une variété de rose, très belle mais qui n’a pas d’odeur, Ça peut aussi être la petite beauté américaine parfaite, genre majorette blonde aux yeux bleus…On peut ensuite décliner cette appellation à l’infini…Le titre résume bien le film…On part sur une idée, puis cette idée se transforme et finit par ne plus ressembler à ce qu’on croyait au départ.    Sam Mendes

Dans moins d’un an, je serai mort…

Bien sûr Je ne le sais pas encore et d’une certaine façon, je suis déjà mort…

 

 

AMERICAN BEAUTY ?  par Serge Kaganski

 

Sam Mendes n’est ni le nouveau Lynch ni le super-maverick qui va faire la nique à Kubrick et Malick. Pourtant, cet Anglais metteur en scène de théâtre chevronné a réussi avec American beauty, son premier film, cette chose de plus en plus rare, une bonne toile en provenance des studios hollywoodiens, un produit modeste mais impeccablement fichu, distrayant mais suffisamment décalé de la norme, tant thématique qu’esthétique, pour satisfaire le spectateur du samedi soir sans le prendre pour une bille et le transformer en joueur pavlovien de jeux vidéo, ou en témoin décérébré d’une lutte grossière entre le bien et le mal. Scène après scène, séquence après séquence, le film s’attache à peler les différentes couches de clichés de toutes sortes, sociaux, comportementaux, esthétiques…pour déjouer les attentes du spectateur et l’amener là où il ne pensait pas aller. Au début, on est en terrain plaisant mais archi-balisé. Une banlieue américaine lambda, un pavillon alpha, une famille bêta sinon bêtasse…Les Burnham avec le père, Kevin Spacey, remarquable comme tous les comédiens du film est un cadre médiocre qui s’emmerde et ne supporte plus sa vie routinière, sa femme Annette Bening, une bourgeoise hystérique et arriviste, la fille, une ado en pleine dépression agressive. Tout cela est cruellement drôle, un Kevin Spacey, hilarant en homo americanus indigne, quadra aspirant à ne rien foutre hormis baiser son épouse, fumer des joints et siroter des bières en regardant la télé. En pleine idéologie meurtrière de l’ambition et de la réussite sociale, ce genre de personnage à la Reiser/Vuillemin fait plaisir à voir, surtout dans le contexte d’une comédie hollywoodienne…

 

Le personnage principal ne sait pas lui-même où il va, ce qui est pour moi un point positif. C’est un homme perdu, vulnérable, foutraque, il n’a aucune avance sur le public, j’aime bien ça. Je crois que beaucoup de gens, comme lui, sont hantés par l’idée d’une vie qu’ils n’ont pas vécue ou qu’ils auraient pu vivre si…Quels que soient l’âge, le sexe, la nationalité, tout le monde se regarde un jour en se disant “Qu’ai-je fait de ma vie ?” C’est un antihéros, il a toute notre sympathie, mais il a aussi des aspects peu reluisants, voire déplaisants. Sam Mendes

 

La parodie est bien vue, la critique du conformisme suburbain aussi et, en même temps, cela évoque mille choses déjà digérées, des sitcoms branchées à du Lynch light en passant par un film comme Happiness de Todd Solondz. Mais American beauty va s’avérer être tout le contraire de ce pétard potache qui se contentait d’inverser façon trash les codes de la sitcom familiale. Le film de Mendes est beaucoup moins “choquant” et efficace à première vue, mais aussi beaucoup plus subtil et surtout plus prodigue en “cinéma”, ce qui n’étonne pas venant d’un réalisateur revendiquant comme influence majeure le cinéma américain des seventies et citant Kubrick, Scorsese ou Altman et des films comme Le Lauréat, Macadam cowboy ou Rosemary’s baby…

 

Sous sa surface de satire et de comédie mainstream, le film est beaucoup plus sombre, plus hanté, plus poétique, à la fois thématiquement et cinématographiquement. Pendant le montage, j’étais moi-même surpris par l’aspect très émotionnel du film, beaucoup plus fort que ce que je pensais au moment du tournage.  Sam Mendes

 

C’est Ricky, le jeune voisin de la famille Burnham, qui va introduire dans cette comédie a priori balisée une dimension supérieure, étrange, poétique. Lycéen introverti, Ricky passe son temps à filmer son environnement au caméscope digital, les lycéens en pleine récré, un sac plastique qui vole au vent, ou bien Jane, la fille Burnham. Il s’intéresse d’ailleurs beaucoup plus à elle, la mal dégrossie, qu’à sa blonde copine, la majorette aux yeux bleus. Au début, ce garçon mutique, planqué derrière sa caméra, est plutôt inquiétant. Mais progressivement, comme avec tous les autres personnages, son cas évolue et se retourne, ce garçon n’est pas un “criminel” mais un “artiste”. Personnage à la Egoyan, Ricky est quelqu’un qui regarde, ce qui en fait un double possible du spectateur et quelqu’un qui sait regarder, un double possible du cinéaste. Ricky sait transpercer la surface trompeuse ou lyophilisée des apparences, que ce soit pour capturer la beauté des détails triviaux du quotidien ou pour saisir la plénitude d’un être au-delà de son enveloppe charnelle. C’est grâce à lui, grâce à sa ferme douceur, à sa lenteur obstinée, à son pouvoir contemplatif, grâce à la série d’interactions qu’il déclenche que tous les personnages du film vont trouver une part de leur vérité, éprouver une prise de conscience, atteindre une forme de rédemption. C’est grâce à son regard que chacun va échapper au typage sociopsychologique qui guettait. Le père libidineux va mettre un frein à sa concupiscence, le voisin facho va découvrir son homosexualité refoulée, l’ado mocharde va embellir en étant enfin regardée et sa copine “parfaite” va craquer sous son vernis d’assurance crâneuse. C’est aussi grâce à Ricky qu’American beauty échappe au réducteur statut de sitcom décalée et ricanante qui le guettait pour prendre une véritable ampleur et atteindre une morale de cinéma qui pourrait être la suivante…Sans une certaine dose de lenteur contemplative, sans un regard, le cinéma n’est plus qu’une suite de stimuli mécaniques et superficiels et sans les artistes qui savent prendre le temps de nous regarder, notre monde serait invivable. On se doute qu’avec de telles idées, une telle façon de faire, Sam Mendes ne doit pas se sentir majoritaire dans le Hollywood contemporain des Matrix et autres Fight club. Or, pas tant que ça…

 

Le film aurait été difficile à monter si l’histoire n’était pas bonne, à partir du moment où l’histoire est accrocheuse, il n’y a pas de problème avec les patrons de studio. Même si le film est très critique sur certains aspects de notre monde, il n’est pas cynique, sa tonalité générale est quand même tournée vers l’espoir, vers une forme de rédemption. Les patrons de studio ne sont pas nécessairement des demeurés, contrairement à une opinion très répandue. C’est vrai que 90% de ce qui est produit à Hollywood est conçu pour plaire à un public de masse, mais il reste 10%, qui sont conçus pour changer les désirs du public de masse, pour l’orienter vers quelque chose de plus intéressant, plus complexe que d’habitude, quelque chose légèrement différent de la norme. Ce film fait partie des 10 %, comme Blair witch, Sixième sens ou d’autres…Et ces 10 % ont rencontré le succès cette année, contrairement à certains mastodontes qui n’ont pas été la réussite que l’on prévoyait. Cela signifie que l’année prochaine, il y aura peut-être 30 % de films hollywoodiens qui tenteront de casser le moule. Sam Mendes

 

 

 

 

 

FILMOGRAPHIE…

 

 

 

 

Une vie “heureuse”…?   par Bertrand Mathieux 

 

Lester Burnham (Kevin Spacey) a tout pour être heureux, selon les standards d’une société matérialiste, il mène une vie paisible dans une banlieue résidentielle bourgeoise, avec son épouse Carolyn (Annette Bening) et sa fille Jane (Thora Birch). Seulement voilà, la passion a depuis longtemps déserté son couple, il ne parvient plus à communiquer avec sa fille et il ne s’épanouit en rien dans sa vie professionnelle. Le meilleur moment de sa journée est, de son propre aveu, sa séance de masturbation matinale, sous la douche. Deux événements distincts vont contribuer à bouleverser ce morne quotidien, l’arrivée de nouveaux voisins, les Fitts et la rencontre entre Lester et Angela Hayes (Mena Suvari), une amie de sa fille, sur laquelle il se met à fantasmer aussitôt. Galvanisé par ce désir rajeunissant, Lester va entrer en rébellion contre les apparences et les règles qui régissaient jusque-là son existence. Un certain désordre va en découler…

 

David Lynch, a souvent parlé de la manière imprévisible dont les idées venaient à lui. Ils les comparent à un poisson, qu’on attrape mais qu’on ne fabrique pas. Cela sous-entend que l’inspiration passe entre autres par l’observation, la perception de quelque chose qui existe déjà et qu’il s’agit d’abord de capter, puis d’utiliser à sa façon. Les circonstances qui conduisirent Alan Ball à écrire ce qui deviendra American Beauty peuvent faire songer à la réflexion du réalisateur de Blue Velvet. À propos des origines de son inspiration, le scénariste auquel on doit l’une des séries TV les plus profondes de tous les temps, à savoir Six Feet Under évoqua deux événements, sans aucun lien direct…Au début des années 90, près du World Trade Center, dix ans avant le terrible attentat de 2001, il a fixé pendant de longues minutes un sac plastique virevoltant dans le vent…1992, il s’intéressa à l’affaire Amy Fisher, la Lolita de Long Island, dont les médias donnaient selon lui une vision trop simpliste. Du premier événement naîtra, bien plus tard, l’une des images les plus iconiques du film qui nous intéresse ici, quant au second, s’il reste très éloigné de l’histoire d’American Beauty, on peut supposer qu’Alan Ball en a extrait au moins deux choses, l’idée d’une relation entre une adolescente et un quadragénaire et le sentiment, plus vaste, que la réalité est volontiers complexe et ambiguë. En effet, American Beauty n’a rien d’un film simpliste sur le plan de la morale. L’un des thèmes centraux du film est relativement classique…American Beauty articule une critique du conformisme, dont la banlieue résidentielle chic américaine est ici le parfait symbole. La midlife crisis que traverse le personnage de Lester est directement liée à un mode de vie partagé, plus ou moins, par la majorité des citoyens vivant dans les sociétés capitalistes et matérialistes. C’est-à-dire un mode de vie essentiellement axé sur la recherche du confort et de la réussite économique. Lester jouit certes de ses deux éléments d’ailleurs indissociables, mais il les a payés au prix de ses propres aspirations, gommées sous le poids des habitudes, et bien sûr au prix de sa relation avec sa femme relation qui n’est devenue qu’une photographie, une apparence de plus, comme les pelouses soigneusement tondues et les voitures haut de gamme bien garées dans les allées symétriques des american suburbs. Ce rejet complet de sa vie actuelle pousse Lester vers une nostalgie, classique elle aussi, d’une jeunesse synonyme de liberté, de désirs assouvis et d’espoirs malmenés par le temps. Son attirance pour Angela, une lycéenne qui est aussi la meilleure amie de sa fille Jane, est directement liée à cet élan nostalgique. Là aussi, le film décrit un phénomène banal, trivial même avec l’attirance que certains hommes vieillissants manifestent envers de jeunes filles et pourtant, la plume d’Alan Ball atteint, en le décrivant, un équilibre rare. Il évite à la fois la vulgarité, la complaisance, l’idéalisation ou au contraire un moralisme excessif. C’est-à-dire que si l’on trouve parfois Lester pathétique et agaçant, le film ne cherche pas pour autant à susciter de jugement binaire à son encontre. Si cette attention n’eût concerné que le personnage de Lester, on aurait pu la trouver douteuse, or il n’en est rien, le scénario d’American Beauty et la réalisation de Sam Mendes a de toute évidence respecté ce parti pris exprime une forme d’empathie envers absolument tous les personnages du film. C’est-à-dire qu’aucun d’entre eux ne peut être résumé par un ou deux qualificatifs, ou réduit à ses seuls défauts…

 

Cette empathie fait mouche parce qu’elle est discrète, jamais trop appuyée. Ce délicat dosage vaut pour le film dans son ensemble, les scènes comiques ou plus graves ne sont jamais accentuées, elles s’insèrent au contraire naturellement dans le récit, comme les facettes indissociables d’une existence humaine tragi-comique. Le motif de la rédemption est traité avec ce même alliage de sérieux et de légèreté, Lester retrouve une certaine dignité en refusant de coucher avec Angela à la fin du film et dans le même temps, on ne va pas lui remettre une médaille parce qu’il ne déflore pas une adolescente alors qu’il a quarante ans passés. On sourit de ce rachat très relatif, sans le mépriser pour autant car American Beauty cherche à nous faire voir la beauté dans les détails. Le titre est ambigu. Qualifiée d’américaine, cette beauté peut être une référence ironique à l’idéal de vie superficiel que le film décrit avec acidité, mais aussi, et c’est plus probable, à une beauté beaucoup plus pure et abstraite, celle que le jeune voisin des Burnham cherche à saisir avec sa caméra. Personnage clé que ce jeune homme prénommé Ricky. De par la compréhension extrême qu’il témoigne envers un père tortionnaire, et une mère passive face à la violence de ce dernier, Ricky incarne la démarche empathique inhérente au film. Il tient souvent une caméra, ce qui achève de suggérer qu’il véhicule, en partie, le point de vue de l’auteur. Son père est par ailleurs un homosexuel refoulé, or Alan Ball soupçonne que c’était le cas de son propre père autre indice soulignant une proximité entre le scénariste et ce personnage. C’est lui qui filme le fameux sac plastique soulevé par le vent, or cette scène est la reproduction d’un moment vécu par Ball lui-même. Or qu’est-ce qui caractérise Ricky principalement ? Son refus de juger les autres et sa capacité à voir la beauté du monde dans des détails fugaces. Ces deux aspects sont d’ailleurs liés. Cette beauté, il tente aussi de la voir chez les autres êtres humains, voire de la partager avec eux. Mais nous savons que Ball, qui avait environ trente-cinq ans lors de l’écriture d’American Beauty, a aussi mis une partie de lui dans le personnage de Lester Burnham. Quand on songe à cela, le plan où l’on voit Ricky sourire en regardant le cadavre de Lester parce qu’il sait, à en juger par l’expression du mort, qu’il est parti en paix avec lui-même et avec le monde prend une dimension encore plus grande. Quelque part, dans cette image, Ball fait se rejoindre deux facettes de lui-même, deux époques de sa vie dans un même état de béatitude face à une beauté inexplicable, indescriptible, mystérieuse qu’évoque d’ailleurs parfaitement la remarquable bande originale de Thomas Newman, en particulier le thème énigmatique au piano. Une beauté quasi mystique dont la conscience, même vague, doit nous inspirer de la reconnaissance, de la compréhension et une certaine humilité, plutôt que des jugements trop hâtifs. Le film n’en égrène aucun, c’est en partie ce qui le rend précieux.

 

 

 

 

 

 

Altérité et altération dans American Beauty

par Vanessa DE CARVALHO

UFR ETUDES ANGLOPHONES

Mémoire de master 2 recherche – Études Culturelles

Année universitaire 2009-2010 

 

 

 

INTRODUCTION

 

L’œuvre de fiction, quelle que soit sa nature (cinématographique ou littéraire) s’articule dans un certain contexte, une époque qui lui donnent une dimension réaliste. L’imaginaire peut être exploité afin d’évoquer un thème, un sentiment qui lui est bien réel. La fiction peut effectivement nous apporter un nouveau regard sur le monde qui nous entoure, elle aborde d’une façon ou d’une autre la relation d’un individu avec la société dans laquelle ce dernier évolue. Cette relation varie selon le contexte historique (et sociologique) dans lequel l’histoire est crée (par l’écrivain, le scénariste, le metteur en scène) et dans lequel l’histoire se crée (dans un cadre passé, présent, futur). Avec le temps, de nouvelles interrogations étayent le thème de la relation du je et du monde qui l’entoure. De tous temps, de nombreux artistes se sont interrogés sur le sens de la vie, dépeignant dans leurs œuvres< la difficulté des personnages à trouver une place dans une société à laquelle ils ne s’apparentent pas. Déjà en 1955, dans son roman The Man in the Grey Flannel Suit, Sloan Wilson évoquait la condition de Tom Rath, qui, bien que promu à un haut poste dans les relations publiques, fait face à un mal de vivre qui menace son couple. Alan Ball et Sam Mendes exploitent ce même thème dans le film American Beauty où un des personnages principaux, Lester Burnham, remet sa vie en question après avoir passé vingt ans dans ce qui lui semble être un coma. Le film reprend le motif de l’absence et de la perte à travers la quête de Lester. Cette recherche de sens de Lester est l’illustration du travail de l’artiste postmoderniste qui défie les codes et les règles afin de révéler une réalité autre, de donner une nouvelle interprétation d’un monde qui a été gelé par des concepts que nous considérons tous comme acquis. A travers le dialogue de Jane et Ricky qui ouvre le film, American Beauty nous plonge in media res dans une des intrigues de l’histoire, à savoir l’importance de la mort de Lester qui nous est annoncée dans la « deuxième ouverture » du film. Ce premier élément suggère que la notion de temps n’est pas traitée de façon linéaire et fait évidemment écho à la présentation de Lester : « in less than a year, I’ll be dead, of course I don’t know that yet and in a way, I’m dead already » (01:32). La succession de l’image de Jane et de Ricky, suivie par la voix off de Kevin Spacey vise à manipuler d’emblée le spectateur afin qu’il mette en relation la déclaration de la jeune fille, qui en parlant de son père déclare « someone should put him out of his misery » (0:47), et la mort de Lester. Cette manipulation a justement pour but d’introduire un des principaux thèmes du film : les apparences, c’est-à-dire qu’il ne nous faut pas nous arrêter à ce montage mais plutôt regarder de plus près avant d’établir notre jugement. Cette succession dialogue /voix-off s’adresse clairement au spectateur, à son raisonnement, en l’incluant d’une certaine façon dans le film. En plus du thème des apparences, American Beauty, tout comme Revolutionary Road (de Sam Mendes également) s’axe sur le thème de l’emprisonnement et de la famille. Les deux films s’articulent comme deux oeuvres postmodernistes où toute forme de structure stable est remise en question, modifiée voire détruite. A la différence de Revolutionary Road, American Beauty offre une vision plus humoristique de la crise identitaire que les personnages traversent. La métamorphose est une notion centrale dans American Beauty puisque d’une part, elle renvoie directement à l’évolution de Lester mais, comme nous allons le voir, elle est également exploitée à travers les nombreux thèmes que le film aborde. Le changement y tient un rôle majeur, que ce soit celui de Lester, du temps ou du scénario d’origine. L’altération reste l’axe principal du film mais nous pouvons noter qu’elle est également associée au concept d’altérité. Ces deux notions sont exploitées afin de nous peindre un tableau de la société américaine chargé d’ironie. Altérer c’est modifier, rendre « autre » et le terme altérité renvoie directement à « ce qui est autre ». L’association de ces concepts reflète la dimension postmoderniste d’American Beauty. En effet, bien qu’étant un film (un divertissement), l’œuvre de Ball et de Mendes dépasse la création artistique : c’est en fait une réflexion, un témoignage sur notre monde moderne. Dans cette étude nous tenterons donc d’analyser comment les notions d’altérité et d’altération s’articulent pour faire d’American Beauty non seulement une œuvre initiatique mais également contestataire. Le premier concept évoqué est axé sur le temps et les temporalités opposant les séquences de moments et l’ « océan de temps » dont nous parle Lester à la fin du film. Ces fractions de temps (répétitions d’instants similaires) sont illustrés par la monotonie exposée dès le début du film. C’est-à-dire que la routine se définit par la réitération des mêmes moments, répétition qui crée un rythme : celui de la société moderne autour duquel nos vies s’articulent. Ce temps est donc objectif : il mesure nos journées. Cependant, tout au long du film, ce temps à valeur objective est remis en question. D’autres temporalités sont observables, comme par exemple l’intrusion de la voix off qui nous parle dans le présent d’événements passés et qui pourtant se déroulent sous nos yeux. Cette technique (l’usage de la voix-off) apporte une certaine flexibilité au temps qui nous est familier, elle le modifie et le remet en cause. La voix-off de Kevin Spacey soulève également la question de la spiritualité et de l’au-delà, deux thèmes intimement liés à la notion de temporalité car ils impliquent que la mort n’est pas le néant (puisque Lester parvient à communiquer avec le spectateur) mais l’infini, c’est-à-dire dépourvue de temps. Le film soulève également la notion de la différence de temps à travers le personnage de Ricky qui grâce à sa caméra peut revenir dans le passé tout en restant dans le présent : ses vidéos sont le témoignage d’un moment passé mais qui peut interférer avec le moment présent (à travers le visionnement), c’est-à-dire que la caméra de l’adolescent offre elle aussi une nouvelle configuration du temps. Ce temps rythmant la vie des personnages mais de façon différente pour chacun, fait écho à la notion de musicalité, de poésie car tout comme certains gestes s’ancrent dans le quotidien, nous pouvons trouver des images (des symboles) récurrents dans American Beauty : la couleur rouge, le motif de la main etc…Ces éléments créent une sorte de rythme qui s’associe à la créativité artistique de Lester qui se « crée » un personnage de fantasme, une Angela qui est « autre ». Les scènes de fantasmes sont d’ailleurs identifiables grâce à la musique qui accompagne ces rêves éveillés. Les répétitions d’images, le rythme apportent une forme d’équilibre : la notion de temps objectif étant d’un côté détruite, American Beauty s’articule également sur le rôle de la création, comme génératrice d’un nouvel équilibre qui vient non pas de la logique mais de l’imaginaire. Le deuxième thème majeur d’American Beauty est le reflet (et la réflexion). Tout d’abord Lester ne se reconnaît plus, tout comme il ne reconnaît plus sa femme. Son propre reflet lui semble faussé et le film est en fait le chemin qu’il parcourt pour se réapproprier son identité, son image. Le film est un voyage intérieur, une introspection que Lester Burnham se sent prêt à entreprendre. La question de l’altérité est soulevée grâce à la voix-off où le Lester du présent (de l’au-delà) regarde le Lester du passé. Le spectateur a donc simultanément l’image du Lester en quête de réponse tout en entendant les commentaires du Lester qui a achevé sa quête. Ainsi, le spectateur perçoit la différence et le temps séparant les deux Lester. Le Colonel Fitts, à l’opposé de la voix-off, n’a pas une vision aussi large de sa propre situation, son champ panoramique est plus étroit et il se montre donc bien plus fermé 4 d’esprit. Dans son cas, la répression de certains de ses désirs modifie sa vision du monde : en refusant de voir (de reconnaître) son homosexualité, le colonel est aveuglé par son pouvoir d’autosuggestion et finit par se perdre (ce qu’il voit est en fait le reflet d’un désir). A travers le thème de la vision et du reflet le film évoque également la notion d’emprisonnement. Les personnages sont comprimés par les cadres dans lesquels ils évoluent. Différentes images sont utilisées afin d’évoquer l’emprisonnement : la banlieue bien délimitée, les miroirs, les embrasures des portes etc.… Cette compression de l’individu par son environnement le réifie, l’immobilise et en quelque sorte gèle son intellect. La notion d’image, le fait de voir, de se percevoir aussi est centrale dans American Beauty, car tous les personnages semblent prisonniers de leur environnement, de la caméra de Ricky qui « vole » en quelque sorte leur image mais dans un but révélateur, libérateur. La caméra de Ricky offre un nouveau regard sur chaque personnage d’American Beauty, le dédoublant d’une certaine manière. Cette notion d’altérité fait d’ailleurs écho au thème de la symétrie qui est illustré durant tout le film, à travers les miroirs mais aussi dans la disposition des objets, l’éclairage opposant clairement ombre et lumière, les deux Jim etc… Cette symétrie, cette duplicité accentuent l’instabilité et l’isolation ressentie par les personnages mais fait également écho à la projection du film dans le film grâce au jeune Fitts. L’usage de la caméra est en fait une mise en abyme ayant différentes fonctions : d’abord celle d’établir un lien entre les deux familles voisines (permettant de lier une scène à l’autre) mais aussi de créer un pont entre le monde des vivants et celui des morts et d’offrir une réflexion sur le cinéma et les technologies modernes. La troisième partie se concentre sur le thème du contrôle : tout d’abord à travers le pouvoir du regard et les différentes perceptions d’un environnement extérieur. Au départ, Carolyn Burnham correspond au personnage le plus rationnel (et le mieux intégré) du film tandis que Lester et Ricky sont marginalisés. Cependant tous deux trouvent une alternative à travers la création artistique (le fantasme pour Lester et la vidéo pour Ricky). Alors, cette notion de contrôle est peu à peu remise en question car après tout Carolyn et le Colonel (deux figures de discipline et de pouvoir) finissent par perdre pied tandis que Lester et Ricky finissent par retrouver l’équilibre grâce à la libération de leur imagination. Les figures que le spectateur pensait stables se retrouvent donc renversées. Dans cette partie Lester sera lui aussi considéré comme une figure d’autorité narrative même si 5 paradoxalement son personnage se montre muet durant la première partie du film. Le changement de statut des personnages et le thème de la subjectivité tendent à nous rappeler que rien n’est figé et tout peut être amené à des modifications, pas uniquement dans le film mais également lors de sa réalisation. Dans le bonus DVD, Sam Mendes nous révèle que de nombreux dialogues ont été modifiés car le regard des acteurs apporte une dimension nouvelle (et toute aussi importante que le scénario) au film. L’importance du regard évoquée par le réalisateur est illustrée par Jane, qui, d’abord hostile, finit par se soumettre à l’œil de l’objectif de son voisin. En franchissant les limites qu’elle s’était fixée et en s’abandonnant à la caméra la figure de Jane est en parfaite opposition avec Carolyn Burnham et le Colonel Fitts, tous deux prisonniers de leur désir de contrôler. La quatrième et dernière partie traite de la déconstruction du récit et dans le récit car le scénario d’American Beauty a été remanié de nombreuses fois, modifiant son message et son impact sur le spectateur. Cette instabilité est également renforcée par le personnage de Lester qui semble être entre deux mondes : dans le récit et en dehors mais aussi vivant et mort, visible et audible. Cette partie s’axe aussi sur le jeu (la comédie) qui nous replonge dans le thème de la mise en abyme : dans American Beauty, les acteurs jouent des personnages « jouant » une vie qui ne leur convient pas, offrant un pastiche grotesque de ce qui devrait être une vie « idéale ». Mais le jeu théâtral est aussi évoqué car American Beauty mélange les genres en étant un film, mais en se situant entre la tragédie et la comédie. De nombreux éléments renvoient à la tragédie (Carolyn régnant dans la maison et trompant son mari avec le « Roi de l’immobilier ») mais la référence à la tragédie s’imprime notamment dans le rythme de l’histoire qui, une fois le point culminant atteint, chute rapidement avec la mort de Lester. C’est-à-dire que même en étant un film, American Beauty s’approprie différent genres. Et, malgré la notion de tragique, le film expose un dénouement positif où Lester finit par trouver cette chose qui lui manquait : la vue. Le dénouement est l’illustration de la pensée de Ricky : l’ordinaire peut devenir spectaculaire. A travers la quête de Lester le mystique et la spiritualité interfèrent avec la réalité et le quotidien : Angela, une adolescente banale devient une sorte de divinité dans les fantasmes de Lester et la logique du spectateur et de l’histoire est constamment défiée avec le thème de la mort (évoqué grâce à la voix-off de Kevin Spacey). La quête de Burnham ne s’achève pas avec l’assouvissement de son 6 fantasme avec Angela mais parce que justement il ne satisfait pas son désir. C’est ce qui va permettre à la figure paternelle absente durant toute la durée du film, de finalement émerger.

 

 

TEMPORALITE

 

La notion de temporalité a une place centrale dans American Beauty. Elle est évoquée dans le film mais elle fait également partie de la structure de l’oeuvre puisqu’un film se définit par sa longueur en minutes (long métrage ou court métrage). La trame de fond d’American Beauty est l’évolution du personnage de Lester Burnham, que le réalisateur, Sam Mendes, résume en ces termes : « This is the story of a small man who grows to be big ». Le fait que le film mette en scène une évolution, une transformation implique nécessairement un ancrage dans le temps, c’est-à-dire un départ et une fin. Les deux points sont liés par la progression du personnage. Cependant, bien que le film dépeigne une évolution (décrivant donc une succession d’événements suivant un ordre chronologique), le temps est y est abordé de façon multiple. De nombreux éléments se greffent sur la trame de fond déstabilisant une évolution que nous pensons (aux premier abord) être linéaire. Toutefois, même si dans un premier lieu nous pouvons observer la remise en question de la valeur objective du temps (notamment à travers l’utilisation du thème de la mort) et la modification de ce dernier, le film parvient à maintenir une sorte de stabilité qui est due à la répétition de certaines images. Par conséquent, malgré la confusion émergeant de la division du temps et des différentes temporalités, la présence à l’écran d’images récurrentes impose un rythme, une structure au film, le rendant d’une certaine façon plus fluide. Le rythme du temps n’étant plus fiable, seule la cadence de certains motifs apporte de la stabilité mais elle évoque également la notion de musicalité. La musique et l’art sont d’ailleurs deux thèmes abordés durant tout le film, lui donnant une dimension poétique, mais ils apportent également plus de substance au personnage de Lester. Rappelons qu’au début du film Lester Burnham, cloitré dans son silence, ne laisse transparaître aucune émotion. Seules la voix-off et les scènes de fantasmes nous permettent d’accéder aux pensées du personnage mais également de comprendre son évolution, son rapport au temps.

 

 

CONCLUSION

 

Bien que s’ancrant dans un contexte précis (une banlieue bourgeoise des États-Unis à la fin des années 90), American Beauty n’est pas une œuvre fixe. Les thèmes qu’elle aborde dépassent toutes limites temporelles (et même géographiques). Le mal de vivre exprimé par Lester n’est pas provoqué par un élément spécifique mais par toute une idéologie que défend notre société occidentale. Le travail de Ball et de Mendes est à la fois une oeuvre fictive tout en étant un film réaliste (puisqu’il dénonce les excès de la société américaine). Cette satire comique se voulait toutefois plus agressive dans le script original de Ball puisqu’en attribuant un crime à chaque personnage (Angela témoignant contre son amie, Fitts dénonçant son fils, Lester couchant avec Angela etc.), il se faisait l’accusateur de la dérive de la société américaine. Sous ses apparences de comédie décalée, American Beauty a une visée hautement politique dans la mesure où ce film dénonce ouvertement la philosophie de l’individualisme omniprésente dans la culture américaine. Comme nous l’avons vu, c’est en promouvant un individualisme extrême (la réussite de l’individu à n’importe quel prix) que la société empêche ses sujets de proprement interagir. Même si la notion du « je » (de l’identité propre) semble instable dans le film, la notion d’autre est d’autant plus trouble. Nous avons précédemment noté qu’en étant trop focalisés sur eux-mêmes, aucun des personnages d’American Beauty ne parvient à percevoir l’autre tel qu’il est réellement. D’ailleurs, ce thème de la perception est évoqué à travers l’usage de la caméra de Ricky. Le film nous présente en fait les contradictions de la société américaine : d’une part, on y prône l’image de la réussite et du beau tout en affichant un engouement particulier pour le scandale et le décadent. Dans son script original, Ball mentionnait une émission de télévision appelée The Real Dirt. Le seul titre de ce programme est particulièrement évocateur puisqu’il fait écho à toutes les émissions racoleuses qui s’immiscent dans la vie privée de leurs participants et révèlent jusqu’au plus petit de leur secret. C’est ce que nous en sommes venus à appeler plus communément la « télé réalité » : les héros sont en fait des anonymes (individus ordinaires) et la plupart du temps, ils n’ont rien d’héroïque, bien au contraire. En évoquant ce programme télévisuel dans son premier script et en associant le personnage de Ricky à une caméra numérique, Ball critique ouvertement un goût pour le voyeurisme qui semble être caractéristique de notre époque actuelle. Le titre The Real Dirt souligne cette attirance malsaine de notre société pour le scandale. 85 Ricky Fitts tient donc une position ambiguë, son personnage nous est présenté comme la personnification d’une émission de télé réalité. Tout d’abord, le jeune homme est toujours accompagné par sa caméra, ensuite, comme Mendes le souligne, ses apparitions sont souvent inattendues et la plupart du temps, le spectateur « voit » Ricky alors que les autres protagonistes ne sont pas conscients de sa présence. Le garçon est clairement associé à ce genre d’émissions, filmant les participants dans des moments intimes, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit (comme dans Big Brother). Cependant, une différence majeure sépare l’usage que Ricky fait de sa caméra et l’usage qu’en font les programmes télévisuels précédemment évoqués. Alors que la télé réalité cherche à nous montrer le scandale et le laid, Ricky lui, en filmant, cherche à dévoiler et à immortaliser la beauté du quotidien. American Beauty est donc une oeuvre artistique, utilisant le thème de l’art (à travers la caméra de Fitts) pour dénoncer les dérives de l’usage de ce même appareil. Cette mise en abyme (Ricky se servant de sa caméra devant la caméra de Mendes) trahit la dimension postmoderniste du film. Comme le rappelle Linda Hutcheon dans The Politics of Postmodernism, le terme postmodernisme ne se limite pas à la littérature : Postmodernism manifests itself in many fields of cultural endeavor—architecture, literature, photography, film, painting, video, dance, music, and elsewhere. In general terms it takes the form of self-conscious, self-contradictory, self-undermining statement. It is rather like saying something whilst at the same time putting inverted commas around what is being said (…) (1) Comme nous l’avons vu dans la première et la seconde section (I et II), les personnages de Ricky et de Lester nous sont présentés comme des artistes, plus précisément comme des réalisateurs. En ce qui concerne le jeune homme, sa caméra et lui ne forment qu’un. Cet outil est une prolongation de sa personne : la caméra l’aide à imprimer des souvenirs et comme l’avance Joël Candau la mémoire et l’identité sont deux notions intimement liées. Donc, en permettant la conservation des souvenirs de Ricky sur cassettes, la caméra devient un élément caractéristique du jeune homme. Elle fait son identité, elle le définit. Cette sensibilité artistique se manifeste également chez le personnage de Lester qui modifie, voire « créé » une nouvelle Angela dans ses fantasmes. Mais, alors que Ricky se contente de filmer ce qui existe (mais semble invisible aux regards des autres), Lester, lui, invente et modifie complètement la réalité grâce à son imagination. Même si tous deux expriment leurs qualités artistiques d’une façon légèrement différente, Ricky et Burnham remettent en question les valeurs véhiculées par notre monde moderne. Ce questionnement renvoie encore au concept de postmodernisme précédemment évoquée par Hutcheon : 86 Postmodernism’s distinctive character lies in this kind of wholesale ‘nudging’ commitment to doubleness or duplicity. In many ways it is an even-handed process because postmodernism ultimately manages to install and reinforce as much as undermine and subvert the conventions and presuppositions it appears to challenge. Nevertheless, it seems reasonable to say that the postmodern’s initial concern is to de- naturalize some of the dominant features of our way of life; to point out that those entities that we unthinkingly experience as ‘natural’ (they might even include capitalism, patriarchy, liberal humanism) are in fact ‘cultural’; made by us, not given to us. (1-2) C’est là exactement un des axes centraux du film puisque c’est un mode de vie entier que Lester finit par remettre en question. Comme nous l’avons vu précédemment, dès la « seconde » ouverture du film, nous nous voyons confrontés à une routine qui, bien que manquant de naturel, s’affiche comme une série de gestes instinctifs. C’est ce que Lester tente de le faire comprendre à Carolyn avec violence, lorsqu’en frappant sur le canapé, il explose : « This isn’t life. This is just stuff and it’s become more important to you than living (…) ». (01:14:16) Ce consumérisme qui est une des caractéristiques principales de notre société moderne (la consommation est notre quotidien) est critiqué par Lester et Ricky. Burnham reproche directement à sa femme son goût pour le matériel et l’argent alors que Ricky, lui, dénonce le « produit » qu’est devenu la beauté. Lorsqu’il lance à Angela qu’elle est non seulement laide mais aussi ennuyeuse, son commentaire se dirige contre la notion de beauté standardisée et uniformisée que nous vendent les médias. Qu’il s’agisse d’êtres humains ou d’objets, American Beauty va à l’encontre de la dictature de l’uniformisation, de la mesure et du contrôle. En ce sens, l’oeuvre de Ball et de Mendes est très engagée puisqu’elle rejette des principes qui, s’ils ne constituent pas la base de la société américaine, y sont dans tous les cas, souvent associés. Linda Hutcheon nous rappelle que le postmodernisme n’est pas qu’un courant artistique, il a également une portée politique : « Postmodern art cannot but be political at least in the sense that its representations—its images and stories—are anything but neutral, however ‘aestheticized’ they may appear to be in their parodic self-reflexivity. » (3) En déstabilisant la routine des personnages, en transformant leur quotidien, American Beauty remet en question tout un style de vie, une culture (qui d’après le titre vise les Etats-Unis mais avec le temps, peut désormais s’appliquer à bon nombre de pays occidentaux développés). Le postmodernisme recherche l’objectivité (ce qui s’approche le plus du vrai, du naturel) et c’est pour cette raison que le film nous offre une multitude de points de vue : un même personnage est perçu de façon différente par les protagonistes qui l’entourent. Toutefois, comme nous l’avions précisé auparavant, l’usage de la mise en abyme ne vise pas à critiquer notre société moderne uniquement. Il soulève également la question de la réalisation 87 de film, de ce qui peut être appelé « film » à Hollywood. En se référant à William Siska, Linda Hutcheon note : In his article ‘Metacinema : a modern necessity’, William Siska characterizes ‘modernist’ cinema in terms of a new kind of self-reflexivity, one that challenges the traditional Hollywood variety of movies about movie making that retain the orthodox realist notion of the transparency of narrative structures and representations. (107) Comme O’Gorman le souligne dans son essai, l’introduction de la camera numérique dans le film intervient comme une contradiction aux standards Hollywoodiens car les images filmées par Ricky (même si elle sont volontairement d’une qualité inférieure) sont tout aussi importantes que les séquences filmées par Mendes. D’ailleurs, ces deux types d’images tendent à se confondre puisque lorsque nous pensons voir la main de Ricky tenir la caméra numérique qui filme Lester et Jane en pleine discussion, c’est en fait la main de Mendes qui tient l’appareil. Cette même séquence renvoie directement à la notion d’altérité car alors que nous croyons voir la main de Ricky filmer, il s’agit en fait de la main d’une autre personne. Donc derrière son petit appareil, même un adolescent peut devenir réalisateur. Par conséquent, l’art a une place centrale dans le film puisqu’il est un élément libérateur. Il permet à Ricky de ne pas (s’) oublier mais il permet également à Lester de se retrouver (en retrouvant la mémoire). Du reste, la scène illustrant la fin de la quête du personnage principal nous montre Lester, face à une photographie en noir et blanc, murmurant : « Man, oh, man. » (01:46:55) Cette photographie déclenche une série de souvenirs (nous signifiant donc que l’identité de Lester refait surface). Cette suite d’images retraçant la vie du protagoniste nous est non seulement montrée comme un film (puisque Lester voit « sa vie défiler devant ses yeux ») mais nous pourrions aller jusqu’à dire que son passé nous est révélé en suivant le schéma de la conception postmoderniste. Il s’agit en fait de différentes séquences de vie qui bien que n’étant pas liées, sont assemblées et se succèdent horizontalement sur l’écran (de gauche à droite). Chaque image en noir et blanc provenant des souvenirs (du passé) de Lester est suivie d’une image en couleur du présent. Alors que Lester voit émerger les traces d’un passé heureux, nous voyons également la réaction des différents personnages présents dans la maison, lorsqu’ils entendent le coup de feu : Ricky et Jane sont dans l’escaliers, serré l’un contre l’autre, Angela est dans la salle de bain et Carolyn qui au même moment traverse l’allée sous la pluie, n’entend pas le bruit du tir. Entre passé et présent se glisse la détonation du revolver. Ce choix de « collage » d’images du passé avec des images du présent illustre la 88 spécificité de la temporalité évoquée dans la première section (I). Le passé et le présent se confondent (ainsi que le futur puisque les images du passé de Lester, où nous le voyons enfant, sont commentées par le « Lester narrateur » qui est donc une version « future » du petit garçon que nous voyons étendu dans l’herbe). Si aux premiers abords cette série de séquences semble fragmentée, les images défilant de gauche à droite, ainsi que la voix de Lester, qui semble tisser un lien entre ces séquences, apportent en fait une certaine cohérence à ce collage. Le temps n’est donc pas fragmenté, il nous est présenté sous différentes formes. Alors qu’au début du film il est exposé comme routinier et rigide (voire fatal puisque Lester estime que d’une certaine façon il est déjà mort), peu à peu nous voyons qu’il peut être manipulable : par Ricky par exemple, qui l’apprivoise et peut introduire le passé dans le présent grâce à ses vidéos. Le temps peut également échapper à la définition Newtonienne citée par Jacqueline Furby (I), c’est-à-dire qu’il peut transcender le cloisonnement des minutes et s’étendre à l’infini. Cette extension du temps est évoquée lors de la mort de Lester. Celui-ci, en se référant à la seconde qui précède son décès, parle d’un « océan de temps ». Mais cette perte de la notion objective du temps est évoquée plus tôt dans le film, lorsque Jane et Ricky regardent la vidéo du sac plastique « dansant ». Dans cette scène les deux lycéens échangent un baiser et aussitôt après ce geste d’intimité, Jane s’exclame : « Oh my god. What time is it ? ». (01:02:19) Cette référence au temps venant interrompre un moment de tendresse implique que les deux jeunes gens se sentaient jusqu’à présent en « dehors » du temps, si bien qu’ils en ont perdu toute notion objective. L’amour et la mort sont deux facteurs qui apportent au temps une dimension plus souple, plus flexible. Ce temps altéré fait écho à l’évolution de Lester. Le protagoniste entreprend une quête identitaire alors qu’il est âgé de quarante ans. Cette évolution (ce changement) inattendue reflète la notion du temps qui nous est donnée dans le film. En expliquant qu’il « n’est jamais trop tard » pour ressentir un sentiment oublié, Lester exprime sa croyance en la variabilité : rien n’est définitif. Sa métamorphose et le thème du temps ne sont pas abordés de façon linéaire mais circulaire. La narration du film s’articule sur le même schéma que l’évolution du protagoniste : alors que Lester achève le cycle de son évolution, la narration du film, elle aussi s’associe à une boucle puisque la « deuxième » ouverture du film est en fait ce qui suit la scène finale (la mort de Lester). Durant sa métamorphose, Lester apprend lui aussi à briser le schéma linéaire du temps. Lors des scènes de « délire » où il fantasme sur Angela, nous avons noté la répétition de certains 89 gestes, de certaines images. Lester manipule donc le temps, il le ralentit, rembobine l’image etc.… American Beauty remet en question toutes les valeurs et notions considérées comme acquises et logiques dans la société américaine. Le thème de l’altération ne fait qu’étayer la notion de mutation et de pluralité introduite par le film. Par conséquent, en s’interrogeant sur la culture américaine, Ball et Mendes exploitent un médium artistique (le cinéma) pour créer une oeuvre de fiction dont les revendications sont réelles. Ce film révèle donc une oeuvre postmoderniste dépassant le concept de l’art pour l’art. Ici, la création artistique a non seulement un but dénonciateur mais également révélateur. Ricky s’impose comme l’artiste postmoderniste qui exploite les canons, les techniques inculquées par le système pour mieux le détruire. Cependant, ces différentes altérations (du temps, la métamorphose de Lester…) n’ont pas pour unique but de déconstruire. Tout comme la nature évolue selon un cycle, American Beauty défend cette notion de renouvellement et lorsqu’un concept est remis en question, cette interrogation permet à un nouveau concept d’émerger : l’altération est créatrice. Du reste, le travail de Ball et de Mendes s’achève sur le thème du renouveau puisque la mort de Lester à la fin du film annonce le début d’une vie « autre » et nous permet de comprendre que la fin (de la vie de Lester et du film) n’est en fait qu’un commencement.