1999 – “The Last”…

 

Son dernier film…Stanley Kubrick en rêvait dès 1972 et qu’il finit par réaliser 25 ans plus tard avec LE couple star de Hollywood. Quatre jours après avoir livré son final cut, le 7 mars 1999, le cinéaste meurt brutalement. Cela fait-il d’Eyes wide shut une œuvre testamentaire ? Truffé d’autoréférences…Le masque porté par Tom Cruise pendant la scène d’orgie provient d’une moulure du visage de Ryan O’Neal, alias Barry Lyndon. Le film montre l’attachement de Kubrick au cinéma européen et sa fascination pour les méandres de la psyché humaine.

 

 

 

 

HOMMAGES…INFLUENCES…PROFONDEUR DE L’ÂME…

 

20 % La Notte, de Michelangelo Antonioni

Dans le panthéon personnel de Kubrick, Antonioni jouit d’une place de choix. Son Alice au pays des fantasmes, malheureuse en sa maison bourgeoise, négligée par un mari sans imagination, évoque le personnage de Jeanne Moreau dans La Notte. Deux héroïnes aspirées par le vide d’une vie où l’amour s’essouffle. Où la chair est devenue triste.

 

35 %, Scènes de la vie conjugale, Ingmar Bergman

Le film fleuve de Bergman, Scènes de la vie conjugale, retrace vingt ans de la vie d’un couple. Celui de Kubrick, une odyssée nocturne sur fond de tension sexuelle. L’affrontement Nicole Kidman-Tom Cruise fait pourtant irrésistiblement penser au duel amoureux de Liv Ullmann et Erland Josephson. A travers eux, les deux cinéastes explorent les mêmes thèmes : le trouble derrière les apparences, les reflux de la passion…

 

45 % Mitteleuropa

Eyes Wide Shut est fidèlement adapté de Traumnovelle (1926), une nouvelle d’Arthur Schnitzler (photo). L’écrivain autrichien y décrit le vacillement d’un couple entravé par le refoulement. Autre ombre viennoise et Freudienne sur le berceau d’Eyes wide Shut…

 

« Ce qu’il y a de particulièrement freudien dans ce film, c’est d’appréhender la sexualité en termes de désir et non d’acte. Avec Kubrick, le danger vient exclusivement du rêve, du fantasme. »

 

 

 

 

 

 

 

Le 7 mars 1999, Stanley Kubrick s’éteint dans sa demeure de Childwickbury. Le cinéaste vient de finaliser le montage de son treizième long-métrage, Eyes Wide Shut. Il a réussi à garder une omerta totale autour du film porté par le couple star Tom Cruise et Nicole Kidman. Son œuvre, qui explore le désir et l’adultère, suscite bien des fantasmes et donne naissance aux rumeurs les plus folles. Dans la fascinante enquête Le dernier rêve de Stanley Kubrick publiée chez Capricci, Axel Cadieux tente de percer le mystère de ce film testament.

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC AXEL CADIEUX

 

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Eyes Wide Shut ? Il s’agit d’un film baignant dans le mystère que j’ai découvert assez jeune et qui a joué un rôle très important dans la construction de ma cinéphilie. L’année dernière, quand j’ai réalisé qu’on approchait des 20 ans de Eyes Wide Shut, je me suis dit que c’était l’opportunité de gratter derrière ce film qui m’a toujours intrigué. Je n’ai pas voulu faire un ouvrage théorique, d’autres l’ont déjà fait. Suivre une approche journalistique, avec beaucoup d’interviews, permettait de comprendre comment le film a été fait et d’en percer les mystères. Par ailleurs, c’était aussi une manière de comprendre modestement comment travaillait Kubrick.

 

Que représente Eyes Wide Shut pour vous ? Je suis né en 1988, je l’ai vu pour la première fois en DVD vers 2001, je devais avoir 13 ans. C’est un film qui m’avait beaucoup marqué sans que je sache vraiment pourquoi. Il avait eu un effet très hypnotisant, un peu émoustillant aussi sans que je ne m’en rende vraiment compte. En creusant ma cinéphilie, c’est un film sur lequel je suis souvent retombé, que j’ai revu sept ou huit fois jusqu’à mes 18-20 ans. C’est l’une des rares œuvres autour de laquelle vous tournez sans vraiment parvenir à en saisir toute la portée, qui entremêle énormément de choses. J’ai eu envie de faire ce livre pour percer un peu le mystère. Un mystère que je n’ai pas réussi à totalement éclaircir, ce qui me réjouit. J’ai appris des choses, j’ai interviewé plein de gens mais il recèle toujours une part d’inconnu qui me plaît.

 

Quelle a été la genèse du film ? A la fin des années 60, Stanley Kubrick acquiert les droits de La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler qu’il avait découvert dans les années 50, alors qu’il était jeune apprenti cinéaste dans le Greenwich Village newyorkais. C’était une époque où il dévorait beaucoup de littérature et de films. C’est une nouvelle qui lui parle par sa dimension fantasmatique et la manière dont elle traite de l’adultère. Il va porter ce projet d’adaptation pendant une trentaine d’années sans parvenir à le concrétiser. Il pense d’abord à Woody Allen pour le rôle principal, puis à Steve Martin. Au début des années 90, alors qu’il sent que c’est potentiellement son dernier film, il a alors près de 70 ans, et qu’il s’agit pour lui de son projet le plus personnel, il décide d’abandonner successivement deux autres projets en cours pour s’y consacrer pleinement.

 

Vous dites de Eyes Wide Shut qu’il s’agit d’un film profondément déstabilisant. Pourquoi ? En tant que spectateur, on s’identifie à la quête initiatique de Bill Harford, joué par Tom Cruise et quasiment de tous les plans pendant 2 h 36. On vit en même temps que lui les étapes par lesquelles il passe…Les conflits moraux, les dilemmes, les tentations et les perversions. Le film déstabilise également car tout n’est que faux-semblant. A mi-chemin entre le rêve et la réalité. Tout est mouvant, comme dans Alice au Pays des Merveilles. La réalité créée par Kubrick n’existe pas vraiment. Cela paraît très théorique, mais passe par du très concret. Les décors, par exemple. Bill Harford se rend chez le loueur de costumes à deux reprises. A sa deuxième visite, le décor a changé. On ne s’en rend pas compte, mais le comptoir est au fond, et plus tard, il est sur la gauche. De manière inconsciente, c’est très déstabilisant. Tout comme le fait que le film se déroule à New York alors que les scènes ont été tournées à Londres…

 

Eyes Wide Shut est aussi un film sur le voyeurisme…Absolument. C’est ce que j’ai essayé de développer dans le livre en parlant de quelques plans a priori peu importants, mais qui disent tout de même beaucoup. À un moment, Bill Harford, médecin de profession, est dans son cabinet et soulève la jambe d’un patient avant de lui demander “ Est-ce que c’est bon maintenant ? Est-ce que ça va pour toi ? ”. Cela vient juste après un plan de Nicole Kidman totalement gratuit où elle se déshabille et cambre les fesses devant la caméra. Pour moi, il parle aux spectateurs en leur disant “ Ça va? Vous avez eu ce que vous voulez ? ” La jambe relevée, c’est une forme métaphorique d’érection. Kubrick joue autant avec les attentes et le désir du spectateur que les siennes. Il a mis beaucoup de ses fantasmes jamais assouvis là-dedans.

 

N’est-ce pas aussi son film le plus personnel ? Il y a plein de détails minutieux dans les décors, reproduction du Greenwich Village de 1996, qui ramènent au passé du cinéaste dans les années 1950. C’est une période fondamentale pour lui, car il a découvert le cinéma, la littérature. Mais aussi parce qu’il a vécu une relation amoureuse douloureuse qui l’a marqué. Les vêtements que portent les serveuses, les cabines téléphoniques, les devantures d’immeubles…Ces détails anachroniques sont des clins d’œil à ses films passés et à certains de ses techniciens inconnus. À travers son film Kubrick parle essentiellement de lui. Le film est une sorte de voyage dans le passé et dans l’espace.

 

Dans le livre, il y a le cas Harvey Keitel…Il semblerait qu’il se soit bien fâché avec Kubrick. C’est sûr qu’ils se sont fâchés. On ne quitte pas un projet comme celui-là pour des conflits d’agenda, comme l’a toujours soutenu le clan Kubrick. Plusieurs acteurs m’ont fait comprendre que cela s’est mal passé. Keitel était très heureux d’avoir été choisi par Kubrick mais les choses ont commencé à mal tourner lorsque Kubrick a refusé de lui donner le scénario, ce que Keitel déteste car c’est un acteur de la méthode qui a besoin de se préparer pour le rôle et de bien connaître son texte. Il n’a pas la réputation d’être un comédien facile, et il avait déjà été renvoyé du tournage d’Apocalypse Now. Les choses ont dégénéré sur le tournage lors de la répétition d’une scène ou Kubrick lui demande de poser son verre de telle façon. Excédé, Keitel a fini par exploser le verre en demandant à Kubrick…« Est-ce que le verre est bien posé maintenant ? », avant de quitter le plateau. Ils se sont réunis alors dans la caravane de Keitel où il aurait balancé à Kubrick…« T’es un mec du Bronx, moi je suis un gars du Queens, ca va pas pouvoir bien se passer entre nous, je m’en vais. » Ils avaient quand même tourné quelques scènes dont celle dans laquelle Ziegler accueille les Harford à la réception de Noël. Ce sont des scènes réputées perdues mais enregistrées en noir et blanc sur le retour vidéo d’Elizabeth Ziegler, la steadicamer, qui en posséderait une copie.

 

Kubrick était d’une exigence terrible, n’hésitant pas à virer des techniciens qu’il estimait n’être pas assez impliqués, ou faisant souffrir les actrices de la séquence d’orgie qui devaient attendre à moitié nue durant des heures…Oui, car il avait comme objectif de mener son film à bien, comme on ramène un bateau au port. Il avait l’envie de mettre ses acteurs dans les meilleures dispositions, de créer avec eux une relation privilégiée, ce que m’ont confirmé tous les comédiens que j’ai pu rencontrer. Julienne Davis, qui joue Mandy, la prostituée rousse victime au début du film d’une overdose chez Victor Ziegler puis qui se sacrifie lors de l’orgie et que l’on retrouve ensuite dans la scène de la morgue, m’a dit que le tournage avait très bien commencé, Kubrick écoutant les cassettes de musique qu’elle lui avait fait parvenir. Mais elle a fini par être virée, les raisons divergent, elle aurait refusée de tourner des scènes orgiaques. Il avait cette capacité à mettre en confiance mais aussi la volonté d’asseoir une domination, une emprise sur les gens. Et quand il fallait être dur, il savait être dur. Il envisageait les rapports humains comme un rapport de force permanent, qui passait aussi par le charme.

 

Quel travail de recherche avez-vous effectué ? Et comment avez-vous pu rencontrer tous ces collaborateurs ? C’est toujours compliqué avec Kubrick, car il a fait signer à tous ses collaborateurs un NDA non-disclosure agreement, qui ne leur donne pas le droit de parler. J’ai commencé par contacter les deux actrices qui entourent Tom Cruise dans la scène de réception chez les Ziegler, Stewart Thorndicke et Louise Taylor. La première réalise aujourd’hui des films d’horreur à petit budget à New York et la seconde est professeur de yoga à Londres. Elles m’ont tout de suite dit oui, ce qui m’a rassuré. J’ai continué ensuite mes recherches. J’ai eu des refus évidemment mais la plupart m’ont répondu favorablement. De fil en aiguille, j’ai pu interviewer près de 60 collaborateurs et comédiens entre octobre 2018 et février 2019. J’ai commencé alors à écrire le livre jusqu’en mai où j’ai obtenu enfin des réponses favorables de Leon Vitali et Vinessa Shaw qui joue le rôle de la prostituée Domino. Des interviews que j’ai intégrées à posteriori dans le livre.

 

 

 

 

 

Pourquoi était-il le couple parfait aux yeux de Kubrick ?

Ils étaient en couple dans la vie. Pendant les deux ans du tournage, il a travaillé avec leur peur, leur jalousie….la scène dans laquelle  Nicole Kidman fantasme avec un officier de la Marine. Les deux étaient au sommet de leur gloire. Avec eux, il pouvait créer un climat sulfureux. Personne ne savait pas ce qu’il se passait au sein du studio Pinewood, avec ses rumeurs. La dimension sectaire de Tom Cruise, éminent membre de la Scientologie un des thèmes du film. Kubrick a joué avec cette porosité, très ambivalent avec Tom Cruise accompagné par ses scientologues. Kubrick regardait ce groupe d’un mauvais œil.

 

 

 

 

Sa collaboration avec Tom Cruise fut très intense. Tout le monde m’a dit qu’ils étaient extrêmement complices. Mais je crois que Kubrick a un peu manipulé Tom Cruise malgré lui. C’est pour cette raison qu’il souhaitait un vrai couple à la ville parce qu’il savait qu’il allait passer un long moment avec eux et travailler ainsi la matière du couple avec l’adultère, la jalousie, le secret, des thèmes présents dans le film et transposés dans leur propre vie. Le fait que Tom Cruise ne pouvait pas accéder au plateau lorsque Nicole Kidman tourne la scène avec l’officier de marine est particulièrement révélateur. Ils s’enfermaient régulièrement tous les trois pour une sorte de thérapie de couple. Pour se préparer à son rôle, Nicole Kidman avait secrètement engagé une coach, Susan Batson, sans en parler à Kubrick. S’il avait appris cette interférence entre lui et ses deux comédiens, il ne l’aurait pas acceptée parce qu’il voulait obtenir une relation privilégiée afin d’entretenir une meilleure porosité entre la fiction et le réel.

 

Est-ce que Tom Cruise était conscient de l’image qu’il renvoyait avec ce film ? Kubrick la malmène délibérément, jouant sur sa sexualité. Il lui fait porter un masque androgyne, un personnage le bouscule et lui lance une insulte homophobe. Kubrick semble vouloir en permanence le mettre en retrait, toujours spectateur de sa sexualité mais jamais acteur. Je pense qu’il n’en avait pas conscience. Nicole Kidman et lui se sont tous les deux livrés à Kubrick, ce qui a sans doute contribué à l’évolution du scénario. Au milieu des années 90, ils arrivaient à un moment de leur carrière où ils étaient au sommet du public mais pas forcément de la cinéphilie ou de la critique, et c’était l’occasion pour eux de franchir un cap. Ils s’en sont remis totalement à lui. Pour eux, Kubrick était le cinéaste indépassable. Je ne suis pas sûr qu’ils se se soient posé la question de leur image. Et Sydney Pollack, qui avait tourné avec Tom Cruise sur La Firme, avait confirmé à Kubrick qu’il était capable de la plus grande dévotion s’il croyait au projet.

 

Que pensez-vous des interprétations complotistes autour du film ? Et pouvez-vous nous expliquer pourquoi elles ont pris autant d’importance au fur et à mesure des années, et notamment la place de la scientologie ? Ce sont des théories tout à fait valables, car c’est un film qui part dans de multiples directions. Il est certain que la scientologie a eu une influence directe sur le film. Tom Cruise arrive sur le tournage accompagné de son entourage scientologue, ce que Kubrick ne peut pas supporter. Il décide de retourner la situation en faisant jouer à Michael Doven, le conseiller scientologue de Tom Cruise, l’un des valets de Victor Ziegler (Sydney Pollack) qui est supposé être le gourou en chef. Autrement dit, il choisit de prendre un sbire de Tom Cruise pour en faire le valet du gourou, ça n’est quand même pas anodin ! Kubrick utilise la scientologie pour mettre du sens caché là ou il n’y en a pas forcément. C’est très habile de reprendre cette situation à son compte. Courant 1997, au milieu du tournage, il apprend que sa fille Vivian est devenue scientologue. Il lui écrit une lettre de 40 pages ou il essaye de la faire changer d’avis, sans succès, ce qui l’a énormément peiné. Cette dimension sectaire nourrit le film, parvenant à un point de porosité avec le réel qui a fini par toucher Kubrick directement. C’est un film extrêmement personnel de par ce qu’il raconte et aussi de par ses conditions de fabrication. Une expérience qui l’a épuisée au point de trouver la mort, après quatre ans de travail éreintant à raison de trois heures de sommeil par jour. On retrouve également plein de références à Rosemary’s baby avec des plans assez similaires. Même la façon dont Nicole Kidman enlève sa robe dans le premier plan du film correspond exactement à la manière dont les filles enlèvent leur tenue lors du rituel. Il y a cette théorie qu’Alice serait déjà embrigadée avant que son mari ne le soit à son tour. La fin, qui est plutôt positive en apparence avec cette forme de réconciliation, une piste crédible, un peu hédoniste, recouvre quelque chose de plus sombre, à l’image de ces deux hommes qui semblent emmener la fille de Bill et Alice. Or ils apparaissent au début du film chez Victor Ziegler, ce n’est pas un hasard, il y a cette idée de pédophilie, de manipulation des esprits qui sous entend que le mal est en train de se reproduire. Peut-être que dans quinze ans, la fille des Harford fera elle aussi partie du cercle du rituel.

 

 

 

 

Que ces entretiens vous-ont-ils appris de plus marquant que vous ignoriez ? Ce que j’ai adoré découvrir, c’est que le New York des années 90 recréé en studio à Londres est le New York à moitié fantasmé des années 50, qui relève davantage des souvenirs de Kubrick lorsqu’il fréquentait Greenwich Village en ce temps-là. Je ne suis pas new-yorkais, je ne m’en étais pas rendu compte à la vision du film mais quand Vinessa Shaw me dit…« Je suis new-yorkaise et un moment donné je remarque sur le plateau une cabine téléphonique rouge qui n’existe plus. Je fais la remarque à Stanley qui me dit de ne pas m’en faire. » Carmela Marner qui joue la serveuse chez Gillepsie interpelle aussi Kubrick…« Mais pourquoi veux-tu recréer New York à la perfection alors que tu m’affubles d’un truc informe que plus personne ne porte aujourd’hui ? » Kubrick lui dit de ne pas s’inquiéter. En fait, on s’aperçoit qu’il s’agit du costume que portait Ruth Sobotka, sa deuxième femme, quand il vivait avec elle à New York dans les années 50. Par cette récréation de New York, il replonge dans ses souvenirs, entre réalité et fantasme, explorant quelque chose de très intime. Ce qui m’a aussi frappé, ce sont les signes cachés. Le comédien qui joue l’un des gardes où se déroule l’orgie me révèle que Kubrick était très pénible avec la couleur bleue de la grille du château. Il voulait absolument un certain type de bleu. Il vient le voir et lui dit en tapant sur la grille…« Tu vois cette grille, c’est exactement ce bleu que je voulais ! » Il ne voyait pas pourquoi Kubrick était obsessionnel à ce point. Sam Douglas, qui joue le chauffeur de taxi, m’a raconté qu’ils ont énormément attendu avant que Kubrick ne trouve des conifères avec des feuilles vertes (le tournage se déroulait durant l’hiver). Lorsque l’on observe le plan, on ne perçoit pas que le jaune des phares du taxi, le vert des feuilles, le bleu de la grille et le rouge d’une autre voiture située de l’autre côté, forment les couleurs de l’arc-en-ciel, qui est le symbole du danger. Un symbole assez mystique pour les complotistes, qui contrôlerait les esprits. En assemblant les pièces du puzzle, je réalise que cela a une signification dans le film. On prend conscience que son sens obsessionnel du détail, qui pourrait paraître presque absurde, n’était jamais gratuit.

 

Kubrick faisait preuve d’un perfectionnisme absolu. Voir sa demande à Kodak de lui fournir une pellicule qui n’existait plus, éclairant peu sur le plateau mais surdéveloppant la pellicule en laboratoire. Ce qui donne ce grain et cette texture à l’image si particuliers. Exactement, il utilise cette pellicule qui vient d’un autre temps. L’empreinte visuelle du film est d’ailleurs hors du temps, avec un aspect très onirique, très éloignée de Matrix ou Fight Club par exemple, qui sont sortis la même année. L’utilisation de la pellicule en fait aussi un film du passé, qui fait référence à ses autres films. Dans une scène où Nicole Kidman regarde la télévision dans sa cuisine, on voit un extrait d’un film de Paul Mazursky qui jouait le rôle principal de son premier film, Fear and Desire. Il y a aussi une référence à la chambre 237 de Shining, c’est un voyage dans sa propre filmographie.

 

Une des révélations de votre livre, c’est la présence d’une grande actrice qu’on ne soupçonnait pas. Lors de la séquence de l’orgie, il y a des dédoublements de personnalité. Tout le monde est masqué, on ne sait plus qui est qui, ce qui est aussi vrai de la fabrication du film. Le personnage de Mandy est interprété par Julienne Davis, qui est remplacée lors de la scène de l’orgie par Abigail Good. C’est elle qui intervient au balcon mais ce n’est pas sa voix que l’on entend. Fay Masterson qui joue la colocataire de la prostituée à laquelle Tom Cruise rend visite, est retournée aux studios de Pinewood pour enregistrer sa voix en post-production. Elle m’a dit ne pas savoir si c’est sa voix que l’on entend dans le film. J’apprends finalement plus tard de la bouche de Leon Vitali que c’est en fait Cate Blanchett qui a enregistré cette voix car elle était une très bonne amie de Nicole Kidman et une actrice prometteuse. Il y a une espèce de fragmentation des corps et des voix qui sont interchangeables, on ne sait plus qui et qui et qui fait quoi. Kubrick a été la cible d’un usurpateur qui se faisait passer pour lui car personne ne savait plus à quoi il ressemblait. Il en a beaucoup souffert.

 

Il avait une liberté et un contrôle total sur son œuvre, la Warner semblait tétanisée à l’idée d’intervenir sur le tournage. La Warner était soumise aux mêmes règles que les techniciens et les comédiens…Elle lisait le scénario, mais sans repartir avec. Kubrick faisait ce qu’il voulait dans la limite de son budget et il savait que c’était la condition essentielle de son salut et de sa liberté. Il était extrêmement inquiet de la maîtrise de son budget qui était supervisé par Jan Harlan, son beau-frère. Dans les écuries de son manoir de Childwickbury, il avait installé une équipe de comptables pour que rien ne dépasse et que la Warner n’ait rien à redire.

 

Vers la fin du livre vous doutez de la version officielle affirmant que le film était le montage définitif voulu par Kubrick. Or il semble que ce ne soit pas le cas. Pourriez-vous détailler les éléments du film qui sont sujets à caution ? L’équipe a finalisé des éléments de postproduction entrepris par Kubrick mais a aussi fait des choix que Kubrick n’avait pas décidé, au premier rang desquels l’utilisation ou non d’une voix off, celle de Tom Cruise et d’un narrateur omniscient. On peut retrouver la trace de cette éventualité dans les archives Kubrick. A priori, il n’y en aurait pas eue. Mais Kubrick travaillait ses films parfois jusqu’après leur sortie, comme ce fut le cas sur Shining où il a appelé tous les projectionnistes des États-Unis pour couper deux minutes après la sortie du film ! Tout pouvait potentiellement arriver jusqu’à la sortie, or il est mort quelques mois avant. Il réfléchissait aussi à des intertitres et à des calages de musiques qui étaient encore un peu incertains et qui auraient pu bouger ainsi que l’étalonnage de la scène de l’officier de marine dont le rendu final est un peu bizarre. De même que les corps numérisés, ajoutés dans la scène d’orgie pour la version américaine afin que le film ne soit pas interdit aux mineurs, n’auraient pas été validés par Kubrick, du moins pas de cette manière là. Le film n’était évidemment pas terminé à cent pour cent. Je pense que l’immense erreur du clan Kubrick est d’avoir fait croire qu’il était terminé, procédant juste à deux ou trois ajustements, et ouvrant ainsi la porte à un tas de théories du complot qui n’ont pas lieu d’être. On sait avec certitude que des scènes familiales ont été coupées et que le plan de la façade de l’hôtel particulier de Ziegler a même été retourné après la mort de Kubrick, respectant sa volonté car il ne le trouvait pas assez festif. Je trouve fascinant que son film le plus vaporeux et insaisissable ne soit lui-même pas totalement terminé, avec une part d’incertitude dont on ne connaîtra jamais vraiment la fin.

 

Vous parlez d’un Kubrick imposant un contrôle total sur son œuvre mais à l’écoute de ses acteurs. Il faisait preuve de bienveillance envers tous. Il s’intéressait à chacun. S’agissait-il d’une bienveillance gratuite ou cachait-elle une logique de prise de pouvoir sur les gens afin d’en tirer le maximum? Pour moi, ce n’est pas machiavélique, car il y a une forme de sincérité dans le fond. Il s’intéresse aux gens, il aime parler avec eux. Il est solitaire, mais constamment dans la communication. Dans un même mouvement, son charisme lui permet de demander énormément. Sur un tournage de Kubrick, il n’est pas question de syndicats qui vous imposent de travailler entre 9 et 17h. On peut travailler jusqu’à minuit et tourner une centaine de fois la même scène.

 

 

 

 

On dit que le film a tué Kubrick, mort quelques jours après avoir finalisé le montage. À quel point cela vous paraît-il vrai ? Je dirais plutôt que c’est la fatigue liée au film que le film en lui-même qui l’a tué. Il est mort d’épuisement, son cœur a vraiment lâché. Quelques heures avant sa mort, son chauffeur l’a trouvé sur une chaise, épuisé. Il n’arrivait plus à bouger. Pendant les deux ans de tournage et l’année de montage, il dormait deux à trois heures par nuit. Il a toujours eu une hygiène de vie médiocre. Il mangeait mal, il a longtemps beaucoup fumé, il ne faisait aucun exercice. Il ne prenait pas soin de lui. Il était plongé corps et âme dans ses films. La débauche d’énergie intense, intellectuelle comme physique durant ces trois années-là a fini par l’épuiser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 ” Last Fucking Word ” par Aubry Salmon

 

Stanley Kubrick soigne ses fins. De la valise s’ouvrant sur le tarmac, laissant ainsi s’envoler les dollars du braquage dans L’Ultime Razzia – « What’s the difference ? » dira le héros. Au dernier plan de Shining faisant planer le mystère sur le sort de Jack Torrance, en passant par l’imposant fœtus cosmique de 2001, les conclusions de ses films marquent souvent le spectateur à jamais en lui offrant la possibilité d’y chercher, voir d’y trouver son propre sens. Il ne pouvait en être autrement pour la dernière scène de son dernier film. La dernière réplique de son œuvre. Le dernier mot prononcé par un maître quittant ce monde… « FUCK ».

 

 

 

Un « Fuck » prononcé sans honte par une Nicole Kidman libérée de ses fantasmes et adressé comme une réponse libératrice à un Tom Cruise tout étourdi d’avoir enfin ouvert grands les yeux sur la réalité sordide du monde qui l’entoure. « LUCKY TO BE ALIVE », comme le scande, peu avant l’épilogue, la une du journal qu’il lit sans le lire. Mais avant le réveil, il y a le sommeil. Les yeux grands fermés. Le docteur Bill Harford est un jeune médecin séduisant et très en vogue dans la bourgeoisie new-yorkaise. Sa femme, Alice, est tout aussi séduisante, mais semble cependant s’embêter dans une vie fastueuse autant que morne. Dans la scène d’introduction du film, le couple se prépare sans entrain pour une sortie mondaine. En fond sonore, la « Valse de Chostakovitch », œuvre lancinante et répétitive rappelant l’utilisation dans 2001 du « Beau Danube bleu » de Strauss pour figurer une certaine routine de la vie spatiale. C’est pourtant à une autre routine et à un autre film que semble renvoyer ce long plan-séquence à la steadicam suivant l’intimité du couple. L’inspection des troupes qui ouvre Full Metal Jacket  par le Sergent Hartman. D’une certaine manière, Kubrick semble suggérer que Bill et Alice n’ont plus d’intimité, qu’ils vivent, au fond, dans la même promiscuité réelle et affective que les élèves-soldats de son film précédent. On peut trouver comme cela de nombreuses passerelles avec les autres films qui composent l’œuvre kubrickienne. Et le fait qu’il ait porté ce projet pendant plus de trente ans chose unique dans sa carrière n’y est sûrement pas pour rien.

 

Eyes Wide Shut est un film-testament, de toute évidence, qui semble conclure une réflexion qui habite toute l’œuvre passée du réalisateur. Mais plus encore, ce dernier film, sur lequel Kubrick travailla d’arrache-pied jusqu’à son dernier souffle. Il mourut quelques jours après la fin du montage définitif, s’inscrit dans la continuité de ses deux films précédents Full Metal Jacket et Shining. A tel point qu’on pourrait réunir ces trois films en une simili trilogie puisque c’est véritablement Eyes Wide Shut qui dialogue autant avec l’un et l’autre plus que les trois films entre eux. Une trilogie sur l’initiation, sur l’éveil ou plutôt le réveil, au sens de prise de conscience. Dans les trois films, on trouve deux voies possibles vers cette prise de conscience, l’une trompeuse, l’autre véritable. Dans Shining, c’est l’incorporation du père dans la confrérie immortelle des fantômes de l’hôtel Overlook d’un côté, et la révélation faite au petit Danny par Halloran de son pouvoir. Dans Full Metal Jacket, c’est l’endoctrinement et le rattachement au corps des marines des jeunes américains d’abord, et la prise de conscience finale de la connerie de la guerre ensuite. Et enfin, dans Eyes Wide Shut, la lutte entre les forces prétendument occultes contrôlées par les grands de ce monde, le rite simulé dans la séquence « Fidelio » et le réveil final, brutal et salutaire. Ainsi, les trois films peuvent se voir comme des contes dans lesquels les personnages errent à l’intérieur d’un enfer labyrinthique (l’Overlook, le Viêt Nam et New-York). A chaque fois, les lieux ne semblent pas être ce qu’ils sont censés être. Le grand hôtel de Shining est bien plus grand qu’il n’y parait, tandis que le Viêt Nam et le New-York de Kubrick sont tous deux bien vaporeux pour ne pas dire irréels et de fait, les deux films ont étés tournés à Londres et dans sa banlieue. Mais chaque film a sa propre forme de conte. Le conte de peur enfantine pour Shining le film est truffé de références cartoonesques, le conte philosophique pour Full Metal Jacket et le conte de fée ou de Noël pour Eyes Wide Shut. Finalement, ne peut-on pas réunir les héros de ces trois films derrière la bannière de l’enfance ? Car sans parler de Danny dans Shining est-il, d’ailleurs, vraiment un enfant ? Jack Torrance se comporte comme un parfait garnement, multipliant les grimaces outrées, jouant à la balle dans le grand salon de l’hôtel ou recopiant la même phrase à l’infinie comme ces punitions infligées aux enfants désobéissants. Et ces garçons dans Full Metal Jacket auxquels on coupe les cheveux sans leur demander leur avis, et qui jouent longtemps à la guerre avant d’enfin en découvrir le sens profond. Et Tom Cruise, enfin, dans Eyes Wide Shut qui est bien le plus naïf de tous. Lui qui vit sa vie sans s’imaginer l’horreur de ce monde qui semble à ses yeux un lieu si accueillant, et encore moins le véritable visage de sa femme bien-aimée, la mère de son enfant, innocente et pure mais pour combien de temps ?

 

Dans la séquence du bal, deux mannequins tentent de l’entrainer « au bout de l’arc-en-ciel » en référence au Magicien d’Oz, comme les deux jumelles de Shining encourageaient Danny à venir jouer avec elle, le bon docteur n’y voit rien de mal alors que Danny, lui, percevait parfaitement le danger de la proposition. Cela confirme donc que Jack Torrance est l’enfant dans Shining, et non pas son fils. Une fois découvert le vrai visage d’Alice qui, elle, lors de ce même bal refusa de suivre le vieux lapin grisonnant vers le pays des merveilles, Harford ne peut se défaire des visions de sa femme en situation d’adultère fantasmé, tel un petit garçon traumatisé par la découverte de sa douce mère en délicate posture…Un premier réveil. Sa femme a des désirs qu’elle tente de maîtriser, de cacher, et qu’il ne soupçonnait pas. Derrière les lunettes de la mère dévouée qui aide sa fille à faire ses devoirs se cache un monstre froid et autonome. Une femme libre et sauvage que le quotidien du foyer, aussi chaleureux soit-il, ennuie au plus haut point. Alice Harford est l’exact opposé de Wendy Torrance qui se faisait happer par les sables mouvants de la vie maritale et laissait son mari tomber peu à peu dans la folie. Plus forte et plus consciente d’elle-même, Alice évite la descente aux enfers de son couple grâce à son bon sens et à son intelligence suprême. Face à l’adversité, elle ne s’enferme pas dans la salle de bain, mais affronte son mari en le démasquant. Face à l’objet du délit, le masque sur l’oreiller, Bill éclate en sanglots avant de se blottir contre sa femme pour lui livrer une confession détaillée de ses aventures. Il est définitivement un enfant qui dans un réflexe infantile niait ses fautes la scène du billard avec Ziegler qui précède la confession avant de se confondre en excuses devant sa femme, figure maternelle à peine voilée. Tom Cruise, cet acteur de petite taille semblant refuser de vieillir, joue à la perfection ce rôle d’homme-enfant qui, à y regarder de plus près, constitue peut-être l’archétype du héros kubrickien de Humbert à Barry Lyndon en passant par Alex et l’astronaute de 2001. Par cette confession, Bill Harford montre qu’enfin il a ouvert les yeux sur le monde. Son périple lui a permis de prendre conscience qu’une sexualité malsaine règne en maître sur notre société, des hautes sphères où les puissants se vautrent dans leurs fantasmes infernaux (soumission, humiliation, voyeurisme, etc.) aux bas-fonds gangrénés par la prostitution. Par vengeance ou par bêtise, Harford s’imaginait faire payer ses pensées impures à son épouse en s’encanaillant dans l’un ou l’autre de ces enfers terrestres. Il ignorait que lui, le médecin bienveillant, n’y trouverait aucun réconfort, mais plutôt l’ombrageuse menace de la mort qui rôde tout au long du film.

 

 

 

 

Lucky to be alive

 

A lire littéralement dans un premier temps. En effet, Bill tente le diable à trop fouiner pour découvrir ce que cachaient les masques et les menaces de la nuit, et surtout il joue avec le feu en approchant de bien près une prostituée attentionnée qui lui paraissait pourtant si sympathique, presque vertueuse ! Derrière ce gros titre se cache donc plus largement la misère, les dangers d’un monde au bord du gouffre où le sida n’est qu’un fléau parmi tant d’autres. C’est là le second sens de cette manchette dissimulée, la leçon à méditer, la morale de ce conte de Noël sans neige ni traineau. Un message simple, trop simple diront certains, pour le réalisateur qui jadis conçut son grand œuvre comme une illustration complexe du concept nietzschéen de Surhomme. Pas si sûr. Stanley Kubrick, bien qu’à l’aise avec les concepts philosophiques, n’est pas un philosophe mais un artiste. Sans doute même un poète et je ne parle pas ici de poète visuel, expression bien galvaudée, mais de poète tout court. Il joue avec les formes, les genres, les idées, la technique, pour en sortir des œuvres d’art évocatrices, belles et novatrices. Mais sans jamais oublier de parler au spectateur. Or Eyes Wide Shut ne fait pas exception. La leçon n’est pas celle d’un réalisateur gâteux criant carpe diem comme un mantra inoffensif. Kubrick va plus loin dans l’épilogue de son dernier film. L’épilogue de son œuvre. Certes, bien qu’enfin réveillé, Bill Harford a besoin d’y voir plus clair, tel un nouveau-né aveuglé par la lumière du jour. Et c’est Alice, encore une fois, qui mène la danse. Dans un magasin de jouets dernier labyrinthe du film le couple surveille d’un œil égaré la petite Helena courant d’un jouet à l’autre. Son choix se porte d’abord sur une peluche géante avant de se reporter sur une poupée Barbie habillée en fée Helena est-elle la bonne fée de ses parents, la raison de leur union ? Le couple, lui, évoque l’épreuve qu’il vient d’affronter, le chemin étroit entre le rêve et la réalité qui a bien failli se dérober sous leurs pieds. Et Alice d’évoquer cette chance d’avoir traversé la tempête et d’en être sortis indemnes. Pourtant, Bill semble douter et hésiter à valider définitivement son réveil. Il a besoin d’une direction et cherche un sens à tout ça. Sa femme le lui donne en prenant garde de ne pas être entendue de leur fille encore innocente.

 

La direction est claire, le sens limpide. Pourtant, la signification de cette réplique demeure bien mystérieuse. Et ce n’est pas Kubrick, disparu avant même la sortie du film qui en dira plus, déjà de son vivant, il se refusait à commenter ou à analyser ses propres films, allant même jusqu’à couper toute communication avec les médias du monde entier. Kubrick s’est entretenu au cours de sa carrière avec quelques critiques parmi lesquels figure Michel Ciment. Dans son récent recueil intitulé « Une renaissance américaine », il vient d’exhumer un entretien inédit datant de la sortie de Full Metal Jacket qui ne parut jamais à la demande de Kubrick…Trente ans après, nous trouvons quelques éclaircissements sur le sens de son avant-dernier film, et par extension sur celui d’Eyes Wide Shut. Et chose remarquable, c’est Kubrick lui-même qui interroge Ciment sur son interprétation des dernières répliques du film avant de lui en révéler le sens profond. Kubrick semble presque se trahir tel un enfant incapable de garder un secret en révélant son intention d’où très probablement sa demande de non-publication de ces propos.

 

 

 

 

 

« Comprenez-vous ce qu’il dit à la fin ? « Mes pensées dérivent vers des seins durs, des rêves érotiques, vers Mary Jeanne de cul plombé et la grande foutrerie du retour. » C’est une affirmation de la force vitale par le biais de la sexualité. Puis il ajoute « Je vis dans un monde merdique, mais je suis vivant et je n’ai pas peur. » Cela me semblait une phrase à la fois pertinente et surprenante qui tombait bien à la fin du film. »  Stanley Kubrick

 

 

 

Ainsi, comme nous parvenant d’outre-tombe, la voix de Kubrick qui à l’inverse de celle de beaucoup de ses confrères nous est quasiment inconnue expose elle-même le lien indéniable entre les deux films et révèle avant même sa formulation le secret du dernier mot de son dernier film. Un mot interdit que d’autres cinéastes étalent à longueur de pellicule comme pour mieux souligner la vulgarité du monde qui est le nôtre, que Kubrick met dans la bouche d’une actrice alors au sommet de sa carrière, égérie des plus grandes marques et préférée des patrons de studios comme du public. A n’en pas douter, le sens a sûrement eu autant de poids que le choc dans sa décision de conclure son film sur cette simple mais puissante affirmation. Kubrick est malin et n’est pas dénué à l’occasion d’un sens de l’humour grivois. De toute façon, quand le film sortit, il avait déjà quitté ce monde qui en cette année 1999 courait à sa perte en 2000…Le monde n’a pas explosé…Pourtant, une certaine idée du monde a bien disparu…

 

Le monde filmé par Kubrick,

Le monde selon Kubrick,

Le monde de Kubrick.

 

Merde. Générique de fin.

 

 

 

 

 

 

UNE AUTRE VISION…

 

l’odyssée du sexe… par Serge Kasanski

 

L’œuvre kubrickienne la plus humaine et d’apparence la plus simple, se révèle être un film plus obsédé par l’angoisse que par le sexe, servi par la dévotion de tout son entourage et Nicole Kidman&Tom Cruise bien sûr, mais aussi ces discrets personnages qui activent le mystérieux système Kubrick. Tous racontent ici comment celui-ci a fonctionné une dernière fois. La vision d’Eyes wide shut rend rétrospectivement ridicule toute l’attente montée en mayonnaise qui précédait, jetant un grand voile de relativité sur certaines agitations bien vaines. On sait que tout ce mystère savamment entretenu était d’abord le fait de Stanley Kubrick lui-même, puis de ses ayants droit, des collaborateurs du film, du grand studio qui le distribue, certainement pas fâché de détenir un si intense objet de curiosité et de faire monter cette intensité jusqu’à la cruciale mise à feu du 16 juillet ­ date de la sortie américaine. Cette stratégie du secret attisant l’attente, habituelle dans le cas d’un film de Kubrick, a évidemment été décuplée par le décès du cinéaste au printemps dernier. Depuis, que de rumeurs et d’échos, que de vrais secrets de polichinelle et de faux scoops relayés par le médiavillage global, des plus bas étages d’Internet aux organes de presse les plus prestigieux. De quoi sérieusement agacer ou simplement laisser de marbre ceux qui pensent qu’un film n’est qu’un film, fût-il de Stanley Kubrick. Certes, pour un amateur de cinéma admirateur de Kubrick, l’ultime création de l’auteur d’Orange mécanique est affaire d’importance, mais ce n’est pas non plus le saint Graal, la découverte de l’Atlantide ou un secret d’Etat mettant en jeu l’avenir de la planète. A force de placer la barre de l’attente aussi haut, de s’exciter sur le moindre éternuement en provenance du tournage, de jouer l’événement contre le film, ce dernier ne risquait-il pas de passer pour la dernière roue du carrosse médiatique et de susciter, forcément, de la déception ? Ceux qui ne prêtaient qu’une oreille très distraite au brouhaha Eyes wide shut et attendaient sereinement le film, sont enfin servis. Eyes wide shut n’est sans doute pas le méga-chef-œuvre indiscutable du siècle, sans doute pas non plus le chef-d’œuvre de Kubrick, peut-être même pas un chef-d’œuvre tout court mais pour être en mesure d’avoir plus de certitudes sur ce plan, il faudra le revoir. En fait, la légère pointe de déception ressentie est un phénomène kubrickien dûment répertorié, déjà manifesté à l’occasion des premières visions à chaud de Barry Lyndon, Shining et Full metal jacket et l’on sait ce qu’il est advenu de ces trois opus, de leur bonification exponentielle au fil des années et des visions successives. Ainsi, de façon concomitante et simultanée à la déception, on éprouve aussi le sentiment d’avoir vu en Eyes wide shut un film passionnant, riche en divers niveaux de lecture, se refermant avec sa part de mystère non élucidé ­ et qu’une seule projection ne saurait épuiser.

 

La première couche du film qu’on a envie de peler concerne son aspect testamentaire. Stanley Kubrick avait-il pleinement conscience de réaliser là son ultime opus ? Toujours est-il qu’Eyes wide shut abonde en citations plus ou moins volontaires des précédents films de Kubrick, en références structurelles, plastiques, situationnelles, secrètes, anecdotiques, humoristiques, renvoyant à l’œuvre entière. A charge pour chaque spectateur de jouer au jeu plaisant de la reconnaissance et du recoupement, de pointer le lit de mort de la fin de 2001, la nouvelle lolita, les mannequins du Baiser du tueur, les masques d’Ultime razzia ou d’Orange mécanique, les costumes de Barry Lyndon, la structure temporelle de Docteur Folamour, l’assemblée de personnes disposées en cercle, les travellings avant ou arrière dans un couloir, un New York aussi mental, recréé et réduit à quelques lieux symboliques que le Vietnam de Full metal jacket, etc., ad nauseam. Au-delà de l’anecdote, on a l’étrange sensation que Kubrick a aussi conçu son dernier film comme un passage en revue final et rétrospectif, préparant sa sortie un peu comme Mitterrand avait organisé la sienne avec toute la fierté, la grandeur, l’ambition, la folie de la mise en scène comme moyen de contrôle, avec la mégalomanie que suggère un tel geste. Autre niveau du film, plus immédiat, plus important et plus central car lié au sujet principal et aux motivations originelles de Kubrick, le lien entre conjugalité et fidélité, sexe et sentiment, vécu et fantasme, vie réelle et vie rêvée. Eyes wide shut est très fidèlement adapté de Rhapsody, une nouvelle de Rien qu’un rêve d’Arthur Schnitzler, dans laquelle l’auteur autrichien évoquait les aventures sexuelles fantasmées par les deux membres d’un couple. Celui-ci est constitué dans le film de Bill et Alice Harford (Tom Cruise et Nicole Kidman) grands bourgeois new-yorkais quadragénaires (il est médecin, elle tient une galerie d’art), qui ont une fille de 7 ans et dix années de mariage derrière eux. Deux nuits (ou une ? ou trois ? on ne sait plus trop, l’écoulement du temps étant l’un des principaux sortilèges du film) vont sérieusement ébranler leurs certitudes conjugales, sentimentales et sexuelles. Tout commence par une gigantesque fête chez leur ami Victor Ziegler (Sydney Pollack). Les deux Harford y ont chacun une occasion de commettre l’adultère, mais résistent au passage à l’acte. De retour de la party, autour d’un joint censé être réparateur, ils se disputent. Alice avoue à Bill que jadis, lors d’un voyage du couple, elle a fantasmé très fort sur un bel officier de marine de passage. Bill encaisse mal : pour lui, le fantasme vaut tromperie et il part remâcher son amertume dans la nuit new-yorkaise. Le film de couple se transforme alors en film de Bill Harford/Tom Cruise. Ce qui commençait un peu comme Shining (un virus s’introduit au sein de la cellule humaine la plus petite et la plus intime, celle du couple et de la famille, et la dérègle) devient 1999, l’odyssée du sexe.

 

 

 

 

 

 

 

DU SOMMEIL À L’ÉTAT DE VEILLE… par Julien Marsa

 

 

Eyes Wide Shut fait office de chant du cygne de Stanley Kubrick. Le célèbre réalisateur décède durant la post-production du film, et laisse ses interprètes seuls pour défendre un film qui fera controverse, certains le jugeant choquant, d’autres terriblement ennuyeux. Comme à son habitude, et même de manière posthume, Kubrick ne laissait pas indifférent. Avec du recul, il est temps d’abandonner les réactions à chaud, et de considérer ce film comme une œuvre empreinte de fantasmes et de rêves, où les manifestations du désir sont omniprésentes, et qui prend la forme d’une radiographie d’un couple dans son histoire. Comme toujours chez Kubrick, le film découle d’une adaptation. Dans le cas présent, il s’agit de La Nouvelle rêvée parue en 1926 par Arthur Schnitzler (1862-1931), auteur autrichien. Ce texte d’environ 80 pages nous conte, à quelques détails près, la même histoire que le film. Fridolin (un médecin) et sa femme Albertine, un couple de la société viennoise du XVIIIème siècle, vont être amenés à réenvisager la valeur de leur union au regard des désirs que chacun porte en lui, et dont l’autre n’est pas conscient. On retrouve dans le contenu de la nouvelle une des particularités du film, l’opposition entre les manifestations du désir masculin et féminin. Fridolin/Bill/Tom Cruise cherche à expérimenter ses propres fantasmes à la surface du réel, tandis que pour Albertine/Alice/Nicole Kidman, ceux-ci rejaillissent principalement sous forme de rêves ou de souvenirs contenus. L’influence de la psychanalyse sur les écrits de Schnitzler est indéniable, puisqu’il fréquentait une société viennoise juive très influencée par les écrits de Freud…« Le 14 mai 1922, pour le soixantième anniversaire d’Arthur Schnitzler, Sigmund Freud lui avait envoyé cette lettre exceptionnelle qui fit couler tant d’encre “Je pense que je vous ai évité, écrit le découvreur de la psychanalyse, par une sorte de crainte de rencontrer mon double.” Schnitzler se souvint alors qu’il y avait longtemps qu’il avait lu Die Traumdeutung (L’Interprétation des rêves), parue en 1900.

 

Kubrick transpose le récit dans la société bourgeoise new-yorkaise d’aujourd’hui, et délaisse une dimension de la nouvelle qui portait sur l’irrépressible envie de Fridolin de s’échapper d’une vie trop rangée. En revanche, il réinvestit dans son film toute une série de thèmes en rapport avec l’époque de la « découverte » de la psychanalyse. En référence au rêve, le titre du film reprend le motif du dormeur « les yeux grands fermés », à ceci près qu’il y rajoute une connotation, l’idée que les deux personnages sont aveugles aux choses qui les entourent ou les habitent, et que le déroulement du film va les amener à ouvrir les yeux afin de découvrir une certaine forme de vérité sur leur couple, différente de l’idéalisation classique des relations homme/femme. Le couple parfait que sont Bill et Alice au début du film n’est qu’une chimère et c’est d’ailleurs sur ce point que le choix du couple Cruise/Kidman tient de l’intuition de génie, avec tout ce que leur union comportait d’apparences et de faux-semblants, dont il va falloir s’extirper pour découvrir l’autre tel qu’il est. Chemin faisant, Bill sera amené à vivre différentes formes que peut revêtir le fantasme masculin, être séduit par deux femmes en même temps, la fille d’un de ses patients mort, amoureuse de lui, une charmante prostituée qui l’invite chez elle, et enfin, se retrouver clandestinement dans une soirée organisée par une société secrète où hommes et femmes s’ébattent à tout-va. Tout ces événements s’enchaînent en une seule nuit, et paraissent presque irréels, comme une série d’hallucinations, un rêve éveillé. Un point avec ce que propose le dictionnaire, pour vérifier l’hypothèse d’une parenté entre fantasme et rêve…

 

 

 

 

 

Fantasme…« Représentation imaginaire traduisant des désirs plus ou moins conscients. Les fantasmes peuvent être conscients (rêveries diurnes, projets…) ou inconscients (rêves, symptômes névrotiques) ». Fantasmes et rêves peuvent donc être liés, l’un pouvant prendre la forme de l’autre pour émerger vers la conscience.

 

 

 

Rêve…« 1. Production psychique survenant pendant le sommeil et pouvant être partiellement mémorisée. 2. Représentation, plus ou moins idéale ou chimérique, de ce que l’on veut réaliser, de ce que l’on désire » Le rêve se rapproche effectivement du fantasme en ce sens où il peut être la manifestation d’un désir.

 

 

 

 

 

La structure du film est caractérisée par une construction qui mêle fantasme/rêve et retour à la réalité, avec comme pivot la scène d’orgie dans le château. La première partie est constituée par la déclinaison des différents fantasmes. Il y a le rêve d’Alice, où elle se représente en position d’adultère avec plusieurs autres hommes, et cet aveu du trouble provoqué par un officier rencontré lors de vacances en famille. La durée remarquable de cette scène provoque un vertige chez Bill, qui sent les fondements idéalisés de son couple se dérober sous ses pieds. Bill veut alors chercher à être autre chose que ce pauvre mari éconduit au pied du lit. Mais le dévoilement de cette imposture provoquera un brusque retour à une condition frustrante : Bill reste sur la touche, attentiste face à son propre désir, puis sera démasqué et sommé de s’en aller du château. Dans la seconde partie du film, la magie du fantasme s’est dissipée, et laisse place à une série de faits (le pianiste qui lui avait communiqué le mot de passe de la soirée a été renvoyé chez lui, une femme présente à l’orgie a fait une overdose dans la nuit) qui viennent bousculer d’éphémères certitudes. À ce titre, l’utilisation du fondu enchaîné est assez remarquable, car il confère au film cet aspect de dissolution du temps et des lieux propre aux rêves. Avec comme illustration pertinente de ce procédé les plans mettant en scène une multitude de personnages s’ébattant à divers endroits du château, et où le passage d’une pièce à une autre se fait en fondus, renforçant ainsi l’impression hallucinatoire de vivre quelque chose qui aurait dû rester à l’état de construction fantasmatique. L’utilisation des éclairages participe à ce sentiment de temps suspendu, de lieux indéterminés. La séquence de la soirée chez les Ziegler au début du film est emblématique de cette impression. Les deux personnages se trouvent dans la même maison et pourtant le lieu paraît si vague (avec ses éclairages très clairs et une atmosphère embrumée, de longs couloirs labyrinthiques) qu’on ne peut concevoir qu’ils puissent se croiser en situation de tentation adultérine. Par ailleurs, l’intérieur de l’appartement du couple est soumis à d’étranges lumières de couleurs bleues antiréalistes, et les rues, les bars sont éclairés de manière diffuse, soutenant l’idée de nuits d’errance, sans fin. Bill déambule dans les rues de New-York, tel un somnambule, qui à la fois rêve et est éveillé.

 

 

 

 

 

Désir/rituel et hypnose

 

La scène de l’aveu d’Alice au sujet de l’officier constitue le cœur du film, révélant les ambiguïtés de son désir autour d’un beau dilemme…Le lendemain de cette rencontre, elle ne savait plus si elle avait peur que l’officier soit parti, ou qu’il soit toujours là. Ce récit revêt la fonction de catalyseur des frustrations trop longtemps dissimulées du couple, et déclenche chez Bill ce besoin de mise à exécution de ses propres pulsions de désir. Tout au long de cette nuit, Bill imagine sa femme couchant avec cet officier, en un fantasme contrarié en noir et blanc, se réappropriant l’objet du désir de sa femme sous la forme d’une pensée vengeresse, et d’un songe qu’il voit se matérialiser dans la réalité ou comme l’écrit superbement Gérard de Nerval dans Aurélia « l’épanchement du songe dans la réalité ». La répétition de ce procédé induit le fait que Bill est littéralement hypnotisé par cette pensée. Tout comme il l’est par ces femmes nues qui se présentent à ses yeux masqués en préambule à la soirée orgiaque. La séquence prend alors la forme d’un rituel profane qui se réapproprie des éléments de la religion chrétienne (prêtre, encens, orgue), et où le désir revêt un rôle essentiel, jouant sur la dissimulation du regard, opposée à l’exposition de corps nus à la beauté inaccessible. Cette scène fait écho à un rituel d’ordre différent que l’on peut voir au début du film. Kubrick monte en parallèle deux scènes : le matin, Alice est avec sa fille pendant que Bill est au travail. Le rituel est ici on ne peut plus banal (les préparatifs du matin), mais la scène contient déjà, en substance, des éléments qui interviendront plus tard. Tout d’abord, les préparatifs d’Alice ne sont pas mis en scène de façon innocente : on la voit enfiler un soutien-gorge, les fesses nues, le dos cambré, face au miroir. Et Kubrick a l’ingéniosité de monter en parallèle ce plan, qui suscite un certain désir chez le spectateur, avec un autre où Bill examine une patiente, nue elle aussi, mais pour laquelle le spectateur n’éprouve rien. La raison en est simple : nous sommes dans un cabinet médical, et Bill l’avouera plus tard, un médecin qui fait son travail trouverait malsain d’éprouver un désir quelconque pour sa patiente. Cette séquence a le mérite de synthétiser de manière intelligente l’enjeu de départ du film, en le faisant transiter par le corps du spectateur : Bill n’est plus conscient de son désir pour Alice, et il assimile la matière charnelle de ses patientes, pour lesquelles il ne ressent qu’un intérêt froid, à celle de sa femme. Ce rite machinal de la consultation est en opposition radicale avec celui que Bill découvrira dans le château, et qui remettra en place une excitation et une valeur charnelle des corps. D’ailleurs, à travers le masque, les yeux de Bill brûlent de désir, et même lorsqu’une femme masquée le sommera de s’enfuir, il restera comme hypnotisé par ce qu’il est en train de voir.

 

La notion d’hypnose joue d’ailleurs le rôle d’un motif récurrent dans l’intrigue. Au début du film, à la soirée chez les Ziegler, Bill est appelé d’urgence à l’étage car une prostituée fait une overdose dans la salle de bain. Il la trouve affalée dans un fauteuil, et tente de la sortir de sa léthargie par des mots. Il l’appelle. Il lui demande si elle peut l’entendre. La jeune femme remue un peu la tête. Bill continue à lui parler et lui demande progressivement d’ouvrir les yeux et de le regarder. Kubrick introduit ici un élément strictement non réaliste, puisque Bill soigne une overdose comme on sortirait une personne d’un état d’hypnose en lui parlant tout simplement, en lui demandant d’ouvrir les yeux. Pendant ce temps, Alice est à l’étage du dessous, et danse dans les bras d’un séducteur hongrois. Elle est totalement sous son charme. Alice revient à la raison à la fin de la séquence, lorsque la conversation s’orientera vers son mari, comme si la suggestion de son mariage induisait un retour à l’état de veille normal. L’alcool et la drogue sont dans cette séquence les provocateurs de l’état d’hypnose et, dans le cas de ses deux femmes, c’est le personnage de Bill qui est capable de les en sortir, par contrainte ou soumission. Mais tous obéissent à ce même état de fait : un peu plus tôt dans la soirée, Bill était en compagnie de deux mannequins qui voulaient l’emmener « au bout de l’arc-en-ciel ». Il fallut un appel pour l’overdose de la prostituée afin de réussir à le sortir de cet état léthargique. En somme, la fonction curatrice du médecin permet à chacun de s’extirper d’un état de tentation.

 

 

 

 

Le refoulé…L’inquiétante étrangeté…

 

Ces deux notions sont étroitement liées, y compris dans le texte de Sigmund Freud consacré à l’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche, 1919). Cette dernière est associée aux sentiments d’effroi, de peur et d’angoisse. Pourtant, cette inquiétante étrangeté provient d’un environnement familier, et est causée par l’altération de ce milieu ou l’intrusion d’un élément nouveau : « Cela nous rappelle que ce terme de heimlich n’est pas univoque, mais qu’il appartient à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé. » Autrement dit, l’inquiétante étrangeté s’assimile à tout ce qui est inconnu à l’intérieur d’une structure familière. Et c’est ici que la mécanique du récit d’Eyes Wide Shut prend tout son sens. Fondée sur un principe de construction mêlant rêve/fantasme et réalité, autrement dit le dissimulé/caché et le familier, le film opère par surgissements successifs à la surface de la réalité de ce que l’on appelle le refoulé. Cette remontée vers la conscience est symbolisée à la fin du film par ce masque, celui porté par Bill à l’orgie, posé sur l’oreiller à côté d’Alice qui dort, et qui l’entraîne à tout avouer à sa femme sur ces aventures nocturnes. L’irruption de ce masque dans le lit du couple fait appel à cette inquiétante étrangeté, par son intrusion dans le milieu le plus familier, le plus intime, la chambre à coucher. Pourtant, ce masque est déjà un élément familier pour Bill, mais c’est le mystère de son apparition qui provoque cette angoisse caractérisant l’étrangeté. Car le masque est symbole de tout ce que Bill a caché à Alice, et fait remonter à la surface son sentiment de culpabilité « L’étrangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti. » Le choix du morceau de piano intitulé Musica Ricercata II Mesto, Rigido e Cerimonale par György Ligeti se révèle être un élément déterminant participant à cette impression d’inquiétude, avec ses notes sèches et menaçantes, conférant une ambiance lourde et étouffante.

 

À la fin du film, Bill et Alice se trouvent dans un magasin de jouets pour que leur fille choisisse ses cadeaux de Noël. Ils ont une conversation sur la valeur de leur engagement, et s’estiment reconnaissant d’avoir survécu à leurs aventures, « qu’elles aient été rêvées ou non ». Et la dernière phrase du film est loin d’être anodine. Alice dit à Bill : « Et maintenant, il y a une chose très importante que nous devons faire : baiser. » Cette phrase renvoie au soir de leur dispute, ou Alice avouait à Bill son désir pour l’officier. Si la conversation n’avait pas dérapé, ils auraient fait l’amour. Mais rien n’aurait été provoqué, rien ne se serait révélé, ils n’auraient pas maintenant « les yeux grands ouverts » (ou, comme le dit Albertine dans la nouvelle : « À présent, nous sommes sans doute éveillés pour longtemps. »). Ce qu’Alice entend par cette dernière phrase, c’est un retour à la normale de leur relation, c’est un « reprenons là où nous nous sommes perdus », mais en tirant des conclusions de ce que nous avons vécu. Elle entend également un retour de son mari vers la proximité de son sexe, en conjurant la dispute qui l’en avait éloigné. Les fantasmes avoués par Alice avaient inquiété Bill, et provoqués un trouble venu enrayer la bonne marche du foyer. « Il advient souvent que des hommes névrosés déclarent que le sexe féminin est pour eux quelque chose d’étrangement inquiétant. » En définitive, et c’est là que se trouve le message facétieux du film, prolongeant la trace de ce sourire énigmatique qui caractérisait Kubrick : le sexe, le désir, les fantasmes, la tentation, tout ce qui semble relever de l’infidélité, restent les meilleurs véhicules de la longévité en amour.

 

 

 

 

Dans la filmographie de Kubrick, Eyes Wide Shut apparaît comme une œuvre aussi hétéroclite que nécessaire, cinéaste réputé pour sa froideur et son intellectualisme, se tourner ainsi vers le désir et l’irrationnel à de quoi étonner, comme si en fin de carrière Kubrick avait décidé de prouver qu’il pouvait traiter de ce qu’on lui avait toujours reproché de manquer, c’est-à-dire d’émotion, mettant en scène l’intime comme auparavant il avait filmé l’aube de l’humanité, avec la même ampleur et le même souffle épique. Contrairement à ses films précédents, des leçons de cinéma sur le genre (l’horreur et Shining, le film de guerre et Full Metal Jacket, le film historique et Barry Lyndon, etc.), il est impossible d’associer un genre précis à Eyes Wide Shut en s’adressant à la volatilité des sentiments, Kubrick ne pouvait qu’opter pour une forme tout aussi mouvante, flottant entre le drame psychologique et le suspense onirique, le film se maintenant toujours dans l’incertitude d’un entre-deux pour mieux se plonger dans le fantasme et l’inconscient, mettant ainsi à nu ce qui restait souterrain dans les œuvres précédentes.

 

« Je trouve fascinant que son film le plus vaporeux et insaisissable ne soit lui-même pas totalement terminé, avec une part d’incertitude, dont on ne connaîtra jamais vraiment la fin. »

 

 

 

 

 

 

PROFONDEUR DE L’ÂME

 

Wide Shut ne parle pas que d’une relation, il parle de toutes les forces et influences extérieures qui définissent cette relation. Il parle de l’éternel chassé-croisé entre les principes masculin et féminin dans un monde confus et décadent. De même, plus important, il parle du groupe qui gouverne ce monde moderne, l’élite secrète qui canalise ce combat entre les principes masculin et féminin de manière spécifique et ésotérique. Le film pourtant n’explique rien clairement. Comme tout grand art, les messages sont communiqués au travers de subtils symboles et de mystérieuses énigmes. Stanley Kubrick est mort de manière inattendue juste cinq jours après avoir soumis le découpage final du film à la Warner Bros, faisant de Eyes Wide Shut son chant du cygne. Du fait que Eyes Wide Shut parle d’une société secrète occulte qui élimine ceux qui croisent son chemin, certaines théories ont émergé sur la mort de Kubrick et sa nature suspecte. En a-t-il trop révélé au public et trop tôt ?

 

 

 

CHAPITRE UN



LE COUPLE MODERNE…

Les vedettes de Eyes Wide Shut ont formé « le » couple de l’année 1999. Tom Cruise et Nicole Kidman. Ceux qui attendaient du film une sorte d’expérience de voyeurisme montrant des scènes érotiques du couple ont été probablement désappointés. Les spectateurs ont plutôt vu un couple froid, égoïste et profondément insatisfait, couple qui semble être lié non par pur amour, mais par d’autres facteurs, comme les convenances et les apparences. Bien que le couple soit très « moderne » et « distingué », les forces qui conservent l’union sont le résultat d’un comportement basique, primaire et presque animal. Si nous regardons le comportement instinctif des humains et des animaux, les mâles observent en priorité les femelles qui possèdent de bonnes qualités en tant que mères porteuses alors que les femelles recherchent un soutien de famille fort. Des réminiscences de ce comportement existent toujours aujourd’hui avec les hommes qui ont tendance à exposer richesse et pouvoir pour attirer les femmes alors que les femmes mettent en valeur leur beauté pour attirer les hommes. Dans Eyes Wide Shut, le couple suit parfaitement ce scénario instinctif. Le personnage de Tom Cruise s’appelle Dr Bill…comme le dollar (bill en anglais = billet). Plusieurs fois pendant le film, Dr Bill ou bien agite des billets ou son insigne de médecin sous le nez des gens pour obtenir d’eux ce qu’il désire. Bill fait partie de la classe aisée et ses relations au monde de la classe populaire sont souvent résolues avec de l’argent. Jouée par Nicole Kidman, Alice a perdu son travail dans le monde artistique et est aujourd’hui totalement entretenue par le salaire de son mari. Alors qu’elle vit très confortablement, Alice semble mener une vie extrêmement ennuyeuse de mère au foyer. Le nom Alice est très probablement une référence au principal personnage de Alice au pays des merveilles un conte de fées parlant d’une fillette privilégiée qui a une vie ennuyeuse et qui « traverse un miroir » pour se retrouver au pays des merveilles. Dans Eyes Wide Shut, Alice est souvent vue se regardant dans un miroir s’occupant de son apparence ou…recherchant peut-être quelque chose d’autre dans la vie. Bien que le couple montre des signes de fatigue, Bill et Alice mettent leurs « masques du bonheur » quand vient le moment d’assister à des manifestations sociales. Comme les gens de l’élite avec qui ils entrent en relation, il existe une grosse différence entre la façade qu’ils exhibent et la réalité. La photo de promotion du film présente Alice embrassant Bill tout en se regardant dans un miroir, presque comme si elle voyait une autre réalité. On montre souvent Alice devant un miroir qui se fait belle. Au début du film, presque tous ceux qui parlent d’elle mentionnent son aspect physique. Sa fille Héléna (nommée peut-être d’après Hélène de Troie, la femme la plus belle du monde) la copie. Pour faire attendre le chauffeur de taxi devant la résidence de l’élite, Dr Bill déchire un billet de cent dollars et promet de donner l’autre moitié à son retour. Le leitmotiv de Dr Bill est probablement «Tout le monde a un prix». Sa propre femme a-t-elle un prix ?

 

 

SE FROTTER À L’ÉLITE…

Bill et Alice se rendent à une soirée donnée par Victor Ziegler, l’un des riches patients de Bill. À en juger par la demeure de Victor, il n’est pas juste riche, il fait partie de l’ultra-élite. Alors que sa soirée est très élégante et fréquentée par des gens cultivés, il ne faut pas longtemps pour que les spectateurs réalisent que cette façade cache une répugnante face sombre. Également, de petits détails introduits par Kubrick laissent entendre qu’il y a un lien entre la soirée et le rituel occulte qui se passe plus loin dans le film. Introduits dans la soirée, la première chose que nous voyons, c’est cette bizarre décoration de Noël. On retrouve cette étoile à huit branches dans toute la maison. L’étoile dans la maison de Zeigler est presque identique à l’ancien symbole de l’étoile d’Ishtar. Connaissant l’attention aux détails de Kubrick, inclure l’étoile d’Ishtar dans cette soirée n’est pas accidentel. Ishtar est la déesse babylonienne de la fertilité, de l’amour, de la guerre et surtout, de la sexualité. Son culte sous-entendait une prostitution sacrée et des actes rituels deux éléments que nous voyons clairement plus loin dans le film. Les babyloniens donnaient le samedi à Ishtar des offrandes de nourriture et de boisson. Puis ils se joignaient dans des actes rituels de relations sexuelles, qui invoquaient à leur tour la faveur d’Ishtar sur la région et son peuple pour promouvoir santé et fécondité durables. On considérait Ishtar elle-même comme une « courtisane des dieux » et elle avait de nombreux amants. Tout en étant inspirée au lit, elle se montrait aussi cruelle envers les hommes qui s’attachaient à elle. Ces concepts réapparaîtront constamment dans le film, spécialement avec Alice. Pendant la soirée, Bill et Alice vont chacun de leur côté et font tous deux face à la tentation. Alice rencontre un homme nommé Sandor Szavost qui lui pose des questions sur l’Art de l’Amour d’Ovide. Cette série de livres, écrite à l’époque de la Rome antique, était essentiellement un guide du « Comment tromper son partenaire », et il était populaire parmi l’élite de l’époque. Le premier livre commence avec une invocation à Vénus planète associée ésotériquement au désir. Chose intéressante, Ishtar (et ses équivalences dans d’autres cultures sémites) était considérée comme la personnification de Vénus. Sandor boit dans le verre d’Alice. Ce « truc » est tiré droit de l’Art de l’Amour d’Ovide. Il envoie à Alice un message pas vraiment subliminal « Je veux échanger des fluides avec vous »…Le nom Sandor pourrait être une référence au fondateur de l’Église de Satan, Anton Szandor Lavey. Est-ce une façon pour Kubrick de dire que cet homme, qui presse Alice de tromper son mari, fait partie de l’élite occulte et de ses manières décadentes ? Cet hongrois est apparemment instruit en programmation neuro-linguistique car il hypnotise presque Alice avec ses phrases bien calculées sur la futilité du mariage et la nécessité de mener une vie de plaisir. Pendant ce temps, Bill discute avec deux mannequins séductrices qui lui disent qu’elles veulent l’emmener « où finit l’arc-en-ciel ». Bien que la signification de cette phrase énigmatique ne soit jamais expliquée avec précision dans le film, les symboles parlent d’eux-mêmes.

 

Le nom du magasin où Bill loue son costume s’appelle « Arc-en-ciel » (Rainbow). Celui en dessous « Sous l’arc-en-ciel ». Kubrick essaie de dire quelque chose…Quelque chose impliquant des arc-en-ciel. Presque à chaque fois que Bill entre dans une pièce, les premières choses que nous voyons sont des illuminations de Noël multicolores. Les illuminations de Noël sont parfois le point de mire. Contrastant vivement avec le reste du film, Sommerton est complètement dépourvu de lumières multicolores. Tout ce qui fait cet endroit est en totale opposition avec le « monde extérieur ». Dans Eyes Wide Shut, il existe donc deux mondes…Le « monde de l’arc-en-ciel » avec les lumières de Noël, où errent les masses, essayant de joindre les deux bouts et l’autre monde…« Où se finit l’arc-en-ciel » où l’élite se rassemble et accomplit ses rituels. Le contraste entre les deux mondes donne un sentiment de division presque insurmontable entre eux. Plus loin, le film nous montrera clairement comment ceux du « monde de l’arc-en-ciel » ne peuvent pénétrer dans l’autre monde. Quand les mannequins demandent à Bill d’aller « où se finit l’arc-en-ciel », elles parlent probablement d’aller « où l’élite se rassemble pour pratiquer des rituels ». Cela pourrait signifier aussi qu’elles ont été dissociées en esclaves de programmation Beta. On trouve plusieurs références au contrôle de l’esprit Monarque dans le film. Les femmes qui prennent part aux rituels de l’élite sont souvent des produits Illuminati du contrôle de l’esprit. Dans le vocabulaire MK Ultra, « aller au-dessus de l’arc-en-ciel » veut dire se dissocier de la réalité et faire entrer une autre personne. Les mannequins demandent à Bill de quitter « le monde de l’arc-en-ciel » (il y a un arbre de Noël derrière elles) et s’autoriser les rituels de débauche de l’élite occulte.

 

 

DERRIÈRE LE RIDEAU…

Le flirt de Bill avec les mannequins est interrompu quand Ziegler le fait venir dans sa salle de bains. Nous y découvrons un premier aperçu de « où se termine l’arc-en-ciel » la sombre vérité sur l’élite. Bill retrouve Ziegler dans sa gigantesque salle de bains. L’homme est en train de s’habiller et il y a avec lui une femme nue inconsciente… qui n’est pas sa femme. Si on revient un peu en arrière, quand Bill et Alice sont arrivés à la soirée, ils ont été accueillis par Ziegler et sa femme dans une pièce remplie d’illuminations de Noël. Nous avons vu deux couples respectables parlant de choses respectables dans une pièce emplie de lumières féeriques. Mais quand Bill se rend « où se termine l’arc-en-ciel » (remarquez qu’il n’y a pas d’illuminations dans la salle de bains), nous découvrons la réalité Ziegler avec une esclave de programmation Beta qui a pris une overdose de barbituriques. Quand la femme sort de son inconscience, Ziegler lui parle d’une étrange manière paternaliste, insistant sur le fait qu’il est le maître et qu’elle est l’esclave. Le cadre luxueux de cette scène est une manière pour Kubrick de dire qu’une très grande richesse ne veut pas forcément dire une haute moralité. Ziegler presse ensuite Bill de garder secret tout ce qu’il vient de voir. Le monde « où finit l’arc-en-ciel » ne doit jamais être révélé au monde extérieur. Il fonctionne dans son propre espace, possède ses propres règles et dépend de l’ignorance des masses.

 

 

REMISE EN QUESTION DU MARIAGE…

Tout en rejetant finalement les avances de Sandor, Alice a ressenti néanmoins un intérêt à celles-ci. Le jour suivant, Alice dit à Bill qu’elle aurait pu le tromper pendant la soirée. Quand Bill dit à sa femme qu’il l’aime et lui fait confiance, elle change complètement. Puis elle commence à lui raconter qu’elle a failli une fois le tromper avec un officier de marine qu’elle avait rencontré dans un hôtel. Cette révélation cruelle fait ressortir le côté « Ishtar » d’Alice car elle entraîne chez son mari des sentiments de jalousie, d’insécurité, de trahison et même d’humiliation. En bref, Alice a rassemblé tout ce qui est négatif pour faire éclater la « bulle d’amour » de Bill. Cette prise de conscience pousse Bill à s’embarquer dans un étrange voyage autour de New York qui contient plusieurs niveaux de signification. Cette nuit étrange le conduira finalement à l’exact opposé d’une relation monogame à des copulations anonymes, masqué, avec des étrangères, dans un cadre rituel.

 

 

CONCLUSION / PREMIER CHAPITRE…

 

La première partie de cette série sur Eyes Wide Shut a donné un aperçu sur Bill et Alice, couple moderne qui a le « privilège » de se mêler à l’élite de New York. Bien que tout semble super à la surface, Kubrick dit rapidement aux spectateurs de ne pas se faire tromper par les apparences et de ne pas être impressionné par des exhibitions de richesse. Parce que, derrière le « monde de l’arc-en-ciel », existe une réalité sombre et perturbante, que Kubrick expose de manière subtile au cours du film. Bill et Alice ne sont que des « invités » dans le cercle de l’élite, mais ils sont néanmoins fascinés et attirés par lui. Ils voient dans ce mode de vie une manière de combler leurs besoins obscurs et secrets. Dans la prochaine partie de cette série, nous verrons la signification occulte du voyage de Bill, récit raconté par de subtils symboles saupoudrés tout au long du film.

 

 

 

 

 

CHAPITRE  DEUX



Dans la première partie de cette série sur Eyes Wide Shut, nous avons porté notre attention sur les principaux personnages du film et sur le monde symbolique que Kubrick a créé autour d’eux. Nous avons vu que Bill et Alice Hartford sont un couple marié de la haute société non exempt des tentations de l’adultère. Nous avons vu aussi que le couple était en contact avec le « gratin » new-yorkais et ses manières décadentes un monde qui fascine Bill, mais qui possède un côté sombre, caché au public. Parlons de la partie la plus déstabilisante du film…Le rituel de la société secrète. Quand Bill apprend que sa femme a envisagé de le tromper, il s’embarque dans une étrange série de rencontres, et aboutit finalement dans une luxueuse maison de Long Island où il rencontre un rassemblement d’individus masqués partageant un rituel occulte. Comme il n’a jamais été initié dans cette société secrète, Bill ne supposait même pas que cela puisse exister, le laissant seul témoin de l’une de ces « rencontres ». Comment a-t-il donc découvert cette chose ?

 

 

NICK NIGHTINGALE…

Dans son étrange nuit, Bill rencontre son vieil ami Nick Nightingale dans un café-jazz. Le joueur professionnel de piano révèle à Bill qu’il est parfois engagé par des gens mystérieux pour jouer, les yeux bandés, dans de mystérieuses soirées remplies de jolies femmes. Ce croustillant élément d’information intrigue Bill au plus haut degré parce que, depuis la conversation avec sa femme, il semble rechercher une certaine…expérience. Nick fait finalement une grosse erreur en acceptant de fournir à Bill toutes les informations nécessaires pour accéder au lieu. Un nightingale (le rossignol, traduit mot à mot signifie « tempête nocturne ») est un genre d’oiseau connu pour chanter la nuit, juste comme Nick Nightingale « chante » l’information secrète au début de la nuit fatale de Bill. Le mot de passe pour pénétrer dans le rituel est « Fidélio », ce qui signifie « fidélité », le thème central du film. Plus important, comme le souligne Nightingale, « Fidélio » est le nom d’un opéra écrit par Beethoven (Unique opéra composé par Beethoven et écrit en 1804) qui parle d’une femme qui se sacrifie pour arracher à la mort son mari prisonnier politique. Ce mot de passe annonce en fait ce qui va se passer pendant ce rituel. Après avoir obtenu les détails par Nightingale, Bill loue un costume dans un magasin du nom de « Arc-en-ciel »… et se dirige vers Somerton, la résidence où se passe la soirée.

 

 

L’ÉLITE OCCULTE…

Le rituel occulte se déroule à Somerton, Long Island. L’édifice qui a servi à filmer la scène extérieure est Mentmore Towers au Royaume-Uni. L’endroit choisi pour filmer les scènes avec l’élite est tout à fait intéressant. Mentmore Towers a été construit au 19ème siècle comme maison de campagne pour un membre d’une famille de l’élite la plus célèbre au monde, les Rothschild. En choisissant cet endroit, Kubrick voulait-il tenter de montrer à ses spectateurs les équivalents « grandeur nature » de l’ultra-élite montrée dans le film ? Coïncidence, le nom de celui qui met Bill en relation avec l’élite, Victor Ziegler, est d’origine germano-juive, comme les Rothschild. On sait que les Rothschild prennent part en réalité à des soirées masquées semblables à celles montrées dans Eyes Wide Shut. Connues grâce aux photos prises dans une soirée donnée par Marie-Hélène de Rothschild et le baron Alexis de Redé pendant une soirée en 1972. Les invitations ont été imprimées avec une écriture inversée. On se demande si cette soirée a « dégénéré » en quelque chose ressemblant à ce qu’on voit dans Eyes Wide Shut. Un couple portant des masques vénitiens se tourne lentement vers Bill et hoche la tête d’une manière très étrange. Est-ce Ziegler et sa femme ? Peut-être. Kubrick aime conserver un certain mystère. À l’origine, les masques vénitiens se portaient du temps de la Renaissance italienne à Venise et étaient un moyen pour l’élite de l’époque de se livrer à la débauche sans peur des représailles. Bien qu’on ne puisse être parfaitement sûr de l’origine précise de la tradition du port d’un masque, la théorie qui prévaut serait celle-ci…

 

AU DÉBUT DE LA RENAISSANCE ITALIENNE, VENISE ÉTAIT UN EMPIRE MARCHAND EXTRÊMEMENT RICHE ET PUISSANT. SA POSITION SUR LA MER MÉDITERRANÉE LUI OFFRAIT UNE QUANTITÉ D’OPPORTUNITÉS COMMERCIALES EN EUROPE, EN AFRIQUE DU NORD ET EN ASIE MINEURE, ET SA FLOTTE PROSPÈRE LUI PERMETTAIT D’EXERCER UNE FORCE MILITAIRE NÉCESSAIRE À LA DÉFENSE DE SES VASTES RICHESSES. DANS UN ÉTAT-CITÉ SI FLORISSANT, IL N’EST PAS ÉTONNANT QUE LA SOCIÉTÉ VÉNITIENNE SOIT OBSÉDÉE PAR LA NOTION DE CLASSE SOCIALE ET QU’ELLE SOIT STRUCTURÉE EN COUCHES TRÈS RIGIDES. LE STANDING DE L’INDIVIDU ÉTAIT IMMENSÉMENT IMPORTANT POUR LA REPRÉSENTATION DE SA FAMILLE TOUTE ENTIÈRE ET DONC NATURELLEMENT IL EXISTAIT UNE PRESSION ÉNORME ET ÉTOUFFANTE POUR SE COMPORTER EN ACCORD AVEC LES MŒURS SOCIAUX GOUVERNANT LE STATUT SOCIAL. LES VÉNITIENS, SELON CETTE THÉORIE, ADOPTÈRENT LA COUTUME DE PORTER DES MASQUES ET AUTRES DÉGUISEMENTS PENDANT LA SAISON DU CARNAVAL COMME MOYEN D’ALLÉGER L’ORDRE SOCIAL RIGIDE. SOUS UN MASQUE ANONYME, LES CITOYENS DE VENISE POUVAIENT LEVER LEURS INHIBITIONS SANS PEUR DES REPRÉSAILLES. LES MASQUES DEVINRENT SI POPULAIRES QUE LES MASCHERARI (FABRICANTS DE MASQUES) DEVINRENT UNE CONFRÉRIE VÉNÉRÉE DE LA SOCIÉTÉ VÉNITIENNE. CEPENDANT, LA CÉLÉBRITÉ DU CARNAVAL VÉNITIEN S’ÉTANT RÉPANDUE, DE PLUS EN PLUS D’ÉTRANGERS VENAIENT ASSISTER CHAQUE ANNÉE AUX FESTIVITÉS. LES CÉLÉBRATIONS DU CARNAVAL DEVINRENT DE PLUS EN PLUS DÉSORDONNÉES ET DÉBAUCHÉES AU FIL DES ANS JUSQU’À LEUR DÉCLIN AU 18ÈME SIÈCLE.

 

 

 

LE RITUEL…

Quand Bill entre à Somerton, tout change dans le film. Il n’y a plus d’illuminations de Noël ni de décorations kitsch. Remplaçant les bavardages incessants, tout devient calme et silencieux. Regardant fixement la caméra (et les spectateurs du film), des masques effrayants silencieux mais pourtant des rappels perturbants des « vrais visages » de l’élite. Remarquez que le masque multi-face sur la gauche est semblable à celui porté pendant la soirée royale ci-dessus. La musique du film change aussi radicalement. L’air qu’on entend en bruit de fond s’appelle « Incantations inversées », elle fait partie d’une liturgie roumaine orthodoxe interprétée à l’envers. L’inversion ou le renversement d’objets sacrés est typique de la magie noire et des rituels sataniques. Avec cette liturgie chrétienne interprétée à l’envers juste avant des fornications est le moyen pour Kubrick de dire que l’élite est rien moins que satanique. Nick Nightingale interpréte « Incantations inversées », signifiant que les gens du rituel entendent en fait cette musique et que le tout est chorégraphié dans ce but. Nightingale a les yeux bandés parce que le « profane » ne peut être témoin des rituels occultes de l’élite. Les scènes en intérieur de la soirée ont été filmées à Elveden Hall, une demeure privée au Royaume-Uni conçue comme un palais indien. Quand les « festivités » commencent, un chant tamil appelé « Migration » est joué en musique de fond, ajoutant à l’atmosphère indienne. Cette atmosphère indienne particulière, combinée aux scènes lascives dont Bill est témoin en parcourant la demeure, met l’accent sur la partie la plus importante mais la plus secrète du film, le yoga tantrique et ses dérivés dans l’occultisme occidental, la sexualité magique. Ce dernier concept a été « importé » par l’occultiste britannique Aleister Crowley et se trouve aujourd’hui au centre des enseignements de diverses sociétés secrètes.

 

Les liens d’Aleister Crowley avec le yoga et le tantra indiens étaient aussi importants que complexes. Crowley avait une expérience directe de certaines formes de ces pratiques et était un familier de la littérature contemporaine sur ces sujets, il écrivit beaucoup à leur sujet, et ce qui est peut-être le plus important il les mit en pratique. Dans son appréciation de la valeur du Tantra, il était en avance sur son temps, qui considérait le Tantra comme une forme dégénérée de l’hindouisme. Il déclarait par contre que « aussi paradoxal que puisse paraître le tantrisme, c’est en réalité le plus évolué de l’hindouisme ». L’influence de Crowley par son apport des traditions ésotériques orientales, particulièrement les traditions indiennes, en occident s’étend aussi à un ajout des éléments de yoga et de tantra dans la structure et le programme de deux ordres magiques influents. L’OTO est toujours extrêmement influent dans les cercles de l’élite et touche les plus hauts niveaux de la politique, du monde des affaires et même de l’industrie du spectacle. Au cœur de ces ordres on trouve Théléma, une philosophie créée par Aleister Crowley qu’il a résumé en disant « Fais ce que tu voudras ». Cette phrase est en fait une traduction du « Fais ce que tu voudras » devise d’une célèbre société secrète du 18ème siècle, le Hellfire Club littéralement « club du feu de l’enfer ». On disait des clubs Hellfire qu’ils étaient « des lieux de rencontres de ‘personnes de qualité’ qui souhaitaient prendre part à des actes immoraux et dont les membres étaient souvent impliqués dans la politique ». Selon plusieurs sources, leurs activités comprenaient des imitations de cérémonies religieuses, une adoration du diable et des rituels occultes. Bien que les détails restent vagues concernant ce club élitiste, il était connu pour pratiquer des rituels sataniques élémentaires comme prélude aux nuits de fornication. Ces actes n’étaient pourtant pas juste « pour s’amuser » ou pour « choquer les gens » comme certaines sources pourraient le prétendre, les membres étaient des initiés des mystères occultes et leurs rituels étaient basés sur d’anciens rites impliquant des invocations et d’autres formes de magie noire. En bref, bien que Kubrick ne nomme jamais réellement la société secrète infiltrée par Bill, il y a suffisamment d’indices pour comprendre à quel genre de club il se réfère. Le plus important est de dire aux spectateurs…Ces sociétés existent toujours …et elles sont plus puissantes que jamais.

 

 

SES PARTICIPANTS…

Le rituel commence avec un grand prêtre, habillé de rouge, en train de pratiquer un cérémonial de routine. Il se tient au centre d’un « cercle magique » formé par des jeunes femmes qui ressemblent beaucoup à des esclaves Beta Kitten (chatons). Plus tard, lorsque Bill est démasqué, un autre cercle magique est formé. Le cercle magique est un concept utilisé dans les rituels magiques durant les invocations. La position des gens dans cette scène rappelle les cercles magiques. À droite : un cercle magique comme il figure sur d’anciens grimoires. La dernière scène du film se passe dans un magasin de jouets endroit empli d’objets hautement symboliques. Ici, Héléna Hartford passe à côté d’un jouet dont le nom est Cercle Magique ce qui montre que des éléments de l’élite occulte s’insinuent par le biais de la culture populaire, mais qu’ils ne sont pas remarqués par ceux qui ont « les yeux grand fermés ».

 

 

AMANDA…

Au début du rituel, l’une des esclaves Beta va vers Bill et le pousse à quitter la maison avant qu’il ne soit pris. Nous apprenons finalement que c’est Amanda, la jeune femme qui s’était évanouie dans la salle de bains de Ziegler. Quand Bill se fait prendre et qu’il est démasqué par le grand prêtre, Amanda apparaît à un balcon d’une manière très théâtrale et dit au grand prêtre qu’elle veut prendre sa place, sur un ton qui touche au drame rituel. Le prêtre répond alors « Es-tu sûre de comprendre à quoi tu t’engages en faisant ceci ? » Ce qui implique qu’elle subira à plusieurs reprises des maltraitances et sera ensuite sacrifiée. Le jour suivant, Bill découvre le réel pouvoir de cette société secrète. Bill découvre dans un journal qu’on a trouvé Amanda morte dans une chambre d’hôtel suite à une overdose. Ce meurtre ritualisé déguisé en overdose ressemble beaucoup aux nombreuses morts rituelles de célébrités déguisées en overdose qu’on voit dans la vie réelle. Si on fait un arrêt sur image pour lire les nouvelles concernant Amanda, nous apprenons d’importants détails sur ce qu’elle a vécu (intégration classique de Kubrick d’une intrigue secondaire cachée). Pour ceux « qui savent », l’article décrit parfaitement la vie d’une esclave de programmation Beta de l’industrie du spectacle (comme Marilyn Monroe). Nous apprenons en fait qu’Amanda était « perturbée émotionnellement » dans son adolescence et qu’elle a subi des « traitements » (mot codé pour programmation MK, peut-être?), qu’elle avait « des amis importants dans le monde de la mode et du spectacle », et qu’elle a eu une « aventure » avec un créateur de mode renommé qui a été embobiné par ses prestations privées provocantes « (comportement typique d’une Beta Kitten). Ce que l’article ne mentionne pas, comme par hasard, est qu’elle vendait son corps aux gens de l’élite et servait pour leurs rituels occultes. Comme c’est le cas pour les Beta Kittens qui deviennent « décevantes », elle a été éliminée par ceux qui contrôlaient sa vie. L’article raconte qu’elle a été vue pour la dernière fois en train d’être ramenée dans sa chambre d’hôtel par deux hommes et qu’elle « riait bêtement » (droguée et dissociée ?). Comme pour les sacrifices faits dans la vie réelle par l’élite, on cite l’overdose comme cause de la mort.

 

 

LE GRAND PRÊTRE…

Habillé de rouge, le grand prêtre siège sur un trône qui représente un très important symbole : un aigle couronné. L’aigle à deux têtes est l’un des plus anciens et des plus célèbres symboles de la Franc-Maçonnerie. Un aigle à deux têtes couronné symbolise le 33ème degré de la Franc-Maçonnerie, le plus haut degré accessible. Kubrick insinue-t-il que le grand prêtre est un franc-maçon du 33ème degré ? Comme pour les autres participants du rituel, l’identité réelle du grand prêtre n’est jamais révélée. Kubrick a pourtant laissé quelques indices laissant entendre son identité et sa relation avec Amanda. Dans les crédits à la fin du film, on trouve sur la liste que le rôle du grand prêtre est joué par « l’assistant directeur » du film, Léon Vitali. En lisant soigneusement l’article du journal mentionné ci-dessus, Léon Vitali est le nom du créateur de mode londonien avec lequel Amanda a eu une « aventure ». De plus, le grand prêtre a un accent anglais facilement reconnaissable. Nous pouvons donc déduire que le grand prêtre est le créateur de mode. Cette intrigue secondaire cachée est intéressante car elle révèle la vraie nature de l’industrie de la mode et du spectacle. Des individus de haut rang dans ces domaines sont initiés dans des sociétés occultes secrètes et font commerce d’esclaves MK Ultra.

 

 

LE POUVOIR DE LA SOCIÉTÉ SECRÈTE…

Quand Bill est découvert par le grand prêtre, il est averti que lui et sa famille paieraient toute transgression. Le jour suivant, il réalise qu’il est suivi par des gens bizarres et il en devient paranoïaque. Le gros titre de ce journal est « Heureux d’être resté en vie ». Ce qui s’applique à Bill. Se déroulant dans la salle de billard de Ziegler, les échanges entre les deux hommes sont plus intenses que la partie de billard. Bien que Bill soit un médecin aisé, il ne fait pas partie de l’élite. L’attitude de Ziegler envers Bill le fait clairement sentir. Alors que Ziegler semble vouloir être honnête et droit envers Bill, nous comprenons qu’il essaie simplement de cacher la laide vérité. Après tout, Bill est un « outsider ». Il dit à Bill…Je ne pense pas que vous réalisiez dans quel pétrin vous vous êtes fourré la nuit dernière. Qui pensez-vous avoir vu ? Ce n’était pas de simples gens ordinaires. Si je vous disais leur nom et je ne le vous dirai pas mais si je le faisais, je ne pense pas que vous passeriez une bonne nuit. Ziegler admet donc que les gens qui ont assisté au rituel étaient de haut niveau, bien connus et influents. Kubrick nous fait ainsi comprendre que les plus riches et les plus puissants décideurs du « monde réel » se rencontrent dans ce genre de rituel…et que ces rituels sont inaccessibles au profane. Quand Bill mentionne Amanda, Ziegler se met sur la défensive et répond « C’était une pute » voulant dire qu’elle était une esclave Beta dont on pouvait facilement disposer. Ziegler dit ensuite à Bill que tout ce qui s’est passé pendant le rituel était une farce pour lui faire peur, et Bill réplique…« Vous dites que c’est une farce. C’est quoi ce genre de putain de farce qui se termine par la mort ? » Ce qui souligne la différence fondamentale entre ce que perçoit le public des rituels occultes et ce qui se passe réellement. Les gens ordinaires sont amenés à penser que ces rituels de l’élite ne sont rien de plus que des rencontres bizarres entre gens oisifs. En réalité, ces rituels élaborés s’accompagnent souvent de tentatives réelles de magie noire, de réels sacrifices sanglants et d’autres actes horribles. Puis Ziegler raconte à Bill le même genre de truc diffusé par les médias quand quelqu’un a été sacrifié par l’élite, elle a fait une overdose, elle était droguée, ce n’était qu’une question de temps et la police n’y a rien trouvé de suspect.

 

 

CONCLUSION / DEUXIEME CHAPITRE…

 

La deuxième partie de cette analyse s’est concentrée exclusivement sur la société anonyme secrète et ses rituels sur laquelle Bill tombe par hasard. Bien que rien d’explicite ne soit montré aux spectateurs, le symbolisme, les indices visuels et même la musique de Eyes Wide Shut trahissent une facette de l’élite occulte rarement montrée aux masses. Non seulement le film dépeint les gens les plus puissants et les plus riches partageant des rituels occultes, il montre aussi comment ce cercle a aussi le pouvoir d’exploiter des esclaves, de traquer les gens et même de s’en sortir impunément avec les meurtres sacrificiels. Encore pire, les médias de masse sont complices en dissimulant leurs crimes. La société secrète du film ressemble de près à l’infâme club Hellfire, où des figures politiques célèbres se retrouvent pour participer à des soirées sataniques élaborées. De nos jours, l’OTO et autres sociétés secrètes semblables pratiquent toujours des rituels impliquant une énergie physique qui est perçue comme un moyen d’atteindre un état d’illumination. Ce concept, tiré du yoga tantrique, est au cœur de sociétés secrètes modernes et puissantes. Bien qu’aucune ne soit mentionnée réellement dans Eyes Wide Shut, le film tout entier peut être interprété comme un grand voyage « magique », caractérisé par un aller-retour entre des forces opposées, la vie et la mort, le désir et la souffrance, le masculin et le féminin, la lumière et les ténèbres, et ainsi de suite…se terminant en une gigantesque manifestation orgasmique conduisant à l’illumination. Cet aspect du film, accompagné d’autres détails cachés, sera analysé dans la troisième et dernière partie de cette série d’articles sur Eyes Wide Shut.

 

 

 

 

 

CHAPITRE TROIS

 

Dans cette dernière partie étudions le voyage de Bill dans son intégralité et sa signification ésotérique sous-jacente. Nous verrons comment le symbolisme déposé par Kubrick relie toutes les femmes du film, faisant des rencontres de Bill une exploration à plusieurs facettes du principe féminin. Les parties précédentes de Eyes Wide Shut n’étaient consacrées qu’à la société secrète découverte par Bill. Le club de l’élite, fréquenté par les gens les plus puissants du monde, trempe dans le satanisme, la magie noire et même les sacrifices rituels. Aidé par son ami Nightingale, Bill s’infiltre dans l’un des rituels occultes de la société et assiste à une cérémonie présidée par un grand prêtre. Puis s’ensuit une orgie. Ensuite j’ai expliqué comment dans la vraie vie, des sociétés secrètes, comme le Hellfire club et le O.T.O, pratiquent en fait ce genre de rituels. Les principes occultes qui y sont rattachés dérivent du yoga tantrique, où l’énergie est générée par une stimulation physique qui sert à atteindre un « état supérieur ». Ce concept fut réutilisé et peut-être corrompu par Aleister Crowley qui le nommait « Magie sexuelle ». Selon lui et ses adeptes, la connaissance de ce type de magie était le plus grand secret des anciennes sociétés secrètes et n’était dévoilé qu’aux plus hauts initiés. On ne trouve pourtant aucune mention (directe) de tout ceci dans Eyes Wide Shut. En fait, la cérémonie à laquelle assiste Bill, avec sa chorégraphie élaborée et sa musique glaçante, apparaît comme une pièce de théâtre grandiose, vide et factice qui n’existe que pour donner à des gens riches une sorte de raison mystique de se livrer à une débauche gratuite. Alors que Kubrick a dépouillé le rituel occulte de son côté ésotérique, de sa signification « magique », il y a fait baigner le film tout entier. En regardant le rythme du film, le voyage de Bill et les gens qu’il rencontre, il devient plus ou moins apparent que la « magie » ne se passe pas pendant le rituel lui-même, mais pendant toute la durée du film. Kubrick était-il initié à des secrets occultes ? Essayait-il de les communiquer par son film ? Regardons les concepts derrière le rituel.

 

 

ÉVEIL DE LA KUNDALINI…

Théodore Reuss était tout à fait catégorique…Le concept de magie par les forces de la reproduction semblerait provenir d’anciennes pratiques rituelles, car des traces de celui-ci peuvent être trouvées dans l’hindouisme, le taoïsme et dans les sociétés secrètes moyenâgeuses, comme celle des Chevaliers du Temple. Dans le monde occidental actuel, l’OTO serait, comme le prétendait Aleister Crowley et son acolyte, Théodore Reuss, l’héritier de ce mouvement. l’OTO était un groupe d’initiés aux mains desquels se concentrait la connaissance secrète de tous les ordres orientaux et de tous les degrés maçonniques existant. L’ordre avait « redécouvert » le grand secret des Chevaliers du Temple, la magie sexuelle, pas la simple clé de l’ancienne tradition hermétique égyptienne, mais celle de tous les secrets de la nature, de tout le symbolisme de la Franc-Maçonnerie et de tous les systèmes de religion. Tandis que les courtisanes sacrées étaient « particulièrement honorées » dans l’ésotérisme oriental, les ordres magiques actuels utilisent des esclaves sous programmation Beta et s’en débarrassent quand ils en ont fini avec elles. En bref, l’inverse exact de « particulièrement honorées ». La montée de la kundalini, concept derrière la magie tantrique, est parfaitement représenté par un dessin, la description du Baphomet d’Eliphas Lévi. Qu’est-ce que tout ceci a à voir avec Eyes Wide Shut ? En voyant dans le film un rituel impliquant des « courtisanes sacrées », il n’est fait nulle part mention d’un « éveil de la kundalini » durant tout le processus. Si nous regardons cependant de plus près le voyage de Bill dans sa totalité, du début à la fin du film, nous réalisons que le vrai rituel ne se passe pas dans la résidence de l’élite, mais dans la tête de Bill. Quand il rencontre de nouvelles femmes et qu’il est exposé à de nouvelles opportunités, sa kundalini s’éveille et Kubrick a ajouté des indices révélateurs.

 

 

LE FILM EN TANT QUE RITUEL…

Alors que Eyes Wide Shut semble ne parler que de sexualité, personne n’atteint jamais l’extase dans le film. Bien que Bill ait plusieurs occasions de satisfaire ses pulsions avec des femmes attirantes, cela n’arrive en fait jamais. Le film progressant, il y a cependant une augmentation manifeste du désir et de la concupiscence, mais Bill se débrouille pour les garder sous contrôle. Gérer cette « force vitale » est au cœur de la magie tantrique. Le film remémore constamment aux spectateurs ce processus à plusieurs reprises quand Bill imagine sa femme dans les bras de l’officier de la marine. Chaque flash est de plus en plus intense allant du baiser à une totale relation sexuelle. Pendant que le film avance, les flashs de l’infidélité d’Alice deviennent de plus en plus intenses. Vers la fin du film, elle est sur le point d’atteindre l’orgasme. Ces scènes reflètent l’éveil de la kundalini de Bill. Avoir ces flashs est cause de souffrance et ils rappellent aux spectateurs que le voyage de Bill a débuté avec souffrance et humiliation. Vers la fin du film, Bill est si excité qu’il se met à draguer et à « sauter » sur une totale inconnue, quelques minutes après l’avoir rencontrée. Bien que cette scène soit plutôt étrange et surréaliste, elle reflète sa « progression » dans le rituel. Les toute dernières scènes du film concluent et définissent le voyage de Bill. Après avoir parcouru New York et s’être excité par toute sorte de trucs, Bill se retrouve face à face avec sa femme et lui exprime combien il est « éveillé » maintenant. Avec sa « force vitale » rechargée à bloc, Alice termine le film par une phrase complétant le rituel…Je t’aime. Et tu sais, il y a quelque chose de très important que nous devons faire dès que possible. C’est quoi ? BAISER ! Terminer le film sur cette note particulière suggère que la totalité du voyage a été d’une intensité croissante, qui a conduit finalement à une extase « chargée de magie », le but de la magie de Crowley. Le voyage de Bill n’a pas été pourtant de tout repos. Pendant le déroulement du film, on voit de constants va-et-vient entre plaisir et souffrance, attraction et répulsion, vie et mort et ainsi de suite. La voie n’est que dualité et, juste comme les parquets des loges maçonniques sont carrelées de noir et blanc, le voyage de Bill consiste à marcher alternativement sur des carreaux noirs et blancs montrant la nature duelle de toutes choses.

 

 

ÉROS & THANATHOS…

La virée nocturne de Bill dans New York est caractérisée par de multiples rencontres avec le genre féminin chacune des femmes lui permettant de « guérir » son cœur brisé. Chaque rencontre porte aussi un aspect potentiellement destructeur, qui contre-balance sa séduction et son attrait. Alors que Bill espère procréer, il voit que ses pulsions engendrent souffrance et même mort. Le voyage de Bill est par conséquent un va-et-vient entre les deux impulsions de base de l’homme définies par Freud…Éros et Thanathos. Freud voyait en Éros l’instinct de vie, l’amour et la sexualité dans son sens le plus large et en Thanathos l’instinct de mort, d’agression. Éros est un moteur d’attraction et de reproduction. Thanathos de répulsion et de mort. L’un mène à la reproduction de l’espèce, l’autre vers sa propre destruction. Bien que chacune des rencontres de Bill promette une douce tentation sexuelle, elle possède aussi une contrepartie destructrice. La première rencontre de Bill survient quand il rend visite à l’un de ses patients habituels qui vient de mourir. La fille du patient décédé embrasse Bill et lui dit qu’elle l’aime. Nous voyons donc dans cette scène la juxtaposition des concepts de plaisir et d’un désir de mort. Aussi, si Bill est allé avec cette femme, il blesserait finalement son mari un autre mauvais penchant si on succombe au désir. Chaque rencontre féminine de Bill promet une gratification, mais finit par être interrompue par quelque chose de négatif, comme la culpabilité ou un danger potentiel. Aussi, à chaque fois que Bill est en contact avec des aspects sordides bien que tentants du désir (prostitution ou esclavage), il en découvre vite le côté sombre, exploiteur et destructeur. Par exemple, juste après qu’il ait apprécié les « délices » de la vision de Chatons MK au travail pendant le rituel de l’élite, quand il retourne rendre son costume, il en voit immédiatement le côté obscur. Le propriétaire du magasin, qui a attrapé sa fille mineure avec deux hommes d’affaire asiatiques et qui en a été scandalisé, a changé soudainement d’avis. Debout derrière le comptoir de son magasin, le propriétaire du magasin vend sa fille mineure comme si elle était un nouveau produit. Après avoir joui d’esclaves masquées dans les extravagants rituels, Bill voit l’autre facette du « commerce » des jeunes filles vendues par des exploiteurs dans un système qui s’engraisse sur le dos de mineures, les transformant en esclaves MK. Est-ce pour cette raison que ce magasin a été nommé « Arc-en-ciel » ? Le voyage de Bill est donc un voyage qui fait continuellement alterner le charme primaire du désir et les constructions sociales destructrices qui ont été érigées autour. Il n’y a rien de plus basique et instinctif que l’attraction charnelle, mais notre monde moderne a rendu ces relations complexes, les a emprisonnées dans des règles et en a fait une exploitation. Alors que le désir est la voie naturelle qui pousse les humains à procréer, les constructions sociales ont créé autour de cette pulsion primaire toute sorte de fétichismes, distorsions, jeux et perversions…au point qu’elle a été dénaturée et rabaissée en une obsession malsaine. Pendant que Bill oscille entre la joie et la douleur, le mariage monogame et une débauche anonyme, nous remarquons qu’il existe un thème commun unissant ses diverses rencontres.

 

 

LES FEMMES ROUSSES…

Les femmes les plus importantes du film sont la femme de Bill, sa fille Héléna, Amanda et Domino. Les trois femmes adultes sont quelque peu semblables physiquement, car elles sont grandes, bien proportionnées et ont des cheveux roux. Elles semblent aussi reliées à un « autre niveau ». Alors qu’Alice est une dame respectable, de la haute société, elle vit en utilisant son physique dans une relation sans amour, un peu ce que fait une prostituée. D’un autre côté, le temps passé entre Bill et Domino est agréable et tendre, un peu comme cela se passe dans une relation aimante. Alice n’est donc pas très différente de Domino et vice-versa. Il y a aussi des liens avec Amanda. Bien qu’Alice n’était probablement pas présente pendant le rituel occulte auquel Bill a assisté, quand il en revient, elle lui fait part d’un rêve qui ressemble à ce dont il a été témoin et qu’Amanda vient de vivre. Il m’embrassait. Ensuite nous avons fait l’amour. Après il y a eu ces autres gens autour de nous, des centaines, partout. Tout le monde baisait. Et ensuite moi je baisais avec d’autres hommes. Beaucoup. Je ne sais pas avec combien je suis allée. Et je savais que tu pouvais me voir dans les bras de tous ces hommes…en train de baiser avec tous ces hommes. Le rêve d’Alice la « met en lien » avec Amanda qui assistait au rituel et qui a vécu le rêve d’Alice dans la réalité. Le lendemain du rituel, Bill trouve son masque en train de bizarrement « dormir » près de sa femme. Est-ce la manière de dire d’Alice qu’elle est consciente de ce qui se passe ? Peut-être y participe-t-elle ? Est-ce un avertissement de la société secrète ? Alice ne mentionne jamais le masque, je pense donc que nous ne le saurons jamais. En regardant de plus près le « cercle magique » formé par les femmes du rituel, nous pouvons identifier quelques femmes qui pourraient être Domino. Le lendemain du rituel, Bill va chez Domino avec un cadeau, mais sa colocataire l’informe qu’elle est séro-positive au HIV…et qu’il est possible qu’elle ne revienne jamais. Est-ce vrai ou Domino était-elle une nouvelle « victime » du voyage de Bill ? Comme Amanda et Nightingale, Domino disparaît mystérieusement après le rituel. Le fait que ces femmes aient toutes un point commun révèle un fait fondamental avec le voyage de Bill ne concerne pas une femme en particulier, il parle du principe féminin dans son ensemble. C’est une quête ésotérique pour comprendre et « être un avec » le principe féminin qui est son propre opposé.

 

 

HÉLÉNA DANS LE MÊME SILLAGE…

Tout au long du film, on nous montre Héléna (la fille de Bill) qui se prépare à être une autre Alice. Il y a aussi des indices reliant Héléna à Domino. Par exemple il y a une poussette devant l’appartement de Domino et à la fin du film, dans le magasin de jouets, Héléna est très intéressée par une poussette et la montre à sa mère. Sur son lit avec un félin en peluche, symbole de la programmation Beta (Chaton). Une rangée entière du même jouet dans le magasin où Héléna accompagne ses parents à la fin du film. Les deux hommes à la soirée de Ziegler avec les mêmes cheveux, la même stature physique et le gars à droite porte des lunettes identiques. Pourquoi ces deux hommes se trouvent-ils dans le magasin à regarder les jouets ? New York est-elle une si petite ville ? Kubrick manquait-il de figurants dans cette scène ? Probablement pas. Se pourrait-il qu’ils fassent partie de la société secrète qui suit Bill et sa famille ? Fait étrange, quand les hommes s’en vont et disparaissent de la prise de vue, Héléna semble les suivre…et nous ne la voyons plus jusqu’à la fin du film. La caméra zoome en effet sur Alice et Bill, qui sont complètement absorbés par eux-mêmes. Est-ce un moyen TRÈS subtil pour dire que leur fille va être entraînée dans et par le système d’esclavage Beta de la société secrète ? Autre énigme.

 

 

 

 

CONCLUSION FINALE

 

Les œuvres de Stanley Kubrick ne sont jamais consacrées uniquement à l’amour ou aux relations. Le symbolisme et l’imagerie méticuleux de ses œuvres communiquent souvent une autre dimension de signification qui transcende le personnel pour devenir un commentaire sur notre époque et notre civilisation. Et, dans cette période de transition entre la fin du 20ème siècle et le début du 21ème, Kubrick a conté l’histoire d’un homme perturbé qui déambule, en recherche désespérée d’un moyen de satisfaire ses pulsions primaires. Kubrick a raconté l’histoire d’une société complètement avilie et corrompue par des forces cachées, où la pulsion primaire primordiale de l’humanité la procréation a été dévalorisée, fétichisée, pervertie et exploitée au point qu’elle en a perdu toute sa beauté. Au sommet du monde se trouve une société secrète qui se révèle dans ce contexte et y prospère. Le regard de Kubrick sur la question n’était assurément pas idéaliste ni très optimiste. Son triste conte tourne autour d’un simple homme, Bill, qui recherche quelque chose d’indéfinissable. Même s’il semble tout posséder, quelque chose manque à sa vie. Quelque chose de viscéral et de fondamental qui n’est jamais mis en mots, mais qui est tout à fait palpable. Bill ne peut être complet s’il n’est pas en paix avec son opposé le principe féminin. La quête de Bill, par conséquent, suit le principe ésotérique d’une réunion de deux forces opposées en une seule. Comme suggéré par les dernières images du film, Bill se retrouve finalement « être un » et s’unit physiquement à sa femme. Après quoi, le processus alchimique et le rituel tantrique seront terminés. Cependant, comme le communique Kubrick quelque part dans la scène finale, même si ces deux personnes extrêmement absorbées par elles-mêmes, égoïstes et superficielles pensent avoir atteint une sorte d’épiphanie, qu’est-ce que cela change réellement ?

 

” Notre civilisation toute entière a toujours les yeux grand fermés…”

 

 

 

 

Michel Ciment, grand connaisseur de l’œuvre et du personnage avec son ouvrage de référence publié il y a plus de dix ans. Michel Ciment connaît bien Kubrick car il a réalisé avec lui cinq entretiens.

 

Qu’y a-t-il selon vous de particulier dans le cinéma de Stanley Kubrick ? C’est un cinéaste qui s’est constamment renouvelé. Il n’a pas fait deux fois un film du même genre, il n’a pas réalisé un deuxième film de guerre après «Full Metal Jacket», ni un deuxième film d’horreur après «Shining», ou de science-fiction après «2001». Il n’avait pas de mépris pour ses prédécesseurs, mais il avait l’ambition de faire mieux. Il était toujours insatisfait de ce qu’il voyait, il pensait qu’on pouvait toujours aller plus en profondeur. C’était un cinéaste très moderne dans les thèmes et dans les techniques qu’il employait. C’était un inventeur de forme, qui travaillait sur tous les aspects de ses films aussi bien les chandeliers pour l’éclairage de «Barry Lyndon», que l’utilisation du steadicam dans «Shining», que les effets spéciaux employés dans «2001». C’était un homme très en rapport avec son époque. Au-delà de ses interrogations métaphysiques sur l’homme et sa destinée, il abordait le péril atomique, la conquête de l’espace, la guerre du Viêt Nam. Par ailleurs, il avait un grand sens du spectacle. C’est un Godard qui aurait réussi à diffuser son art au-delà d’un cercle restreint de critiques et de cinéphiles.

 

Vous l’avez connu. Quel homme était-il ? C’était le contraire du mythe qu’on a construit autour de lui. On le présentait comme un ermite paranoïaque parce qu’il refusait d’aller sur le tapis rouge de Cannes, parce qu’il ne passait pas à la télévision et qu’il donnait très peu d’entretiens. Mais il avait de bonnes raisons. D’une part, il avait peur de ne pas parvenir à suggérer la complexité de ses films. Il ne voulait pas en réduire la polysémie par des explications réductrices. D’autre part, il se méfiait des propos mal transcrits, ou sortis de leur contexte. Lors d’un des entretiens qu’il m’avait accordé, je lui parle du fait que le personnage de Joker, joué par Matthew Modine, arbore sur lui à la fois une phrase belliciste et un symbole pacifique. Je lui dis que c’est une position très jungienne sur la dualité de l’homme, alors même qu’il avait la réputation d’être freudien. Il part d’un grand rire en disant «Je suis un opportuniste esthétique». C’est cette phrase que Télérama a sortie, alors même que c’était évidemment une plaisanterie. D’ailleurs, vous enregistrez ce que je vous dis, là ?

 

Au personnage que Kubrick était, derrière son image d’ermite paranoïaque…Son problème, c’était l’idée de l’immortalité. Comment lutter contre la mort ? Ce n’est pas facile, mais il y a classiquement trois solutions. La religion, or Kubrick n’était pas religieux. La progéniture, il avait deux filles, plus une troisième qu’il avait adoptée. Et l’œuvre d’art. C’était ce qu’il sollicitait. Il y consacrait son temps, pas seulement pendant le tournage, le montage et la préparation de ses films. Il ne voulait pas se laisser distraire par des tournées devant les caméras. Pour notre époque, dans laquelle tout le monde rêve de passer cinq secondes à la télévision, les gens pensaient qu’il était fou. Il menait pourtant une vie de famille tout à fait régulière. Il avait sept chats, six chiens, il faisait des puzzles avec ses enfants, il regardait le football américain et le baseball. Il recevait des gens le soir, un chercheur en sciences, un général ou un prix Nobel de littérature. Ca prenait tout son temps.

 

Kubrick a beaucoup été attaqué par une partie de la critique. Comment l’expliquez-vous ? Il fallait que les critiques fournissent un effort intellectuel nouveau à chaque film. Pas comme chez Bresson, où il y a une unité qui fait qu’on reste au sein de la même œuvre. Chez Kubrick, on ne peut pas parler de «Barry Lyndon» comme on parle de «2001». Il n’y a pas de réponse, comme chez Ken Loach. Il n’y a pas les bons et les méchants, l’individu innocent et la société coupable. Son propos est déroutant. On a pensé qu’il était de gauche après «les Sentiers de la gloire», mais il n’était pas rousseauiste. Il était juif, il avait vu l’Holocauste, les camps staliniens, les exactions de Mao. Il savait que l’homme peut être un barbare. Ses films montrent comment l’être humain rationnel est menacé par une pulsion inconsciente depuis l’âge des cavernes. Les gens veulent croire au progrès. Lui le conteste.

 

Quel est, dans son œuvre, le film que vous préférez ?

S’il fallait n’en retenir que trois, je dirais  « 2001 », « Barry Lyndon » et « Eyes Wide Shut ».