1986 – Réalisateur Maudit !

L’un des plus grands créateurs du cinéma mondial. Les apparitions Boy Meets Girl et Mauvais Sang demeurent les plus probants manifestes esthétiques des années 80, Les Amants du Pont-Neuf un rêve de cinéma poétique à l’ambition inégalée, tandis que Pola X, d’une beauté, d’une sincérité et d’une ampleur bouleversantes. Quant à Holy Motors, il s’agit d’un fulgurant voyage où se mêlent la vie et le cinéma, au gré d’émotions et de visions extraordinaires. Sans oublier Annette son dernier film Ovni venu de nulle part…

 

 

Très jeune Léos Carax hante les cinémas à 20 ans il réalise un film court Strangulation Blues. Son univers poétique urbain et son lyrisme sont déjà présent. 1984Boy Meets Girl avec Denis Lavant et Mireille Perrier.  Le film, tourné en noir et blanc, est parsemé de références notamment à Jean-Luc Godard, Jean Cocteau et David Wark Griffith, et remarqué pour son ton poétique et l’énergie de sa mise en scène. Le film est présent à la Semaine de la critique au Festival de Cannes 1984.

 

 

Un frêle fantôme hante tout le festival…

 

 

 

 

LEOS CARAX

 

 

 

 

Son double, l’acteur Denis Lavant présent dans ses 3 premiers films et un premier rôle en 2012 dans Holy Motors. 35 ans de carrière, 90 films et séries et presque autant de pièce de théâtre. Juliette Binoche elle aussi 35 ans de carrière bientôt 80 films à son actif. Juste après Rendez vous de Téchniné, léos Carax au moment de Mauvais sang est totalement amoureux de Juliette et lui fait le cadeau du rôle dans son film poétique et très moderne par son esthétisme. A noter la présence Serge Réggiani, Hugo Pratt et Michel Piccoli.  

 

 

 

 

 

Scène culte sur “Modern Love” de David Bowie 

 

Carax a construit cette séquence de danse sur une idée visuelle de traitement musical de la couleur. Il a soigneusement préparé le décor de palissades à la façon d’un peintre qui disposerait des aplats et des bandes verticales de deux couleurs : le rouge et le jaune. Il a pris soin d’éliminer toutes les autres couleurs qui pourraient échapper à son contrôle dans ce décor pourtant «naturel», afin que les sensations visuelles se réduisent au rouge et au jaune. Ce plan étant un plan de «comédie musicale» moderne, il va faire courir et danser son acteur devant ce décor préparé, un peu à la façon du travelling latéral sur Gene Kelly dans l’extrait de Chantons sous la pluie. En suivant son comédien qui évolue parallèlement au décor de palissades, le cinéaste produit des rythmes colorés qui sont une recherche d’équivalent visuel de la musique sur laquelle danse Denis Lavant. A un moment, Carax filme la danse de son comédien avec une focale beaucoup plus longue et ce qui était jusque-là des aplats de couleurs rouge et jaune devient une sorte de dripping art presque abstrait, un pur jeu de rythmes colorés détachés de leurs formes support. Il ne reste plus que les sensations lumineuses et colorées.

 

 

 

 

Film noir et rouge et sa comète de Halley, virus qui tue les gens qui font l’amour sans amour. Coup de foudre d’un funambule pour une mystérieuse femme-enfant. Mi-polar, mi-poème d’amour, Mauvais sang est MON film culte. Celui que j’emporterai partout avec moi. Parce qu’il y a...

 

 

 

 

 

Juliette Solaire, Lunaire, Muette, Rieuse

 

Denis Merveilleux, Amoureux, Ténébreux

 

Chaleur…Envie…Désir…Jalousie…

 

Amour…Peur…Mort…Magie…

 

Poésie à l’état brut

 

 

 

 

 

 

 

Parce que le cinéma a trouvé son Rimbaud…

 

par Murielle Joudet



 

Découvrir ou redécouvrir Mauvais sang, trente ans après sa sortie au cinéma, c’est déterrer l’exacte photographie, non pas d’une époque (on est en 1986), mais du rêve d’un enfant qui avait alors 25 ans. C’est là tout ce qui fait du film de Carax un film générationnel unique en son genre car vous n’y apprendrez rien du Paris des années 1980, ni de la façon dont on s’exprimait, ni des mœurs d’une génération. De fait, tout élément est passé au tamis d’une cinéphilie rêveuse qui digère tout ce qu’elle a aimé pour créer sa propre écriture cinématographique et emboîte les genres et les références pour accoucher d’un drame en chambre lové dans un thriller de science-fiction. Et il fallait autant de dévotion cinéphilique pour qu’aucune goutte de réalisme ne salisse le moindre plan. Dans Mauvais sang, le cadre s’éprouve comme un refuge qui exclut, refuse, voire maudit, tout ce qui ne s’y trouve pas. Toute l’impureté, le rebut de tout ce qui ne serait pas le rêve, de tout ce qui ne recèlerait pas une forme d’intensité est repoussé à l’extérieur. Drôle de film générationnel, qui au lieu de capturer l’époque, s’en protège, construit un refuge où les hommes et les femmes se susurreraient des promesses d’amour et où dehors brillerait une nuit éternelle de salle obscure. La beauté du film tient à ce qu’il s’apparente à un acte de foi pour croire que le cinéma français n’a pas besoin de s’adosser à un quelconque réalisme. Et Carax de composer entièrement son film à partir d’une matière volatile, comme une succession de rêves qui s’appuient les uns sur les autres. Ce film a une place particulière dans le cinéma français, car on ne sait jamais quoi penser des films qui se vivent comme des utopies. Le film inspire souvent cette formule…J’ai adoré à l’époque mais j’ai peur de le revoir. C’est une crainte qui s’adresse moins au film qu’à l’adolescent rêveur et impressionnable que l’on était et que l’on risque de recroiser.

 

 

 

C’est quoi un film culte ? par Jean-Marc Lalanne

 

Qu’est-ce qu’un film culte ? Par exemple Mauvais sang de Leos Carax, chef-d’œuvre des années 80. Un polar poétique et pop, une fuite vers la mort où chaque plan est un cierge déposé aux pieds de cinéastes anciens. Unique. Dans une scène de La Maman et la Putain de Jean Eustache en 1973, Jean-Pierre Léaud ouvre les pages cinéma du Monde et lit à voix haute, un peu sarcastique, des critiques de films. A propos de l’un d’eux, il s’emporte contre ces films qui ne sont que “l’événement d’une saison et de quelques centaines de personnes”. C’est pourtant déjà pas mal pour un film d’être l’événement d’une saison. Ce qui compte, c’est toujours l’intensité de la chose, même si cela ne touche que quelques centaines de personnes. On pourrait, selon la même logique de loi du nombre, dire qu’une génération ce n’est pas grand-chose. Juste la petite fraction d’un tout, un groupe homogène délimité par son âge. Et ce n’est pourtant pas rien d’être le film d’une génération. Celui qui sut le mieux la regarder. Et donc, en retour, celui, aussi, qu’elle a le plus avidement regardé. Dans ce film, elle s’est reconnue. Et dans ce film, elle a eu envie de vivre. Les deux données sont inextricables avec l’effet miroir d’un côté, la reconnaissance du fait que ce film parle de moi, mais aussi la nécessaire idéalisation, qui fait que, plutôt que dans ma vie, c’est parmi ces gens qui me ressemblent que j’ai envie de vivre. Avant de passer à la postérité, de devenir le chef-d’œuvre admiré par des générations successives de cinéphiles, La Maman et la Putain a été un de ces films-là. L’objet d’élection d’une chapelle, d’une saison, d’un groupe, les 20-30 ans du début des années 70, saisis dans un mélancolique reflux vers leur intimité amoureuse égotiste et les quatre murs de leur chambre de bonne, cellule de dégrisement après l’ivresse d’avoir fait 68.

 

Les années 90 ont eu Comment je me suis disputé…de Desplechin en 1996 les années d’inquiétude sociale, de désir angoissé de norme, d’instabilité affective. Les années 2000 ont eu Les Chansons d’amour d’Honoré en 2007 avec la bisexualité, le triolisme, le romantisme nouveau s’exacerbe dans les queer studies. Les années 80 ont eu Mauvais sang de Leos Carax.

 

Lorsque le film sort en France, le 26 novembre 1986, les amphithéâtres sont vides. Des centaines de milliers d’étudiants marchent et hurlent dans la rue pour que soit rejeté un projet de loi (Devaquet) visant à sélectionner les étudiants à l’entrée de l’université. Certains d’entre eux exultent en pensant vivre leur Mai 68. D’autres, tout aussi nostalgiques mais plus encore esthètes, profitent de la fermeture des amphis pour filer au cinéma. Et rêvent aussi, en découvrant les amours modernes (Modern Love, dixit Bowie dans le film) de la diaphane Anna (Juliette Binoche) et du garçon “Langue pendue” (Denis Lavant), de tenir là le Godard de leur génération. Comment être Godard en 1986 ? Et surtout quel Godard ? Pas celui de La Chinoise ou Vent d’est en tout cas. Mauvais sang est un film qui s’évade du social, tourne le dos au politique, ne vise surtout pas à intervenir dans le débat public. Certes, l’effroi du sida souffle dans le film, mais de façon bien allusive, et même vaguement réac…On y parle d’un mystérieux virus imaginaire que se transmettraient “ceux qui font l’amour sans l’amour” ! Pas tellement non plus le Godard d’A bout de souffle, avec son tournage dans la rue, sa captation documentaire des passants en toile de fond, sa façon d’accueillir le brouillon de la vie réelle non filtrée par tous les pores de l’image.

 

Mauvais sang accomplit au contraire une ascèse formelle drastique, choisit le tournage en studio plutôt que la rue et veille à ce que rien, absolument rien du prosaïsme visuel de la vie des gens en 1986 ne vienne altérer l’abstraction lyrico-graphique de ce songe chamarré et pop. Godard est là pourtant, celui des films noirs déconstruits comme Bande à part, Alphaville, celui des dialogues amoureux entre quatre murs étirés sur une demi-heure dans Le Mépris. Un jeune homme inexpérimenté mais un peu prestidigitateur est engagé par un petit clan de truands pour accomplir un casse. Le garçon tombe amoureux de la maîtresse d’un des truands. Coup de foudre, coups de feux, tout se passe très vite et la mort est au bout du rite initiatique. Mais cette mythologie de film noir, déjà réécrite par Godard dans les années 60, le film la propulse à l’ère du vidéo-clip, du léché visuel, de la culture du tout-à-l ’image eighties. Au mitan des années 80, la fréquentation des salles de cinéma chute régulièrement. Des critiques avec Serge Daney en tête, des cinéastes comme Godard mais aussi Wenders parlent fréquemment de “la mort du cinéma”. Le vocabulaire cinématographique est en concurrence avec d’autres idiomes, d’autres régimes visuels de plus en plus puissants la télévision, le clip, la publicité. Cette intuition soudaine du cinéma comme forme mortelle s’accompagne alors d’un sentiment presque religieux à son égard. Mauvais sang est peut-être le film le plus absolu de cette religiosité cinéphile. Chaque plan y est un autel dévolu au culte de cinéastes anciens tel que Godard mais aussi Chaplin, Griffith, Garrel, Cocteau…Chaque visage est une icône, chaque image une relique.

 

Et parce que le cinéaste qui met en scène est un jeune homme d’à peine 25 ans, le film a la puissance associée d’une toute première et d’une toute dernière fois, simultanément dans l’émoi fiévreux de la découverte et le tragique de la disparition. Le film est tout entier tendu vers la vitesse et l’apesanteur, des sauts en parachute deviennent des étreintes aériennes suspendues, on y court à en perdre haleine, on s’enfuit à moto, le ciel est là, par-dessus tout, avec ses comètes qui dérèglent le climat…“La comète de Haley ?… Allez !”, s’amuse Anna/Juliette Binoche et ses nuits étoilées comme des toiles peintes. Mais si les désirs s’envolent, les corps inexorablement chutent. Leos Carax a 25 ans lorsqu’il entreprend Mauvais sang et 26 lorsque le film sort. Mais son existence de cinéphile est déjà longue. Issu de la grande bourgeoisie industrielle, il connaît l’adolescence déclassée d’un rat de cinémathèque qui néglige ses études. A 19 ans, il entre aux Cahiers du cinéma, y écrit un peu moins de deux ans, plutôt des textes courts et souvent sur des objets mineurs…A lire ses notules méchantes et drôles sur de mauvais films français, apologie inspirée de petits films de genre américains. A 20 ans, il réalise un court remarqué Strangulation Blues.

 

Il a 24 ans lorsque sort son premier long, Boy Meets Girl, première déflagration arty sur une histoire d’amour qui naît et meurt en même temps, sur fond de réminiscences cinéphiles à tout va. Le coup d’essai est magistral et le jeune prodige se voit doté pour son second film d’un budget conséquent et d’une star naissante avec Juliette Binoche, 22 ans, révélée l’année précédente par Rendez-vous de Téchiné.