1969-Western sanglant !

Dans les salles, les femmes s’évanouissaient. Les ouvreuses avaient des flacons de sel à disposition. Le critique du «Holiday magazine», vilipendait ce machin prétentieux et sanguinolent. Un autre s’emportait contre ce film révoltant, moche, inutile, dégoûtant. Les ligues de moralité s’en mêlaient, inlassables corbacs de malheur. Nous étions en mai 1969 La Horde Sauvage venait de sortir sur les écrans, et faisait une entrée fracassante dans l’histoire du cinéma. Aujourd’hui, le film de Sam Peckinpah est considéré comme un classique. Un livre intitulé «The Wild Bunch», sous-titré «Sam Peckinpah, a revolution in Hollywood and the making of a legendary film», raconte la fabrication de cet étrange western, tourné dans la poussière du Mexique, imbibé de sang, imprégné des flammes de l’enfer et mis en scène en 1968, au moment même où les GIs américains rasaient le village de My Laï au Vietnam, laissant derrière eux 500 cadavres d’hommes, de femmes violées, d’enfants et de nourrissons.

 

 

 

 

Comment Sam Peckinpah a réalisé un chef-d’œuvre !

par François Forestier

 

Tout commence en 1964 avec l’idée d’un cavalier de rodéo, Roy Sickner. Celui-ci fait alors partie des modèles photographiés pour la publicité Marlboro. Il a une idée, dont il parle à Walon Green, le fils d’un compositeur de pop music. Green, par hasard, a naguère rencontré le fils d’Antonio Rios Zerruche, dont le père a mis en place l’embuscade qui a permis d’avoir la peau de Zapata. Passionné de Mexique, Green étudie alors la biologie, mais, après avoir vu Le Voleur de Bicyclette, tombe amoureux du cinéma. Il écrit un premier scénario de La Horde Sauvage, qui parvient entre les mains de Sam Peckinpah, un jeune réalisateur issu de la télé, réputé pour sa mauvaise humeur et ses bagarres de poivrot. Ce dernier a été élevé dans un ranch, la Bible à la main, le Colt dans l’autre. Il s’est engagé dans les marines, a observé la guerre civile en Chine, avec sa cohorte d’exécutions et de décapitations. Quand il lit La Horde Sauvage, il sent qu’il tient là le film de sa vie. Mais avec quels acteurs ? Il engage Ben Johnson, authentique cow-boy qui menace de lui péter la gueule si on lui parle mal. Puis il cherche à donner le rôle principal à Lee Marvin, alors au top de sa carrière et de son alcoolisme. Lequel préfère tourner La Kermesse de l’Ouest, misérable nanar musical avec Clint Eastwood. On contacte Burt Lancaster, James Stewart, Charlton Heston, Gregory Peck. Tous refusent. Le seul qui accepte, c’est William Holden. Il est sur le déclin, il picole, il est bien élevé, il a été l’amant de Jacqueline Kennedy, il est suicidaire et, il ne le sait pas encore, mais le rôle de Pike Bishop, le chef de la Horde Sauvage, sera sa rédemption. D’autres acteurs se succèdent…Ernest Borgnine, le costaud aux dents du bonheur. Cet italien a été démineur dans la Navy pendant six ans. Voici Robert Ryan, ex-sergent-instructeur chez les marines. Il vient de vendre son appartement du Dakota Building, à New York, à John Lennon, et se cherche un point d’ancrage. Arrive alors Warren Oates, fils d’un épicier du Kentucky. Il est suivi par Strother Martin, qui a jadis été un plongeur olympique. Que des durs. Le seul qui soit un pied-tendre, c’est Jaime Sanchez, dans le rôle d’Angel, le bandit sacrifié…Il est devenu acteur par admiration pour Hiroshima mon amour. Alain Resnais, c’est qui, ça ? demandent les autres. Sanchez hausse les épaules. Peckinpah décide de tourner au Mexique, dans un coin où il n’y a pas d’électricité, d’eau courante, de canalisations. Il faut tout faire venir. L’équipe hollywoodienne confectionne des dizaines de poches de sang, qui tachent les costumes…il faut donc multiplier les costumes de rechange, il y aura cent mètres de linéaire-penderie. Peckinpah exige six caméras en permanence, des camions de terre pour camoufler les routes goudronnées, deux cents figurants détachés de l’Armée du Mexique, pour la scène d’ouverture de la viande hachée pour rendre les blessures plus réalistes et des fourmis rouges géantes.

 

 

 

 

Emilio Fernandez, l’acteur qui va jouer le général Mapache, se pointe sur le plateau avec un harem de jeunes filles, il est sexagénaire et des flingues chargés à la ceinture. C’est lui qui, jadis, a servi de modèle nu à Cedric Gibbons, le designer de la statuette des Oscars. Quand il a vu passer Dolorès del Rio, la sublime femme de Gibbons, Fernandez a eu une érection, que le designer a évidemment remarqué. Désormais, Oscar tient une épée. Un autre acteur sexagénaire, Albert Dekker, joue le rôle du patron de la ligne de chemin de fer. Il débarque avec sa femme. Elle a 13 ans. Un mois plus tard, on le retrouvera pendu dans sa douche, les mains attachées, deux seringues dans les bras, un bâillon-boule sado-maso dans la bouche…Le quatrième jour de tournage, la production nécessite, 244 figurants, 80 animaux, 43 dresseurs, 372 repas, 239 armes à feu. Le régisseur a prévu quatre mille cartouches à blanc, comme pour un western normal. Le stock est épuisé le deuxième jour. Au total, La Horde Sauvage va consommer 90.000 cartouches ! Quant à la dynamite nécessaire pour faire sauter un pont, elle sera procurée par un officier mexicain, au noir. Le reste du tournage va être dantesque…Les cascadeurs se bagarrent toutes les nuits, le Rio Nazas est en crue, les producteur exigent des coupes, les ralentis sont très difficiles à maîtriser…W.K. Stratton, l’auteur de ce livre remarquable, a rencontré les derniers survivants, a traqué les documents, est allé au Mexique. Il a raison The Wild Bunch est un chef d’œuvre. En 1979, j’ai rencontré Peckinpah, à Tokyo. Il était sec, portait un bandana sur la tête et avait une petite moustache de séducteur. Le plus frappant, c’était ses yeux. Ils étaient délavés, incolores, absents. L’alcool, les amphètes, les drogues avaient desséché son âme. Du génie de La Horde Sauvage, il ne restait qu’un fantôme, perdu dans les couloirs d’un grand hôtel au bout du monde…

 

 

 

 

 

LA FIN D’UN MONDE…     par Yann Vichery

 

La mort d’un certain romantisme, d’une ligne de conduite de nombreux chef d’oeuvres américains, une violence directe et sans fioritures à mille lieux du western traditionnel porté avec grand talent voire génie par John Ford, Howard Hawks, Anthony Mann, Delmer Davis, Raoul Walsh, etc., voila ce qui nous attend. Dès les premières minutes, on est saisi par la dimension visuelle…La bande de Pike Bishop arrive à San Rafael pour voler la paye des employés du chemin de fer. Monté en parallèle, des gamins s’occupent à voir un scorpion se faire bouffer par des fourmis, métaphore de la mort annoncée des principaux protagonistes et de l’arrivée d’une nouvelle ère qui ne veut plus d’eux. La conquête de l’Ouest est terminée des lustres et la guerre mondiale est imminente…Constamment équilibré entre un réalisme crasseux et une fascination pour la violence, mise en scène par des effets visuels avec des ralentis qui deviendront une marque de fabrique de Peckinpah et des mouvements épiques, le film déploie un lyrisme sauvage dans la description des morts brutales et sanglantes des personnages. Cette vision de la violence contribue à détruire une certaine mythologie de l’Ouest dans laquelle les morts ne sont jamais montrées avec autant de détails, ce qui renouvelait en profondeur le genre traditionnel du western. Peckinpah s’est fait aussi un spécialiste en son temps du montage très « cut » qui lui a été reproché à l’époque sans parler de ses ennuis avec la censure. Cependant, rien n’est gratuit. Certains se sont plaint de son manque de cohérence dans les plans et ses temps rallongés comme les chutes ultra-découpées lors des fusillades. Il s’en est d’ailleurs expliqué, une fusillade tournant au bain de sang s’apparente davantage au chaos dans lequel les repères visuels sont souvent mis à mal. Cette mise en image réaliste et minutieuse, pour un public habitué à voir un coup de feu et son point d’impact sur la cible vivante dans deux plans séparés, figurait parmi ses règles de conduite. Un autre parti pris de Peckinpah qui fait de ce film un objet moderne, c’est l’absence totale de ce qui faisait le western d’antan avec les bons d’un coté comme John Wayne, Gary Cooper, James Stewart…et les méchants de l’autre avec les indiens, les repris de justice, les tueurs solitaires…et l’affrontement final attendu. Ce n’est plus l’imagerie connue de l’Ouest, mais une fresque sauvage, un chant tragique et funèbre sur des hommes bons et mauvais à la fois, sans foi ni loi. Ces hors-la-loi qui forment la horde sauvage sont des héros d’un temps révolu. Tous, depuis leur chef, Pike Bishop (William Holden) ses frères d’armes (Ernest Borgnine, Ben Johnson) et Deke Thornton (Robert Ryan), leur ancien complice, aujourd’hui à la tête d’une bande de chasseurs de primes, sont des âmes solitaires et leurs interprétations ont fait de ce film une oeuvre mythique de par un casting parfait de « gueules de cinéma » taillés pour le western.

 

Pour en finir avec cette « légende de l’Ouest », Peckinpah ressentait le besoin de tout exploser pour faire disparaitre ses anti-héros dans un ultime bain de sang, qui s’avérera être sans doute la bataille la plus impressionnante de l’histoire du western, affrontement apocalyptique qui ferme le film de la même façon qu’il l’avait ouvert. Le spectateur termine ses 2H30 de spectacle comme Robert Ryan, assis, épuisé. Avec la lancinante impression d’avoir assisté à la mort du western traditionnel.

 

 

 

 

 

 

Le western est mort, vive le western !   par Franck Suzanne

 

Si La Horde Sauvage est aujourd’hui considéré à juste titre comme un classique, se souvient-on du tollé critique qui l’a accueilli lors de sa sortie ? d’attaques et d’incompréhension face à une utilisation nouvelle de la violence graphique, dans le prolongement du Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Mais c’est parfois aussi le sens même du film qui fut mal perçu…Jean-Pierre Melville en 1972…Nous traversons en ce moment une période de folie dévastatrice en ce qui concerne une des formes les plus belles du cinéma. Le « spaghetti » a tué le western. Au début du film, quand on voit seize fois un gros plan de William Holden, suivi d’un gros plan d’Ernest Borgnine, suivi d’un gros plan de Warren Oates, suivi d’un plan des trois, suivi de…16 fois, on ne peut qu’être effrayé par ce jeu ridicule. Après la déception que fut pour moi Major Dundee, je ne crois plus du tout en Sam Peckinpah. William Holden, cette outre à vin et à alcool, avec les yeux abîmés…C’est affreux de vieillir pour un acteur, je le sais bien, mais quand on est William Holden, il faut le rester…Un refus, donc, d’accepter le film pour ce qu’il est et ce qu’il dit sur l’histoire de son genre et du pays qui l’a engendré.

 

Sam Peckinpah n’a réalisé que trois long-métrages, et sa réputation est pourtant déjà catastrophique, en grande partie à cause de Major Dundee car on dit qu’il est impossible de travailler avec lui et que ses tournages sont voués à la catastrophe. Son éviction du tournage du Kid de Cincinnati est d’ailleurs suivie de plusieurs années d’inactivité. C’est Kenneth Hyman, directeur de production à la Warner, qui lui propose un scénario de Walon Green inspiré d’une idée de Roy Sickner, une vieille connaissance du réalisateur. C’est également Hyman qui réussit à l’imposer comme metteur en scène. Il ne dérogera pourtant pas à sa réputation, renvoyant de nombreux techniciens. Les délais seront pourtant à peu près respectés, en dépit de la fusillade finale qui occupera au final douze des quatre-vingt un jours de tournage. Souhaitant ne pas voir se renouveler la catastrophe de Major Dundee, il commence à monter certaines séquences durant le tournage afin d’éviter au maximum les coupes ultérieures. Cela ne suffira pas tout à fait à préserver l’intégrité du film…Outre la suppression de quelques plans d’enfants tués durant la première séquence, il sera amputé de ses séquences de flash-back, puis découpé au petit bonheur un peu partout, parfois même par les exploitants. Curieusement, c’est une version quasi-intégrale qui sera exploitée en Europe, ne manquera que le flash-back concernant la mort de la maîtresse de Pike, épisode réintégré depuis. C’est cette version qui est fort heureusement disponible aujourd’hui…J’ai fait ce film, parce que j’étais très en colère contre toute une mythologie hollywoodienne, contre une certaine manière de présenter les hors-la-loi, les criminels, contre un romantisme de la violence. C’est un film sur la mauvaise conscience de l’Amérique. Le film a pour ambition de signer l’arrêt de mort d’un genre, en le confrontant à ses contradictions, si les héros du western classique défendaient la veuve et l’orphelin, durant la révolution mexicaine les forces américaines se sont rangées du côté des armées du type de celle du général Mapache une analogie pas forcément inintéressante pourrait d’ailleurs être établie si l’on regarde ce qui se passait alors au Viêt-Nam. Dès lors, plus question de manichéisme ni d’embellissement de la réalité, dans La Horde Sauvage, tous les personnages sont des brutes sanguinaires.

 

 

 

 

Déboulonner les mythes, casser les icônes…Oui, mais dans quel but ? Car à l’instar d’un Sergio Leone moquant le western hollywoodien en posant les bases du spaghetti, et par la même celles d’une iconographie nouvelle, Peckinpah ne contribue-t-il pas, en racontant la fin pathétique de ses bandits, à leur conférer un rôle mythique. Il semblerait qu’à l’origine La Horde Sauvage devait s’arrêter après la dernière fusillade, sur quelques plans de vautours cherchant leur pitance. Et pourtant, le film continue sur les plans élégiaques et poétiques de Robert Ryan assis contre le mur, et surtout se conclu par ces portraits célestes des membres de la Horde, pour une fois heureux en une sorte de Wahlala. Mais dès les premiers plans du film, ceux-ci entrent dans la légende par leur progression au travers de la ville ponctuellement interrompue par des arrêts sur image redessinés, leur donnant l’impression d’être issus d’un journal, voire d’un livre d’histoire. Car ils sont déjà des figures du passé, des morts en marche, leur temps est révolu…Leur étonnement face à l’automobile de Mapache, proche de celle qui sera fatale à Cable Hogue, est révélateur. Dans un monde où la mitrailleuse et le fusil à pompe ont intégré le western, ils n’ont plus leur place. Dès lors, leur itinéraire au sein du film ne sera qu’une lente progression vers une issue fatale, progression soulignée par une triple procession où à chaque fois ils avancent un peu plus dépouillés, tout d’abord à cheval et revêtus d’habits militaires volés, révélateurs de leur nature scélérate, puis à nouveau à cheval, mais cette fois seulement parés de leurs frusques de hors-la-loi, et enfin à pied. Mais pour la première fois, ils avanceront entiers et intègres. Car c’est là le sujet profond du film. Ainsi que le soulignait la réalisatrice Kathryn Bigelow…Comme Goya dans sa série des « Désastres de la Guerre » employait la gravure pour dévoiler les aspects les plus sombres de la nature humaine, Peckinpah grave l’écran, l’inonde de sang pour éclairer son sujet. Son sujet, c’est l’honneur, ce n’est pas la violence. Le personnage de Pike s’est toujours révélé incapable de protéger les siens, son imprudence entraîne la mort de celle qu’il aimait, la suppression du flash-back en question était par conséquent plus que dommageable pour la bonne compréhension du film, il élimine ses complices blessés au lieu de leur venir en aide, bref, il se révèle incapable de faire « ce qui est juste ». Son parcours dans le film l’amène à cette prise de conscience, qui aboutit au regard que lui jette la prostituée s’occupant de son enfant…Dans ses yeux pleins de dégoût, il ne voit que le spectre de sa propre mort. Et sa décision s’impose à lui, tellement évidente qu’il n’a pas besoin de s’en expliquer à ses complices. Il n’a qu’à dire ‘Let’s Go’, et tout le reste est superflu et comment ne pas trouver William Holden désespérément émouvant lors de ce gros plan. Ses hommes le suivent, ils sont parvenus à la même conclusion, notez d’ailleurs le sourire d’Ernest Borgnine alors qu’il se relève, simplement heureux d’être vivant une dernière fois. Leur marche vers leur baroud d’honneur pour réclamer la libération d’Angel est d’ailleurs l’une des plus belles du film, tous debout et dignes au milieu des soldés couchés et écrasés par la chaleur.

 

 

 

 

Paradoxe et ambiguïté, après avoir exécuté Malapache ou avoir rendu justice, c’est selon, Pike et ses hommes auraient une chance de s’en sortir…Les soldats sont pétrifiés par cette action incompréhensible, anachronique, certains commencent même à se rendre. Pourtant, un simple échange de coups d’œil leur suffit pour prendre leur décision. Celle de disparaître dans un ultime bain de sang, qui s’avérera être sans doute l’une des batailles chorégraphiées les plus impressionnantes de l’histoire du genre plus de morts à l’écran que de figurants sur le plateau, certains devant aller faire recoudre leurs uniformes avant d’être tués à nouveau. Et là se retrouve la métaphore de l’ouverture du film, qui nous montrait des enfants jetant des scorpions sur une fourmilière, avant de brûler le tout cette idée est un souvenir d’enfance d’Emilio Fernandez, l’interprète du Général Mapache. Après avoir entendue cette anecdote, Peckinpah fit immédiatement venir plusieurs spécimens de scorpions. Qui périront comme ses héros, dévorés par la multitude, et surtout écrasés par des enfants inconscients, ceux qui miment en jouant la première bataille, qui sont admiratifs devant les déploiements d’armes et porteront le coup de grâce à Pike. Symboles d’un monde naissant et inconséquent, les enfants chez Peckinpah représentent tout sauf l’innocence. Obsolètes, les hommes de l’Ouest n’ont plus qu’à s’effacer, en allant là où l’on voudra bien d’eux. Mais le mythe n’est plus.

 

 

 

 

C’est pas comme avant…mais ça ira…

 

 

 

SAM PECKINPAH  1925 – 1984