1969-Passion absolue !

Durant les années 1920, en Grande-Bretagne, deux sœurs au caractère indépendant s’assument pleinement en exerçant chacune un métier différent. Gudrun est artiste-sculptrice tandis qu’Ursula est institutrice. Deux hommes de la bourgeoisie locale, des industriels miniers, sont séduits par ces deux femmes émancipées. Mais ce quatuor de personnalités aiguisées se retrouve bientôt en pleine confusion sentimentale…Le maître incontesté…Son adaptation cinématographique du roman de D. H. Lawrence Women in Love est nommé quatre fois aux Oscars et est considéré comme l’un des meilleurs films britanniques des années 1960. Par malchance, Russell est en compétition avec Federico Fellini et Robert Altman. Le grand gagnant de la soirée sera finalement Franklin Schaffner pour son film de guerre Patton. Ken Russell doit se contenter de l’Oscar de la meilleure actrice, attribué à Glenda Jackson pour son rôle dans Women in Love.

 

 

 

 

ELLES ET EUX  par Justin Kwedi

 

Women in Love est un des films les plus célébrés de Ken Russell, celui dont le succès le lance sur les fructueuses et controversées œuvres des années 70. Cette adaptation d’un des romans les plus sulfureux de D. H. Lawrence va offrir un écrin idéal à son gout de l’excès et de l’expérimentation, ici encore relativement retenue en comparaison des films plus furieux à venir. Le projet échoit un peu miraculeusement à un Ken Russell loin d’être encore une valeur sûre pour les producteurs et ayant surtout oeuvré à la télévision. Les producteurs approcheront en vain Jack Clayton, Stanley Kubrick ou encore Peter Brook pour finalement se rabattre sur Ken Russell qui avait déjà fait montre d’une excentricité et d’un sens formel certains dans une œuvre de commande comme Un cerveau d’un milliard de dollars (1967) où il dynamitait la série d’espionnage des Harry Palmer. Le contexte social de libération sexuelle se prête particulièrement à des adaptations de D.H. Lawrence. La version intégrale de L’Amant de Lady Chatterley fut publiée en 1960 au terme d’un procès retentissant, et cette atténuation de la censure joue aussi au cinéma avec plusieurs adaptations de l’auteur dont la plus fameuse sera Amants et fils (1960) de Jack Cardiff. Ken Russell par sa folie visuelle et son sens de l’excès sera cependant le plus fidèle avec son approche frontale des élans charnel de Lawrence. L’Angleterre post-victorienne et sortant de la Première Guerre mondiale du livre appelle une libération des carcans sociaux et moraux dans laquelle se reconnaîtra le jeune public des années 60 qui vit une même situation.

 

Le casting sera de longue haleine, et seul Alan Bates est engagé dès le départ dans le rôle de Rupert Birkin. La production impose le bankable Oliver Reed pour jouer Gerald Crich au détriment d’Edward Fox, plus proche physiquement du personnage du livre. Le choix de Glenda Jackson pour la belle Gudrun pose problème également malgré le talent de l’actrice, car elles est jugée insuffisamment séduisante par rapport à l’image évoquée par le livre. Elle subira un relooking de choc pour être rendue suffisamment attractive aux yeux de la production, qui lui fait redresser la dentition, enlever les varices des jambes et lui donne une coiffure plus glamour. Quant à Jennie Linden en seconde sœur Brangwen, elle profitera de la désaffection d’actrices de premier plan comme Faye Dunaway ou Vanessa Redgrave effrayées d’être éclipsées par Glenda Jackson au rôle plus riche sur la foi de rushes d’essais effectués face à Peter O’Toole pour Un Lion en hiver, un film dans lequel elle n’a pourtant pas obtenu de rôle. L’ensemble du casting symbolise une nouvelle génération d’acteurs anglais dont le sens du risque et le naturel s’inscrivent bien dans l’époque et se révèlent idéal pour s’approprier les personnages. Le livre de D.H. Lawrence fit scandale à sa parution au début des années 20 pour les mêmes raisons que d’autres de ses ouvrages, sa teneur sexuelle. Ici il s’attachait aux tourments intimes de deux femmes émancipées et donc aux comportements considérés comme immoraux du fait de leur sexualité sans tabou. Russell rend bien cet aspect avec sa description des deux sœurs Brangwen Gudrun (Glenda Jackson) et Ursulla (Jennie Linden), des jeunes femmes bouillonnantes et curieuse d’expériences nouvelles, coincées dans un environnement terne et une société conformiste.

 

 

 

 

A travers leur rencontre et leur liaison avec deux séduisants hommes issus de l’aristocratie locale et tout aussi frustrés, ce sont deux visions de l’amour, du couple et autant d’impasses qui se dessinent. La première partie dépeint d’abord le cadre peu attrayant où évoluent nos personnages. Cité minière sinistre, haute société ennuyeuse et festivités mornes forment ainsi un quotidien poussif. Le monde moderne représenté par l’ère industrielle oppressante et la société aristocratique glaciale, symboles de déshumanisation, étaient déjà au cœur d’Amants et fils et de L’Amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. Pour se stimuler, les sœurs donnent donc dans l’excentricité, s’abandonnant aux purs élans du corps et de l’esprit, telle cette séquence où Glenda Jackson plutôt que de fuir se lance dans une danse rituelle lorsqu’elle tombe sur un troupeau de taureaux prêts à la charger. Elle qui intellectualise l’amour plus qu’elle ne le ressent tombera dans les bras de Gerald (Oliver Reed), un riche héritier en quête d’une réelle passion. Ursulla idéalise, elle, un amour ordinaire et simple alors que son amant Birkin (Alan Bates), double de Lawrence dans le livre, y voit quant à lui une dimension plus grande que la vie et impossible à trouver dans une relation ordinaire. L’intrigue bascule lorsque le seul couple équilibré du film périt tragiquement. Le drame place les protagonistes face à leurs carences affectives pour les voir s’abandonner totalement à leur passion. Russell, qui proposait jusque-là un marivaudage en costumes relativement classique, se lâche donc dans des expérimentations étonnantes notamment sur les scènes de sexe incroyablement crues et sensuelles.

 

 

 

 

L’étreinte en pleine nature de Birkin et Ursulla est fiévreuse et fulgurante, avec un montage alterné évocateur et puissant entre les corps entremêlés des amants et celui des noyés figés dans une même posture, la mort se confondant à l’amour comme pour signifier son inévitable issue. De même, la première relation entre Gerald et Gudrun par ses assauts froids et calculés contrebalance le désir brûlant de la scène précédente et tient plus de l’expérience anthropologique que de la vraie passion, une scène d’amour en amont voyant Glenda Jackson observer des amoureux faisant de même plutôt que de se focaliser sur Gerald avec qui elle flirte. Le ton navigue ainsi entre deux eaux, l’abandon contre l’intellect, l’amour contre le cynisme. Chez les hommes, cela peut être dû à une insatisfaction constante possiblement comblée par une autre forme d’attrait, lourdement soulignée par Russell lorsque les deux amis s’adonnent nus à la lutte, première amorce du thème de l’homosexualité récurrent dans son œuvre. Pour les femmes, c’est leur trop grande émotivité (Ursulla) ou cérébralité (Gudrun) qui vont leur jouer des tours, parfois au sein d’une même scène comme lorsque Gudrun humilie et rabaisse Gerald pour dans l’instant le solliciter sexuellement dans une totale contradiction. La scène annonce d’ailleurs un moment clé de L’Amant de Lady Chatterley où l’héroïne ne ressent rien en réfléchissant à son étreinte et par cette distance intellectualisée avant de céder corps et âme à son amant pour jouir intensément. Ken Russell cerne parfaitement cette dualité qu’il abordera également dans Les Diables, la bataille des personnage se faisant cette fois entre leurs désirs et leur foi religieuse.

 

 

 

 

La dernière partie est ainsi d’une rare noirceur, broyant totalement l’un des couples et en laissant l’autre sur un immense point d’interrogation. Le quatuor d’acteurs se montre exceptionnel et se livre avec une grande confiance dans les scènes de nu. Glenda Jackson, à la fois glaciale et exaltée, est extraordinaire et glanera un Oscar bien mérité de la meilleure actrice. Alan Bates est formidable comme à son habitude et Oliver Reed transmet une vulnérabilité surprenante en se jouant de sa carrure imposante. En dépit de petites longueurs, Women in Love est une grande réussite, poignante et formellement somptueuse et portée par un superbe score de George Delerue. Le film sera un immense succès qui tracera la voie de Ken Russell qui n’en avait pas fini avec Lawrence puisqu’il adaptera pour la télévision L’Amant de Lady Chatterley dans les années 90 vers ses succès plus tapageurs des années à venir

 

 

 

 

Après Women in Love, Ken Russell tournera cinq autres films avec Glenda Jackson. Le dernier en 1992 The Secret Life of Arnold Bax est le dernier film de Glenda Jackson en tant qu’actrice. Elle s’engage en politique et siège à la Chambre basse britannique aux côtés des travaillistes.

 

 

 

 

 

KEN RUSSELL  1927-2011

 

Les cinéphiles mis à part, qui se souvient encore de lui ? Dans les années 1970 pourtant, l’iconoclaste Ken Russell était le chef de fil de la culture pop. L’influence de sa folie douce sur son époque fut énorme. À propos du réalisateur britannique, l’actrice aux deux Oscars Glenda Jackson a dit un jour avec justesse…Ken Russell a fait tomber les barrières et apporté de la magie au cinéma.

 

 

 

 

Photographe des femmes…1955 première fois série de photos “The Last of the Teddy Girls”. Pour Russell, elles posent devant des ruines de Londres, vestiges de la Seconde Guerre mondiale vêtues à la mode des années 1900. Jamais le mouvement des Teddy n’avait été montré sous cette forme détournée.

 

Pionnier du documentaire…Au début des années 1960, les docs. télé étaient codifiés. Jouer un personnage historique par un acteur était interdit. Russell balaie les codes et brise un tabou en confiant le rôle du compositeur Elgar à un enfant ou la main d’un homme en train de composer. “L’Elgar” de Russell est élu meilleure fiction des années 1960 de la BBC par les téléspectateurs, et le compositeur connaît un regain de popularité.

 

 

 

 

 

 

Fou de musique…Ken Russell se découvre très tôt une passion pour la musique. Jeune, il souffre de dépression et reste des semaines entières allongé sur le sofa de sa mère. Un jour, elle lui fait écouter de la musique classique à la radio. Russell parlera d’une “forme indescriptible de la beauté”. Il s’agissait du Concerto pour piano n° 1 de Tchaïkovski. Il achète le 33 tours et danse tous les jours sur la musique. Il sort de sa dépression. Il rendra hommage à Tchaïkovski dans un film, The Music Lovers (1970). L’amour de Russell pour la musique transparaît aussi dans les films qu’il a consacrés à Debussy, Mahler et Liszt. Ken Russell a mis en scène dix opéras, le premier étant “The Rake’s Progress” (1982). Également homme de théâtre, il a déclenché de nombreuses polémiques. Notamment lorsqu’il a transposé “Madame Butterfly” de Puccini dans une autre époque. L’action se déroulait dans un bordel japonais, en 1945, alors que pleuvaient les bombes atomiques américaines.

 

 

 

 

 

Homme de Foi…À propos de sa quête de sens, Russell a dit…J’ai longtemps connu l’errance. Ce n’est qu’après avoir embrassé la foi catholique que mon travail et ma philosophie ont pris un sens. Tous mes films parlent d’amour, de pêché, de pardon et de rédemption. Il faut être catholique pour aborder ce genre de sujet. Russell finira par se détourner de la religion. Le film The Devils le guérit définitivement de sa fascination pour le mysticisme catholique.

 

 

 

 

 

 

 

Provocateur…Un film de Russell est interdit The Dance of Seven Veils, un documentaire sur Richard Strauss pour la BBC qui montre le compositeur en nazi convaincu. Jugeant le film scandaleux, les héritiers de Strauss ont obtenu son interdiction. Strauss est un personnage controversé, en acceptant la fonction de président de la Chambre de musique du Reich par Goebbels ? Compositeur hitlérien ?

 

Sans-argent…Dans les années 1990, Russell a du mal à financer ses films. Il tourne des films à petits budgets et underground. Le cinéaste réalise son adaptation de The Fall of the Louse of Usher, d’Edgar Allan Poe chez lui avec des amis, des proches et des dizaines d’accessoires bricolés. La villa du réalisateur, mort en 2011 à l’âge de 84 ans, a disparu dans un incendie. Contrairement aux meilleurs films de Russell, devenus des chefs-d’œuvre immortels du cinéma british.

 

 

 



50 ANS DE CINEMA ET 20 FILMS PLUS TARD…

SES 5 PLUS GRANDS SUR 6 ANS !