1969-Poursuite infernale !

Steve McQueen est l’inspecteur Bullitt. C’était en 1968, l’acteur aux yeux bleu lagon prend le volant de sa Ford Mustang Fastback et sème le trouble dans les rues de San Francisco. À la fin des années 1960, McQueen personnifiait le sex-appeal classe et impassible de Bullitt, lieutenant de la San Francisco Police Departement. Vous êtes prévenus, cet été, nul besoin de bord de mer en guise de vacances. Car en visionnant ce long métrage de Peter Yates qui ressort sur les écrans, on plongerait volontiers dans le regard céleste de la star. Ah! ces battements de cils et ces esquisses de soupirs ! Il suffisait d’une course de voitures mémorable et d’une scène de poursuite dans un aéroport pour faire de Bullitt l’une des œuvres majeures de cette décennie. Effet chaud bouillant garanti sous la glace azurée. Retenez bien votre souffle.

 

 

 

 

 

STEVE MCQUEEN DU VOLANT À L’ÉCRAN

 

par Marie Bigorie

 

Face à l’inspecteur Bullitt, son petit ami, Cathy (Jacqueline Bisset) a bien du mal à conserver son sang-froid…Es-tu aussi blasé que plus rien ne puisse te toucher ? clame-t-elle. Car Bullitt, flic de San Francisco et héros de polar, vit entre la vie et la mort. Chargé par Walter Chalmers (Robert Vaughn), homme politique influent, de la protection d’un gangster, Johnny Ross, censé témoigner au cours d’un procès, Bullitt est relevé de sa mission lorsque le témoin en question est brutalement abattu. Mais l’inspecteur aux méthodes peu conventionnelles et à l’impassibilité scandaleuse n’a pas dit son dernier mot. Avec Steve McQueen en héros blasé et Lalo Schifrin à la musique, le film du cinéaste anglais Peter Yates fait date dans l’histoire du cinéma. L’engouement des spectateurs à sa sortie rapporta 19 millions de dollars de recettes pour un budget initial de 4,5 millions de dollars et le travail du monteur Frank P. Keller fut récompensé par l’oscar du meilleur montage en 1969. Mais surtout, le réalisme de la mise en scène avec Peter Yates qui choisi de filmer en décors naturels et d’engager de vrais policiers et de véritables médecins pour tenir leurs propres rôles à l’écran exercera une influence profonde sur bon nombre de films et de séries policières au cours des années soixante-dix, et notamment sur William Friedkin et son bouillonnant The French Connection.

 

Si les rapports houleux entre l’acteur principal (également co-producteur du film) et les cadres de la Warner ont favorisé la création d’un véritable mythe, le tournage s’étend sur douze semaines dont trois sont réservées à la seule course-poursuite automobile. Aucun trucage pour cette séquence d’un réalisme flamboyant filmée en temps réel: Peter Yates délaisse les techniques d’accélération de l’image qui permettent l’augmentation artificielle de la vitesse des voitures. Passionné de Formule 1, Steve McQueen conduit une Ford atteignant 160 Km/heure et insiste pour exécuter lui-même les cascades. Pour filmer cette séquence qui dure près de dix minutes, le chef-opérateur William A. Fraker dispose de plusieurs types de caméras: une Arriflex ZC légère installée sur une voiture, des caméras sur trépied ainsi que plusieurs objectifs placés à l’intérieur même des voitures. Le suspens qui émane de cette fameuse course est renforcé par le rôle de la bande-son et notamment par le morceau de Lalo Schifrin « Shifting Gears ». Visuellement, un procédé d’apparition/disparition (les voitures apparaissent et disparaissent successivement dans chaque plan au détour d’une rue, une route vallonnée sert de tremplin pour faire décoller chacun des véhicules) accentue la tension et permet de jouer sur les effets de surprise. La séquence se découpe en trois mouvements: une filature précède la course-poursuite qui s’achève en explosion finale. Les percussions jazzy de Schifrin qui rythment la filature s’arrêtent net lorsque Steve McQueen enclenche la vitesse. Car les rôles se sont inversés et Bullitt le pourchassé devient subitement le poursuivant. Succèdent alors aux notes du compositeur le vrombissement du moteur et le crissement des pneus sur l’asphalte. Durant tout le film, la présence musicale des morceaux de Schifrin alterne avec l’absence brutale de mélodie. Pendant la course, les protagonistes restent muets, aucune conversation ne ponctue les agissements des personnages. Car, au-delà de la simple partition musicale, Lalo Schifrin a su élever la musique de film au rang de dialogue.

 

 

 

 

Si le jeu talentueux de Steve McQueen a permis d’affranchir le héros-flic de tous les clichés propres à ce type de personnage, l’audace de la mise en scène de Peter Yates, quant à elle, renouvelle le genre du polar. Dans la lignée d’un Humphrey Bogart, McQueen incarne les multiples facettes d’un individu à la fois complexe et solitaire tandis que la caméra de Yates scrute jusqu’à saisir les visages de son héros par un jeu de reflets et de réverbérations. Désormais, l’on ne compte plus le nombre de plans présentant le personnage principal dans le cadre d’un rétroviseur, à travers le reflet d’une vitre de voiture, ou celui d’une affiche vitrifiée de peep-show ou encore, celui d’un miroir de salle de bains, l’un des tout derniers plans du film. Le générique d’ouverture lui-même joue sur cette réverbération et sur le chevauchement de différentes réalités grâce aux fondus de plans qui disparaissent pour apparaître dans les lettres des noms des acteurs. Dans le scénario remanié, de nombreuses lignes de dialogues ont été élaguées et laissent place aux mouvements de caméra qui auscultent la réalité et privilégient ainsi les jeux de regards aux échanges verbaux, comme dans une très belle scène muette où l’on voit Bisset et McQueen échanger œillades et sourires inquiets dans un bar de jazz. Cette scène précède celle de l’assassinat du témoin dans la chambre d’hôtel. La musique moelleuse presque engourdissante de Schifrin que l’on entend dans le bar édulcore la violence latente et contenue, laissant traîner un filet sonore de suspens, et offre au spectateur un moment de répit avant de le projeter dans une scène d’une brutalité inattendue. Deux séquences et deux réalités se succèdent, celle enivrante et un peu floue d’un moment de complice tendresse entre le héros et sa dulcinée, coupés du monde, et celle sauvage de la dure réalité du métier de flic. Dans une ultime scène de carnage et au bout d’une course effrénée dans un aéroport, Bullitt se servira, pour la première fois, de son arme. Symboliquement, c’est à travers une porte vitrée qu’il tirera sur sa cible.

 

 

 

 

 

 

BULLITT  par Christophe Chemin

 

Film d’une grande dureté visuelle, humaine et à l´épure sonore, « Bullitt », thriller sombre de Peter Yates, construit sa réussite esthétique sur le traitement de l´espace, grâce à la complexité de l´architecture urbaine, aux perspectives et aux lignes de forces de la ville de San Francisco.

 

Espace désenchanté…La ville de San Francisco, sombre, nocturne et sale. De longues avenues, des canaux et routes de circulation, une compacité architecturale qui se marrie à de longues perspectives urbaines…San Francisco écrase l’humain et éclipse la lumière. Sa nuit ténébreuse participe à ce même traitement esthétique, peu de couleurs, une dominante, le noir, des ombres, une ville plongée dans la nuit durant laquelle a lieu un meurtre sanglant. La ville américaine est cette créature qui enfante la violence, le sang et la mort. Donnée par la main de l’homme, la mort n’a pas de visage. Elle est un fait avant d’être identifiée, elle est réduite à l’action tapie dans les codes artistiques d’un éclairage de film noir avec des diagonales d’ombres et de lumière tamisée scindent le cadre en deux, le brisent comme un miroir. La face ténébreuse de San Francisco est le reflet déformant des vicissitudes et de la bestialité de l’Homme. La réversibilité qui est en jeu est la continuation par l’action des conflits entre les personnages du film, qui se manifestent par le dialogue notamment, lors de chantages et pressions effectués sur Franck Bullitt, ce flic imposé à la protection d’un témoin, Johnny Ross par Walter Chalmers, un politicien ambitieux.

 

Le film est entièrement construit autour du policier taciturne. Peu bavard et solitaire, son entrée dans le film, seul chez lui, sortant d’une courte nuit, dans le noir, révèle et caractérise le personnage et le lie étroitement à l’écrin urbain qui couve le film. A la fois minéral et stoïque, parfois romantique, Steve McQueen, comme portant plusieurs masques, propose une partition qui magnifie le rôle de Franck Bullitt en un personnage faisant référence aux performances expressives, dans le gel des traits de leurs visages, d’Humphrey Bogart. La dualité entre le policier intègre et la ville tantôt démente, tantôt ensoleillée inscrit la réussite de l’enquête dans la maîtrise de l’espace et des trajectoires. Poussée à son paroxysme, cette logique trouve en la course poursuite, dans le dernier quart du film, une magnifique transposition. Les mouvements, les dépassements, les freinages, les accélérations, les chocs entre carrosseries, les vrombissements des moteurs apportent une densité audiovisuelle qui déclinent la volonté de structurer de façon moderne le film par strates de matières…béton, feu, peau, ombres…et successives grâce, par exemple, aux fondus enchainés. Le générique ancre le film dans cette superposition et cette même perte de repères. Les lettres et les noms se dédoublent pour porter un discrédit quant à la notion d’identité. Le voile sur la notion d’identité sera corroboré par le revirement et l’erreur concernant la première personne tuée, d’une importance centrale dans l’enquête, tout comme l’utilisation d’un « John Doe » par Franck Bullitt, pour cacher ce même cadavre et gagner du temps par rapport à Chalmers et sa hiérarchie. La rapidité et la fureur permettent d’élargir le spectre du film qui, de manière générale, s’appuie sur des réactions silencieuses, des jeux de regards et des gros plans qui gravent sur la pellicule ces moments de vides verbaux et de pleins de visagéité. C’est en s’identifiant d’abord au personnage puis ensuite à l’action que le film s’enchaine. Lors de la poursuite dans l’hopital, Bullitt poursuit le tueur dans les couloirs et les souterrains. Un gros plan sur le visage puis un plan d’ensemble, un panoramique ou un travelling pour élargir la séquence, Peter Yates s’appuie sur l’étirement de l’espace, sur la géographie de la ville ou la topographie du lieu le cas échéant. Le rythme est lent et les raccords plus concrets. C’est là où réside la teneur de la tension du film, puisqu’à défaut d’être sur la piste, Bullitt est sur la bonne trajectoire. Elle devient créatrice d’un espace nouveau, personnalisé et individuel. C’est ainsi qu’en plus de son mutisme, le style du film ausculte et révèle la réalité du monde avec une construction en flux-tendu qui donne à la ville sa définition carcérale, dense, dans laquelle s’enchevêtrent des lignes de fuite, des verticales de pierre, des voies ferrées.

 

 

 

 

Bruitages et vides…Bullitt est peu dialogué. Le débit de parole, selon la profession des personnages, diffère. Un politicien comme Chalmers tient son pouvoir du chantage et des menaces. Du coup, les mots sont son arme principale pour exister. Loin du terrain et de la maitrise de l’espace saturé, claustrophobique et restreint du film, ou des canaux d’écoulement et de transmission des mouvements comme les rues et les couloirs, il se tient à l’écart de l’enquête et de la respiration du film. La ville et son effervescence sont travaillées en contre emploi. Le réalisateur filme en décors naturels des voitures, des passants, l’anonymat et le quotidien propre à chaque ville mais n’en garde uniquement que les images quadrillées et les dépouille de sons. La quintessence sonore de ce qui est filmé réside dans l’attachement à deux ou trois éléments fondateurs dans l’image. Il peut s’agir d’un tramway descendant la rue, d’une sirène après l’assassinat de Johnny Ross dans l’hôtel…Le film est épuré et garde l’essentiel dans sa composition et son agencement cinématographique. Les sons et bruitages de l’action sont gardés pour leur symbolique et leur énergie. Il en va de même pour le grain présent à l’image.

 

Les sons se démarquent de l’image. Ils semblent percer l’écorce du film, sa surface vallonnée. Ils représentent en quelque sorte une symphonie d’une matière abstraite. La spontanéité de leur manifestation leur donne un rythme propre puisque le filtre qui les laisse peupler le film est ténu. Ils participent de la compacité du film, comme le montage et l’architecture, grâce à l’atonalité qui les caractérise. L’apparente sérénité du monde est brisée par l’irruption de déclencheurs, de bruits durs aux tonalités documentaires. C’est dans cette corrélation entre le vide et le versant documentaire du film que les silences cristallisent les vides en temps et en durée, en ralentissements, pour permettre à l’espace, par l’utilisation de plans d’ensembles ou de plans moins larges vissés au corps du héros, de se déployer. C’est ainsi que le tissu esthétique du film réagit par interpénétration et par conflit…La petite amie de Bullitt est horrifiée en regardant en face le visage déformé par strangulation de la femme de Ross dans un hôtel. C’est en utilisant la piste sonore comme un catalyseur, comme un filtre sélectif de ce qui doit transparaitre ou déborder que jaillit la complexité et l’amertume d’une profondeur pourrie défiant la frontière de la surface. Au même titre que la réversibilité du monde de la nuit, les sons épurés et retravaillés permettent de compléter une vision lacunaire du monde.

 

 

 

 

Il s’agit d’un monde dans lequel la vie et la mort cohabitent et se modifient en son sein, dans son antre, grâce à un nouvel agencement par le biais de ses souterrains, de ses canalisations, de ses couloirs et de ses tunnels. Le film jongle entre le repère et la perte avec les parcours imposés par les routes et les trottoirs et un réseau domestique ou public qui redéfinit la capacité des personnages à rétablir sa place dans le monde grâce à sa faculté d’adaptation face à une porte fermée ou une fenêtre bloquée par des barreaux. Pour Bullitt, il s’agira de poursuivre en voiture la Ford Mustang Fastback GT ’68 de ses opposants et de baliser son parcours de chocs métalliques, de vrombissements, d’accélérations, de freinages sur des routes tracées par l’homme et déjà existantes…Bref, de repères topographiques avec dextérité et panache autrement, de s’affranchir de l’espace pour le dominer. C’est alors que la trajectoire, ponctuée par les coups de volants et l’habileté de Steve McQueen dans sa Ford Bullitt, domine et réorganise le territoire.

 

 

 

 

PETER YATES

1929-2011

 

 

20 FILMS EN 30 ANS DE CINEMA

DEUX FILMS REMARQUABLES A VOIR ABSOLUMENT !!!