1964 – Docteur Kubrick !

Sorti en 1964, à peu près six mois après l’assassinat de Kennedy à Dallas, Dr Folamour traite d’un sujet brûlant avec la possibilité d’un holocauste nucléaire. Adapté d’un roman de Peter George intitulé Red Alert, le film devait être à la base un thriller, un film à suspense mettant en scène un officier corrompu qui tentait de lancer une offensive nucléaire contre l’URSS. Mais le projet prend une toute autre tournure et devient le film que l’on connaît, une comédie corrosive et fascinante sur la paranoïa, les préjugés et le pouvoir de fascination des armes, dans laquelle Peter Sellers donne la pleine mesure de son génie comique en incarnant trois personnages.

 

 

 

 

COMMENT KUBRICK A RÉUSSI À PORTER LA GUERRE FROIDE

À SON POINT D’INCANDESCENCE

par Julien Marsa

 

Au début des années 1960, Kubrick est en pleine écriture de son nouveau projet, avec l’aide de son comparse de l’époque James B. Harris. Depuis la sortie de Lolita, Kubrick se trouve être obsédé par la possibilité d’une guerre nucléaire mondiale opposant le bloc de l’est et l’occident. Autant dire que la crise des missiles de Cuba en 1962 n’arrangera rien à sa paranoïa et l’incite donc à ingurgiter, comme à son habitude, quantité astronomique de livres et revues sur le sujet dont il souhaite traiter. Il travaille d’arrache-pied avec Harris à la conception d’un film très sérieux, orchestré comme un compte à rebours, une course contre la montre pour tenter d’éviter ce qui pourrait être une troisième guerre mondiale. Les journées d’écriture sont harassantes, de par la complexité du sujet et le réalisme de son éventuelle imminence, et se poursuivent jusque tard dans la nuit. Parfois, aux alentours de minuit, les deux compères pètent un peu les plombs, se laissant aller à quelques plaisanteries absurdes du type « Et si l’on imaginait dans cette séquence que tout à coup les dirigeants des forces alliées quittaient la salle de guerre simplement parce qu’ils ont envie de manger ? » Quelques semaines plus tard, James B. Harris se retire du projet pour passer à la réalisation de son premier film, et Kubrick poursuit l’écriture seul. Durant ces séances de travail qui dérapèrent, quelque chose a germé dans la tête de Kubrick, le sujet qu’il traite est tellement absurde sur certains aspects que le film sera d’autant plus fort s’il est abordé sous l’angle d’une comédie. Il s’attache alors les services de l’auteur satirique américain Terry Southern afin d’achever l’écriture du projet, et le pousse dans ses derniers retranchements. Pendant deux mois, Kubrick va inciter Southern à aller toujours plus loin, lui demandant sans cesse « Quelle est la chose la plus absurde que puisse dire ce personnage tout en restant crédible ? » Cela donnera lieu à des expressions délicieusement décalées, comme « les précieux fluides corporels » du général Ripper interprété par le génialement timbré Sterling Hayden. Une collaboration fertile et harmonieuse, à l’image du titre du film, dont tout le monde s’accorde à dire que Dr Folamour est du pur Southern, tandis que le sous-titre « Comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe » ressemble plus à du Kubrick. Le parti pris du film est de dépeindre la période de la guerre froide comme étant très chaude. Quel meilleur moyen pour faire passer cette idée que le recours au registre sexuel ? Dans Dr Folamour, film exclusivement peuplé de représentants du genre masculin à l’exception de la secrétaire du général Buck Turgidson. Au passage, on remarquera que le terme « turgid » fait autant référence en anglais au style d’expression ampoulé du personnage qu’à une certaine forme de tumescence…les hommes ne peuvent s’empêcher de rouler des mécaniques, comme dans une cour de récréation, et de jouer avec leurs armes comme ils pensent avec leurs b…Turgidson étonnant et clownesque George C. Scott en est l’illustration parfaitement caricaturale et si puéril dans son acceptation à déclencher un holocauste juste pour écraser les « Ruskoffs », bête dans ses préjugés sur les nationalités des différents personnages, railleur dans sa manière de s’en prendre constamment à l’ambassadeur russe. Cet aspect très drôle du personnage est contrebalancé par un dangereux pragmatisme qui fait froid dans le dos, cumulant deux facteurs antinomiques, des responsabilités et des enfantillages. L’aspect régressif du film est également incarné par Ripper en français, l’éventreur…, dont la paranoïa et la folie partent d’un constat simple, la perte de sa virilité. Ne pouvant accepter d’avoir eu une panne au lit, il décide de mettre cet incident sur le compte des communistes, en se créant une fable où les « rouges » empoisonnent l’eau pour défaire les alliés de leur « essence » vitale. Kubrick stigmatise ici de manière ingénieuse la façon dont on se défait insidieusement d’un problème pour le porter à la décharge de l’autre, un peu comme si l’on regroupait les maux d’une société pour les mettre sur le dos des étrangers…

 

 

 

 

Le film s’ouvre de manière remarquable sur un accouplement entre un avion ravitailleur d’essence et un bombardier en plein vol, l’expression « s’envoyer en l’air » y prend d’ailleurs tout son sens. En deux minutes de générique, l’affaire est pliée et le film va par la suite prendre tranquillement la route des préliminaires, des préservatifs dans le kit de survie du pilote d’avion bien nommé Kong pour atteindre son point d’incandescence, un orgasme nucléaire à l’échelle mondiale. La pénétration se fait d’ailleurs dans l’allégresse d’un rodéo sans équivoque, le major Kong chevauche le missile en hurlant avant que celui-ci ne frappe son objectif qui s’intitule, je vous le donne en mille, la base de Laputa. Le film est marqué par une dernière érection, en la personne du Dr Folamour lui-même, avec le projet de regrouper le reste de l’humanité dans des souterrains en des ébats infinis pour assurer la pérennité de notre race, ce qui redonne une vigueur inattendue à son corps d’handicapé. Il se lève de son fauteuil roulant, et lance cette réplique devenue culte au président des États-Unis « Mein Führer, I can walk ! » Comme quoi les ardeurs nazillardes ne sont jamais très longues à revenir. Le film se referme en une profusion d’explosions nucléaires, comme autant d’éjaculations géantes venant défigurer la surface du globe « Peace is our profession » clamait fièrement quelques minutes plus tôt un panneau publicitaire pour l’armée. Le Dr Folamour, création loufoque d’un Peter Sellers trop souvent laissé en roue libre dans d’autres films, marque l’apogée d’un jeu burlesque pour lequel l’acteur recevra une nomination aux oscars. Mais ce serait faire preuve de laxisme en oubliant qu’il est tout aussi tordant dans les rôles plus mesurés du colonel Mandrake et du président des États-Unis. Deux types finalement coincés et raisonnables face à la démence de la machine de guerre, ce qui donne lieu à des décalages savoureux. La mémorable scène où le président annonce à son homologue russe que des bombardiers américains s’apprêtent à réduire son pays en miettes est un modèle du genre, l’horreur absurde de l’annonce prend le pas sur toutes les conventions d’usage. Sellers y déploie toute une palette de détours, comme un gosse annonçant à ses parents qu’il a fait une grosse bêtise, pour une désopilante scène qu’il a entièrement improvisée. On se prend alors à rêver de ce qu’il aurait pu faire de sa carrière s’il avait travaillé avec plus de cinéastes de sa stature, sachant canaliser cette énergie folle pour en laisser éclater l’absurdité brute. La performance de chaque acteur s’intègre parfaitement à l’ensemble, chacun trouvant sa place naturellement, avec Kubrick en maître ordonnateur sachant leur insuffler la seule règle qui compte pour mettre les égos aux placards, et offrir un écho exquis aux frasques militaires décrites dans le film…

 

Ce n’est pas la taille du machin qui compte, mais l’usage que l’on en fait.

 

 

 

1964. Au cœur de la guerre froide. Deux ans après la Crise des Missiles de Cuba. Un an après l’assassinat de Kennedy. L’année même où Khrouchtchev est destitué de ses fonctions de leader de l’URSS pour être remplacé par un Communiste de la ligne “dure” ça sera Brejnev. L’avenir du monde est incertain. C’est aussi l’année où Stanley Kubrick, le réalisateur volontiers polémique des Sentiers de la Gloire, de Spartacus et de Lolita, donne jour à Dr. Strangelove or : How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, aujourd’hui considéré à raison comme un chef d’œuvre reconnu de tous.

 

 

 

 

Un Monde Autour de Stanley Kubrick       par Loic Blavier

 

Adapté du roman Red Alert de Peter George publié en 1958, au ton très sérieux, et s’appuyant sur la terreur suscitée par une déclaration du Président Kennedy, le film misera quant à lui a contrario sur l’humour, un humour sous forme de violente satire. Le générique de début, présentant les bombardiers sur fond de musique sirupeuse, légère, va donner le ton. Premier élément notable…Son casting, un sans faute sur toute la ligne. Les acteurs sont tous possédés par leurs rôles et de ce fait, les personnages déjà calibrés à la base comme des caricatures portent véritablement le discours du film sur leurs épaules. Peter Sellers, déjà vu précédemment chez Kubrick Lolita, dont seul le nom suffit à imposer la qualité d’une oeuvre. Et le réalisateur, conscient des qualités de l’acteur, exploite pleinement son potentiel en lui offrant plusieurs rôles-clefs. Prévu au départ pour 4 rôles, celui de Mandrake, celui du Président Muffley, celui de Folamour et celui du Major Kong, il n’en tiendra finalement que 3, ne pouvant assumer celui de Kong pour cause tout d’abord de jambe cassée avant le tournage de ses scènes, et d’autre part parce qu’il n’arrivait pas à reproduire l’accent texan que souhaitait Kubrick pour ce personnage.

 

 

 

 

 

MANDRAKE…Peter Sellers lui donne un côté profondément British, tout en retenue et en maîtrise de soi. En décalage avec la situation de possible guerre nucléaire, lorsque Ripper lui annonce que “Nous sommes en pleine guerre chaude”, il réagit par un “Ah zut…! Il doit récupérer le code de rappel, et le temps presse…Cela fait, tout n’est pas encore gagné. A cet égard, sa rencontre avec les troupes fédérales dirigées par le Colonel “Bat” Guano, venues investir le camp, reste un moment d’anthologie dans lequel Mandrake devra affronter les pires détails s’opposant à son appel au Pentagone…L‘opératrice téléphonique qui refuse de passer la communication si il ne paie pas, le Colonel qui lui parle des risques qu’il court à voler l’argent du distributeur de Coca-Cola…

 

 

 

 

PRESIDENT MUFFLEYInterprèté également par Peter Sellers. Un Président assez dépassé par les événements, qui cherche par tous les moyens possibles à rectifier la situation. Il est intéressant de constater que ce Président est un personnage assez fade, sans grand relief, perdu au milieu du vaste PC de guerre parmi une foule de protagonistes tous plus cinglés les uns que les autres y compris le Président soviétique Kissov qu’il contacte au téléphone. Pourtant, l’autorité suprême, c’est lui.

 

 

 

 

Dct STRANGELOVE…3ème rôle de Sellers, le Docteur Folamour. Personnage mythique. Ancien Nazi, handicapé, dont la main droite a gardé le réflexe mécanique du salut hitlérien qu’il tente vainement de dissimuler et dont le vocabulaire reste très attaché à son passé auprès du dictateur. Perpétuellement, Folamour donne l’impression d’être sur le point d’exploser. Il semble particulièrement à l’étroit dans son fauteuil, dans la retenue que lui impose sa présence pour une réunion de crise au milieu des élites du pays. Bref, Folamour est un personnage exubérant qui tente de dissimuler son caractère. De là naît l’humour. Beaucoup de spéculations ont eu lieu sur l’identité de Folamour. Beaucoup y voient une transposition de personnalités réelles. Henry Kissinger, d’origine allemande et auteur de 2 livres sur le nucléaire, est notamment cité. Mais lorsque le film fut réalisé, en 1964, Kissinger n’était alors qu’un obscur professeur d’Harvard. D’autres parlent de Edward Teller, un physicien qui travailla à la création de l’arme nucléaire américaine. Herman Kahn, un théoricien nucléaire, est également cité. Ce fut lui qui employa le mot “seulement” en estimant le nombre de pertes humaines en cas de conflit nucléaire. Ses théories quant au futur de l’humanité n’étaient de plus pas très éloignées de celles proposées par Folamour à la fin du film. Enfin, dernier nom évoqué Werner Von Braun. Un scientifique nazi, fidèle au régime et à sa doctrine, ayant rejoint l’occident après-guerre. D’une grande froideur, ne s’encombrant pas de considérations humanistes, c’est le nom qui recueille le plus de suffrages lorsque l’on cherche à rapprocher Folamour à une personnalité distincte. On peut cependant aussi voir le personnage comme la combinaison de toutes ces personnes.

 

 

 

 

GENERAL RIPPERT…Totalement paranoïaque persuadé de l’infiltration des Communistes et de leur effort pour corrompre les “fluides corporels” de la population. Sterling Hayden interprète ce personnage très symboliquement, car Sterling Hayden fut Communiste. Il combattit pendant la deuxième guerre mondiale au côté des partisans yougoslaves et fut même décoré par le Maréchal Tito. Bien entendu, de retour au pays où il s’est brièvement lié au Parti Communiste, il connu quelques déboires avec le McCarthysme. Sa présence dans le rôle de Ripper, le patriote actif, n’est pas un hasard. En quête permanente d’ironie, Kubrick a probablement jugé que personne d’autre qu’un ancien Communiste ne pouvait incarner un tel personnage. Et comme cela ne suffit pas, Hayden livre une prestation exceptionnelle donnant à Ripper une attitude entêtée et sérieuse, se voulant digne du sauveur de l’humanité que le bonhomme croit être. De la folie furieuse, que Kubrick va renforcer par un cadrage fait de gros plans et de contre-plongées lors des scènes de tirades grandiloquentes, lorsque Ripper explique à Mandrake le pourquoi de son acte, lorsque la base est définitivement investie par les troupes extérieures…

 

 

 

 

GENERAL TURGIDSON…Interprété par George C. Scott, un spécialiste des rôles de militaires et d’hommes politiques, qui pour le coup vole presque la vedette à Peter Sellers. Turgidson est donc le général rattaché à l’US Air Force et va de ce fait occuper une position majeure dans un rôle de conseiller du Président. Mais si le Président est mou, indécis, en revanche Turgidson est un militaire survolté par les événements, autant dans ses paroles que dans son physique, il gesticule sans cesse, il ne tient pas en place. Il méprise les Communistes et il est franchement fier des talents de l’armée US, il va presque se vanter qu’un des avions ne puisse avoir été abattu. Quasi-hystérique mais tentant de se contrôler, il passera son temps à donner ses opinions extrêmes, en les exprimant de façon à les relativiser (lorsqu’il suggère de mener l’attaque jusqu’au bout, il dit…Mr. Le Président, je ne dis pas que l’on ne va pas perdre quelques cheveux de nos têtes. Mais je dis qu’on aura pas plus de 10 ou 20 millions de tués, au maximum…Ca dépendra des aléas…C‘est presque du Monty Python ! Au milieu de tout cela, il trouvera le temps pour quelques digressions totalement inappropriées dans un tel contexte, sa copine qui est en outre sa secrétaire l’appelle au téléphone lorsqu’il se trouve au PC de guerre, et malgré les reproches qu’il lui fait, il finira par lui parler de leur relation de couple lui disant qu’un jour elle deviendra Mme Turgidson…avant de finir la conversation en lui déclarant “et n’oublie pas de faire tes prières”. De même, à propos de Folamour, il dira d’un air satisfait “En tout cas pour moi, c’est toujours un Fritz”. Bref, avec Buck Turgidson, c’est un certain aspect primitif qui est porté au sommet de l’armée américaine. Pourtant, paradoxalement, à force de susciter l’humour le personnage deviendra éminemment sympathique. Quelque part Kubrick nous montre que la sympathie que peuvent nous inspirer nos dirigeants n’est qu’une façade, et que l’on ne sait ce qui se cache derrière.

 

 

 

 

MAJOR KONG…Un Texan qui dès que l’ordre d’attaquer l’URSS est reçu va revêtir son chapeau de cow-boy, qui sera particulièrement le bienvenu lorsqu’à la fin du film il chevauchera la bombe dans un esprit très rodéo. On peut aussi mentionner le Colonel “Bat” Guano, celui qui prend d’assaut la base de Ripper. Un grand soldat, mou, dubitatif, qui pour le grand malheur de Mandrake reste désespérément à son petit niveau matérialiste tiraillé entre la peur de mal faire et celle de se faire duper. Parlons du Président soviétique Kissov que l’on ne voit pas, que l’on n’entend même pas, mais dont on peut imaginer le caractère grâce à ce que lui dit Muffley au téléphone, et ce qu’en dit l’ambassadeur De Sadesky. La caricature même du Russe, avec l’exubérance d’un Nikita Khrouchtchev qui a déjà retiré sa chaussure pour taper sur la table afin de se faire entendre, vous voyez un peu le type de personnage. Il est ivre. Et il tient des conversations surréalistes avec son homologue américain ils débattent quand même pour savoir lequel d’entre eux est le plus navré de ce qui est en train de se produire !

 

 

 

 

AMBASSADEUR SOVIET DE SADESKY…Personnage froid, représentant l’intérêt de son pays et de sa doctrine.

il ne fume que des havanes et pas de cigares jamaïcains car il ne consomme pas de produits faits par “les suppôts de l’impérialisme”.

 

 

 

 

RISQUE MAJEUR…LA FOLIE DES HOMMES…

 

 

Dr. Strangelove est un film amené très haut par son incroyable galerie de personnages. Mais sans portée thématique, cela ne serait pas grand chose. Un simple film comique. Or c’est bien plus que cela. Dr. Strangelove est un film comique de politique-fiction, autrement dit une satire violente. Les personnages ne sont que des éléments permettant de véhiculer le message critique du réalisateur et de ses scénaristes à l’encontre du monde politique et militaire, ainsi que de mettre en avant les dangers que représentent la guerre froide et la course aux armements. Une manière de resituer le problème dans l’esprit du spectateur. Tout d’abord, le métrage commence par un avertissement de la Columbia déclarant que le Pentagone a toujours pris les mesures nécessaires pour éviter les événements relatés dans le film. Outre l’aspect promo d’un tel avertissement, cela démontre que le film a été pris aux sérieux par les autorités. Ensuite, on peut dire que le film met en avant le fossé qui existe entre le peuple et ses dirigeants. Jamais dans le film le peuple n’a son mot à dire. Pas un seul personnage issu du peuple n’apparaît à l’écran. On imagine que ce peuple n’est même pas au courant de ce qui est en train de se dérouler. Inquiétant. Inquiétant à l’époque et toujours inquiétant de nos jours, où l’on ne peut pas dire que le fossé entre la population et les classes dirigeantes se soit réduit. Inquiétant aussi quand l’on nous montre, même de façon humoristique et exagérée, que ceux qui nous gouvernent ne sont qu’un ramassis d’abrutis. Car oui, Dr. Strangelove s’en prend aux écarts des “élites”. En premier lieu, point central du film, il donne à leurs pouvoirs une connotation sexuelle, le pouvoir leur donne une jouissance quasi-sexuelle. Le film démarre par des plans d’avions “copulant” entre eux à la faveur d’un ravitaillement,.et se finit par le Major Kong chevauchant sa bombe de manière très sexuelle avec cris de plaisir à l’appui. Ensuite, les noms mêmes de certains protagonistes. La “Mandrake” est une plante aphrodisiaque aidant également la fertilité. Or, Mandrake est le second du Général Jack Ripper, Jack L’Eventreur, donc qui s’en prend aux femmes, lequel général va finir par avouer à demi-mots son impuissance. Il a senti que ses fluides n’étaient plus purs lorsqu’il a ressenti une certaine fatigue pendant l’acte d’amour. Depuis, il “refuse de donner sa substance aux femmes” dit-il. Bref il est juste devenu impuissant. Il cherche à combattre les Communistes qui sont selon lui à l’origine de la corruption de ses fluides corporels et donc de cette impuissance. En attaquant les Soviétiques, il ne cherche rien d’autre qu’à se venger et à pouvoir reconquérir ses capacités. Mandrake est censé être là pour l’aider à combattre sans avoir recours à cette solution radicale, l’aide que peut apporter la mandragore dans les relations sexuelles.

 

 

 

 

La brutalité est ainsi inhérente à tous ces puissants, du côté américain comme du côté soviétique. Même si c’est le côté occidental qui en prend le plus pour son grade, c’est normal, c’est le côté dans lequel vit Kubrick, l’Union Soviétique n’est pas non plus à sauver, loin de là. Donc, le ” Peace is our profession “ devient alors particulièrement savoureux. Afin d’appuyer encore l’hypocrisie latente, Kubrick a recours à d’autres procédés, des plans ou des dialogues mémorables. Ainsi, après nous avoir représenté l’écriteau “Peace is our profession”, le réalisateur enchaîne par la violente prise de la base, avec une véritable scène de guerre à l’appui et ça mitraille sec…Ripper lui-même dans son bureau tire à travers la fenêtre. De même, Kubrick nous montre le plan d’un soldat penché, proche du sol, en train d’avancer péniblement tandis que ses compagnons sont à terre…alors que dans le fond les mots “Air Force Base” apparaissent. Tout un tas de subtils effets satiriques appuyant l’hypocrisie qui règne et l’absurdité totale des événements. Le Président Mufflin lui-même aura une phrase qui va parfaitement résumer le paradoxe entre l’apparente volonté de préserver la paix et la réalité propice aux conflits en tous genres. A Turgidson et De Sadesky qui se chamaillaient pour une histoire d’appareil photo, il dira…” Messieurs, vous ne pouvez pas vous battre ici, vous êtes au PC de guerre ! Bref, ce sont bien tous d’irresponsables hypocrites. Le non-dit règne parmi eux. Question d’apparence. C‘est peut-être aussi pourquoi Turgidson apparaît sympathique. C’est le seul qui laisse libre court à ses pensées, aussi tordues soient-elles. Et pourtant, c’est également un irresponsable. Il nie les erreurs du plan qu’il avait élaboré, plan qui permettait à un Général de prendre lui-même l’initiative d’une attaque contre l’URSS. “Monsieur le Président, je ne crois pas qu’il serait très juste de condamner tout un programme à cause d’une seule défaillance “.

 

 

 

 

Même les personnages agissant plus sur le terrain, recevant les ordres plus qu’ils ne les donnent, ne sont pas dépourvus de toute absurdité. Le Major Kong va ainsi donner un speech à ses hommes mettant l’accent sur les possibilités futures qu’une bonne prestation peut apporter à leur carrière. Très malin, à l’aube d’un conflit nucléaire. Mandrake, personnage pourtant raisonnable, va lui aussi lâcher sa petite phrase anodine mais pleine d’amertume, prouvant que lui aussi en son for intérieur n’est pas exempt de toute brutalité. Lorsque Ripper lui demande ses expériences à la guerre, le stress aidant, il sort quelques phrases à l’humour très british, très noir. En parlant des Japonais et de la torture qu’ils lui ont infligée, il dira par exemple d’une façon désinvolte et se parlant quasi à lui-même…Oh ils ne me torturaient pas pour me faire parler…ils le faisaient juste pour s’amuser les salauds…c’est curieux d’ailleurs qu’ils fassent de si bons appareils de photo. En clair, malgré son pacifisme, lui-même reste marqué par la précédente guerre. Celle-ci occupe d’ailleurs également dans le film un rôle dissimulé, mais non négligeable. Enfin sa fin surtout. Car c’est grâce à la fin de la guerre que le Docteur Folamour est arrivé aux Etats-Unis. La fin de la guerre marque aussi pour Ripper le début du complot communiste (1946, selon lui), lorsqu’ils vont commencer la fluorisation de l’eau, corrompant ainsi les fluides corporels. Car pour Ripper, on a jamais vu de Communiste boire de l’eau, uniquement de la vodka. De l’eau corrompue, en quelque sorte. L’apparence de l’eau mais sans ses vertus. Bref, toute son attitude présente trouve sa source à la fin de la guerre, événement signifiant pour lui le début de la décadence. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il va se replier sur une idéologie proche du Nazisme, concernant la Purity of Essence, qui aboutira à OPE, les 3 lettres du code de rappel des bombardiers.

 

 

 

Autre nom significatif De Sadesky. Une référence au marquis de Sade, adepte des plaisirs extrêmes. De Sadesky correspond bien à cette description, son pays va imposer une certaine “punition” à l’Amérique, punition qui fera mal aux deux côtés, et De Sadesky lui-même aime également prendre des risques à titre personnel, il prend des photos en douce du panneau de contrôle US placé dans le PC de guerre. Ensuite, Merkin Muffley. Merkin, tout comme Muff, sont en argot des termes désignant les poils pubiens du sexe féminin. Le pouvoir est donc encore une fois en relation avec le sexe. Paradoxalement, le nom du Président désigne la femme. Ironique lorsque l’on songe qu’il n’y a pas une seule femme dans tout le PC de guerre. Et pourtant, le Président étant la plus haute autorité, l’idée de la femme parmi tous ces hommes occupe donc un point central. Enfin, Strangelove. Nom assez évocateur, représentant bien ce qu’est le personnage, un personnage au pouvoir étrange, malsain, qui finira par l’emporter. Enfin on pourra rajouter les préoccupations de certains personnages, directement liées au sexe. Le Major Kong, qui lit Playboy. Les préservatifs qui figurent dans la trousse de secours des soldats à l’intérieur du bombardier. Et Buck Turgidson, qui le temps d’une scène où l’on voit la seule femme du film Tracy Reed, la cousine d’Oliver pour l’anecdote établit un parallèle direct entre le sexe et le pouvoir. Buck doit partir au PC de guerre laissant la jeune fille seule, sur le lit, relativement dévêtue. Elle lui dit qu’elle n’a pas envie de dormir sous-entendu sexuel. Et Buck lui répond qu’il sera bientôt de retour et il lui conseille de faire un compte à rebours, qu’il sera de retour avant qu’elle ne puisse crier “décollage”. Encore une fois, l’armée US Air Force ici et le sexe sont associés. Bref, à travers ces connotations sexuelles, Kubrick nous décrit un pouvoir vicié où le plaisir de dominer et de laisser libre court à l’instinct bestial jouent énormément, et finissent même par prendre le dessus sur le bon sens. Ainsi le pouvoir est corrompu. Et c’est sans parler de la “solution finale” prônée par Folamour, que nous verrons plus tard dans une partie propre. En plus de cette omniprésence du sexe, la dénonciation de Kubrick porte aussi sur l’hypocrisie générale parmi les décideurs. ” Peace is our profession ” peut-on lire dans la base dirigée par Ripper. Pourtant, dès le départ avant même le début des hostilités, tout semblait indiquer le contraire. “Jack l’Eventreur” n’est pas spécialement un nom approprié pour quelqu’un qui veut la paix. King Kong, le chef du bombardier, n’est pas non plus un nom laissant présager d’un personnage faisant dans la délicatesse. “Buck” est le surnom qu’on donne aux animaux mâles. “Kiss-off” (Kissov) signifie en gros “envoyer chier”. “Bat” Guano : fiente de chauve-souris. De Sadeski, encore la référence au brutal marquis de Sade.

 

 

 

 

 

Une des questions posées à Folamour est éloquente. ” Mais ceci ne nous conduirait-il pas à renoncer à ce que nous appelons la monogamie, du moins en ce qui concerne les hommes ? “, demande Turgidson. ” Malheureusement si, mais c’est un sacrifice indispensable pour l’avenir de l’humanité. “, répond un Folamour dont les pulsions nazies sont de plus en plus difficiles à dissimuler, son bras se relève tout seul de plus en plus violemment, il s’adresse au Président en le nommant “Mein Führer”…Outre l’aspect totalement hypocrite de cette question, avec des personnages faussement choqués, on constate qu’au bout du compte l’aspect sexuel est passé avant toute chose. Par delà les différences idéologiques avec De Sadesky qui congratule Folamour pour sa brillante idée, par delà la morale, le sexe a dicté la voie à suivre. Car bien sûr on imagine que ce plan sera appliqué. Outre les problèmes de dignité humaine, enterrés sous une pseudo-necessité de survie, la volonté est clairement affichée de préserver le pouvoir, et de préserver le monde comme il était. Les mêmes dirigeants, qui pourront ainsi se livrer ouvertement à leurs perversions sous l’excuse qu’ils agissent pour l’humanité. Et les mêmes magouilles politiques. A peine le plan dévoilé, Turgidson évoque à un Président dépassé la possibilité que les Soviétiques enterrent avec eux leurs armes pour ensuite venir menacer l’espace américain lorsque la civilisation réapparaîtra à la surface de la planète. Ou même avant, dans l’espace souterrain. Chose étayée par le fait que De Sadesky s’éclipse en douce pour aller photographier les écrans du PC de guerre.

 

 

 

 

Dans le même temps, Turgidson s’agite et en appelle déjà pratiquement à la guerre froide en sous-sol…” Mr le Président, il faut les empêcher coûte que coûte de nous distancer d’une galerie de mine ! “. Bref, cette solution, loin d’être un espoir pour l’humanité, en marque la déchéance la plus totale. La quête du pouvoir, les instincts bestiaux, la guerre…tout sera préservé, exacerbé et amené en sous-sol, sans lumière. Aucun espoir. Folamour termine le film en mentionnant qu’il vient d’avoir une idée…il se lève… et les derniers mots du film sont ” Mein Führer ! Je marche ! “. Le Nazi s’est relevé et donne au monde ses conseils “avisés”. Ensuite, enchaînement immédiat sur des stock-shots d’explosion sur fond de We’ll Meet Again, chanson douce-amère interprétée ici par Vera Lynn . La fin originale prévoyait un combat de tartes à la crème se déroulant au PC de guerre, démarrant après que l’ambassadeur De Sadesky se soit fait attraper en train de prendre des photos. Kubrick a décidé de la retirer, jugeant qu’elle nuisait à l’efficacité du dénouement. Cela dit, la version actuelle est nettement préférable à mon goût et achève le film sur une note de “désespoir souriant”, pour reprendre un terme de Pierre Desproges. Toute l’intensité du final est ainsi préservée et achève de faire de Dr Strangelove or…How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, un film profondément intelligent, humoristique, un document sur son époque qu’était la Guerre Froide. Une œuvre que je classerais dans le prolongement du Dictateur de Charlie Chaplin. Et une œuvre dont s’inspireront beaucoup d’autres films satiriques tels que Mars Attacks ! de Tim Burton ou La Deuxième Guerre Civile de Joe Dante. Après Dr. Strangelove, Kubrick enchaînera sur un autre chef d’œuvre 2001, l’Odyssée de l’Espace, où cette fois au lieu de nous présenter le retour à la bestialité de l’Homme, il nous présentera au contraire son Evolution. Au fur et à mesure de sa filmographie, Kubrick s’est donc attaché à dépeindre sa vision de l’Humanité. Dr. Strangelove ne représente qu’un chapitre de cette vaste étude étalée sur toute la carrière du cinéaste. Mais un chapitre essentiel, établissant définitivement ses thèmes de prédilection et ses visions personnelles aussi bien que son évolution en termes de techniques cinématographiques.

 

 

 

Le Nazisme représente pour lui la période pré-1946, là où il était encore en pleine possession de ses moyens. De plus, c’est à partir de la fin de la guerre que la lutte entre les 2 blocs pour la domination du monde va démarrer. Ce qui aboutira à la course aux armements et finalement, inévitablement, à la Doomsday Machine soviétique. Une Doomsday Machine dont l’existence, comme l’a fait remarquer Folamour, est justifiée en tant que moyen de dissuasion. Pourtant les Soviétiques, englués dans leurs inamovibles cérémonies communistes, n’en ont pas encore fait mention : ils attendaient le prochain congrès du Parti…pour en faire une grandiose surprise. Pour les apparences, encore. Trêves de digression, pour en revenir à la place occupée par la seconde Guerre Mondiale, on peut dire que cette guerre même finie continue à avoir des répercussions sur le présent de l’époque du film. La Bombe H elle-même est née de la guerre. Les apparences modernes, civilisées, sont trompeuses. Les hommes, ceux qui nous gouvernent, n’ont pas changé depuis 1945. Leurs velléités sont désormais dissimulées sous des dehors respectables, ceux de la préservation de la paix, mais le fond n’a pas évolué. Que ça soit un ancien Nazi qui ait le dernier mot, celui auquel tout le monde va se ranger, n’est pas le fruit du hasard. Le pouvoir est toujours enclin aux pires abominations. On retourne dans l’âge que l’on croyait être révolu avec la chute du troisième Reich. Au terme d’une ahurissante incompétence de toute part, alliée à un manque d’efficacité de la pseudo-technologie moderne dont nous sommes pourtant dépendants, l’impossibilité de communiquer est la colonne vertébrale du scénario...Suppression des postes de radio ordonnée par Ripper, impossibilité de joindre Buck qui est en train de se laver, difficulté pour joindre Kissov, impossibilité de communiquer le code de rappel au Pentagone, et finalement impossibilité de rappeler le bombardier du Major Kong…Alors que dans le même temps Buck a pu être joint pour des futilités par sa future femme ! La mise en route de la Doomsday Machine a pu être provoquée, conduisant le monde à sa perte. Enchaînement direct sur Folamour sortant de l’ombre sur fond de la carte de l’URSS qui s’éteint en même temps que les espoirs. Jusque là il s’était contenté d’explications techniques sur la machine russe.

 

 

Maintenant c’est son heure de gloire. Il affirme que la civilisation peut continuer à exister. Des espèces animales et végétales pourraient être transférées en sous-sol. Des centaines de milliers de personnes pourraient vivre en bas pendant une centaine d’années. Ces personnes seraient tout d’abord les personnages politiques et militaires importants, histoire de préserver la discipline et d’organiser la société. Les personnes sélectionnées pour vivre en sous-sol seraient choisies par une machine, selon des critères physiques et intellectuels. Bien entendu, pour continuer à régénérer l’espèce, il faudrait une activité sexuelle intense de la part des hommes. Ainsi, chaque homme sélectionné aurait 10 femmes pour lui, choisies pour leurs qualités “purement stimulantes”. Derrière cette solution, c’est l’unanimité. A 100% masculine, l’assemblée exulte intérieurement. Sans aucun mot, l’enthousiasme gagne les personnages à l’écran. De Turgidson à Folamour en passant par le Président Muffley et l’ambassadeur De Sadinsky, tout le monde est intéressé.

 

 

 

 

Aujourd’hui chaque habitant de cette planète doit envisager le jour où cette planète ne sera plus vivable. Chaque homme, chaque femme et chaque enfant vit sous le coup d’une épée de Damoclès atomique, suspendue par le plus fin des fils, susceptible d’être coupé à n’importe quel moment par accident, erreur ou folie. Les armes de guerre doivent être abolies avant qu’elles ne nous abolissent.

 

Discours à l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 25 septembre 1961.