Film inédit que Stanley Kubrick voulait détruire. Un témoignage passionnant sur les premiers pas, trébuchants, d’un impressionnant artiste du cinéma. C’est le film manquant de la filmographie de Stanley Kubrick. Un premier long-métrage dont son auteur, plus tard, cherchera à détruire le négatif, et qu’il exclura de toute rétrospective. Volonté perpétuée encore aujourd’hui par ses héritiers. Au-delà de ses qualités et de ses défauts, Fear and Desire constitue un témoignage passionnant sur les premiers pas, trébuchants, d’un impressionnant artiste du cinéma. A la fin des années 1940, Stanley Kubrick, jeune homme introverti mais décidé, erre dans Greenwich Village. Il passe son temps dans les boîtes de jazz et aux séances de cinéma du MoMA. Au chômage, il gagne un peu d’argent en jouant aux échecs. Il réalise en 1951 et en 1952 deux courts-métrages documentaires dont il a l’idée en partant faire des reportages photo pour le magazine Look. Durant l’été 1950, il avait proposé à l’un de ses amis, le poète Howard Sackler, d’écrire un scénario pour un long-métrage qui devait s’appeler The Trap puis Shape of Fear, un récit de guerre, alors que le conflit coréen commençait. Mais la guerre à laquelle il pense est une guerre non située dans l’Histoire, l’idée de la guerre plutôt que sa réalité, la guerre comme révélateur de la vérité humaine. Il calcule qu’en tournant en extérieurs en Californie, en embauchant des acteurs de théâtre new-yorkais inconnus, en réduisant au minimum son équipe technique, en louant du matériel de prise de vues 35-mm à la journée et en tournant sans prise de son, il diminuerait et le temps et le coût du tournage.
Manipulateur, il suscite auprès d’un ami, journaliste au New York Times, un article sur son projet. Son père et quelques amis de sa famille investissent 10 000 dollars dans le film. Il tente sa chance auprès du producteur Richard De Rochemont, qui refuse de le suivre. C’est son oncle, Martin Perveler, à la tête d’une chaîne de pharmacies, qui financera le reste. Le tournage se passe sans accrocs, mais Kubrick doit faire face aux surcoûts de la musique et de la postsynchronisation. Richard De Rochemont accepte alors d’investir un peu d’argent. Sur les recommandations de son distributeur Joseph Burstyn, spécialisé surtout dans les films d’auteurs européens, il change le titre de l’oeuvre, qui s’appellera désormais Fear and Desire. Le résultat est une fable philosophique un peu pataude au cours de laquelle quatre soldats, participant à une guerre indéterminée, se retrouvent coincés derrière les lignes ennemies et tentent de rejoindre leur base. Monologues abstraits et boursouflés, gros plans expressifs, symboles appuyés, citations shakespeariennes caractérisent une oeuvre étrange, parsemée de plans à l’éclairage parfois très et trop élaboré. Il organise une première projection, notamment pour le grand critique James Agee. Selon le futur cinéaste Curtis Harrington, qui y a assisté…Le film ne fut pas bien reçu. Les gens riaient aux scènes dramatiques et tout semblait un peu trop lourd et exagéré. Après la projection, Stanley a fondu en larmes. Fear and Desire sort en salles le 31 mars 1953, après une petite campagne de publicité le présentant comme un film de guerre un peu sexy. Les critiques new-yorkaises furent pour la plupart louangeuses, mais le film aura peu de succès et sera peu vu. Kubrick a toujours considéré Fear and Desire comme une erreur de jeunesse…Un effort prétentieux et inepte. Le film contribuera pourtant à asseoir sa crédibilité comme cinéaste.
Jean-François Rauger
LE CHAÎNON MANQUANT par Chris Chang
Le public a triomphé de la mainmise du maître sur son oeuvre. Le premier long métrage de Stanley Kubrick, Fear and Desire (1954), revient à l’écran. Décrit par son créateur comme incompétent et prétentieux, le film n’a pas été montré en salle depuis sa sortie, il y a quarante ans. Pendant ces vingt dernières années, seules des copies existent pour projection privée. La légende veut que Kubrick ait maintes fois tenté de détruire le négatif, mais il avait cédé ses droits au film. Nous devrions nous estimer heureux. Laissons de côté les commérages. Les affinités entre prototypes et originaux sont indéniables ? les originaux sont l’incarnation même de l’originalité. Fear and Desire est en quelque sorte un chaînon manquant, le membre amputé qu’on vient de restaurer, la cause d’une démangeaison que, patiemment, nous attendions de gratter. C’est un film de guerre dont l’appartenance au genre est rehaussée par l’absence de renseignements sur le temps et l’espace. Nous sommes au royaume de Chaque guerre, peuplé de tout un chacun. Autrement dit nos pairs. Comme dans un jeu de Lego, les spécificités peuvent varier. Universels, nos désirs et nos peurs sont cependant immuables. Un quatuor de soldats, piégés derrière les lignes « ennemies « , projette de rentrer chez eux. Une rivière, un radeau, l’aérodrome et un général de l’armée aérienne sont les autres éléments. Le menu est composé de différences de perception, tous pour un, et voix off pour tous. Pourtant, jusque dans la communion intime des monologues intérieurs, la représentation ne dépasse jamais le Cliché existentialiste. Les êtres ne sont pas là en chair et en os. Au début, le spectateur est déconcerté. La maladresse devient comique. (À un moment donné, on dirait les Three Stooges en train d’interpréter Under Milkwood. Mais, après coup, cette approche semble adaptée au but du cinéaste. Tout étoffement aurait peut-être nui au principe qui structure le film. Car Fear and Desire, au lieu d’être une illustration concrète du genre auquel il appartient, en est bien davantage une démonstration formaliste.
Aucun homme n’est une î1e ? Il y a longtemps, avant la période glacière, c’était peut-être vrai. Les glaciers ont fondu. Maintenant, nous sommes tous des îles, des parties d’un univers fait d’îles seulement. Plus de trois décennies plus tard, une de ces métaphores devait réapparaître, cette fois-ci sous la forme concrète de Parris Island, le camp d’entraînement de Full Metal Jacket. Dans Fear and Desire, des formes embryonnaires de toute l’oeuvre future de Kubrick ne cessent de nous intriguer. Mack, le sergent, rêve de faire quelque chose qu’il puisse rapporter à la maison, quelque chose de grand, une validation qu’il porterait autour du cou, lorsqu’il reviendra au monde des lave-vaisselle et des radios à réparer. Sidney, le traumatisé élu, nous livre, en association libre, ses perceptions de la folie guerrière…Je suis le Magicien ! Me voila maintenant poisson ! Mack ! Ne ferme pas les yeux ! Les arbre ! Ils sont nus ! Il se peut que ceci soit la réponse » logique « , la méthode qui confère à Sidney au moins le statut de personnage principal. Enfin il y a Fletcher, homme neutre et amorphe, ayant tout au plus trois répliques. Lorsqu’on lui pose la question…Qu’est-ce que tu en penses, Fletch ? il résume sa condition ainsi…Moi, je ne voudrais pas faire l’important, mais la moitié du temps, le mal arrive justement à cause de ceux qui voudraient faire l’important et le bien arrive, à moitié, pour la même raison. A savoir parce qu’on pense.
Financé par Kubrick (40 000 dollars). L’équipe était minime, le nombre d’acteurs, insuffisant ou bien le dédoublement des rôles était-il prévu depuis toujours ? Malheureusement, cette situation n’a pas donné de miniature parfaite signée Kubrick. Néanmoins, pour ce qui est de la structure du film, ces contraintes ont eu deux effets bénéfiques…
1. Tourné sans enregistrement synchrone, Fear and Desire a acquis sa bande sonore après les faits. Ce décalage est tout de suite apparent, et, la plupart du temps, gênant. Comparable à l’emploi de clichés, le son post synchronique souligne les marques du genre qui rendent le film si fascinant. En suppléant ce qui ne saurait être dit, la voix off peut établir une distance ente les personnages. Dans Fear and Desire, cette distance ne peut pas être réduite, car il n’y a pas de distinction sonore entre la voix off des monologues intérieurs et les paroles prononcées. Ainsi la distance exigée par la guerre est-elle mise en relief à l’instar de l’aliénation momie propre à tous les personnages de Kubrick Le phénomène sonore ouvre la voie à un mécanisme visuel parallèle. On voit avec, et dans les yeux simultanément. Technique que Full Metal Jacket surnomme...le Regard aux mille mètres. C’est un changement de vitesse métaphorique, un passage du mode audio au mode optique. Nous sommes en présence d’une manœuvre cruciale dont je reparlerai.
2. Kenneth Harp joue à la fois le lieutenant et le général ennemi. En un sens, grâce au schéma narratif du film, ce » jumelage » tend vers un point culminant où les fers se croisent. Ici se dessine déjà en filigrane la maîtrise de Kubrick. Qu’on pense au Bowman de Keir Dullea, dans 2001, se précipitant vers lui-même, venant alléger le sentiment tant redouté des diners solitaires dans l’espace futur. Qu’on pense au Jack Torrance de Jack Nicholson piégé dans un labyrinthe qui aboutira dans une image freeze comme le font toutes les photos, encadrée et suspendue au mur qu’il n’a jamais quitté. Pensez aux jumeaux…Venez jouer avec nous de l’Overlook Hotel. Dans Fear and Desire, il est intéressant de voir un cinéaste qui devra sa renommée à son contrôle méticuleux, à son organisation d’espaces architecturaux, de vestibules, bureaux, tables Dr Folamour, centres commerciaux, hôtels, prisons, casernes, massifs d’arbustes, tranchées, tourner en plein air et tomber comme par hasard sur la symétrie architectonique de l’image filmique.
Il faudrait mentionner que l’acteur Steve Coit trouve une compensation pour son rôle incolore du personnage de Fletcher, grâce à son deuxième rôle comme capitaine ivrogne, ingurgitant d’innombrables vodkas, prêtant l’oreille aux élucubrations incessantes du général. Lors de l’attaque menée contre le général et son capitaine, les attaquants, le lieutenant et Hechter s’attaquent littéralement à eux-mêmes. Moment d’accalmie curieuse, car il advient sous pression car le général et son capitaine semblent ignorer le brouhaha quand le feu de Mack distrait les sentinelles. Ils sont également inconscients de l’approche du lieutenant et de Flechter Mais alors, comment se rendre compte d’un soi-même qui s’approche de soi ? Serait-ce l’explication de leur air mystifié ?
Un des éléments enfouis dans l’archéologie du film, élément qui émerge parfaitement formé, s’avère être la manière dont Kubrick aborde la thématique des yeux. Nombreux sont les récits de Kubrick où les personnages sort amenés à des moments d’introspection qui placent la signification du regard dans un contexte d’absence. Full Metal Jacket en fournit une définition pratique…Jack ne l’a pas, le Regard aux mille mètres. Un Marine l’attrape après avoir été dans la merde trop longtemps. C’est comme si maintenant on voyait vraiment au-delà. Sidney l’a. Il l’a attrapé au cours d’une séquence de montage. Pour une scène d’embuscade où deux soldats ennemis mangent du pot-au-feu dans une maison abandonnée, on passe à une série de montages rapides entre des visages de tueurs, des visages tués et les aliments écrasés sous des doigts mourants. La séquence se termine sur l’image de Sidney qui se trouve paralysé dans un vide noir….Sidney, sers-toi du pot-au feu. Ce n’est pas pour demain le prochain repas. « On passe à sa tête, posée sur la table, victime au regard distant. Il pourrait être mort. Mais il cligne de l’œil, et puis il a ce regard. Quelle que soit la nature de son affliction, les paupières n’ont plus ce qu’il faut pour l’effacer d’un coup d’essuie-glace…Non, mais j’ai le Regard. Regardez l’arbre généalogique. Humbert Humbert l’a eu de/pour Lolita. Jack D. Ripper le perçoit dans l’eau. Bowman prend le Regard assez littéralement et d’au-delà de l’Infini. Le Regard de Jack Torrance a quelque chose à faire avec l’angoisse de la page blanche. Le cas d’Alex (Malcolm McDowell) dans Orange mécanique est une variante sur le thème. Chez lui, il s’agit moins d’une paralysie, ou d’une paranoïa provoquée par une vision de l’Au-delà, que d’un regard rêveur de satisfaction. Satisfaction à la pensée de la destruction incendiaire de toute moralité éventuelle. Et puis il y le pauvre simple soldat Pyle dans Full Metal Jacket. (Vincent D’Onofrio). Trop terrifié pour voir ce qui l’attend, il vise ailleurs. C’est vers un canon de fusil qu’il dirige son regard dans sa recherche d’un avenir. Hélas pour lui ! C’est bel et bien là-dedans qu’il le trouve.
Ce regard, sera l’inspiration d’un tableau visuel bizarre, unique dans l’oeuvre de Kubrick…Les soldats traversent une rivière où se trouvent trois belles femmes brunes. Elles traînent derrière elles, dans l’eau, de petits filets. On dirait qu’elles portent des robes d’été. N’oublions pas que nous sommes au pays de » Chaque guerre ». Une d’entre elles, Virginia Leith, est capturée pour être ensuite, inévitablement, attachée à un arbre, avec Sidney qui monte la garde. Elle ne parle pas notre langue.
Mais, accompagnée du pressentiment de son sort funeste, visible dans ses yeux de glace (oui, ces yeux), elle forme avec Sidney le couple parfait. Tandis que Sidney essaie de devenir sa nouvelle amie, nous voyageons, tantôt en arrière, tantôt en avant, dans l’histoire du cinéma. Nous revenons au muet car Sidney s’efforce de surmonter la barrière de la langue par le moyen de spasmes gesticulants, aggravés par une musique cauchemardesque. Nous entrons dans un avenir qui est condensé dans un regard, cette fois-ci le regard à la Catherine Deneuve, « je-viens-de-voir-le-lapin-au-frigo ». Il y a mieux. Sidney offre à la captive de l’eau prise dans le creux de ses mains. Quand la langue de la femme tâte sa paume en un moment d’érotisme profondément tordu, le peu de contrôle exercé par Sidney sur lui-même s’évanouit. Citons encore une séquence de montage rapide. Tout en étant primitive par rapport à Orange mécanique, la séquence sert de maquette pour le montage hallucinatoire qui traduit comment Alex est propulsé par sa microcassette de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Ce dispositif de montage évoque la fragmentation du sujet par l’alternance de plans tantôt statiques, tantôt dynamiques du personnage. La puissance de la séquence dans Orange mécanique tient au kaléidoscope d’extraits d’autres filins, alors que Sidney/Stanley ne dispose dans Fear and Desire que de matériaux » immédiats « . La violence de l’action alterne avec des plans de Sidney vu de face, à droite puis à gauche, alternance qui se poursuit jusqu’à ce que la femme soit couchée sur le sol, dans un écho univoque de la position de Sid lors du baptême par le pot-au-feu. Clignera-t-elle les yeux ? L’utilisation de musique venant d’ailleurs soulève d’autres considérations. Puisque toute la musique dans Fear and Desire fut composée pour le film, elle ne produit pas l’effet de quintessence que nous trouvons chez Kubrick le maître. A savoir la fusion de l’image et d’une musique déjà entendue. Bien que la tonalité manifestement lugubre de la partition de Gerald Fried fournisse d’excellents exemples de contrepoint et d’accentuation sonores, il a fallu attendre d’avoir les moyens suffisants pour acheter les chansons que le monde entier verra. Pour ce qui est d’une définition plus précise de genre, je ne suis pas sûr de pouvoir donner la réponse. Laquelle des deux formes s’approche le plus d’une pure définition du genre ? Est-ce la bande sonore spécifique du film ? Ou bien est-ce la bande sonore spécifique de la mémoire culturelle des spectateurs ? Les formes populaires définissent les genres, certes, mais ceci semble contredire l’absence de spécificité propre à une notion de genre en tant que tel. C’est à vous de voir.
On dit que les sens, dans un corps privé d’un seul d’entre eux, s’en trouvent accrus. Les motion pictures ne sont que son et vision, deux sur cinq dans le domaine des possibilités. Rares sont les films, n’importe quel film, qui ne mettent pas l’accent sur le regard, sur les yeux. Mais Fear and Desire est un mantra du regard. Retour à la case départ. Ce film campe maints décors à venir. Une des lois implicites du cinéma consiste à dire qu’il ne faut jamais permettre à un acteur de regarder la caméra en face. Sidney ignore cet interdit. En un sens, tous les films de Kubrick l’ignorent. Tel l’hypnotiseur qui répète « Regardez-moi dans les yeux », la technique qui permet à l’acteur de regarder dans la caméra met l’action entre parenthèses. Pour certains, les événements sont ainsi placés à l’extérieur, pour d’autres, pour la masse de la population, ils sont placés au-dessus d’eux. Nous aimerions comprendre, nous pourrions compatir, si seulement nous arrivions à connaître ces gens (tous les Enfants de Kubrick), mais ils refusent de nous laisser entrer. Sont-ils, peut-être, hypnotisés ?
Avec son premier long métrage, Kubrick y allait à pleins tubes pour satisfaire aux exigences de son ambition sans borne. Le film est, par moments, surécrit, surjoués, voire fragile par son côté excessif. Pourtant, des structures cristallines, des motifs thématiques en sortent indemnes. En tant que jeu d’équilibre entre le sauvage arbitraire et l’irréfutable planétaire, Fear and Desire, à l’heure même où nous pouvons le voir, ne cessera de résonner tout au long de cette carrière.