Quatre ans après son chef d’œuvre Metropolis et deux ans avant de fuir l’Allemagne nazie, Fritz Lang réalise un thriller autour d’un violeur d’enfants. La portée politique et sociale souterraine reflétait en creux le sombre visage d’un pays au bord de l’abîme. M le maudit, en 1931 est une première incursion dans un art qui s’est profondément métamorphosé en peu de temps, avec de nouveaux codes que le cinéaste va très rapidement s’approprier. Son premier film parlant, marque une rupture esthétique dont l’importance est toujours palpable, 90 ans après sa sortie.
Le prix de la culpabilité…
C’est l’histoire d’une bête traquée. D’un monstre qui kidnappe et assassine des petites filles. Dans l’entre-deux-guerres, on ne parlait pas encore de tueur en série. M augmenté du qualificatif « maudit » pour le titre français est pourtant bien un film de serial killer. La sauvage « créature » est sortie de l’imaginaire de ses créateurs, Fritz Lang et sa femme Thea von Harbou qui croisèrent plusieurs affaires criminelles bien réelles dont celle dite du Vampire du Düsseldorf. L’intrigue se passe au tout début des années 30, dans une grande ville de la république de Weimar. L’époque est alors marquée par une crise économique sans précédent, la conséquence directe du krach boursier de Wall Street en 1929. Mais la crise est aussi sociale, politique et identitaire. Un contexte qui permet la montée du parti nazi dirigé par Adolf Hitler, nommé chancelier en 1933. Cette atmosphère pesante infuse plus ou moins directement dans le film de Fritz Lang dont la part quasi documentaire est en tout point saisissante. Le cinéaste de 40 ans superstar du cinéma mondial dont la fresque futuriste Metropolis a marqué les esprits ne cache pas ses intentions au moment de la préparation de ce nouveau film qui sera aussi son premier long métrage parlant…Avec mon prochain film, je veux aller hors du studio, dans la réalité. Non que je souhaite complètement renoncer au film de fiction, mais ce vers quoi je tends, c’est sortir du studio, pouvoir montrer quelque chose sans enjolivure ni exagération. Une profession de foi qui a tout d’une rupture radicale lorsque l’on sait que son film précédent, La Femme sur la Lune, était une superproduction de science-fiction. Un film où « l’exagération » était justement dans sa nature même. M le maudit sera donc plus sobre.
« L’épidémie de crimes de masse des dix dernières années avec leurs multiples tristes effets m’a constamment absorbé. J’ai aussi vu ici comment les effets collatéraux se répétaient eux-mêmes…», explique Fritz Lang. Ce sont évidemment ces « effets collatéraux » qui l’intéressent au plus haut point, lui le cinéaste de la culpabilité. L’identité du tueur, interprété avec intensité par Peter Lorre, n’est jamais vraiment masquée au spectateur. Quant à ses crimes, ils restent hors champ. La traque de l’assassin et la folie dévastatrice d’une population devenue juge et bourreau sont les moteurs de l’action. La pègre et la police, main dans la main, favorisent la délation pour attraper un criminel qui nuit à leurs intérêts respectifs avec la poursuite des petits trafics pour les uns, une image à redorer pour les autres. Le sort des victimes innocentes devient un prétexte pour exciter une « populace » assoiffée de vengeance. Beaucoup ont vu et continuent de voir dans ce portrait d’un pays devenu paranoïaque, replié sur lui-même, porté par des méthodes expéditives et inégalitaires, une dénonciation du nazisme qui, en 1931, était en pleine ascension. Cette critique n’empêchera pas Joseph Goebbels, alors ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande, de proposer bientôt à Lang une place de cinéaste officielle du régime. Un « privilège » qui incita le cinéaste à un exil américain via la France. Thea von Harbou, séduite par le nazisme, restera, elle, en Allemagne. Au-delà de sa force émotionnelle et visionnaire, M le maudit séduit surtout par l’extrême précision de sa mise en scène qui clôt la parenthèse « démoniaque » du cinéma expressionniste pour reprendre le terme de Lotte H. Eisner, la grande théoricienne du cinéma allemand. Ce genre, auquel Lang a toujours refusé d’être associé, se caractérisait par une approche très formelle de la mise en scène où l’audace des cadres et la géométrie insensée des décors traduisaient les émotions intérieures des personnages. Si on retrouve cette expressivité avec M le maudit, l’approche volontairement réaliste écarte les extravagances. Il n’empêche que Lang utilise avec finesse les éléments d’un décor qui ne cesse d’envoyer des signaux à l’adresse du criminel. Témoin, cette séquence devant la vitrine d’un magasin de jouets où le mouvement des marionnettes et les illusions d’optique censées séduire le consommateur titillent les instincts du sadique.
De tous ses films, Lang gardera toujours une préférence pour celui-ci, comme il l’avoue au personnage incarné par Michel Piccoli dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, où le cinéaste allemand joue son propre rôle. Son premier long métrage américain, Furie (1936), peut d’ailleurs se voir comme une variation autour du même thème. Le chef-d’œuvre de Fritz Lang fera aussi l’objet d’un remake du même nom par Joseph Losey en 1951, utilisant les codes du film noir. Preuve d’une puissance intemporelle.
VISIONNAIRE par Quentin Coray
Quatre ans après avoir réalisé le chef d’œuvre qu’est Metropolis, Fritz Lang se lance dans le cinéma parlant en cette année 1931. Une première incursion dans un art qui s’est profondément métamorphosé en peu de temps, avec de nouveaux codes, que le cinéaste va très rapidement s’approprier.
M le Maudit…C’est l’histoire d’une ville en proie à la folie meurtrière d’un inconnu qui s’en prend à des enfants au hasard en les attirant et en les tuant. C’est notamment la disparition et, très probablement, le meurtre d’une petite fille qui va soulever la colère de la population, et la faire réagir à l’unisson. D’un côté la police, amenée à faire son devoir, se voit en charge de mener de vastes rafles afin de dénicher le mystérieux tueur. De l’autre, la pègre, voyant la terreur qu’incite le tueur au sein de la population, et la menace que cela représente pour le bon fonctionnement de leurs affaires, se voit également dans le besoin de réagir afin de défendre ses intérêts. Le film se concentre donc sur cette vaste chasse à l’homme, d’un prédateur sexuel, qui va finalement aboutir à un simple modeste personnage apeuré, presque ingénu. La façon dont est menée l’enquête nous fait suivre la population dans la colère qui l’habite, et on a envie de voir le terrible pervers tueur d’enfants se faire coffrer et recevoir la punition qu’il mérite. Au final, on tombe sur un bonhomme simplement fou, habité par des pulsions qu’il ne contrôle pas, nous faisant simplement imaginer le bonhomme innocent et tranquille qu’il serait sans cette folie qui l’habite. On arrive alors à un vrai mur : comment ne pas comprendre ceux qui veulent voir cet individu payer pour ses crimes, mais comment, quelque part, malgré tout, ne pas avoir pitié de lui ?
Il convient de rappeler que M le Maudit est le premier film parlant de Fritz Lang, et si l’arrivée du cinéma parlant a considérablement bouleversé les codes du septième art, le cinéaste allemand a rapidement su comment se les approprier et les exploiter pour donner vie à son film. Ici, le son est surtout un facteur d’emphase, intervenant pour mettre en évidence des détails essentiels, comme la mélodie sifflée par le tueur, ou, au contraire, souligner l’absence d’une petite fille qui tarde à rentrer chez elle. Allant jusqu’à rendre muettes certaines séquences, Fritz Lang plonge son film dans une atmosphère particulière, dans un « silence assourdissant » comme dirait Albert Camus, d’où émanent des clameurs et de longs débats, où le son est là pour mettre en évidence ce qui doit être observé. Le film pointe du doigt un phénomène encore courant aujourd’hui, où les événements sensationnels, relayés par les médias, alimentent et inspirent la création de bouc-émissaires, centre de préoccupation du peuple, qui trouve en cette haine un os à ronger pour plonger dans le piège pervers de l’insatiable quête de satisfaction. Constatant l’année de sortie du film, impossible de ne pas penser à la montée du nazisme. Fritz Lang joue sur une ambiguïté permanente, entre l’application d’une justice expéditive, méritée, pour ce tueur d’enfants, et d’une véritable justice capable de considérer la pathologie dont il est victime. Le cinéaste propose ainsi le tableau d’une humanité déchirée et complexe, avec ses vertus et ses travers, ses justices et ses injustices, la foule, comme dans Les Nibelungen et Metropolis auparavant puis plus tard dans Furie, devenant le véritable catalyseur de la rage des Hommes.
M le Maudit est un des films majeurs de Fritz Lang, un film fort sur la société et sa soif de sensationnel, son voyeurisme, et son acharnement sur les plus faibles. Le cinéma ne parle pas encore beaucoup, mais il en dit déjà énormément.
Fritz LANG 60 ans de carrière / 50 films
Né le 5 décembre 1890 à Vienne et mort le 2 août 1976 à Beverly Hills, Réalisateur austro-hongrois, allemand par mariage à partir de 1919 et naturalisé américain en 1935. Inventeur de techniques innovantes qui sont devenues autant de standards et lui ont valu le titre de « Maître des ténèbres ». Il introduit dès 1919 dans le cinématographe une esthétique expressionniste qui fera école et inspirera en particulier le film noir. Son œuvre est traversée de thèmes récurrents…Vengeance, Pulsion de mort qui mine l’individu et la société, Manipulation des foules par un surhomme, Lutte pour le pouvoir, Violence de l’homme pour l’homme, Liberté pour le mal. Celui du double, image d’une inquiétante étrangeté, est présent dans la quasi-totalité de ses films.
La version restaurée et reconstituée de Métropolis, film réalisé en 1925-1926 dans les studios de Babelsberg, est classée au registre international Mémoire du monde de l’UNESCO depuis 2001.