Après La Ménagerie de verre (1950) Un tramway nommé Désir (1952) et Baby Doll (1956) tous deux réalisés par Elia Kazan, ou encore La Chatte sur un toit brûlant (1958) Mankiewicz s’intéresse à son tour aux écrits de Tennessee Williams, le dramaturge le plus en vogue et le plus controversé d’Hollywood. Même si la collaboration s’est soldée par une mésentente autour du scénario final, Soudain l’été dernier surprend par sa complexité et par l’audace dont il fait preuve dans son approche de sujets aussi controversés que l’inceste, l’homosexualité ou encore le cannibalisme. Katharine Hepburn refusa toujours de voir le film, considérant qu’il s’agissait du projet le moins glorieux de sa carrière, au point de se brouiller définitivement avec le cinéaste. Ce dernier, qui avait d’abord pensé à Vivien Leigh pour le rôle, dut par ailleurs s’accommoder des graves problèmes de santé de Montgomery Clift, imposé et soutenu par son amie de toujours, Elizabeth Taylor. D’inspiration clairement psychanalytique, Soudain l’été dernier s’inscrit dans un courant bien spécifique aux années 1940 et 1950 de la représentation symbolique.
LA PULSION DÉVORANTE par Clément Graminiès
Le 7 janvier 1958, Suddenly, Last Summer, pièce en un acte de Tennessee Williams, démarre au York Theatre de Broadway. Les critiques saluent unanimement son traitement de sujets tabous comme l’homosexualité, la prostitution ou encore le cannibalisme. Tout naturellement, cette œuvre amorale attire l’attention de Hollywood. Sam Spiegel, producteur de The Bridge on the River Kwai, en achète les droits d’adaptation et en confie la réalisation à Joseph L. Mankiewicz et l’écriture au duo Gore Vidal / Tennessee Williams. L’entreprise semble suivre le camino real, la voie royale avec Katharine Hepburn, Montgomery Clift et Elizabeth Taylor composent une équipe d’acteurs de talent. Si le projet brille de mille feux sur le papier, derrière la caméra et les décors du Shepperton Studios de Londres, la noirceur de cette histoire psychanalytique semble s’être emparée du plateau. La zizanie règne entre une Katharine Hepburn, récemment séparée de Spencer Tracy et déprimée par son rôle de mère froide et abusive, et un Mankiewicz qui s’acharne sur un Montgomery Clift à moitié paralysé suite à un accident de voiture survenu quelques mois plus tôt. Monty, sous l’emprise des médicaments et de l’alcool, éprouve des difficultés à retenir son texte et à se concentrer plus d’une demie journée. De son côté, Liz Taylor subit le contrecoup de la disparition de son mari Mike Todd, décédé dans un crash aérien. L’équipe, au bord de la crise de nerfs, menace de plier caméra et bagages à tout moment.
Le 22 décembre 1959, Spiegel gagne son pari, le film trouve son public et récolte trois nominations aux Oscars. Mankiewicz réalise un tour de force, il éclate littéralement la structure de la pièce de Williams. Il ne se contente pas de nous offrir une adaptation, il nous livre un film qu’il libère de son unité de temps et de lieu, une œuvre originale et terrifiante où se retrouvent les thématiques qui lui sont chères comme la recherche de la vérité et les relations interpersonnelles. De vérité, il en est question tout au long du film, véritable enquête policière freudienne, whodunit story, où le médecin se substitue au détective afin de révéler un meurtre caché, un traumatisme ancré dans le subconscient qui va libérer le patient et lui permettre de retrouver sa santé mentale. Si le genre a donné lieu à plusieurs classiques du cinéma anglo-saxon tels que The Snake Pit, The Three Faces of Eve, Equus ou encore Sybil, c’est pourtant le cinéma muet allemand qui nous offrira le premier drame psychologique avec le Das Cabinet des Dr Caligari de Robert Wiene en 1919, grâce, notamment, à la renommée grandissante de la psychanalyse. Avec Suddenly, Last Summer, Le Docteur Cukrowicz se lance dans une partie de Cluedo qui compte comme suspects une mère tyrannique, une aliénée et un poète énigmatique. Son enquête revêt une forme toute particulière; elle va nous révéler trois vérités : d’une part ce qui s’est passé ce fameux été de 1937, mais également qui se cache derrière le poète Sebastian, et enfin certains éléments de la vie privée de Tennessee Williams. Car, nous le verrons, la pièce-film a tout d’une œuvre cathartique pour son auteur.
La patte de Mankiewicz se reconnaît par la construction de la narration multipliant les très nombreux flashbacks qui renvoie à celle de Chaînes conjugales et d’Eve. Ici, le Dr Cukrowicz (Montgomery Clift) se retrouve au centre d’un dilemme particulièrement complexe. D’un côté, Violet Venable (Katharine Hepburn), femme vieillissante particulièrement riche, qui le sollicite pour lui demander de pratiquer une lobotomie sur sa nièce, Catherine (Elizabeth Taylor). En échange, elle financera généreusement un service de neurochirurgie très attendu par le médecin, lassé de pratiquer ses opérations dans des conditions particulièrement sordides. De l’autre côté, Catherine, jeune femme séduisante et excessive, qui finit par semer le doute dans l’esprit du médecin tant son état mental ne semble pas aussi déséquilibré que ce qu’en dit la rumeur familiale. Entre les deux, Sebastian Venable, le fils de Violet et cousin de Catherine, a disparu l’été dernier dans d’étranges circonstances alors qu’il était en voyage dans un pays étranger avec sa cousine. Point de rencontre de la destinée des deux femmes qui ont côtoyé le jeune homme décédé dans de mystérieuses circonstances, Sebastian porte en lui un mystère que le psychiatre devra percer.
La première grande réussite est de faire exister Sebastian à l’écran sans jamais le montrer. Malgré la récurrence des flashbacks qui aurait pu donner un visage au personnage énigmatique, celui-ci reste constamment rivé au hors-champ ou en amorce de plan. Sa personnalité, ses habitudes et ses espoirs ne nous sont donnés qu’à travers les dires de ceux qui l’évoquent, mais aussi grâce au jardin luxuriant qu’il cultivait par mégalomanie. Dans la demeure familiale, la grandeur des pièces et la hauteur sous plafond donnent aux lieux une ambiance divinatoire. Le jardin particulièrement dense n’est quant à lui pas sans rappeler celui d’Eden, confortant l’idée que Sebastian se voyait comme le Dieu créateur. Les références se multiplient, notamment lorsque la mère explique au médecin que Sebastian a « vu la face de Dieu » et qu’elle compare sa vie à Melville parti sur son bateau pour combattre la baleine Moby Dick. Cet évident déni de la réalité de la part de son entourage donne au jeune homme précocement disparu une présence évanescente, irréelle, comme s’il était seulement le fruit de l’imagination torturée de sa mère et de sa cousine. Mais le rapport de force existant entre les deux femmes est quant à lui bien concret, hérité d’un rôle qu’elle jouait plus ou moins sciemment. Mais le suspense autour des circonstances de la disparition de Sebastian sera entretenu jusqu’au bout. Tout au long du film, tout au plus aurons-nous quelques réminiscences de l’esprit confus de Catherine qui, elle seule, détient la vérité.
Dans ce film d’inspiration psychanalytique, le médecin va permettre aux deux femmes d’effectuer un transfert, capable de libérer le refoulé. Catherine, séduite par la bienveillance et le charme de son médecin, va peu à peu livrer certaines informations autour de l’attitude de Sebastian, tandis que Mme Venable comble l’absence de son fils en s’accaparant la présence du médecin. L’étrange confidence que Catherine fait à un infirmier « cet été-là, Sebastian avait faim de blonds » laisse sous-entendre l’homosexualité plus ou moins assumé du cousin, troublé au point d’emmener sa cousine, sa mère n’étant plus assez séduisante, dans l’espoir d’appâter les beaux jeunes garçons des pays pauvres qu’il visitait. Cette information éclaire donc la relation particulièrement complexe qui unissait le jeune homme à sa mère, consciente du rôle qu’elle devait jouer pour rester au près de son fils. La nature incestueuse de leurs rapports était délibérément entretenue par cette dernière qui n’a jamais su faire le deuil de cette place privilégiée dérobée par sa propre nièce. Mais la violence de cette situation pose encore de nombreux problèmes à Catherine qui, lors d’une scène particulièrement impressionnante, semble revivre un traumatisme encore plus important lorsqu’elle entre par erreur dans une pièce commune où tous les psychotiques se mettent à la dévorer des yeux.
Le seul moyen pour enfin percer à jouer les raisons de cette terrible confusion reste pour le médecin la pratique de l’hypnose. Incarnant Freud dans le passionnant film de John Huston, Freud, passions secrètes, Montgomery Clift se frotte déjà à cette pratique. Pour cela, il convoque donc Catherine et le reste de la famille afin de ramener à la surface les souvenirs traumatisants que son conscient refoule totalement. La longue scène la plus marquante du film est donc prétexte à un long flashback avec le visage hypnotisé de Taylor incrusté en bord droit du cadre. Elle revient sur les circonstances de la disparition de Sebastian, et sur les rapports qu’il entretenait avec elle, notamment autour de l’utilisation de ses atouts féminins afin de séduire les hommes qu’il ne pouvait approcher. Le montage, très elliptique, rassemble des souvenirs de plus en plus précis dont le sens émerge finalement par association. Le hors-champ reste privilégié pour matérialiser le refoulé qui continue de résister à l’esprit de Catherine. Sa position de témoin face aux événements lorsqu’elle écrit une carte postale après que Sebastian l’a abandonnée pour s’occuper de jeunes garçons, lorsqu’elle suit la cavale de son cousin dans les rues brûlantes du village et enfin lorsque celui-ci est dévoré (symboliquement ?) par ces hommes qu’il désirait honteusement fait de Catherine la gardienne d’un secret trop lourd à assumer. La dynamique entière du film repose sur ce principe de libération par la parole, sur cette mémoire qui a enregistré tout ce qui se dérobe à notre regard. Tout comme Tennessee Williams, Sebastian est un poète, un créateur et un destructeur. Sebastian Venable et Tennessee Williams partagent également le même goût pour les garçons, un penchant homosexuel que ne lui ont jamais pardonné les critiques, pas plus qu’ils ne lui pardonnèrent d’avoir écrit certaines pièces inférieures à d’autres. Williams est donc une victime sacrificielle. Enfin, la lobotomie n’est pas étrangère à la vie de Williams, en 1937, le poète rompt avec sa famille lorsque sa sœur Rose, atteinte de schizophrénie, subit une lobotomie qui la laisse handicapée. C’est d’ailleurs à partir de ce jour qu’il transforme son nom Lanier en Williams en hommage à son grand-père.
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