1960-Beauté du Diable…

ROCCO ET SES FRERES  

Ce sixième long métrage de  Luchino Visconti est divisé en plusieurs chapitres travaillés par 4 scénaristes différents,  un auteur pour un portrait de chaque garçon. Le cinéaste dans sa mise en scène va user déjà ici avec ce chapitrage singulier, de l’art du rebondissement avec une pleine maîtrise. Plus de 60 ans après, en le revoyant aujourd’hui, on penserait presque à l’art du twist sériel. Le film porte l’empreinte du néo réalisme comme La terre tremble  (1948), retour aux premiers amours de Visconti, qui traitait de la terrible situation des pêcheurs en Sicile, même si ce qui va ici transpercer le cœur du public est cette dimension dramatique, une grande fresque familiale, qui va notamment valoir à Rocco et des frères  le Lion d’Argent à la Mostra de Venise en 1960. Plus tard, ce n’est rien de moins que James Gray Martin Scorsese ou encore Francis Ford Coppola qui évoqueront régulièrement le film de Visconti comme une œuvre majeure et une grande source d’inspiration. C’est d’emblée et on le devine aux premières images un film qui porte la tragédie de l’immigration d’après-guerre, où la recherche de réussite se tournait vers le nord de l’Italie, à l’urbanité triomphante en comparaison de la misère méridionale. Ces mouvements internes au sein des entrailles de la botte Italienne sont ici disséqués, dans notamment la précarité des situations de la famille de Rocco et le mépris dont ils feront l’objet. Sauf qu’en restant « au pays », à savoir dans le sud, comme le dira Ciro, la condition est celle «  d’animaux domestiques ».

 

 

 

 

C’est aussi cette confrontation et en somme cette impréparation à une autre vie, d’autres fonctionnements, qui vont amener la famille à une désillusion affective et à la désunion progressive. C’est la dislocation du clan. Au travers notamment du terrible affrontement entre deux des frères, Simone et Rocco, où dans un effet miroir saisissant, une symétrie d’une violence inouïe, va s’installer la déchéance crasse pour le premier et un début de belle réussite pour le second. Les objets de cette lutte fraternelle universelle vont se focaliser sur une double conquête, celle d’une fille, Nadia et une autre sportive, grâce à la boxe. Rocco va supplanter son frère bien malgré lui dans ses deux utopies, et même pour tenter de l’aider, mais le ver est déjà dans le fruit. La mise en scène est grandiose, notamment dans les moments d’affrontement entre les frères, avec l’art du contre-champ et une caméra qui tourne autour d’eux et les prend véritablement sur tous les plans comme s’il s’agissait de n’en faire qu’un. Quelques scènes deviendront cultes, une fera polémique, et une autre, la dernière avec Nadia à l’écran, sera d’une force symbolique déchirante. Dans les deux situations, c’est toute la rage, la souffrance, qui se mue en un déchaînement de violences, incarné par Simone, qui est ici comme le spectre métaphorique du drame migratoire, économique et social que vit tout un pays, et que filme ici avec un réalisme magnétique un cinéaste de génie, qui signe un film aux airs d’opéra, dans une dramaturgie scénaristique totale, amplifiée par la musique lancinante de Nino Rota. C’est ici la première collaboration entre Alain Delon et Luchino Visconti. Ce dernier va vouer une passion folle à l’acteur et saura en effet le sublimer comme jamais. Il capte et magnétise non seulement la beauté de l’homme, mais aussi le talent fou de l’acteur. Dans Rocco et ses frères, c’est un Delon qui n’est pas triomphant ou diablement cynique comme 3 ans après dans Le Guépard (1963). Il est ici comme plus petit, mais toujours aussi touchant, toujours aussi envahissant. Visconti aime son acteur et fera tout pour nous faire partager cette passion. Annie Girardot interprète ici son premier grand rôle au cinéma, et elle est profondément bouleversante. Elle joue une Nadia, prostituée qui vit en elle comme l’ancrage du désespoir, un fatalisme inné, quelque chose d’irrémédiable. Elle est peut-être le personnage central du film l’air de rien. Rocco va lui apporter l’espace d’un instant l’espoir de la résilience, de l’émancipation, de la fin de l’assignation. Annie Girardot jouera sur toutes ses nuances avec force, émotion et une vérité mélodramatique saisissante.

 

Renato Salvatori est ici l’icône de la déchéance, et là où sa performance est impressionnante et massive, est dans cette inexorable descente aux enfers, il jouera plusieurs émotions successives, et toujours avec la même sensibilité, donnant une très belle crédibilité à son personnage et donc à l’histoire. On notera la présence de Roger Hanin, avec toujours comme cette impression presque majestueuse de puissance qui ne le quittera jamais vraiment. Rocco et ses frères est un objet filmique devenu culte car c’est en fait une fresque à tout point de vue. Familiale bien sûr, mais aussi historique, économique, sociale, sociétale. L’universalité est là, dans cette quête de l’émancipation, toujours empêchée pas soi et ses névroses, mais aussi par un toujours nouveau monde qui n’en finit pas de rester ce qu’il est, violent car excluant.

 

C’est beau car c’est dur, et c’est dur car c’est vrai. C’est du cinéma mais un peu plus que ça…                par JM Aubert. 

 

 

 

Les agents de comédiens jouent souvent un rôle décisif dans les parcours de celles et ceux qu’ils représentent. Alain Delon doit ainsi à la sienne, Olga Herstig, une des rencontres qui allait changer en profondeur sa carrière et sa vie. Pourtant quand elle lui parle pour la première fois de Visconti, le comédien n’est guère emballé. Il n’imagine son avenir qu’en France et ne comprend pas l’intérêt de ce rendez- vous avec un réalisateur italien dont il n’a jamais entendu parle. Mais Olga Herstig insiste et Delon finit par accepter de faire le voyage à Londres où Visconti met en scène un opéra de Verdi. La petite histoire ou la légende ? racontée par certains veut que le comédien ait été impressionné de voir que tous les bagages de Visconti portaient ses initiales (LV) sans se douter que celles- ci étaient celles de Louis Vuitton ! Qu’importe les raisons, Delon a en tout cas dit oui à Visconti ouvrant en cette année 60 où il triomphe aussi dans Plein soleil de René Clément une collaboration fastueuse avec le maestro qui le conduira dans la foulée à Paris sur scène dans Dommage qu’elle soit une putain aux côtés de Romy Schneider qui partage sa vie puis en 1962 sur le plateau du Guépard, qui obtiendra la Palme d’Or à Cannes.

 

 

 

 

Si Rocco et ses frères est une date pivot dans la carrière d’Alain Delon, il a changé en profondeur la vie d’Annie Girardot. D’abord comme actrice évidemment. Car si elle tourne de plus en plus régulièrement depuis le milieu des années 50, sa rencontre avec Visconti lui permet d’abord de jouer Deux sur la balançoire sous sa direction au théâtre face à Jean Marais puis d’incarner ce rôle de jeune prostituée dans Rocco et ses frères qui va faire d’elle une star des deux côtés des Alpes. Mais c’est aussi sur ce film qu’elle rencontre Renato Salvatori. Elle l’épousera en 1962 et aura avec lui son unique fille, Giulia.

 

 

 

 

 

 

 

UNE ANALYSE DIFFERENTE…

 

Voici un grand classique du cinéma européen qui sera présenté ce soir au Festival de Cannes dans le cadre de Cannes Classics Rocco et ses frères, en version longue inédite et restaurée. Luchino Visconti a imaginé l’histoire à la fin des années 50, alors que les Italiens du sud fuyaient vers le nord du pays pour trouver du travail, notamment en lisant Le Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi. Avec ce contexte très réaliste, le cinéaste, qui sera quelques années plus tard Palme d’or à Cannes pour Le Guépard, traverse les grands thèmes de sa filmographie…La passion, la famille, la jalousie, la sexualité, la loyauté, le péché, le pardon, les luttes de classe…En réalisant un film noir, quasiment religieux, dont les contrastes sont accentués et même sublimés par le chef opérateur Giuseppe Rotunno. Rocco et ses frères est l’histoire de cinq frères qui tentent de s’intégrer à la vie urbaine. Deux d’entre eux vont convoiter la même femme, une prostituée, Nadia. C’est sans doute ce personnage féminin qui nous hante encore 55 ans après sa présentation au Festival de Venise, incarné par la toute jeune Annie Girardot, dont c’est le premier « grand » film, plus connue pour ses performances au théâtre et c’est d’ailleurs à la Comédie Française que Visconti l’a repérée avant de la dirigée sur scène en 1958. Pourtant Visconti a eu toutes les peines du monde à convaincre ses producteurs de l’enrôler, au point de changer de financier. Magnétique et mélancolique, angoissé et fascinant, le visage de Girardot envahit longtemps nos mémoires, et pas seulement à cause du destin tragique qui l’attend.

 

Evidemment, il ne faut pas oublier les cinq frères que sont Spiros Focas, Max Cartier, Rocco Vidolazzi, Renato Salvatori et Alain Delon. Un quintet d’hommes bruns, beaux et très différents. Delon qui interprète Rocco, prénom choisi en référence au poète italien Rocco Scotellaro est alors d’une beauté renversante, explosant de sensualité, à la fois candide et romantique, incandescent et charmeur, capable de répondre aux violences des situations où la boxe joue un rôle essentiel pour illustrer la brutalité de l’époque. Il n’est pas encore la star qu’il va devenir. Il est la face lumineuse d’un groupe où les caractères sont affirmés et d’ailleurs écrits chacun par différents scénaristes…Vincenzo, le frère aîné calme, et marié à une jolie fille interprétée par Claudia Cardinale. On y croise aussi Roger Hanin, dont on devine l’homosexualité, et Nino Castelnuovo futur vedette des Parapluies de Cherbourg, Ciro, l’étudiant qui s’adapte le plus à Milan, le lien entre tous les frères, le jeune Luca et Simone, le boxeur et rival de Rocco, qui va commettre l’irréparable. Simone est incarné par Renato Salvatori, réputé impulsif et bagarreur, qualités idoines pour le personnage. Au point de faire peur à Girardot quand il doit la poignarder pour les besoins de la scène. Il faut dire que Visconti n’avait pas son pareil pour manipuler ses comédiens et obtenir d’eux ce qu’il voulait. Ainsi, pour que la rivalité entre Delon et Salvatori soit parfaitement perceptible à l’écran, il n’a pas hésité à choyer le comédien français pour rendre jaloux l’italien. En plus de trois heures, Rocco et ses frères, comme toujours chez Visconti, propose différentes lectures de la société, des liens familiaux et de la nature humaine, rongée souvent pas de mauvaises pensées, une violence tantôt étouffée ou bien réelle…La séquence du viol subira une remarque de la censure. Le portrait assez négatif d’une Italie en mutation, pas vraiment relevée de l’après-guerre, entrant dans l’ère urbaine, sert d’arrière plan à un tableau parfois sombre, mais jamais désespérant, d’un groupe d’individus dont les liens du sang ne suffisent pas à protéger les âmes damnées qui choisissent le mauvais camp. Et puis on peut aussi vouloir le revoir pour se damner de ces beaux mâles et revoir le génie subtil d’Annie Girardot.

 

 

 

 

UNE AUTRE APPROCHE…

 

Sommet de la carrière d’Alain Delon comme de Luchino Visconti, Rocco et ses frères est une immense peinture sociale et humaine, où brillent de noirceur les sentiments fiévreux des personnages. Le film, trop souvent catégorisé comme uniquement « néo-réaliste » est davantage une somme de styles totalement maîtrisée. Visconti étant l’un des fers de lance de cette mouvance, on retrouve l’influence du néo-réalisme italien dans Rocco et ses frères, notamment dans l’emphase sur la situation sociale de la famille Parondi, et le quotidien de travailleurs de Rocco, Simone et Ciro. Mais Visconti parvient dépasser cette école, en insufflant à ce socle néo-réaliste d’autres éléments. On retrouve dans le film une influence dostoïevskienne, comme dans Nuits Blanches, son précédent, qui s’illustre notamment par un romantisme exalté, qui devient vite le centre névralgique du récit, et non plus la condition sociale des personnages. Également, dans sa durée et sa propension tragique au sens grec du terme, son soin apporté à l’architecture immense, aux décors opulents, et sa composition de cadres riches, Rocco et ses frères rappelle le Senso de Visconti, mais préfigure également Le Guépard, son film suivant. Sans avoir recours à des décors fabriqués, la caméra témoigne de l’immensité des lieux que traversent les personnages, que ce soit en les filmant de loin, ou en choisissant des cadres anguleux, comme autant de structures menaçantes.

 

Le récit s’ouvrant sur un intertitre « Vincenzo », le frère aîné, et se concluant sur un autre « Luca », le benjamin de la famille Parondi, il n’y a aucun doute, le film ne va pas démériter son titre, et s’articuler autours de luttes fraternelles et intestines. Une lutte en particulier va cristalliser les enjeux de Rocco et ses frères avec celle entre Rocco et Simone. L’un est un personnage quasiment christique, d’une exemplaire bonté et doté d’un sens du sacrifice sans pareil. L’autre est tout l’inverse…Pathétique, violent, menteur, tous les vices lui vont à ravir. Et pourtant, ils sont frères, avec ce que cela suppose comme liens indéfectibles. Cette opposition manichéenne permet d’exalter le romantisme du film, afin de faire éclater les sentiments, y compris les plus douloureux. Considérer cette opposition expressément manichéenne entre Rocco et Simone comme de la paresse d’écriture serait une grave erreur. Elle est davantage la scène d’un théâtre d’une grande richesse, que ce soit en termes de personnages, de ton, d’univers. Rocco et ses frères, comme évoqué plus haut, apparaît comme une œuvre-somme de Visconti, mais ne se limite pas à cela. Plus d’une œuvre-somme, le film apparaît comme une œuvre-monde. Le film excelle d’abord formellement, dans son utilisation du noir et blanc, des ombres et des lumières. Mais Rocco et ses frères est aussi une maestria d’équilibre, autant un film social sur les conditions précaires de cette société italienne en reconstruction après-guerre, qu’un film romantique prêt à explorer les plus sombres émotions humaines, qu’un film de boxe, comme si ce sport articulait les combats de la vie. Il est tantôt touchant, tendre, autant qu’il est d’une infinie tristesse et d’une violence inouïe. Que l’on soit mère et fils, frères, amants, on s’y aime autant que l’on se hait.

 

La durée du film permet de donner de l’espace à chacun des membres de la famille. On saisit l’étau sentimental dans lequel est Rocco, les ténèbres dans lesquels sont engouffrés Simone, et le doute qui habite Ciro vis-à-vis de cette situation. Autour d’eux gravite malgré elle Nadia, épanouie aux bras de l’un des frères, détruite par l’autre. Cette fameuse scène que l’on taira pour ceux qui souhaiteraient découvrir le film d’un réalisme traumatisant, s’imprime par sa déchirante violence à jamais sur la rétine. Ce portrait de femme brisée par un homme, tenant tête face à une force masculine oppressante, évite à Nadia de n’être qu’un personnage-fonction. Elle est bien plus qu’un objet de lutte fraternelle, avec ses rêves et sa personnalité propre. Hélas au-dessus de ce théâtre se dresse une immense cage, qui parcourt tout le film. Elle est annoncée dès le générique s’ouvrant par un cadre derrière des barreaux, filmant le toit de la gare de Milan, formant un quadrillage, ou une toile d’araignée, comme annonciatrice du piège qui s’apprête à se déployer sur la famille Parondi. Cette forme, hyper-récurrente tout au long du film, prend plusieurs aspects avec des échafaudages sur un bâtiments, un ring de boxe, des fenêtres en sous-sol, les tours du Duomo, etc. Ces éléments deviennent des cadres, prétextes à enfermer les personnages. L’enfermement est d’abord social, les Parondi vivent tous dans la même pièce, les frères sont tous contraints d’aller chercher du travail, tandis que la ville et ses habitants ne sont pas les plus hospitaliers avec ces sudistes. Mais cette forme rappelle l’enfermement sentimental duquel sont victimes les personnages…Simone ne peut oublier Nadia, qui ne l’a jamais vraiment aimé, et enfermé dans son amour et sa fureur, il commet les pires exactions. Rocco, parti pour l’armée donc hors de la « cage » familiale trouve l’amour en la personne de Nadia. Un amour qui une fois rentré auprès de sa famille, auprès de la cage, ne peut ne déployer. D’autant que celui-ci est victime d’un enfermement tout aussi pernicieux vis-à-vis de son frère, bourreau des pires violences que Rocco n’ait jamais subi, et pourtant son frère, son sang, pour qui il reste prêt à donner sa vie. Parqués dans la complexité de leurs sentiments, les personnages ne peuvent pas réellement vivre, seulement dépérir. Loin du réalisme, mais à bras le corps dans le romantisme, ponctué par la musique légendaire de Nino Rota. Ces éléments font de Rocco et ses frères n’ayons pas peur des mots l’un des plus beaux films qui existent. Une véritable œuvre-monde, matricielle à différents niveaux, comme The Yards ou pourquoi pas encore, Parasite notamment dans son mélange des genres sur fond de condition sociale.

 

Un film, un monde, à voir, revoir, encore et encore, pour l’éternité…

 

 

 

4ème et dernière approche…

 

 

Remus et Romulus    par Ophélie Wiel

 

Sorti en 1960, Rocco et ses frères marque un tournant dans la carrière de Visconti, commencée avec la libération de l’Italie du joug fasciste, en 1943. Qu’il est loin le jeune assistant réalisateur de Jean Renoir ! À l’époque où le néo-réalisme italien brille de ses derniers feux et où la Nouvelle Vague française s’acharne à briser tous les schémas établis, Visconti parvient à unir les deux mouvements en un film essentiel, sombre et nerveux, qui inspirera le Coppola du Parrain 2 et le Scorsese de Raging Bull. L’Italie de l’après-guerre selon les néo-réalistes n’est pas le paradis sur Terre que son climat et sa riche histoire pouvaient laisser présager. À Rome, Anna Magnani hurle son désespoir lorsqu’elle voit son mari arrêté dans Rome, ville ouverte et un père part en quête de son unique moyen de survie, un vélo...Le Voleur de bicyclette. Des enfants des rues sont enfermés dans des prisons sordides…Sciuscià et un vieil homme au chômage doit mendier pour ne pas mourir…Umberto D. Quinze ans après la fin de la guerre, les choses ne semblent pas s’être améliorées et à Milan, ville de la mode et de la richesse, une mère et ses cinq fils, venus du Sud pour échapper à la pauvreté, sont contraints d’habiter dans une cave sans lumière, de dormir dans la même pièce sur des lits de fortune et d’accepter de petits emplois sans perspective d’avenir.

 

Visconti, qui ne cachait pas son penchant pour le marxisme, renoue dès la scène d’ouverture de Rocco et ses frères avec le mouvement néo-réaliste qu’il avait largement contribué à lancer dans les années de guerre…Ossessione, La terre tremble. Les plans sur Milan enchaînent les visions sinistres d’immeubles défraîchis, alignés les uns derrière les autres comme autant de preuves d’inhumanité. Les contrastes aveuglants entre le noir et le blanc accentuent la sensation claustrophobique d’une incessante obscurité…La lumière n’est qu’artificielle, rarement source de joie ou d’espoir. Les personnages traînent leur vie comme un boulet, comme Rocco, le jeune frère qui erre sans but et se sacrifie pour se raccrocher à un idéal. Même lorsqu’ils semblent avoir accepté leur destin, leur sourire n’en est que plus faux et ainsi de la prostituée Nadia, dont le rire ressemble à un hoquet nerveux. Chacun des cinq fils de la mamma Rosaria a une façon différente d’envisager l’avenir. Pour Vincenzo et Ciro, la seule façon de s’adapter est de renier son passé et de s’intégrer du mieux possible à la nouvelle société italienne qui se construit. Le petit Luca est le témoin désolé du déchirement de sa famille et rêve de retourner un jour au pays. Mais ce sont Simone et Rocco, dont les errements suivent la même trajectoire pour brusquement se séparer, qui constituent l’objet principal de l’attention de Visconti. Tous deux ont la même occasion de se démarquer en devenant champions de boxe mais tous deux tombent amoureux de la même femme. A l’exemple des deux frères de la mythologie romaine Remus et Romulus, la manière dont chacun aborde les situations va conduire à leur affrontement. Simone, brutal et instinctif, se laisse aller à l’ivresse d’une réussite trop facile et s’enfonce de plus en plus à mesure que ses acquis disparaissent. Rocco, réfléchi et sensible, est capable de sacrifier son amour et sa carrière pour se consacrer totalement à un frère qui ne montre pas le moindre signe de reconnaissance.

 

 

 

 

Cette dualité assez simpliste avec un Rocco clairement le bon double de Simone, à tendance mélodramatique n’est pas le point fort du film. Néanmoins, le traitement que lui donne Visconti vient totalement à contre-courant de l’esthétique néo-réaliste qu’il réserve plutôt au décor et au contexte sociologique. Les deux frères sont filmés, sur le thème lancinant de Nino Rota le compositeur de la musique du Parrain, comme des héros de la Nouvelle Vague, comme des jeunes « à bout de souffle ». Visconti s’inspire clairement du style godardien lorsqu’il filme des répliques en hors champ, préférant s’attarder sur les réactions des interlocuteurs. Les deux visages parfaitement contrastés de Renato Salvatori et Alain Delon tous deux magnifiques s’opposent en de gros plans audacieux. Leur jeu, entre hystérie criarde et colère rentrée, s’inscrit dans le sentiment d’urgence caractéristique du mouvement cinématographique français. Simone et Rocco courent sans but, droit vers le précipice, et dans sa chute, Simone entraîne irrémédiablement Rocco. Visconti adapte sa mise en scène à cette sensation de vitesse incontrôlée en multipliant les ellipses, les coupures, les parallèles entre les scènes et les mouvements brusques des personnages. Mais le plus beau personnage du film est la prostituée Nadia, qu’Annie Girardot interprète avec une subtilité remarquable. Nadia est une fille perdue comme le cinéma les aime, incapable, malgré ses efforts, d’effacer son passé aux yeux des autres. Seul l’amour de Rocco aurait pu la sauver…En le perdant, elle n’a plus de raison de vivre. Lorsque Simone s’avance vers elle pour la tuer, elle ouvre ses bras en croix, telle une martyre résolue, et étreint son meurtrier. Mais alors qu’elle reçoit le coup de couteau, elle refuse la mort, dans un dernier sursaut incrédule. Plus que Rocco, plus que les frères, Nadia est le symbole de ce film dur et sombre, où la jeunesse brûle ses ailes par peur de devoir faire face à des responsabilités trop lourdes. On pourrait presque l’entendre murmurer, au moment de mourir, un « t’es vraiment un dégueulasse », à l’adresse de l’amant invisible qui l’a si égoïstement sacrifiée.