Baya Kasmi prend à revers son art de la comédie sociale à l’accent fantaisiste. Son troisième long-métrage est un authentique drame social et familial, pour lequel la réalisatrice garde sa fibre romanesque, portée à nouveau sur des caractères et des existences antagonistes. Depuis une partition où la mélancolie et la joie s’enlacent, elle insiste sur le murmure d’un bonheur à portée de main et s’attache avec empathie aux parents comme aux enfants pour élargir la menace qui pèse sur cet espoir. Si le très jeune Zéphir joué par Louis Obry est excessivement en retrait, sa grande sœur Nuage, excellente Patience Munchenbach, vit intensément les tourments d’une adolescence déracinée et risquée, Mikado développant ainsi par ce personnage son drame sur plusieurs âges. L’horizon de Mikado est de faire famille, et Baya Kasmi fait de même en confiant le rôle de Laëtitia à son actrice fétiche, VIMALA PONS. Celle-ci, funambule experte de l’émotion, est capable dans le même geste de lier tendresse et rage, brutalité et délicatesse. Il faut la voir plaquer violemment Mikado contre leur van, retenant ses coups pour ne pas l’accabler encore plus de ses erreurs répétées, dans une scène silencieuse où cependant tout est puissamment dit. Mais c’est par la performance de VIMALA PONS, et celle de RAMZY BEDIA qui porte avec une belle pudeur la tragédie intime de Vincent, qu’apparaît aussi en creux la faiblesse de ce joli Mikado. FELIX MOATI, au demeurant aussi juste qu’intense, incarne malgré son rôle-titre un personnage plus central que principal, au sein d’un récit qui hésite alors entre le portrait d’une paternité bouleversée et le drame choral, multipliant les différents points de vue à l’excès. Alors, si le casting brille de mille feux dans la belle photographie de Mikado, avec des dialogues à plein et demi-mots qui touchent au cœur, on pourra regretter que cette conduite finalement multiple du récit empèse sa précieuse émotion, là où l’épure l’aurait sublimée.


COMMENTAIRES AVEC BAYA KASMI.
Rares et précieux sont les films qui traitent du poids de l’enfance avec un vrai regard et une vraie sensibilité, sans un gramme de pathos ni de lourdeur. Une raison suffisante pour nous donner envie de creuser la substance sensible et nuancée de « Mikado ».

Je voulais depuis longtemps faire un film sur l’enfance en essayant de raconter ce thème de la manière dont je le percevais, c’est-à-dire comme un lieu ou une condition qui fait que l’on se trouve dépendant des autres et en quelque sorte « condamné » à aimer ses parents. Je me dis qu’il y a presque une sorte de « syndrome de Stockholm » que l’on vit alors avec ses propres parents, et cela m’intéressait d’accompagner le moment où l’enfant regarde ses parents avec les yeux des autres et parvient ainsi à s’en détacher, à se réinventer, à se définir lui-même en tant que personne. Cette quête d’identité est, je pense, au cœur de tous mes films, et je m’en suis rendu compte en l’écrivant. En outre, beaucoup de récits à propos de l’aide sociale à l’enfance m’ont été faits par des amis ou des connaissances qui ont vécu des histoires comme celle-là. Par exemple, cette histoire de procès pour harcèlement m’avait été racontée il y a une quinzaine d’années et je m’en étais toujours souvenu. Je voulais aussi parler du fait de se construire en tant que parent quand on a eu soi-même une enfance « volée », quand on n’a pas eu la chance d’avoir été regardé par ses propres parents et que cela rejaillit sur l’éducation de ses propres enfants.
La toute première fois que j’ai commencé à travailler sur ce projet, c’était en 2016. Ça peut paraître vertigineux, mais c’est bien à cette époque que tout a commencé. Le personnage de Mikado existait déjà. Je le projetais, je l’imaginais, et finalement, il n’était pas si éloigné de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il y avait ce désir de raconter l’histoire d’un couple intense, un peu cabossé, et de cette famille. En revanche, la trame narrative n’était pas encore là. Elle a beaucoup évolué au fil des années, en fonction des opportunités, des circonstances. Entre-temps, j’ai travaillé sur une série, puis sur un autre film. Le projet a mûri progressivement dans mon esprit, avec l’apport de deux co-scénaristes… Magali Richard Serrano, puis Olivier Adam. Au début, j’étais un peu désespérée, je pensais que je n’arriverais jamais à concrétiser ce film. Mais aujourd’hui, je suis très heureuse. Mikado est un film qui a vraiment infusé avec le temps. Il contient des traces, des « fantômes » de nombreuses choses que j’ai écrites ou imaginées. Le scénario a connu des formes très diverses. J’ai écrit toute la biographie des deux personnages principaux, et j’ai laissé de côté des centaines de scènes qui ne figurent plus dans le film, mais qui, je crois, continuent malgré tout à le nourrir.
L’écriture d’un film commence par une recherche approfondie sur les personnages, sur ce qu’ils traversent, sur leurs émotions, sur ce qu’ils doivent affronter ou résoudre. Ensuite, il y a la question de la construction dramatique pour que le spectateur fasse peu à peu connaissance avec ces personnages, sans révéler toutes les facettes d’un personnage dès la première scène. Il faut penser à ce qu’on donne à voir en premier. Et ensuite, scène après scène, le spectateur apprend à connaître le personnage, à l’aimer, parfois à s’en méfier un peu comme dans une vraie rencontre. Et puis, le récit est aussi traversé par des idées qui surgissent de nulle part. On ne sait pas toujours pourquoi elles arrivent, et ce n’est qu’avec le recul qu’on en comprend le sens. Sur Mikado, j’avais des obsessions. Le fait que le personnage s’appelle Mikado, qu’il ait toujours un bâton de Mikado à la main, par exemple. C’était presque une fixation. Avec le temps, j’ai compris pourquoi j’y tenais, et j’y ai trouvé un vrai sens. Au départ, je voulais raconter une histoire liée à l’enfance. Aujourd’hui, ce motif a pris un tout autre sens pour moi. La corneille, la disparition de Nuage…c’étaient des éléments essentiels à mes yeux, même si, jusqu’au dernier moment, ça ne suscitait pas beaucoup d’enthousiasme autour de moi. Mais je tenais bon et je disais toujours, ce n’est pas grave, je vais le faire. J’ai mis en scène bien plus que ce qui était écrit dans le scénario. Je n’arrivais pas à transmettre, sur le papier, tout ce que ces éléments pouvaient apporter. Je me suis dit que ce serait quelque chose à faire passer par la mise en scène. J’ai veillé à ce que la corneille apparaisse toujours à l’image. C’est une idée de scénario, mais c’est aussi, fondamentalement, de la mise en scène.
Dans cette famille, il y a de l’amour, il y a l’envie de bien faire avec ce que l’on a pu recevoir en héritage, et même si les parents font ces erreurs qui les rendent hors-la-loi, je pense qu’on peut tous s’identifier à leurs problèmes. Dans une famille, on a envie de tout donner à ses enfants jusqu’au moment où l’on doit admettre qu’une séparation va avoir lieu et qu’ils vont choisir leur propre voie en opposition potentielle à celle de leurs parents. Il fallait montrer la beauté et la nécessité de l’amour familial, mais aussi à quel point cela peut être étouffant, voire dangereux. J’ai senti assez rapidement que je ne pourrais pas en faire une comédie, peut-être parce qu’il ne s’agissait pas d’histoires vécues à titre personnel. Pour moi, la comédie, c’est avant tout un bon film et une histoire intime qui va me permettre d’installer un décalage, et là, sur les détails que j’utilisais, je ne sentais pas le ton de la comédie. Cela étant dit, je ne voulais surtout pas faire un film de réalisme social. J’étais davantage motivée à l’idée de me rapprocher de cette « fausse simplicité » qui irrigue bon nombre de films notamment américains que j’ai pu voir durant les années 80-90, comme « A bout de course », « Un Monde parfait », « Gilbert Grape » »La Balade sauvage ». Ce sont des films qui donnent une impression de simplicité, avec des personnages très dessinés, et qui assument surtout leur dimension romanesque et aventureuse pour raconter des modes de vie marginaux et évoquer la difficulté à s’intégrer.




Mikado est quelqu’un qui est toujours en fuite parce qu’il est sans cesse écrasé par son enfance, et à un moment donné, il finit par retomber dedans. Pour moi, c’est un personnage tellement en souffrance, dont les actes sont dictés par la peur d’être séparé de ses enfants, et cela aveugle tout. Au fond, c’est quelque chose d’assez universel : je pense que nos propres peurs nous font faire de mauvais choix qui ont tendance à nous conduire dans le mur, et qu’en s’efforçant d’éviter la catastrophe, on la fait advenir […] La situation de Mikado est d’une injustice totale. À ce titre, la scène du procès m’a guidée durant tout le processus d’écriture, car, tout à coup, cela éclairait le personnage différemment. On comprend qu’il n’est pas entendu, qu’il n’a pas le droit de parler, et qu’il n’aura jamais réparation de cette injustice fondatrice dans sa vie. C’est clairement le moment de bascule du récit.
Dès l’écriture du scenario, on avait envie d’assumer le fait que cette famille était singulière, à part, et que ces personnages-là réinventaient quelque chose avec leur famille. Du coup, ils ont donné des prénoms bizarres à leurs enfants, lesquels ne s’en rendent d’ailleurs pas compte étant donné qu’ils ne sont pas au contact d’autres enfants… Dans le cas de Mikado, c’était un personnage qui devait être constamment travaillé par l’enfance, et j’ai donc très vite cherché un prénom qui le désignerait bien. Je le voyais comme quelqu’un de nerveux, et j’ai trouvé assez vite cette idée du mikado. Au-delà d’un jeu d’enfance, cela évoque surtout une situation où les gens sont imbriqués les uns sur les autres, avec le risque que la structure trop fragile finisse par s’effondrer si l’on ne trouve pas le bon équilibre ou si l’on tente d’enlever un bâton trop sensible. Cela s’imposait pour moi que ce Mickaël se soit renommé ainsi, étant donné que c’est lui qui a créé cette structure sans avoir lui-même ses propres bases.
Le personnage de Nuage est ici quelqu’un qui a une vraie capacité à ne pas sembler avoir d’âge ni d’appartenance. Je pense qu’il est possible de projeter plein de choses sur le visage de cette jeune actrice Patience Munchenbach, car elle a un vrai mystère, une vraie grâce. J’avais en tête une adolescente dans le modèle de celle jouée par Charlotte Gainsbourg dans « L’Effrontée », et je voulais quelqu’un qui puisse incarner ce passage délicat. Au final, Patience a emporté le morceau de par son apparence frêle et son extraordinaire maturité. Ce qui est formidable, c’est qu’il s’agit d’une vraie cohabitation, avec des acteurs qui travaillent beaucoup et qui proposent beaucoup. Pour ma part, je n’aime pas le fait d’imposer des choses, à part au début lorsqu’il s’agit de parler du rôle lui-même. Le métier de réalisateur consiste avant tout à regarder et à essayer de trouver le « juste regard ». C’est un questionnement permanent, et j’aime le fait que les acteurs viennent proposer des choses après que l’on ait discuté du rôle en amont. Je ne veux pas leur imposer de jouer comme ça à tel ou tel moment : ils viennent, ils interprètent, et c’est là que mon travail d’observation peut commencer. Je propose des ajustements pendant lesquels je les dirige, et c’est ensemble que l’on finit par trouver la bonne mesure. C’est presque comme un ping-pong en soi.


Mélodrame lumineux et réconciliateur par Nicolas Schaller
Sous le soleil du Midi, une famille trace sa route dans la camionnette qui leur sert d’habitat. Il y a les deux enfants, Zéphyr, 6 ans, et Nuage, l’ado qui se fond dans le paysage, sensible au monde, invisible aux autres. Et il y a les parents, Mikado (Félix Moati, habité) et Laetitia (Vimala Pons, à fleur de peau), sur le qui-vive. Surtout Mikado, ex-enfant de la Ddass et père surprotecteur, convoqué à comparaître devant la justice. La tribu évite les rencontres, fait profil bas, quand son chemin croise celui de Vincent (Ramzy Bedia, à contre-emploi, mûr et doux), prof de français qui vit avec sa fille de 16 ans dans une charmante bastide. Une panne automobile réunit ce petit monde pour quelques jours, au grand dam de Mikado qu’il faut prendre, à l’image de son surnom, avec des pincettes. Peut-on vivre heureux à l’écart de la société ? Une éducation marginale est-elle viable ? Baya Kasmi ne cherche pas tant à répondre à ces questions qu’à en tirer la matière d’un mélodrame lumineux, réconciliateur, où chacun est aimé pour ce qu’il est, avec ses failles et ses ambiguïtés. Presque une version méditerranéenne du cinéma de Kore-eda. On sait le goût de Kasmi pour les personnages libres et amoraux qui interrogent les conventions sociales depuis les comédies de son ex Michel Leclerc qu’elle a coécrites « le Nom des gens » et ses deux précédentes réalisations, « Je suis à vous tout de suite » et « Youssef Salem a du succès ». Leur bon esprit et leur fantaisie anticonformiste pâtissaient des limites d’une mise en scène bordélique, voire télévisuelle. Moins drôle mais plus tenu formellement la lumière mordorée caresse les personnages et le flou des plans en longue focale figure leur isolement, « Mikado » préfère aux quiproquos et péripéties dramatiques le pouvoir résilient du dialogue et les scènes de conflit larvé qui finissent dans le chant ou la danse. La bohème y est un rempart au chagrin comme dans « la Rua Madureira », cette splendeur de Nino Ferrer que l’on entend à plusieurs reprises et l’interprétation, au diapason. N’était la violence sociale, il ferait bon vivre dans ce film modeste et bouleversant, à contre-courant de l’époque ave des gens, solidaires de leurs blessures, s’y parlent et s’écoutent.



Quand on fait un film, la préparation permet déjà de se mettre en condition, de savoir où l’on va et comment on va pouvoir y arriver. Mais à un moment donné, le plus gros du métier se passe sur le plateau, et là, il faut se mettre en alerte, un peu à l’image de ce que disait Félix à propos de son personnage. Il ne faut pas avoir d’idée préconçue. Il faut être ouvert à tout, et pouvoir changer en fonction de ce qu’un technicien ou un acteur va proposer. Dès qu’un comédien ou une équipe veulent faire le film aussi fort que le réalisateur lui-même, la compétence technique ou artistique de tout un chacun va pouvoir servir le projet […] Ce qui m’intéresse le plus, ce ne sont pas les mille possibilités de montage dans une scène, mais plutôt de chercher la bonne façon de la filmer, et ce sur le moment. Quand on filme une scène, ce qui s’est passé la veille entre les gens peut influencer le tournage de la scène, et dans ces moments-là, c’est très important pour moi que les choses puissent bouger et que les imprévus soient accueillis comme des choses positives.
C’est un film qui nécessitait de la tension, et la chaleur attise la tension. Il me fallait la faire ressentir, et on n’a pas eu besoin de forcer le trait puisqu’on a tourné le film dans un environnement assez caniculaire. Je ne vous raconte pas ce que ça a été de tourner à plusieurs dans ce vieux van fermé où il n’y avait même pas la clim ! (rires) Mais ce soleil, aussi écrasant et inquiétant soit-il, crée aussi beaucoup de sensualité, et je souhaitais à tout prix que l’on puisse envier cette famille. Mine de rien, ils vivent aussi une forme d’utopie dont on peut tous rêver, nous qui avons des existences très cadrées et qui avons tous eu envie à un moment donné de prendre la poudre d’escampette. Ces personnages touchent du doigt quelque chose que l’on n’a pas forcément, à savoir un rapport à la nature, une intimité très forte et un besoin quasi inutile de confort. Il me semblait que Mikado allait devoir endurer un long chemin qui pouvait aussi être le départ de quelque chose d’autre. Il lui fallait réapprendre à vivre sans cette peur qui le travaille en boucle. Or, dans la mesure où sa plus grande peur finit par se concrétiser, il va donc pouvoir peut-être comprendre des choses qui lui échappaient jusqu’ici, étant donné que l’angoisse occupait toute la place. Je trouvais très beau d’achever le récit sur une chose qui m’a personnellement bouleversée à partir du moment où j’ai eu des enfants : parmi les « épiphanies » que j’ai pu avoir en observant mon enfant, il y a eu celle de le voir heureux sans la présence du parent à ses côtés. Je pense à la première fois où on le voit dans un bac à sable en train de jouer avec d’autres gens. On saisit alors que son bonheur ne dépendra pas que de nous et qu’il peut alors vivre de façon complètement individuelle. La conscience d’un tel détachement est une émotion que je trouve assez sublime en tant que parent. Ce petit enfant va dès lors tracer sa propre route.



Filmer sous un soleil éclatant c’était essentiel. Je suis profondément allergique au misérabilisme à l’écran. C’est presque instinctif, viscéral. Ce n’était pas, au départ, un choix esthétique conscient, mais c’est devenu un vrai point de vue de cinéma. Trop souvent, quand on met en scène des personnages en marge, dans la précarité, ou socialement « décalés », on tombe dans un certain fatalisme ou tout va mal finir, tout est gris, personne ne rit, il n’y a plus de joie, plus de lumière. Et moi, je voulais absolument leur offrir autre chose leur donner leur chance, leur vitalité. Ces personnages ont une utopie, ils tentent de recréer une forme de vie, de croire encore dans quelque chose, dans un lien familial fort. Ils incarnent peut-être ce que nous avons perdu comme la sensualité, l’énergie, la puissance de la liberté. Et le Sud, sa lumière, m’a énormément aidée à transmettre tout ça.
Je n’aime pas trop dire que je « dirige » les acteurs. J’ai plutôt l’impression de proposer, de demander beaucoup de choses. Mais c’est vrai que sur la question des larmes, les comédiens ont une capacité qui me fascine. Ce sont de vraies éponges, capables de plonger rapidement dans des émotions intenses, souvent en allant puiser ailleurs. Dans Mikado, le rire était étroitement lié à la pudeur. Ce qui comptait le plus, c’était justement de ne pas tomber dans une émotion trop exposée. On savait qu’on allait toucher à quelque chose de très fort, que le personnage portait des blessures profondes. Mais dès le départ, pour Félix comme pour moi, il était essentiel qu’il reste pudique, qu’on ne ressente jamais une demande de compassion, qu’on ne s’apitoie pas sur lui. Et c’est là qu’est venu le rire. C’était d’abord une intuition que j’avais : Félix apportait cette émotion brute, parfois même violente, et moi, je venais « couper » cette charge en glissant vers autre chose une forme de gêne, un léger décalage, une fuite dans le rire. Cette recherche a été passionnante. Félix, c’était un peu un Stradivarius. À la seconde où je lui demandais de changer de ton, il le faisait, même s’il était totalement immergé dans l’émotion. Et puis, je crois que c’est assez juste. J’ai toujours constaté que les gens les plus tristes sont aussi ceux qui rient le plus, y compris quand ils racontent les choses les plus dures.
C’est la quatrième fois que Baya Kasmi travaille avec Ramzy Bedia, puisqu’il figure dans tous ses longs-métrages et a même fait la voix du bébé dans sa série, Le Grand Bazar (2019). Elle est d’ailleurs en train d’écrire un nouveau film pour lui. Vimala Pons, elle, collabore avec Baya Kasmi depuis son premier court-métrage. Quant à Félix Moati, elle l’a rencontré sur le film Télé Gaucho de Michel Leclerc, son compagnon, alors qu’il n’avait que 18 ans.




J’étais au début de l’écriture quand j’ai vu Vie sauvage. Je vais voir tous les films de Cédric Kahn, j’adore son travail. J’ai particulièrement aimé la première partie de ce film. Même si je ne l’ai pas vraiment considéré comme une référence directe, je dirais qu’il y a un certain cousinage entre nos univers et c’est une filiation qui me va très bien. Captain Fantastic, en revanche, m’a un peu angoissée. J’étais en plein cœur de l’écriture, et je me suis dit mais peut-être qu’il raconte exactement ce que je suis en train d’écrire. Mais en réalité, ces films abordent des thématiques proches avec des approches différentes. Il y a chez eux une dimension très politique, une volonté de la part des parents de construire un projet théorique en s’isolant. Moi, je savais dès le départ que je ne racontais pas ça. Il y avait des points communs, bien sûr, mais je n’en avais pas peur je les ai assumés. Parmi les films sur l’enfance, L’Enfance nue m’a également marquée. Même si la forme est très différente, c’est cette manière de filmer l’enfant, cette manière de projeter une vision sur l’enfance, qui m’a beaucoup inspirée.





Défendre les failles de son propre personnage me semble être à la base du travail d’acteur. Faut-il tout pardonner aux personnages qu’on joue ? Personnellement, je ne pense pas. Je pense au contraire qu’il faut être dur avec eux, mais de la même manière que je suis dur avec moi-même dans la vie. Il faut se regarder en face, en pleine lumière, et avoir ainsi conscience des reproches que l’on peut s’adresser, tout simplement. Néanmoins, j’ai beaucoup de tendresse pour Mikado, car, en général, j’ai toujours de la tendresse pour les gens imparfaits. Les fêlures de Mikado, ce qu’il fait de mal, cette façon d’aimer qui est démesurée et maladroite chez lui puisqu’il emprisonne sa famille, c’est à Baya de venir combler tout cela par la tendresse et par son humanisme. Du coup, je savais qu’il allait y avoir un contrepoint très intéressant entre le côté tout sauf irréprochable de Mikado et l’humanité de Baya qui allait le filmer en l’acceptant avec toutes ses faiblesses. De plus, j’aime beaucoup les personnages qui ont une ambivalence morale. Par plein d’aspects, Mikado est quelqu’un de toxique, et à mon sens, il commet un acte extrêmement grave lorsqu’il gifle sa fille. À ce moment-là, j’estime qu’il franchit une ligne rouge, cela dépasse la colère qui est en lui. C’était d’ailleurs assez difficile à jouer, j’y allais un peu à reculons…
La condition du regard que Baya pose sur les gens est empreinte d’affection et de tendresse. Et à partir de là, elle arrive à voir des choses de Vimala Pons, de Ramzy Bedia ou de moi qui nous échappent…Je me souviens que Baya m’avait donné une indication juste avant de commencer le tournage…« Mikado est un personnage qui se sent menacé par un danger permanent ». Pour moi, c’était très précieux comme indication parce qu’on joue alors dans un état d’alerte, pris par cette sensation qui précède toujours l’angoisse. Je ne sais pas si c’est pareil dans le journalisme, mais le cinéma est un métier qui permet de se créer des familles alternatives. On vit ensemble pendant plusieurs mois pour faire le film, et dans le cas de Baya, il n’y a pas la tyrannie du metteur en scène mais au contraire la joie d’être ensemble, la joie du collégial et du collaboratif, et je crois que tous les techniciens du film pourraient dire la même chose. La vie, c’est tout ce qui se passe en dehors de ce qu’on avait prévu…
Je ne dirais pas qu’il y a une difficulté plus grande dans l’un ou l’autre. Pleurer, c’est exigeant, bien sûr, mais faire rire l’est tout autant, à sa manière. Il n’y a pas vraiment de hiérarchie. Cela dit, je crois que le rire est quelque chose de très intime. Le rire d’une personne en dit beaucoup sur elle, sur sa façon d’être. Mais, paradoxalement, ce qui me touche encore plus, c’est la manière dont une personne retient ses larmes. Il y a là quelque chose de profondément révélateur. Et puis, comme disait Dostoïevski…Si tu veux connaître quelqu’un, regarde comment il rit, pas comment il pleure. Voilà. C’était ma petite touche pédante pour briller un peu. Bon, pour être honnête, c’est la seule citation de Dostoïevski que je connaisse…
Je pense que tout est politique dès lors que ça prend place dans le monde. Ce n’est pas une question de réduire les personnages à des idées surtout pas, mais dès qu’un objet s’ajoute à la réalité, comme un film, il prend forcément une dimension politique. Si on considère la politique comme une manière de voir le monde, alors oui, le film de Baya est politique. Il aborde plusieurs thèmes forts, comme la protection de l’enfance, bien sûr, mais aussi, quelque part, la lutte des classes. On voit une famille très modeste qui arrive dans un milieu beaucoup plus aisé. Il n’y a pas de conflit ouvert, mais cette tension est bien là, en toile de fond.
Oui, comme réalisatrice, je suis entièrement d’accord. Tout est politique, inévitablement. Et j’ai eu des discussions à ce sujet, notamment sur ce que le film raconte politiquement. Il peut être perçu très différemment selon qu’on soit favorable à l’instruction en famille ou au contraire très attaché à l’école publique. Selon le point de vue, on ne verra pas du tout la même chose dans le film. Pour moi, l’éducation, c’est fondamental. C’est l’accès aux livres, à la connaissance, mais aussi à l’altérité comme rencontrer des gens qui ne vous ressemblent pas, qui pensent autrement. C’est aussi un film sur la famille. La famille, c’est ce qui nous fait vivre, ce qui nous construit. C’est un amour absolu, mais parfois aussi un amour qui peut devenir oppressant, enfermant. Personnellement, je ne crois pas qu’on puisse être heureux uniquement dans un cocon familial. J’ai eu des débats avec des gens qui prônent une vie « hors système », loin de la société. Moi, je pense l’inverse, même si la société est imparfaite, même si elle est dure, il faut s’y confronter, il faut y aller, prendre sa place, rencontrer les autres. On n’a pas vraiment le choix. Et puis il y a aussi eu des discussions autour du passage de Mikado en prison. Certains m’ont demandé...« Est-ce que vous voulez dire que la prison, c’est une bonne chose ? » Bien sûr que non. Mais ce choix scénaristique, on l’a longuement pesé. Chaque décision dans l’écriture raconte quelque chose, et c’est normal qu’elle suscite des réactions. Pour moi, Mikado est un personnage qui, comme beaucoup d’entre nous, finit par foncer droit dans ce qu’il redoute le plus. Il a peur d’une chose, il tente à tout prix de l’éviter…et finalement, c’est ce qu’il provoque. Et paradoxalement, cette confrontation le libère. Parce que quand on a vécu longtemps avec la peur qu’un événement arrive, le jour où ça se produit, quelque chose s’apaise. On peut enfin avancer. Et ça, oui, ça me touche profondément.

La musique est très importante. Elle était présente dès le début du projet. Rua Madureira, par exemple, est une chanson qu’Olivier Adam un des co-scénaristes m’a proposée pendant l’écriture. On imaginait ce personnage qui vivait dans un van, écoutant de vieilles cassettes plutôt que la musique contemporaine ou la radio. Cette chanson m’a accompagnée pendant toute la phase de repérages et de préparation. Elle s’est imposée comme la musique du film. Elle m’a même donné une sorte de sensation, un ton pour la mise en scène. Rua Madureira, c’est une chanson dramatique, qui raconte la perte d’un être cher disparu dans un accident d’avion, mais c’est chanté sur un rythme de bossa nova. On imagine le Brésil, il y a une forme de douceur, presque de légèreté. Et pour moi, le film devait trouver cet équilibre-là…Raconter quelque chose de profond, de douloureux parfois, mais avec une certaine douceur dans le ton et la forme.
La chanson de Nino FERRER, La Rua Madureira revient de manière récurrente, avec l’interprète original, mais aussi dans une version signée Jérôme Bensoussan, le compositeur de la B.O. D’ailleurs, c’est sa fille adolescente, Avril, qui pose sa voix sur cette cover. Felix Moati raconte…Baya nous avait demandé de connaître la chanson, de l’apprendre. On avait travaillé les paroles ensemble, on avait répété tous ensemble. Cette chanson faisait déjà partie de l’univers du film avant même le tournage, elle nous habitait.

Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio
La couleur du ciel le long du Corcovado
La Rua Madureira, la rue que tu habitais
Je n’oublierai pas pourtant je n’y suis jamais allé
Non, je n’oublierai jamais ce jour de juillet
Où je t’ai connue, où nous avons du nous séparer
Pour si peu de temps, et nous avons marché sous la pluie
Je parlais d’amour, et toi tu parlais de ton pays.
Non, je n’oublierai pas la douceur de ton corps
Dans le taxi qui nous conduisait à l’aéroport
Tu t’es retournée pour me sourire avant de monter
Dans une Caravelle qui n’est jamais arrivée
Non, je n’oublierai jamais ce jour où j’ai lu
Ton nom mal écrit parmi tant d’autres noms inconnus
Sur la première page d’un journal brésilien
J’essayais de lire et je n’y comprenais rien
Non, je n’oublierai jamais la baie de Rio
La couleur du ciel le long du Corcovado
La Rua Madureira, la rue que tu habitais
Je n’oublierai pas pourtant je n’y suis jamais allé…
Nino FERRER
15/08/1934 & 13/08/1998