2025-Survivre après…

Le brutalisme est un style architectural né dans les années 1950 jusqu’aux années 1970 lors de la reconstruction de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. Ses traits principaux ? Le recours au béton apparent et des formes géométriques géantes. Il doit se comprendre comme une réponse à la brutalité du monde d’alors. Les lignes de ces bâtiments sont dures, anguleuses, géométriques. On utilise des matériaux froids et lisses, comme le béton. Les volumes sont imposants, presque démesurés. Le brutalisme est aussi directement hérité du Bauhaus, une école qui mêlait différents arts, dont le design et l’architecture. Dans The Brutalist, László Tóth explique y avoir été formé. Il explique aussi que le régime nazi s’est largement offusqué de ce qui était produit par le mouvement Bauhaus, qui représentait selon eux une modernité malsaine, opposée à l’art allemand “classique” qu’ils défendaient.

 

 

 

 

László Tóth serait, d’après le réalisateur Brady Corbet, inspiré de plusieurs designeurs et architectes célèbres de l’époque, notamment de Marcel Breuer. Né en Hongrie, ce dernier a suivi une formation similaire à celle du personnage fictif au Bauhaus. Il a également émigré aux Etats-Unis, mais pas à la même époque. D’autres points communs peuvent être trouvés entre les deux…Au début du film, on voit László Tóth créer des assises avec des pieds en acier tubulaire, qui ne sont pas sans rappeler celles de Breuer. Marcel Breuer et László Tóth ont tous deux travaillé sur des bâtiments publics culturels (musées pour l’un, bibliothèque de Budapest pour l’autre), et ont tout deux dessiné des bâtiments religieux (l’abbaye de Collegeville pour Marcel Breuer). László Tóth serait également inspiré de Louis Kahn ou Paul Rudolph. La chronologie serait parfois un peu décalée par rapport à la réalité. Le modernisme est en effet arrivé aux Etats-Unis avant la guerre, et le départ de certains élèves du Bauhaus vers les Etats-Unis s’est fait la plupart du temps avant la seconde guerre mondiale. Et leur accueil aurait été bien différent de celui réservé à László Tóth, qui doit faire la queue pour un quignon de pain et travailler à ramasser du charbon. Cette liberté prise permet cependant d’appuyer le second volet du récit, peut-être plus important que les simples détails architecturaux, celle de l’histoire de familles juives émigrées en souffrance, rejetées là où elles pensaient pouvoir tout recommencer à zéro.

 

The Brutalist ne met presque jamais à l’honneur ce style architectural, à part le chef-d’œuvre réalisé par Laszlo Toth, aperçu après 3h30 de fil qui n’est pas du style brutaliste mais plutôt début moderniste.  Alexandra Lange, critique d’architecture, a des mots forts…Les auteurs « ont lu tous les livres sur le brutalisme, semblent ne pas avoir compris la chronologie et absolument rien de tout ça n’a été utilisé ». Les élèves de Bauhaus comme Marcel Breuer et Walter Gropius ont traversé l’Atlantique dans les années 1930, avant la Seconde Guerre mondiale. Ils arrivent en tant que professionnels, internationalement reconnus, et sont accueillis dans les plus grands établissements, comme l’université Harvard. L’architecture moderniste était ancrée et à la mode aux Etats-Unis, bien avant l’époque où se déroule le film. Laszlo Toth est accro à l’héroïne et homme pieux. Marcel Breuer, lui, était sobre et laïc. « En tant qu’historien de l’architecture, j’ai encore la tête qui tourne après avoir vu ce film ».

 

 

 

 

Insolite…The Brutalist film de 3h34 propose de faire une pause… en plein milieu de la séance ! Est-ce que les films vous paraissent de plus en plus longs ? Le commentaire revient régulièrement, et expliquerait pourquoi les spectateurs se détournent des films interminables. Or, une étude réalisée en 2018 montre qu’en cinquante ans, la durée moyenne des films a augmenté de quatre minutes ! La multiplication des publicités, et l’absence d’action dans plusieurs longs-métrages pourraient expliquer cette impression de longueur. Le réalisateur Brady Corbet a trouvé un moyen original pour continuer à captiver le public pendant les 3h34 de film, il a mis un entracte de 15 minutes à la moitié du film. Le dernier film diffusé en France avec un entracte remonte à 1982…

 

 

 

 

 

HISTOIRES D’AMERIQUE

 

La critique de cinéma se réduit-elle désormais au simple commentaire de la campagne publicitaire d’un film ? Si quelques médias se font pourvoyeurs officiels d’adjectifs dithyrambiques pour affiches et bandes-annonces, je m’étonne de l’angle unanimement choisi pour traiter The Brutalist de Brady Corbet par la critique. Pour beaucoup, l’enjeu serait de discuter si oui ou non ce film relèverait du chef d’œuvre, étant entendu que non quel hybris ! C’est le seul angle qui intéresse la presse cinématographique et dont le pinacle pourrait être Trois Couleurs et son dossier « Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? ». Faut-il d’ailleurs préciser qu’un film n’est pas un chef d’œuvre à chaque fois qu’une campagne de promotion use d’hyperboles pour qualifier son poulain comme si notre marge de manœuvre ne se situait plus que là, dans le peu d’informations que nous accordent les distributeurs internationaux ? Cela expliquerait le malaise auquel ont fait face nombre de collègues lorsqu’il s’agissait d’écrire sur Megalopolis, autre film architectural venu d’Amérique.

 

 

Le statut de The Brutalist s’appuie sur la grandiloquence d’un film qui ressuscite une technique désuète la Vista Vision, format 35mm créé en 1954 où l’image défile horizontalement et non verticalement comme une pellicule classique et qui veut visiblement renouer avec la tradition du film romanesque et historique style Géant, style Autant en emporte le vent, style Il était une fois en Amérique dont il reprend une figure commune avec l’entr’acte. Par ailleurs, c’est précisément vers là que s’oriente la polémique sur l’intelligence artificielle qui, outre-Atlantique, nuit à la campagne du Lion d’argent aux Oscars. Le film, produit à petit budget (10 millions de dollars) a eu recours à ces technologies pour imaginer les designs de l’architecte de fiction László Toth. Si The Brutalist a l’aura du « chef d’œuvre » à descendre de son piédestal, c’est qu’il y ressemble. Nul doute qu’il y a là une forme de complaisance du réalisateur à l’égard de ce style. Mais, récit d’une confrontation entre une avant-garde moderniste européenne et le conformisme « WASP » américain, The Brutalist s’exprime dans un langage cinématographique hollywoodien, classique par essence, c’est-à-dire dans la langue de l’ennemi. Cette contradiction, si peu évoquée, présage d’un leurre qu’il convient de déjouer : le style du film sa révérence envers le cinéma hollywoodien est l’une des différentes figures qu’utilise Brady Corbet pour évoquer l’aliénation de László Toth et de sa famille, Juifs européens confrontés au conformisme chrétien américain.

 

L’épilogue du film a été l’objet de nombreuses réserves. Lors de la première Biennale d’architecture de Venise, une rétrospective est consacrée à László Toth, héros du film. L’intrigue est alors revue par la présentation de sa nièce, Zsófia, jouée par Ariane Labed, de l’œuvre de son oncle. On y apprend que le centre culturel polyvalent, commandé par Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce), évoquait le camp de concentration de Buchenwald dans lequel László a été déporté et que l’œuvre de ce dernier n’a cessé de se référer à la Shoah. Cela rejoint une réplique dite par László plus tôt dans le film, son architecture est une violence faite à un environnement hostile et antisémite, c’est-à-dire une offensive contre sa persécution. Cette explication, dénoncée pour sa redondance avec le propos du film, contient pourtant sa part de lacunes, ne serait-ce que parce qu’encore une fois on parle à la place de László, grabataire mutique relégué à l’arrière-plan. Mais, surtout, elle relègue au second plan les longues années que l’architecte a passées aux États-Unis, principal enjeu problématique du film. Le film laisse László à New York avant cette ellipse de près de vingt ans. Zsófia a choisi de faire son alya, c’est-à-dire d’immigrer en Israël, et Erzébet, la femme de l’architecte, espère le convaincre de faire de même. Quand il arrive aux États-Unis, au prologue, dans la cale d’un bateau, un travelling sur steady-cam filme l’architecte au milieu de Juifs en costume traditionnel. Noyé dans une lumière chaude, ce plan évoque directement les trains de la mort, image désamorcée par le plan suivant où László sort sur le pont et aperçoit la Statue de la Liberté qu’une caméra libre filme à l’envers. Tout au long de The Brutalist, on sent sourdre un phénomène d’inversion, comme une subversion au sein de sa facture hollywoodienne classique. Les symboles renversés en sont une figure récurrente, non seulement la Statue de la Liberté mais aussi, à la fin, la croix de la chapelle du centre polyvalent pendant que la famille Van Buren recherche le père, Harrison. On pense soit à ce drapeau africain-américain inversé à la fin de Blackkklansman (2018) de Spike Lee, appel à l’aide d’une communauté racisée contre le fascisme, soit à la dernière image laissée par Benito Mussolini, son corps et celui de son épouse lapidés, suspendus par les pieds à un croc de boucher. Entrer aux États-Unis pourrait s’apparenter, pour László, à une réédition des persécutions qu’il a subies en Europe. Cette croix et cette Statue de la Liberté inversées présagent d’une opposition aux mythes de l’Amérique qui justifient dans ce film une suprématie blanche voire une préfiguration du nationalisme chrétien contemporain.

 

Comme sa partition, signée Daniel Blumberg, The Brutalist mêle un mode majeur et un mode mineur. Les cuivres retentissant lors de l’apparition de la Statue de la Liberté sont faits d’accords grandioses dont l’harmonie recherchée est rompue par des violons lancinants et atonaux ainsi que des accords mineurs, plus nuancés, aussi joués aux cuivres. Ces dissonances perpétuelles se retrouvent dans certains leviers stylistiques qu’actionne Brady Corbet, qui ne verse jamais dans le pastiche d’un cinéma d’avant-garde mais nuance par touches la cohérence esthétique de son film. Par exemple, les cadres fixes et millimétrés s’opposent à une caméra aux mouvements erratiques. À ces dissonances visuelles sporadiques, s’additionne principalement la quantité d’oppositions symboliques et thématiques structurantes avec brique vs. béton, église vs. synagogue. De ce fait, le mode majeur du film, sa volonté de grandiose, rejoint une forme d’académisme, de solution de facilité comme ces accords claironnants. Cet académisme est non seulement confronté au style architectural « brutaliste » de l’architecte mais il constitue une idéologie, la justification d’un pouvoir, que le récit s’évertue à retranscrire dans l’un de ses penchants les moins représentés : l’antisémitisme.

 

Peu de films américains ont pris au sérieux la question de l’antisémitisme aux États-Unis sauf peut-être The Fabelmans (2023) où Steven Spielberg relisait avec amertume sa propre œuvre. En arrivant en Californie, le jeune Sam réalise un film à la gloire de ses bullies qui met en scène leur corps aryens avec la même fascination qu’Olympia de Leni Riefenstahl sur une plage qui, elle, rappelle immédiatement Jaws. On y revoit les plages californiennes du blockbuster de Spielberg sous un autre angle, celui d’un cinéaste qui s’est aliéné à magnifier ses tortionnaires. Le langage cinématographique classique y apparaît comme une subordination du cinéaste juif aux attendus d’un public antisémite. De même, la relation de mécénat qui lie László et Harrison se fonde sur la spoliation, voire la vampirisation, de la judéité de l’un au profit de la chrétienté de l’autre. Le centre polyvalent, initialement prévu pour accueillir des structures laïques, se charge d’une commande supplémentaire venue d’un conseil des notables locaux avec une chapelle censée être le cœur vivant de l’édifice et dont l’emplacement agace László. Par la suite, on colle à l’architecte un collaborateur dont l’objectif est de le brider économiquement et que le brutaliste humilie publiquement afin de s’en débarrasser. Rappelons qu’encore aujourd’hui le brutalisme est conspué outre-Atlantique et que le président Trump a fait de la lutte contre ce style architectural un de ces chevaux de bataille dans la guerre culturelle. Cette aliénation se déploie non seulement sur le plan artistique mais concerne tous les aspects de la vie de László et sa famille. Éloigné de sa femme Erzsébet et de sa nièce Zsófia pendant près de dix ans, László les retrouve grâce à l’aide et la bonté de l’avocat de la famille Van Buren. Dans la première partie du film, les Van Buren se montrent généreux et accueillants envers l’architecte. Mais cette générosité s’estompe lorsqu’arrive Erzsébet. Plus précisément, l’arrivée d’Erzsébet permet de requalifier le rapport que Harrison entretient avec son protégé. Lorsque l’épouse s’introduit, tout l’entourage des Van Buren est saisi par son accent anglais irréprochable, étonné qu’elle ait même pu être journaliste influente et habiter en Angleterre, comme si l’assistance qu’ils leur procurent supposait qu’ils leurs soient inférieurs. Par ailleurs, le regard porté sur Harrison et sa famille met en exergue une pensée creuse, inculte, basée sur des lubies. Sans consistance, Van Buren incarne un conformisme, véhiculant un discours prémâché et une pensée toute faite. Cette satire d’une aristocratie américaine, habitant dans des manoirs anglais de carton-pâte, va de pair avec une forme de prédation.

 

 

 

 

C’est d’abord Zsófia qui en est victime, abusée en hors-champ par l’arrogant fils Van Buren. Puis, dans une séquence italienne glaçante, László. Tournée dans des carrières du nord de l’Italie où l’architecte et le philanthrope veulent acquérir du marbre, cette scène marque une confrontation entre le millionnaire américain et une sous-culture underground et antifasciste italienne. László l’introduit en effet à un marbrier italien, sorte de figure pastorale anarchiste qui a fait de sa carrière un bastion de résistance au régime mussolinien. Dans la carrière, chargée de l’histoire architecturale italienne (et romaine), une fête a lieu, lors de laquelle László s’enivre. Dans un état second, l’architecte est raccompagné par son mécène qui finit par le violer. Filmée à distance, en plan fixe, la froide scène détonne au sein de la mise en scène cohérente de Brady Corbet. À deux reprises, l’accueil des Van Buren prend ainsi l’aspect d’une violence sexuelle, abus auquel s’ajoute la relation ambiguë qu’Harrison entretient avec Erzsébet. Ces agressions sont une conséquence de l’antisémitisme et, plus généralement de l’hypocrisie de l’assistance qui se perçoit comme une mise à disposition des invités, de leur corps et de leur esprit, au service de cette famille et, lorsque cette violence sexuelle est contestée par Erzsébet à la fin du film, elle devient pure brutalité physique : les Van Buren la bastonnent lorsqu’elle met Harrison face à son crime. The Brutalist a pour décor la Pennsylvanie, état de l’Est des États-Unis dans lequel a eu lieu un massacre, en 2018, à Pittsburgh, où un membre du Ku Klux Klan a ouvert le feu dans une synagogue, assassinant onze personnes. Ce que décrit le film, c’est une Amérique suprématiste et nul doute que son cadre renvoie à l’actualité.

 

Maintenant, cette spoliation, rattachée intrinsèquement à une vision de l’artiste comme démiurge, pourrait poser problème non seulement en tant que conception tronquée de l’architecture mais aussi parce qu’elle relègue les autres personnages, en l’occurrence féminins, au second plan. Parfois, László a des airs de Solal, le diplomate d’Albert Cohen, celui de Solal, de Mangeclous et de Belle du seigneur qui, malgré sa réussite dans la méritocratie française, cache sa famille juive thessalonique dans sa cave. Ce héros de roman, symbole d’un Jew is beautiful, figure magnifique d’une judéité opposée à des goyim ridicules, a son pendant malsain, celui d’une violence larvée, nourrie par la haine qu’il subit. László est aveugle aux violences dont est victime Zsófia, incapable de s’occuper des crises de douleur de sa femme et se coupe de ses amis. Dans The Brutalist, cette forme d’hyper-masculinité, excessive par ses aspects glorieux comme scabreux, s’accélère au fur à mesure qu’augmente la tension entre László et Harrison, tension à laquelle s’additionne une sorte de compétition viriliste entre eux deux. Si le personnage d’Adrien Brody a la même tendance autodestructrice, les mêmes accès de colère concernant principalement son grand œuvre que le personnage de Cohen, il diffère de Solal parce qu’il fréquente des milieux plus interlopes, habitué des clubs de jazz et héroïnomane. Cela se traduit par une caméra portée et libre, accompagnant l’atmosphère capiteuse des soirées sous opiacés, qui contredit le cadrage classique du film historique américain. Longtemps logé à l’hospice, travaillant dans des chantiers, László côtoie les rebuts de l’Amérique…Il noue une amitié avec Gordon (Isaach de Bankolé), Africain-Américain qu’il associe à la construction du centre polyvalent. C’est lors de ces séquences liminaires que retentit le discours de Ben Gourion en voix-off proclamant la naissance d’Israël. Là où certains déplorent que The Brutalist présente l’alya comme une issue à l’antisémitisme, le film présente plutôt une histoire d’Amérique où le parallèle et l’amitié qui lient László à la culture africaine-américaine permet de conclure d’une impossibilité du retour.

 

Inspiré par le New Bauhaus, mouvement architectural né en Illinois agrégeant les rescapés des persécutions européennes, tels Marcel Breuer et László Moholy-Nagy, László Toth incarne avec lui une avant-garde européenne qui s’adapte aux États-Unis, aux dépens des idéaux qu’ils portaient là-bas. Quitter l’Europe, terre de la persécution, c’est abandonner une culture que ni les États-Unis, traversés par l’antisémitisme, ni Israël ne permettront de retrouver. L’Europe n’est que cette photographie de mariage affichée pendant quinze minutes à l’entr’acte et jusqu’au bout László s’oppose à l’alya de sa nièce et à la requête de sa femme. On ne sait même pas s’il est parti, lui aussi. Comme le Libéria, où les Africains-Américains émigraient pendant la Guerre de Sécession, Israël est l’illusion d’un retour. Au même chef que l’Europe de l’Est, l’État juif est renvoyé au hors-champ. Seule prime l’Amérique. On voit d’ailleurs sur les écrans de la Biennale de Venise que c’est sur le Nouveau Continent que László a fait construire la plupart de ses œuvres. László continue de pratiquer les cultes juifs mais il résiste à la fois à la tentation d’émigrer en Israël et de céder aux injonctions assimilationnistes de la société américaine. The Brutalist ne veut pas faire l’apologie du sionisme mais espère faire l’histoire de Juifs américains, dans l’après-guerre, au moment où Israël émerge comme puissance rassembleuse d’une diaspora éparpillée. La radicalité du constat posé par Brady Corbet se noie-t-elle sous la lourdeur formelle du film ? En tout cas, le traitement de The Brutalist, focalisé sur sa facture, relègue ses thématiques au second plan ou, plus précisément, elles ne sont vues que comme ça, comme des thématiques. Pour autant, la nouveauté de The Brutalist et sa réussite réside dans la subversion de cette forme si commune, si lisible, qu’on ne prend même pas la peine de la questionner. L’intrigue du film, le parcours de ses personnages et la tension qu’elle crée naît d’une dissonance structurelle entre un académisme formel et une radicalité politique. Comment se fait-il que la critique française, si prompte à se faire historienne quand elle écrit sur La Zone d’intérêt, n’ait pas daigné dépasser les apparences ? Fallait-il commencer le film dans la boue d’Auschwitz pour que cette grille de lecture nous intéresse ? Comme son personnage principal, agrégeant l’influence de plusieurs figures de l’intelligentsia juive européenne, The Brutalist est un collage opposant des matériaux antagonistes, des formes et des styles ennemis, non pour leur place dans l’histoire de l’art mais pour les idéologies qu’ils portent. Il ne s’agit pas là d’un film arty, d’un film prétentieux, mais d’une œuvre dont la force critique grignote son mode d’expression-même. Alors faut-il faire un cas de l’intelligence artificielle, de la course aux Oscars et des stratégies marketing des attachés de presse ?

 

 

 

 

On a fait de notre mieux pour créer des expériences qui semblaient impossibles à vivre pour les spectateurs 

 

Lion d’argent à Venise, trois Golden Globes, favori pour les Oscars et presse extatique…The Brutalist, troisième film de Brady Corbet, arrive en salles auréolé du statut de chef-d’œuvre. Réfugié aux États-Unis après la Shoah, un architecte juif hongrois (Adrien Brody) y rencontre un magnat (Guy Pearce) qui lui commande un bâtiment pharaonique. Sous des allures de fresque imposante se cache, justement, une subtile réflexion sur la capacité des œuvres à bousculer les canons et à traverser le temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BRADY CORBET s’est livré sur la conception hors des sentiers battus de ce film grandiose.



Visuellement et dans son récit, The Brutalist est monumental. Pourtant, il a été fait avec un petit budget : moins de 10 millions de dollars. Comment vous êtes-vous débrouillé ? C’est surtout parce qu’on l’a conçu avec très peu de plans. Pour la plupart des scènes, on n’a fait qu’un ou deux plans. D’habitude, la norme sur les tournages, c’est plutôt de faire une trentaine d’angles pour chaque scène, et de trouver la forme en postproduction, en salle de montage. En soi, tourner, ce n’est pas long. Ce qui prend du temps, c’est l’installation. On faisait environ huit plans par jour, en prenant le temps de les faire exactement comme on les avait imaginés. On a donc pu terminer le tournage en trente-trois jours [ce qui est très peu pour un film de cette ampleur formelle et de cette durée, plus de trois heures, ndlr]. Il y avait donc cette manière économique de tourner, le fait que le scénario soit très précis, et aussi l’aide indispensable de mon extraordinaire assistante-réalisatrice, Célie Valdenaire. Elle vit à Paris avec son épouse, qui est directrice artistique. Elle comprend parfaitement le production design [tout ce qui est nécessaire pour traduire l’œuvre visuellement, ndlr], elle sait le temps qu’il faut pour construire un décor. Bref, on avait un plan défini avant de tourner, et on n’en a jamais dévié.

 

Pourquoi avoir tourné en VistaVision, un procédé de prise de vue aujourd’hui rarement utilisé pour tourner un film en entier et qui permet, de projeter le film en 70 mm ? Cette caméra a été inventée dans les années 1950. Ça me semblait être l’outil idéal pour transporter les spectateurs au milieu du XXe siècle.

 

La forme du film est grandiloquente, mais le fond contient, entre autres, une critique du capitalisme. Comment avez-vous pensé la dialectique entre les deux ? Pour moi, la forme prime, car j’ai l’impression qu’il n’y a plus de nouveaux récits, mais que c’est la manière de les raconter qui modifie notre rapport à eux. C’est très difficile de filmer l’architecture, parce que c’est immobile. Dans le film, il s’agissait de représenter de l’architecture brutaliste, il fallait donc des plans larges, imposants, et un savant équilibre entre minimalisme et maximalisme, agrippés dans un jeu de tir à la corde. Le public ne voit pas forcément ce qui est à l’œuvre, mais il le ressent. C’est selon moi ce qui fait la bonne poésie. C’est en fait assez direct. Par exemple, j’adore le travail de Paul Celan [1920-1970, il est considéré comme le plus grand poète en langue allemande de l’après-guerre, ndlr] et d’Ingeborg Bachmann [1926-1973, poétesse et écrivaine autrichienne renommée qui a entretenu une relation amoureuse et artistique avec Celan, ndlr] : leurs textes sont sacrément directs tout en contenant une part de mystère. Certaines tournures de phrases nécessitent une clé pour accéder à leur sens. C’est ça qui me reste en tête, cet équilibre entre des choses très explicites et des endroits plus mystérieux, étranges.

 

Le plan-séquence en ouverture du film, où la caméra suit le héros dans les couloirs exigus d’un bateau bondé de personnes immigrées d’Europe, comme lui, pour se clore sur la statue de la Liberté filmée à l’envers, est impressionnant. Comment l’avez-vous pensé ? Ma plus grande inspiration pour l’ouverture du film, c’était les résidences de Frank Lloyd Wright [1867-1959, immense architecte américain, figure de proue de la Prairie School, ndlr] : vous entrez dans un espace sans fenêtre avec des plafonds très bas, avant de gravir des escaliers pour atteindre un vaste espace qui s’ouvre comme une cathédrale. C’est ce que j’avais en tête, je voulais nous faire émerger des entrailles du bateau et produire cet effet architectural. Voilà d’ailleurs un exemple très précis de la manière dont le film représente l’architecture.

 

Après les toutes premières projections du film au Festival de Venise, en septembre dernier, beaucoup de journalistes ont crié au chef-d’œuvre. Comment avez-vous réagi ? Vous savez, mieux vaut ne pas croire les éloges. Parce que si vous commencez à y croire, alors vous serez obligé d’écouter aussi toutes les critiques négatives. C’est beaucoup de bruit. Je fais de mon mieux pour ne pas anticiper la manière dont les gens vont interpréter mes films. Si vous laissez beaucoup de place à l’interprétation, vous faites automatiquement de la place aux erreurs d’interprétation. Je ne peux pas me le permettre, même si j’adorerais pouvoir clarifier certains points qui me semblent avoir été mal interprétés dans le film. J’adorerais pouvoir m’inviter dans le salon des spectateurs et recalibrer leur écran pour qu’ils voient le film de la manière qui me semble juste. Mais c’est une œuvre d’art publique. Il faut lâcher du lest. Aussi, si une personne se met à dire que c’est un chef-d’œuvre, ça crée un contre-discours : les gens qui n’ont pas aimé se mettront à vraiment haïr le film. Et puis, c’est trop tôt pour le savoir. Il faudra voir dans de nombreuses années comment le film aura vécu. S’il est encore tapi dans la mémoire des spectateurs d’ici vingt ans. Bien sûr que je l’espère. On bâtit des choses dans l’espoir qu’elles durent. C’est drôle, car mon prochain film est très radical, je suis certain qu’il ne sera pas en lice pour des prix parce qu’il est sexuellement très explicite. On va se mettre à dos trop de personnes qui permettent d’accéder aux Oscars. Mais ce n’est pas pour ça qu’on fait des films. Tous ces prix ont pour seul intérêt d’offrir un peu de sécurité professionnelle. On est des freelances, après tout, qu’on soit artiste, cinéaste ou journaliste. Les récompenses du film vont me rendre la vie un peu plus facile pour les deux ans qui arrivent. Vous savez, The Brutalist a affecté ma santé, physique et mentale. J’ai travaillé dessus sept jours par semaine, et c’est encore le cas, je n’en ai pas fini. Ça demande tellement de ressources… J’espère que ça me permettra d’envisager la suite avec un peu plus d’argent, un peu plus de temps, un peu plus d’espace et de paix. De faire des journées un peu plus courtes. De retrouver mes week-ends. Ce genre de choses.

 

Quelle est votre définition d’un chef-d’œuvre ? Je dirais que je le sais quand j’en vois un. Ça m’arrive environ une fois par an. L’an dernier, c’était Dahomey de Mati Diop, qui est à mon sens un documentaire séminal. Un chef-d’œuvre peut prendre de multiples formes. Être très petit ou très grand. Je travaille à une très grande échelle quand je fais des films, mais j’aime aussi ceux qui sont très délicats et intimes. Je trouve extraordinaire ce que parvient à faire Denis Villeneuve au sein du système des studios. Cela dit, j’ai l’impression de voir moins de chefs-d’œuvre qu’à une époque. Les quinze ou vingt dernières années ont été difficiles à cause du streaming. C’est ce qui s’est passé avec Spotify sur l’industrie musicale. Les musiciens sont aujourd’hui les artistes les plus pauvres dans mon entourage, même ceux qui ont du succès. Pour les cinéastes indépendants, c’est pareil. Ils galèrent à payer leur loyer, même parmi ceux dont le film est en lice pour l’Oscar du meilleur film. C’est dingue. C’est à cause de la mutation du business. Selon moi, il faut nager contre ce courant, autant que possible. Autrement, on donne notre culture à des algorithmes qui risquent juste de générer des ouroboros [un symbole de dragon ou de serpent qui se mord la queue, ndlr] de merde.

 

Avez-vous pensé à Adrien Brody pour le rôle par rapport au Pianiste Polanski (2002), il jouait déjà un artiste juif d’Europe de l’Est survivant de la Shoah ? Je ne l’ai pas revu depuis sa sortie, mais je m’en souviens comme d’un beau film. Adrien Brody a aussi travaillé avec Tony Kaye, Ken Loach, Andrew Dominik, Wes Anderson… Je le trouve très impressionnant, c’est un acteur extraordinaire. Il me fait penser à Gregory Peck, il a l’air d’être un acteur d’une autre époque. Et puis, c’était une évidence de le caster : le personnage est hongrois, et la mère d’Adrien a fui la Hongrie en 1956, pendant la révolution. C’était un choix naturel.

 

Quel est votre film préféré de tous les temps ? Probablement Andreï Roublev [d’Andreï Tarkovski, 1966, ndlr]. Mais c’est dur à dire…J’adore aussi Alfred Hitchcock, je l’adulais à l’adolescence. J’ai vu beaucoup de ses films trente ou quarante fois. J’aime les films très précis et très ambitieux. Andreï Roublev fait partie de ces œuvres dont on peine à croire qu’elles existent. C’est le meilleur sentiment au monde, quand on sort d’une salle de cinéma et qu’on ne revient pas de ce qu’on vient de voir. C’est pour ça qu’on fait de notre mieux pour créer des expériences qui semblaient impossibles à vivre pour les spectateurs, pour repousser les limites de leurs attentes et du cinéma.

 

 

 

 

 

Depuis sa première à la Mostra de Venise en septembre dernier, où il a été acclamé avec enthousiasme, le film de Brady Corbet, The Brutalist, épopée d’après-guerre de près de 3h30 qui s’ouvre sur un récit d’immigration à l’américaine, puis change complètement de registre, s’est hissé en tête du peloton dans la course aux récompenses. Déjà célébré comme l’un des grands films de la décennie, il rejoint une longue lignée de chef d’œuvres américains, tels que There Will Be Blood, Il était une fois en Amérique, ou encore Le Parrain. Au vu de son ampleur et de sa puissance, rien d’étonnant à ce qu’il ait fallu sept ans à Brady Corbet pour le réaliser. On a déjà beaucoup commenté la trajectoire hors normes du film, de sa conception à sa création, le tout avec un budget relativement bas pour une telle ambition. Dans cet entretien, nous avons choisi d’aborder des scènes précises, qui font l’objet de nombreux questionnements comme Le premier plan sur la statue de la Liberté renversée, qui rappelle Shining, et le choix d’une chanson d’Italo pop inattendue pour le générique de fin. Nous aborderons également la scène de viol, qui ne manque pas d’animer le débat, et nous reviendrons sur la controverse suscitée par l’utilisation de Respeecher un programme vocal d’IA pour peaufiner les accents hongrois d’Adrien Brody et de Felicity Jones…Nous n’avons jamais eu honte d’utiliser Respeecher et nous ne nous en sommes jamais cachés. C’est dommage que personne ne m’ait posé la question plus tôt, j’aurais été ravi d’en parler. Brady Corbet.



L’une des images les plus frappantes du film apparaît très tôt, le plan de la statue de la Liberté renversée. On a l’impression qu’il s’agit d’une véritable déclaration d’intention de votre part, qui interroge l’épopée américaine. D’où est venue cette image ? Il y a beaucoup de choses que l’on fait par intuition quand on fait un film… Mon grand ami Braden King, qui est aussi un grand cinéaste, vit pas très loin de chez moi à New York, à Red Hook. Il a un petit bateau et il nous a emmenés faire le tour de la Statue de la Liberté. Je prenais des photos et je me disais : “Mon Dieu, j’ai déjà vu ça tellement de fois, il faut que ce soit une image révélatrice”. Il y a un plan qui est certainement l’un des plans les plus copiés de l’histoire du cinéma, celui de Jack Nicholson frappant à la porte dans Shining, et la caméra est en dessous de lui, un peu à l’envers. En fait, quand j’étais sur ce petit bateau et que je regardais dans mon objectif, je me suis dit : “Huh, c’est vraiment ce qu’il y a de mieux”. On a donc prévu le plan en conséquence. Je voulais produire un effet de vertige ; je pense que si on l’avait filmé d’une autre manière, ç’aurait été peu impressionnant, tout simplement parce qu’on a déjà beaucoup vu cette statue.

 

Je suis curieux de connaître votre intention concernant la scène de viol conflictuelle qui se déroule dans la deuxième partie, dans laquelle Harrison Lee, interprété par Guy Pearce, agresse sexuellement László (Adrien Brody). J’adore les films néoréalistes, mais ce n’est pas le cinéma que je pratique. Ce film se déroule dans les années 1950, il épouse le style d’un mélodrame des années 1950. Il était donc important pour moi d’avoir un personnage à la James Mason ou Joseph Cotten, des acteurs de l’âge d’or hollywoodien, qui soit un antagoniste de premier ordre. Mon sentiment était d’élever la relation à un niveau d’opéra, et de la filmer comme l’aurait fait un cinéaste des années 1950 ou du début des années 1960. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a parfois un malentendu, lorsque les spectateurs se sentent frustrés par le manque de subtilité d’un film. Or, les années 1950 n’étaient pas une époque particulièrement subtile au cinéma. The Brutalist doit beaucoup aux films tournés en VistaVision que le film est traité de cette manière. Si je devais un jour réaliser un film qui ressemble davantage à un docu-drame ou à un film néoréaliste, je pense que je traiterais les choses très différemment. Il faut noter aussi que les personnages sont entourés de statues grecques. C’est ce mélange de contemporain et de classique qui fait le film.



Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez choisi cette merveilleuse chanson d’Italo disco pour le générique ? “One For You, One For Me” offre un double sens. Je l’ai choisie pour trois raisons. La première est qu’il s’agit d’une chanson pop italienne de 1979 et que le film se termine en 1980. « Un pour vous, un pour eux » est par ailleurs un trope hollywoodien bien connu. Troisièmement, si on écoute bien les paroles, elles sont très offensives sur le plan sexuel. Elles insistent pour que la personne à laquelle s’adresse reste, prenne un dernier verre… Or, le film porte sur une famille entière qui a été violée… Au tout début du film, la voix off d’Erzsébet (Felicity Jones), dit : “Ce n’est ni mieux ni pire que ce que vous auriez pu imaginer, j’ai surtout gardé ça pour moi.” et puis, bien sûr, il est fortement sous-entendu que le personnage de Joe Alwyn a fait des avances à Zsófia (Raffey Cassidy) dans la forêt… Au regard du cycle d’abus et de traumatismes que le film explore, pour toutes ces raisons, cette chanson me semblait très pertinente.



L’intelligence artificielle a été utilisée pour les bâtiments et les plans de Laszlo Toth, selon le monteur du film, David Jancso. Le réalisateur a précisé que les plans étaient dessinés à la main mais que la technologie avait été utilisée pour créer « intentionnellement de mauvais rendus numériques des années 1980 », pour l’épilogue du film. L’IA, qui est aussi utilisée que honnie à Hollywood, a également été appliquée pour améliorer l’accent hongrois des acteurs.



Enfin, je voulais évoquer l’affaire autour de Respeecher qui a fait beaucoup de bruit récemment. Je ne vais pas y revenir, je sais que vous avez déjà répondu par une déclaration, mais j’aimerais savoir ce que vous avez ressenti face à la polémique. La peur autour de l’IA, dont on débat en ce moment, y est sans doute pour beaucoup, mais cela n’a pas dû être une position confortable pour vous…Eh bien, je dois dire que… Comme ce n’était pas une nouvelle pour moi, je n’ai pas trouvé cela très important [rires]. J’étais en train de faire des repérages au Portugal, alors heureusement, j’étais à l’écart de tout ça pendant quelques heures. Et puis vous regardez enfin votre téléphone, et vous vous dites…“Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?” Je vais vous dire. J’ai beaucoup de respect pour Respeecher. Ils utilisent cette technologie de manière très éthique. C’est une entreprise basée à Kiev, en Ukraine. Ce projet a impliqué une part phénoménale de travail manuel. Il a permis de créer des emplois ; il n’en a pas supprimé un seul. Malheureusement, il y a beaucoup de désinformation à ce sujet, mais il était très important pour Adrien, Felicity et moi-même d’honorer la nation hongroise en faisant en sorte que tous les dialogues en hongrois hors écran soient absolument parfaits. Adrien et Felicity ont dû apprendre à parler hongrois pour que cela fonctionne. Cette technologie nous a seulement permis d’éditer les dialogues de manière à ce que leurs accents américains ou anglais ne se fassent pas entendre. Seuls des locuteurs hongrois de naissance peuvent le remarquer, mais parce que je crois que la représentation est importante, j’ai pensé que c’était la meilleure façon de la rendre aussi précise que possible. Cela ne doit pas diminuer le travail de mes extraordinaires interprètes, ni celui de la société ukrainienne Respeecher, avec qui on a travaillé en étroite collaboration. Beaucoup de sociétés font signer des accords de confidentialité à des entreprises comme la leur, mais ces accords sont affichés partout dans notre générique de fin ; n’avons jamais eu honte et nous n’avons jamais caché quoi que ce soit sur la fabrication du film. C’est dommage que personne ne m’ait posé la question plus tôt, j’aurais été ravi d’en parler. C’est dommage qu’il y ait eu autant de désinformation à ce sujet, mais je suis heureux d’en parler, et nous continuerons à en parler au cours des prochaines semaines, parce que nous sommes très fiers du travail accompli.

 

 

 

 

Il a fallu l’intercepter vers minuit, au téléphone, dans le taxi qui l’emmenait à l’aéroport de Toronto. Pas un jour de libre depuis que son film a conquis le public et la critique du festival de Venise en septembre 2024, avant d’être raccroché au tableau de chasse prestigieux d’A24. « Monumental », « chef-d’œuvre absolu », cela faisait longtemps qu’on n’avait pas lu de telles critiques unanimes pendant une compétition. Pourtant, pas grand monde n’avait vu venir cet outsider. Hormis ceux qui avaient déjà rencontré ce cinéphile prodigieux lors de sa carrière d’acteur, enfant puis adolescent à Hollywood, puis vu chez Michael Haneke (Funny Games US), Lars Von Trier (Melancholia) ou chez Gregg Araki (Mysterious Skin). Car c’est bien à cette école-là que Brady Corbet appartient…Les électrons libres, radicaux, ceux qui font saigner là où ça fait particulièrement mal. Il avait réalisé deux longs-métrages brillants, ambitieux et complexes : le premier sur un garçon tyrannique qui deviendra un dictateur dans L’Enfance d’un chef et le second sur une diva de la pop rescapée d’une tuerie dans son école dans Vox Lux avec Natalie Portman et Jude Law. D’une durée de plus de trois heures, The Brutalist raconte l’arrivée de László Toth, un architecte hongrois, au début des années cinquante en Amérique, sans un sou, galérant pour survivre et pour créer. Il est embauché par Van Buren, un mécène sadique pour qui ce visionnaire va imaginer un institut grandiose…Mais pour toute création, il y a un prix à payer. Le tout est filmé avec le procédé VistaVision, utilisé depuis 1954 dans La Prisonnière du désert de Ford ou dans Sueurs froides et La Mort aux trousses d’Hitchcock, avant d’être oublié dans les années soixante, et qui donne une ampleur démente à l’architecture qui s’y déploie, aux montagnes qui écrasent, à la vie qui s’y débat ou aux visages qui s’aiment. Tout est filmé à l’os, signifiants brandis haut en bannière, ellipses sans excuses, flamboyance assumée. Le film ne prend pas de prisonnier et se refuse à suivre les pistes évidentes. Chacun y trouvera son chemin, son émotion propre, portée par les fulgurances de la musique composée par Daniel Blumberg. Dans une conférence, le réalisateur expliquait avec humour parler, dans ce film, de tous les sadiques avec qui il avait travaillé. La réalité, c’est qu’il a mis sept ans à faire ce film (covid inclus) écrit à quatre mains avec sa compagne, la réalisatrice Mona Fastvold, et qu’à travers les bourrasques de production et les castings divers et variés, il aura mené son bateau majestueux dans la tempête à bon port, et quel port avec des salles blindées de cinéphiles où le film est projeté en 70 mm, émus aux larmes par cette relique démesurée, d’un cinéma qu’on pensait disparu.



Depuis sa première projection au Festival de Venise, on a beaucoup comparé The Brutalist au Parrain de Coppola ou à There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson alors qu’on sent une veine très européenne dans ce film, un côté Béla Tarr…Pour moi, A24 a eu un certain culot de vouloir faire connaitre The Brutalist au grand public, car c’est un film radical. Mais même s’il dure presque 3h30, ce n’est pas tout à fait un film qui s’inscrit dans l’expérience de la longue durée comme Sátántangó (1994). C’est assez fou que le film ait un tel succès : il joue à guichets fermés en IMAX sur plusieurs semaines et toutes ses projections en 70 millimètres aussi. Je n’arrive même pas à faire entrer des gens aux projections ! Je suis vraiment curieux de voir comment il fonctionne auprès du grand public. J’ai toujours pensé que le film sortirait dans un ou deux cinémas aux USA !



Même si le film est subversif, il « coule » parfaitement, on ne regarde jamais sa montre. Avant ce film, vous aviez déjà réalisé deux films brillants et sans compromis, L’Enfance d’un chef et Vox Lux. Comment expliquez-vous que ce film-là connaisse enfin un tel succès ? Cette question me hante. Je pense honnêtement que cette différence tient en partie dans la performance pleine de chaleur d’Adrien dans le rôle de László Toth. Elle sert de véritable contrepoids au contenu et au ton du film. Par le passé, je n’ai jamais été préoccupé par l’écriture de personnages sympathiques. Il fallait seulement qu’ils soient convaincants, porteurs d’intensité, qu’on ne puisse pas s’en détacher les yeux. Là, il y a quelque chose de très frontal dans la performance de Brody. Il distille cette humanité et donne ce cœur au film, qui touche réellement les gens. Certaines personnes réagissent même avec beaucoup d’émotion aux dix premières minutes du film, ont des réactions vraiment cathartiques. La musique composée par Daniel Blumberg, qui envahit l’espace, a aussi sa part là-dedans.



Il y a aussi ce sentiment d’orchestre avec les acteurs du film, ils jouent en harmonie, mais comme s’ils étaient tous des instruments différents, sur différentes tonalités…Je suis totalement d’accord. Je voulais un jeu dans la tradition des mélodrames des années cinquante. C’était réellement important. J’ai dit à Joe Alwyn de bien regarder Farley Granger dans La Corde d’Hitchcock, pour qu‘il joue Harry Lee Van Buren comme un dandy des années cinquante. D’ailleurs, en fermant les yeux et en écoutant Joe, on entend presque la voix de Joseph Cotten, c’est sidérant. Pour ce qui est de Guy Pearce, je lui ai beaucoup parlé de James Mason, je voulais un antagoniste qui soit vraiment de cette époque, comme sorti d’un film de Nicholas Ray.



Cet homme d’affaires richissime joué par Guy Pearce est un parfait salaud, vicieux à souhait…Toutefois, il a peut-être quand même un certain goût esthétique ou tout du moins une attirance pour la beauté…Van Buren est un collectionneur et Judy Becker, qui a conçu les incroyables décors du film, a placé dans sa maison des tableaux et des sculptures modernistes. Il est au moins curieux de ce mouvement. Je me suis vaguement inspiré du grand collectionneur Barnes qui a fait construire une fondation-musée à l’extérieur de Philadelphie. Face à la bibliothèque que lui a construite László Toth, Harrison Lee Van Buren a d’abord une réaction violente, car il n’est pas du tout préparé à cet espace « vide ». Il ne se rend pas compte que c’est une œuvre d’art, jusqu’à ce qu’on lui dise que c’est une œuvre d’art. C’est parce qu’il est célébré pour son bon goût dans cet article de magazine qu’il décide de recontacter l’architecte. Le casting du film a été bousculé au fil des années et beaucoup d’acteurs ont lu ce rôle et m’ont contacté. Certains ne comprenaient pas la ligne directrice de ce personnage. Ils me disaient « C’est un salaud et ensuite dans chaque scène, il continue juste à être un salaud absolu. » Je n’étais pas d’accord. Van Buren vous dit qui il est dans les quatre premières minutes du film. C’est un type plein de rage, un bigot. Toutes ces choses sont très, très claires. Mais il parvient toujours à vous reconquérir. Guy a aussi énormément de charisme. Même quand il est très méchant, on ne peut pas s’empêcher d’y prendre un peu de plaisir. Et c’est comme ça que sont ces types. C’est ce que j’ai vécu avec beaucoup de mécènes et d’investisseurs.



D’ailleurs, durant une conférence après le film, Adrien Brody a fait une blague disant qu’en fait László Toth, ce n’était pas lui, mais vous…Oui, absolument. Je veux dire à 100 %. Ce qui est assez drôle, c’est qu’on me demande souvent si c’est mon film le plus personnel. Lorsque je réalisais L’Enfance d’un chef, je me sentais très proche de Tom Sweet, le petit garçon du film. Et je me sentais très proche du sujet d’une certaine manière, parce que je comprenais vraiment ce gamin. Je comprenais son comportement et je m’y suis identifié parce que j’ai commencé à jouer sur scène très jeune. Vox Lux est aussi un film sur le fait de devenir une personnalité publique quand on est un adolescent. De fait, il y a beaucoup de nos expériences personnelles cachées à l’intérieur d’un film. L’architecture et le cinéma comporteraient beaucoup de chevauchements dans un diagramme de Venn. Il faut le même type d’infrastructure pour construire un bâtiment que pour tourner un film. Il faut une équipe de 200 à 250 personnes pour construire un grand bâtiment. Du temps et de l’argent aussi. C’est une forme d’expression artistique qui nécessite la collaboration de très nombreuses personnes. Vous ne pouvez pas construire un bâtiment dans votre chambre. Vous pouvez écrire une chanson et même l’enregistrer, vous pouvez peindre un tableau, mais vous ne pouvez construire un bâtiment ou faire un film qu’avec des ressources assez importantes. Je me suis souvent demandé pourquoi, en tant que cinéaste, je me sens le droit de prendre toutes les décisions finales, même si ce n’est pas moi qui paie pour cela. Pourquoi serais-je digne de départager les choses dans des négociations ? Simplement, je pense que le public veut la version du réalisateur. Personne ne veut la version d’un comité exécutif. Si vous prenez un roman, vous le lisez, pour entendre une voix unique. S’il y a trop de cuisiniers dans la cuisine, tout se dilue et s’annule. C’est vraiment le problème avec beaucoup de films aujourd’hui : des dizaines de personnes mettent leur grain de sel dans la décoration, les costumes, le casting… Et pourtant, aucun de ces dirigeants n’a jamais fait de film. Ils n’ont jamais écrit quelque chose qui a été publié, et ils n’ont jamais fait de film qui a été produit. C’est donc un peu étrange de devoir constamment négocier avec des gens qui n’ont vraiment pas l’expérience nécessaire pour peser dans un choix.



Comme le second architecte, médiocre, qui vient corriger les plans de László Toth dans le film…Oui, absolument. C’est aussi un peu comme la relation entre un showrunner et un réalisateur [ndlr, Brady Corbet a réalisé trois épisodes de la mini-série, The Crowded Room, avec Tom Holland pour Apple en 2023]. J’ai très vite compris que ça ne marche pas. Ça se termine généralement sans que personne obtienne ce qu’il veut. Tout le monde finit par faire des compromis, c’est absurde.



Sur ce film, avez-vous fait des compromis ? J’ai fait mille compromis pendant six années, avant même d’arriver sur le plateau, sur le calendrier, le casting, etc. Mais une fois que je commence à tourner, c’est mon moment, et là, je deviens vraiment très têtu. The Brutalist est donc un film « sans compromis », une exception, sans doute, pour un film américain aujourd’hui. Ne serait-ce que pour sa longueur…



C’est le moment où l’on doit parler du procédé VistaVision…Magnifique, mais qui porte surtout en lui du sens. C’est une exception, je crois, et à part des scènes d’effets spéciaux chez Nolan, cela faisait très longtemps que personne n’avait filmé un film en entier avec ce procédé. Je m’attendais à ce que le format soit plus difficile à utiliser, mais il est en fait très fonctionnel, parce qu’on utilise du 35 millimètres ordinaire. Donc n’importe quel laboratoire au monde peut le traiter. VistaVision est en fait un format vraiment très cool, entre le 35 millimètres ordinaire et le 65 millimètres. Le prochain film, nous le faisons en 65 millimètres. Il n’y a qu’un laboratoire à Londres ou à Los Angeles qui peut le traiter. Impossible de tourner en Californie donc nous devons être assez près de Londres, à deux ou trois heures de vol maximum.



C’est peut-être aussi l’une des raisons pour laquelle Stanley Kubrick aimait tourner près de Londres…D’ailleurs, le budget de The Brutalist est le même que celui de Barry Lyndon 11 millions de dollars (de 1975…) ou plus récemment, c’est le même que celui de Parasite (11,8) et de Carol. Oui, Barry Lyndon, avec l’inflation, ça donnerait quelque chose comme trente millions, mais le film éblouit autant que s’il avait couté cent millions. Ça me surprend que Parasite ait coûté aussi peu. Même si tout se déroule dans cette maison, certaines séquences sont impressionnantes.



Oui, mais en comparaison The Brutalist a l’air d’avoir couté une véritable fortune ! En réalité, exactement tout ce qui a été créé a été filmé. Normalement, les concepteurs de décors imaginent des espaces où vous pouvez les filmer à 360°. C’était un luxe que nous n’avions pas. Nous devions vraiment faire en sorte que tout ce que vous voyez à l’écran soit précisément ce qui existait. Il n’y a rien à droite ou à gauche de ce qui est en dehors du cadre. Il fallait par exemple décider de faire le sol ou le plafond. Nous ne pouvions jamais nous permettre de faire les deux.



Votre mise en scène est incroyablement précise, cela m’a fait penser à la méthode in-camera editing de Billy Wilder qui était connu pour avoir très peu de chutes inutilisées. Oui, c’est drôle, c’est exactement ça. Ce n’est pas exagéré de dire que nous avons utilisé tout ce que nous avons tourné dans le film. Et il y a même des plans que nous avons réutilisés. Mona [ndlr, Mona Fastvold, réalisatrice et compagne de Brady Corbet, a co-écrit le scénario avec lui] a dirigé une deuxième équipe de manière très intensive pendant des jours et des jours. Elle avançait très vite, elle a obtenu tout ce qu’elle pouvait. Nous aurions dû avoir deux fois plus de plans avec lesquels travailler pour le montage. Mais on a dû faire au plus serré.

 

 

 

 

UNE FRESQUE MONUMENTALE  !

Le destin d’un architecte juif hongrois rescapé de la Shoah, incarné par Adrien Brody. Primé à la Mostra de Venise et aux Golden Globes, nommé aux Oscars, « The Brutalist » s’impose comme une œuvre majeure.



Au-delà de l’ascension sociale et professionnelle de Tóth, le film explore les thèmes du déracinement, du poids des traumatismes et de la dépendance. L’architecte, hanté par son passé, trouve refuge dans l’héroïne, une addiction qui, comme son art, devient une manière de supporter un monde où il ne trouve pas sa place. Brody livre une performance bouleversante, d’une intensité rare, capturant la douleur enfouie et la passion créatrice de son personnage. La mise en scène de Corbet est grandiose. Tourné en VistaVision, divisé en chapitres et ponctué d’un entracte de 15 minutes, le film s’inscrit dans la lignée des grandes fresques cinématographiques comme Il était une fois en Amérique, Citizen Kane ou There Will Be Blood. La photographie ascétique de Lol Crawley sublime l’architecture brutaliste et met en contraste la rudesse des matériaux avec la fragilité humaine. Le brutalisme est un style architectural issu du mouvement moderne qui tire son origine du français “brut”, utilisé par Le Corbusier pour désigner l’aspect sauvage, naturel et primitif du béton lorsqu’il est utilisé sans transformation. The Brutalist se présente comme un drame intime et brosse aussi un portrait au vitriol d’une Amérique gangrenée par les inégalités et le racisme. L’immigration y est une lutte permanente, et la culture y est souvent instrumentalisée par des élites avides de prestige plutôt que d’authenticité. Le face-à-face entre Tóth et Van Buren incarne cette dynamique du pouvoir où l’artiste devient à la fois objet d’admiration et instrument de domination. Guy Pearce campe un patriarche impérial, tour à tour charmeur et terrifiant, dont la relation avec l’architecte dévoile un mélange de fascination et de rejet. Leur voyage dans les carrières de marbre de Carrare offre une scène d’une véritable intensité spirituelle, rappelant la quête d’un idéal inaccessible. Mais c’est aussi dans ce moment-là que le scénario bascule…Tout le monde s’accorde à reconnaitre que Brady Corbet livre un film d’une envergure exceptionnelle, questionnant la place de l’artiste dans la société et la survivance de l’identité face à l’adversité. Cette épopée existentielle et résiliente, à la croisée du film historique et du drame psychologique, marquera sans doute durablement le cinéma contemporain. Un chef-d’œuvre puissant, d’une beauté brute et d’une profondeur inégalée à l’image des constructions évoquées.

 

The Brutalist, troisième film du réalisateur américain Brady Corbet, a au premier abord de quoi rebuter. Fresque grandiloquente de 3h30 sur un artiste incompris, mangé par le capitalisme américain, du déjà-vu au carré. Et en surface c’est bien cela, mais dans son squelette seulement, que le réalisateur nous appelle à dépasser pour saisir une matière bien plus contrariée. Toutefois Corbet ne travaille pas qu’un vernis, sous lequel se cacherait à la vue de tous, la pourriture. Il rentre au cœur de la machine symbolique et la pirate de l’intérieur. Le rêve américain n’a pas été perverti, la perversion est justement ce qui le constitue.

 

Dans la cohue, on distingue à peine, à travers l’obscurité, László Tóth (Adrien Brody) attraper sa valise, essayer d’avancer dans un brouhaha de corps qui s’entremêlent. En voix off, une lettre lue parle de deux femmes coincées en Europe, l’épouse de László, Erzsébet (Felicity Jones) et sa nièce Zsófia (Raffey Cassidy). Trop d’informations à la fois. On fait des allers-retours entre l’image bruyante et le son et la musique et la voix qui se superposent. László avance, monte un escalier. Alors que la lumière se fait plus claire, il approche d’une porte blanche, les cors significatifs de la bande-son éructent. Il pousse la porte, crie de joie avant de se jeter dans les bras d’un autre homme. Ils viennent d’arriver, par bateau, sous la statue de la Liberté. La caméra portée tremble vers le haut pour cadrer le sommet qui apparait, tête vers le bas. D’un simple coup d’œil, l’image semble limpide, presque pompière. The Brutalist s’annonce, en fanfaronnant, comme un film anti rêve américain. Brady Corbet le retournera à travers un faux biopic, ce genre quintessentiel de l’idéologie capitaliste, celui qui réorganise les vies après-coup pour en donner du sens par effets de réaction. Une chose après l’autre, et les destinées se dessinent. Un bâtisseur fantoche, survivant des camps de concentration, est parachuté dans la reconstruction réaliste d’une véritable époque ; le cheval de Troie est positionné, il n’y a plus qu’à dérouler. Si ce plan de la statue de la Liberté en ouverture de The Brutalist se donne à lire si facilement, c’est qu’il va également au-delà de son limpide retournement métaphorique du symbole de l’Amérique triomphante. Une diététique de l’évidence qu’il sera nécessaire de reconduire tout au long de notre visionnement. La statue n’est pas uniquement retournée, elle est matériellement renversée car filmée en levant simplement les yeux. Geste que cherchera plus tard à forcer László chez les visiteurs de sa chapelle aux salles exiguës et à la hauteur démesurée. La statue est inversée donc, non plus du bas vers le haut, symbolisant le self-made-man parti de rien qui s’élève vers le ciel, mais du haut vers le bas, celui que l’on a fait monter. L’histoire The Brutalist pourrait se résumer à celle d’un homme que la classe supérieure décide de hisser vers ses hauteurs, le subordonnant à ses besoins et intérêts. Brady Corbet annonce, dès le départ, par cette double épaisseur de l’image, que son entreprise est moins celle d’un dynamitage, ou d’une déconstruction. Elle est celle d’une infiltration comme de l’eau à travers un tuyau qui se glisse au cœur de l’entreprise symbolique pour en capter la perversité. Une stratégie qu’il avait déjà expérimentée dans ses deux premiers films.

 

Pour ce faire, il conserve les fondations du biopic…László est talentueux, diplômé et était promis à un bel avenir à Budapest. Un homme empêché par l’histoire, parti retrouver sa puissance au pays de la liberté, un vrai conte américain. La structure de The Brutalist reprend, comme dans son premier long-métrage, une classique division en trois chapitres avec les débuts difficiles, le grand projet matriciel et finalement la consécration. Mais, tout comme le plan de la statue au début du film, c’est un leurre, un circuit chronologique qui nous trompe par l’attrait de ses axiomes réactionnaires. Car en réalité, nous ne retrouverons quasiment rien de ce qui fait la sève des films du genre. Pas de gloire éternelle, de succès démesuré, de rise ou de fall ou de capital qui s’amasse, qu’il soit économique, social ou culturel. Malgré la réussite de ses projets, László semble rester avant tout un homme empêché. Cette surface, qui se doit d’être craquée, se révèle un formidable outil d’anéantissement de la dynamique du mythe méritocrate. En mouvement perpétuel vers l’avant, tout semble nous amener vers le destin de László. Pourtant, intimement, quelque chose cloche. Cette mécanique que l’on connait si bien grince rapidement. C’est en rentrant dans la matière des cadres et du montage, de ce qui semble être du classicisme monumental, que la supercherie nous apparait. Un mot de trop, une phrase bien sentie, une coupe un peu franche ou un élément de décor nous fait tiquer. Et c’est en ce sens que Corbet puise le plus dans le cinéma de Paul Thomas Anderson. Tout comme lui, il met en scène des duos traversés par des relations de pouvoir, qui, lors de leur reconfiguration, laissent entrevoir les tranchées de puissances souterraines. Un travail de captation, épaulé par la dilatation permise par les 3h30 du film. Corbet prend le temps de ralentir son rythme, d’étirer les scènes et les plans juste un peu plus, juste après la coupe, comme s’il nous offrait la seconde habituellement cachée, celle qui révèle la mascarade. Ce qui aurait pu être une simple gourmandise sert au contraire à injecter dans les séquences des petits éléments perturbateurs que l’on aurait autrement lissés.

 

Lorsque László rejoint pour la première fois l’Amérique, accueilli par son cousin Attila, marchand de meubles parti avant la guerre, on sent tout autant le soulagement et l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre, qu’un certain malaise. Dès leurs retrouvailles, la réaction de László interroge. Lorsqu’Attila lui apprend que sa femme est vivante, László est brusque et plein de colère, plaquant Attila avec force contre la paroi du bus. Un geste sans réponse immédiate qui ouvre un espace dans le récit. Lors de la scène suivante, lorsqu’il lui fait visiter son magasin, on comprend que s’il a fait venir László aux États-Unis, c’est probablement aussi parce qu’il est architecte et qu’il pourra l’aider à développer son commerce. Un non-dit qui plane sur les images et les torts de l’intérieur. Une immigration qui n’est pas forcément du goût de sa femme, américaine et catholique, qui perçoit immédiatement en László une concurrence. Avant de s’éclipser, elle se permet de demander à László « s’il veut faire quelque chose pour son nez ». C’est là que l’on apprend qu’il est cassé. Mais trop tard, le doute s’est installé, le juif se reconnait, peut-être trop, au premier regard. Nous voilà de nouveau perdus dans l’apparence des choses. Dans toute cette séquence, le jeu d’Adrien Brody est décalé, syncopé, il n’a pas exactement la même signature rythmique qu’Alessandro Nivola qui interprète son cousin. László le juif qui arrive et Attila déjà l’américain, deux identités qui ne semblent pourtant pas antithétiques. Ils se répondent à contretemps, l’émotion en retard, le mot trop tôt. Attila a changé son nom, s’est marié à une Américaine, s’est inventé un fils pour les affaires : Attila Miller, un nom apparu du néant, sans fils, sans père. László n’est pas d’accord et ne parait plus si heureux d’être ici. Peut-être voit-il déjà un piège se refermer sur lui.

 

Si, à première vue, l’enchaînement d’événements qui mènera Lazslo à la gloire semble respecter le cahier des charges habituel, celui-ci est en réalité une perversion du mythe méritocrate, et porte en son centre un hasard et une fausse récompense. Harry Lee Van Buren (Joe Alwyn), commande à Attila la rénovation surprise du bureau de son père, Harrison Van Buren (Guy Pearce), un industriel qui a fait fortune en prenant sa part de l’économie de guerre. László inventera pour lui un espace épuré, pensé pour l’amoureux des livres qu’il parait être. Couac dans la manœuvre, la mère de Harrison est mourante et il a décidé de la ramener chez lui en avance. Furieux d’avoir trouvé sur sa propriété Gordon, l’ami ouvrier noir américain de László, il déboule en furie dans son bureau encore en chantier. Il hurle des insultes racistes et met tout le monde à la porte. Le fils refusera de payer. Retour à la case départ pour László que son cousin met à la rue en guise de punition. Il se retrouve ouvrier sur un chantier avant que Van Buren le retrouve. Entre-temps, un magazine d’architecture a publié un article élogieux sur la bibliothèque, prisant l’audace du milliardaire qui se met à la pointe de la modernité. En hommage à sa défunte mère, Van Buren veut construire un centre culturel et profiter du pouvoir d’attraction avant-gardiste de László. Non car Van Buren aime le travail de László, qu’il admire son talent, mais parce qu’un magazine a parlé de lui. On apprendra d’ailleurs un peu plus tard, qu’en réalité, Van Buren ne lit pas et que la chaise pensée, par László, sur mesure pour les littéraires servira avant tout de fauteuil de barbier. Van Buren est un accumulateur, qui, après avoir rempli sa cave de liqueur, suffisamment pour qu’il puisse en boire jusqu’à sa mort, 10 000 bouteilles selon son calcul, devait passer à autre chose. Pourrait alors commencer la musique du mécène et du créatif, chacun essayant d’utiliser l’autre pour atteindre son but, ne pouvant s’allier que temporairement au prix d’une lutte acharnée. Ford V Ferrari. Mais ce n’est pas cette partition qui a été choisie. Si nous avons effectivement quelques scènes, et particulièrement une, de friction monétaire et esthétique dans The Brutalist, ce n’est pas la dialectique principale de l’histoire. Certes, Van Buren est, comme tout bon capitaliste, un prédateur violent, qui s’accapare l’autre pour le dominer. Il est même pire, c’est un être abject et sadique qui ira jusqu’à agresser sexuellement László en vociférant des insultes antisémites. Une scène brutale qui prend par surprise par sa configuration inhabituelle et son irruption sans crier gare, mais qui, passée la stupeur, s’avère n’être que l’accomplissement logique du système d’appropriation mis en place par Van Buren.

 

Pour autant, Brady Corbet ne fait pas du personnage joué par Guy Pearce l’équivalent d’un Daniel Plainview de There will be blood de Paul Thomas Anderson. Sa perversité et sa violence explosive n’ont d’égal que sa bêtise et son désintérêt pour tout autre chose que sa propre personne. Ainsi, si la violence s’incarne bien dans la matière, l’opposition entre Van Buren être abject et en même temps absolument superflu et László dont la vitalité a été avalée par la guerre et les camps a lieu dans des sphères ontologiques. « Pour lui c’est comme rénover sa cuisine » dit Erzsébet à propos du projet monumental de Van Buren, expression à valeur prosaïque qui exprime précisément ce duel que les deux hommes ne vivent pas sur le même plan d’existence. L’un joue sa vie, l’autre passe le temps. Lorsqu’ils se parlent, si des mots sont échangés, ils ne se traduisent jamais vraiment dans la langue de l’autre. Corbet démontre ainsi une faculté toute particulière à capter la violence de la bourgeoisie dans sa substantifique insularisation au réel. Une imperméabilité des corps sociaux source également de quelques traits d’humour particulièrement intelligents. Par exemple, lorsque dans un dîner mondain, on demande à László d’un nonchalant « et la guerre c’était comment ? » comme on aurait demandé des nouvelles d’un voyage, la mine peut-être un peu plus froncée. L’absurde violence d’une classe qui a perdu pied avec soi-même. L’espace dans lequel Van Buren évolue et construit son centre culturel redouble cette séparation. On pénètre dans son domaine, sans réelles limites, à travers un massif portail. Un État dans l’État où László est l’étranger des étrangers. Van Buren lui proposera d’ailleurs de rester, pour soi-disant stimuler sa créativité, ou plutôt le faire appeler quand il en a besoin. Toutefois le manoir étant rempli, c’est à la « guesthouse » qu’il sera logé. Nom enrubanné pour ce qui se révèle être une maison abandonnée dans laquelle on a à peine jeté un lit par terre. Il est clair qu’à partir de ce moment, László sera ségrégué, parmi les autres, mais séparé.

 

Après la classe sociale, c’est au tour d’une autre division de s’y articuler. Celle du pacte sur lequel chaque État-nation est construit. Celui qui dit qu’il y a les citoyens et les autres, sans que ces termes ne soient exclusifs. Dans une Amérique raciste et antisémite, Brady Corbet met à mal l’idée d’un immédiat après-guerre en tant que moment d’ouverture en opposition à la barbarie de la Seconde Guerre Mondiale. Comme Philip Roth dans le Complot contre l’Amérique, il excave le nazisme, terme quasiment absent du film, non comme l’hypostase que l’on se dessine souvent, mais comme le résultat de structures souterraines inhérentes à la modernité, à laquelle l’Amérique n’échappe pas. The Brutalist dépeint les États-Unis en terre d’accueil pour les juifs, à condition qu’ils en abandonnent leurs identités, leurs religions et restent du bon côté du portail. Attila est le bon élève, László le réticent. Une idée reconduite par l’omniprésence du fait religieux et des convertis, que ce soit dans l’entourage proche de Van Buren ou Erzsébet devenue juive, ce qui, on l’apprend au détour d’une réplique, peut être un problème au mari sioniste de sa nièce. Hitler n’a pas fait de différence, entendait-on plus tôt lors d’un dîner mondain. Au milieu, si Van Buren n’est pas présenté en adhérant aux projets du troisième Reich, il fait tout de même preuve d’une lecture raciste du monde où le sang est l’origine des maux.

 

En parallèle de cette Amérique raciste et nationaliste, plane l’ombre d’Israël où se rendent les juifs exilés aux États-Unis, victimes de l’antisémitisme avec la promesse de rejoindre un corps social homogène. Loin d’être le sujet principal de The Brutalist, le sionisme ne sera que cité ponctuellement lorsque nous entendons l’annonce, à la radio, de sa création en 1948, puis, lorsque la nièce de László, Zsófia, y déménage avec son mari dans les années 60 et lors de la scène de fin, lorsque cette même nièce présente l’œuvre de son oncle lors d’une exposition à Venise. Et pourtant, sans aucun doute influencé par l’actualité, et on ne sait comment Corbet n’a pas pu l’être également, la simple mention du nom Israël occupe l’arrière de la tête et colore les scènes pendant un temps. Ces quelques saillies, et tout particulièrement celle qui clôt le film, au même titre que d’autres gestes du réalisateur, sont troublantes, mais nous devons nous retenir, comme pour le reste, de s’offrir à la lecture immédiate. Toutefois, je ne pouvais ici en faire abstraction, sous peine de ressentir l’impression de ne pas avoir rempli entièrement ma tâche.

 

L’épilogue de The Brutalist commence par un long plan en barque à Venise, avant de voir Zsófia pousser László dans sa chaise. Pendant un instant, on croit voir Erzébet qui aurait recouvré la capacité de marcher et qui maintenant s’occuperait de son mari. Une inversion symbolique sulfureuse d’un passage de relais après qu’il lui ait avoué avoir été violé par Van Buren. Mais nous nous trompions. C’est bien sa nièce qui pousse Lazslo à travers une exposition en hommage à son travail. Elle prendra ensuite la parole, à sa place, comme elle le dit elle-même et comme il le faisait pour elle quand elle était encore muette pour dérouler une interprétation de l’œuvre que nous avons vu se construire, comme monument de sa souffrance vécue dans les camps. Rien de ce qu’elle dit n’a été discuté auparavant. Elle termine son speech sur cette phrase, « l’important n’est pas le chemin, c’est la destination ». Coupe sur le public, Lazslo dans sa chaise, à côté de lui Raffey Cassidy qui interprète celle que l’on suppose être la fille de Szófia. Coupe, nous revoyons le plan qui ouvrait le film, celui où Szófia est devant la fenêtre d’un camp de concentration. Ouverture ou fermeture d’un cycle. Cette dernière déclaration résonne sur la clôture de The Brutalist et en renverse tout le sens, tant le retournement de cette expression, à l’image de celle de la statue de la Liberté, semble porter une lourde signification. Alors que l’on quitte la salle, la phrase prononcée par Szófia continue de grincer et semble en totale opposition à tout ce que nous venons de voir. 3h30 de chemin, pour dire que ce qui compte est ce qui est hors champ. Car la destination, nous ne la voyons pas, le succès de László est hors film, la deuxième partie s’arrêtant avant la fin des travaux du centre culturel. Ou alors la destination dont elle parle est vraiment celle-ci, un vieil homme sénile, qui assiste à son exposition sans dire un mot ? Parle-t-elle plutôt de son œuvre qui perdurera encore après sa mort ? Ou alors parle-t-elle d’elle-même, de sa survie depuis Dachau ? Ou alors elle parle d’Israël, qu’elle a rejoint avant sa famille, faisant un parallèle douteux avec un nettoyage ethnique ? Serait-elle en train de réactiver le mythe de l’exil du peuple juif ? Ou alors tout à la fois. Au milieu de ces interprétations, reste en tête Israël, un pays que l’on ne voit pas, dessiné à l’ombre des États-Unis, mais qui occupe toute la place. Un parallèle qui ouvre une béance interprétative « Le mythe de l’exil imaginaire des juifs, entretenu par d’autres théologiens chrétiens, est aussi entré dans le patrimoine des juifs, à leur corps défendant. La poursuite de leur existence physique au sein d’un monde chrétien en train de monter en puissance autour de la Méditerranée, et en Terre Sainte même, était conditionnée par leur disposition à admettre tout à la fois leur « exil » imaginaire et leur humiliation bien réelle. Il faut néanmoins rappeler que l’« exil » a toujours été, dans leur imagination, non pas le contraire d’une patrie, mais il correspondait à une situation opposée à la rédemption, encore en attente. La Mishna et le Talmud de Jérusalem en témoignent : même les fidèles qui résidaient en Judée, devenue Palestine, ressentaient leur existence comme un exil.» Cette séquence, nous devons la regarder comme le reste du film, à l’opposition de l’apparence et de la matière. László est une nouvelle fois récupéré, d’en haut, par un autre. Nous n’aurons jamais accès à la vérité de cette fin de The Brutalist. Ce personnage, Zsófia, largement absent du reste du film vient nous dérober la finale. Nous ne savons pas qui elle est, et pourquoi c’est elle qui présente l’œuvre de László.

 

Un hold-up par le verbe, par une interprétation qui a l’air de faire sens, mais qui semble incongrue tant elle n’était pas abordée jusque-là. Zsófia et sa formule disent ce que nous n’avons pas vu, peut-être ce que nous n’avons pas su ou osé voir, quelques mots qui changent tout, qui ne changent rien.