Un courage admirable sur la répression en Iran
Le cinéaste iranien Jafar Panahi, 65 ans, pousse l’audace jusqu’à aborder à l’écran la répression et les exactions perpétrées dans les prisons du régime. Son courage n’a pas échappé à la presse iranienne, qu’elle soit dissidente ou affidée au pouvoir. C’est le film “le plus tranchant” que Jafar Panahi a jamais réalisé contre le pouvoir iranien, prévient sur son site Internet Iran International, une chaîne de télévision de la diaspora. Le média d’opposition, établi à Londres, applaudit “le courage rare” du réalisateur dissident. Celui-ci a refusé de suivre son collègue et ami Mohammad Rasoulof sur la voie de l’exil et, trois ans après l’éclosion du mouvement Femme, vie, liberté, sort un long-métrage, tourné en Iran, dans lequel ses actrices apparaissent sans foulard. Mais l’audace vient aussi du sujet abordé. Pour Un simple accident, Jafar Panahi, 65 ans, s’est inspiré des personnes qu’il a pu croiser lors de ses incarcérations, qui ont duré quatre-vingt-six jours en 2010 et près de sept mois entre 2022 et 2023, ce dernier séjour ayant pris fin après une grève de la faim de sa part. Il raconte les tribulations de Vahid (Vahid Mobasseri), un citoyen ordinaire qui, par hasard, croise un homme qu’il croit être son ancien tortionnaire en prison. Il l’enlève et, pour décider du sort de son captif, va solliciter l’avis de plusieurs autres anciens prisonniers. Chacun incarne une facette distincte de la répression iranienne et prône un verdict différent, du règlement de comptes au pardon. Malgré les intimidations et les menaces dont il peut être l’objet en Iran, Jafar Panahi a le courage de continuer sur la voie qu’il s’est tracée. Il raconte l’histoire d’une vengeance contre un interrogateur, et porte à l’écran le sujet tabou des crimes commis dans les prisons du pays. En Iran, les cinéastes doivent demander une autorisation de tournage au ministère de la Culture, mais Panahi a jugé inutile de soumettre son scénario à la censure. Jafar Panahi a déclaré que son équipe, actrices comprises, avait été interrogée à plusieurs reprises sur sa participation au film. Il a aussi relaté que plusieurs agents de sécurité iraniens en civil s’étaient rendus une nuit sur l’un des lieux de tournage, et y avaient passé beaucoup de temps à chercher des rushs. Sans surprise, les médias officiels iraniens n’ont apprécié ni le sujet du film ni la Palme d’or obtenue en mai 2025. Vahid et d’anciens prisonniers débattent pour savoir quoi faire de l’homme qu’ils ont capturé, leur ancien tortionnaire présumé. La diversité de leurs profils et de leur réaction reflète la division de l’opposition en Iran.




Il est entré dans l’histoire avec sa Palme d’or 2025 pour « Un simple accident », rejoignant Michelangelo Antonioni au panthéon des cinéastes sacrés à Cannes, Berlin, Venise et Locarno. Interdit de tourner en Iran pendant quinze ans, Jafar Panahi a fait de ses films un acte de résistance. Nourrie par l’expérience de la prison d’Evin en 2022-2023, sa nouvelle œuvre, choisie pour représenter la France aux Oscars 2026, met en scène d’anciens détenus face à leur tortionnaire et pose une question vertigineuse…Faut-il se venger ou trouver la force de mettre fin à la violence ? A Paris, toujours humble et combatif, le cinéaste nous a retracé son chemin du sud de Téhéran à la Palme d’or.
Votre film débute sur un accident qu’on ne voit jamais. Pourquoi ce choix ? Il existe une vision religieuse, islamique, selon laquelle les choses arrivent pour une raison précise. Rien n’arrive par hasard et les incidents cachent toujours une raison mystérieuse. C’est pour informer le spectateur sur le caractère de ce personnage que j’ai voulu commencé le film ainsi. C’est un homme religieux qui se trouve entraîné dans une succession d’évènements extérieurs à la religion.
Vous avez dit un jour…Dans tous mes films, vous ne voyez jamais de mauvais personnages. Je crois que tout le monde peut être une bonne personne. Êtes-vous toujours en accord avec cette déclaration ? Je crois qu’il y a une grande différence entre le social et la politique. En politique, il y a la bonté absolue comme le mal absolu. Si vous êtes d’accord avec le parti, vous êtes dans le bon, si vous vous placez en désaccord, vous êtes mauvais, voire diabolique. Par contre, dans les films sociaux, comme les miens, on ne peut pas vraiment faire cette division. Cela dépend des conditions de vie de chacun. Il y a des gens qui sont dans des conditions particulières et plus tard, si les conditions changent, eux aussi changent. On peut être mauvais un jour et bon un autre jour. Ce que je ne veux pas faire, c’est juger. Je ne suis pas là pour juger les gens. Ça, pour moi, c’est un non absolu.
Est-ce une position aisée à atteindre quand on a soi-même fait de la prison ? Évidemment, c’est très difficile. On le voit à travers mes personnages qui ont traversé la même expérience violente, et cherchent à répondre par une violence similaire. Il y a une colère inhibée qui a enfin l’occasion de s’exprimer. Tous se montrent plus agressifs les uns que les autres. Mais il y a un moment décisif où on commence à comprendre, à regarder différemment. Ce n’est pas facile du tout, je le sais, mais je crois qu’il est possible d’arriver à une sorte de compréhension.
Le plus étonnant dans votre film, ce sont ses très légères touches d’humour. Pourquoi parsèment-elles le récit ? Je pense qu’on le doit au spectateur quand on fait un film aussi dur. Mais je crois que c’est aussi une partie de la culture iranienne. Une sorte de résistance humoristique a fait l’histoire de l’Iran. Même aujourd’hui, quand on traverse des événements parfois tragiques, on voit des anecdotes humoristiques sortir parfois quelques minutes après !
On a dit d’Un simple accident qu’il était votre film le plus violent. Qu’en pensez-vous ? En tant que cinéaste social, il est vrai que la situation de la société m’influence toujours. J’ai commencé par des films sur les enfants, puis j’ai parlé des adultes, des conditions des femmes dans leurs contraintes les plus dures. Maintenant, après mon passage en prison, je peux parler de cette expérience, et notamment de celles des autres prisonniers que j’ai rencontrés. J’imagine que c’est ce qui teinte mon récit de violence, une violence que nous avons endurée. Mais j’aime le répéter… S’il y a violence, c’est la violence de la République islamique. Ce sont eux qui ont fait le film.
À quoi ressemblaient vos conversations en prison ? J’étais dans une prison qui comptait environ 350 prisonniers, au sein desquels nous étions à peine 30 prisonniers politiques. Autour de nous, il y avait beaucoup de prisonniers économiques, certains pour des sommes minimes et d’autres, pour des milliards. Il y avait donc une grande mixité sociale qui faisait naître des sujets de conversation très différents. Mais ce qui nous unissait, c’était de suivre l’actualité et les grands évènements qui se passaient dehors, comme la mort de Mahsa Amini. Une étudiante iranienne de 22 ans, décédée trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs iranienne pour “port de vêtements inappropriés.
Pourquoi choisir la fiction pour rendre compte de ces expériences ? C’est vrai que ces expériences sont réelles. C’était un choix difficile à faire entre la fiction et le documentaire. Pour être honnête, ce n’est pas moi qui impose la forme au contenu, au contraire. C’est le contenu qui m’impose la forme, et c’est le cas dans tous mes films. Dans certaines de mes œuvres plus personnelles, dans lesquelles j’ai pu jouer, j’allais dans le sens du documentaire. Avec Un simple accident, je m’efface au profit du récit. Le plan final de 13 minutes, par exemple, c’est le récit qui m’a imposé cette forme, de rester concentré sur le visage de ce personnage.
Contrairement à votre collègue Mohammad Rasoulof, vous refusez l’exil, notamment pour rester aux côtés des jeunes cinéastes iraniens. Quels conseils leur donnez-vous ? Depuis que je rencontre des difficultés à cause du régime, j’essaie de leur montrer qu’il faut continuer de travailler malgré les obstacles, et trouver des détours pour arriver à notre but : faire des films. S’ils rencontrent des problèmes politiques, j’essaie de réagir immédiatement afin qu’ils sachent que dans n’importe quelle situation, je suis là pour les soutenir. C’est ce qui compte le plus pour moi.
Juste après avoir obtenu la Palme d’or, vous avez fait le choix de retourner en Iran. Comment ce retour s’est-il passé ? Envers et contre tout, j’avais décidé de rentrer. Heureusement, avec la distinction de la Palme d’or, l’atmosphère était très positive, il y avait une joie. Des gens du cinéma, mais aussi des familles de prisonniers politiques, et même d’anciens prisonniers eux-mêmes sont venus m’accueillir. Il y avait une émotion collective.
Si certains de vos collègues cinéastes ont choisi l’exil pour pouvoir s’exprimer, vous, vous n’avez jamais changé de position : malgré le risque d’arrestation auquel vous vous exposez en vous exprimant librement, votre place est en Iran…Chaque fois que je sors du pays, je me demande pourquoi je suis parti. Ne pas être en Iran, pour moi, c’est inimaginable. C’est peut-être une faiblesse de ma part. Je n’ai pas cette capacité d’adaptation à un autre milieu. À l’étranger, je n’arrive pas à trouver ma place. Je n’ai pas la force intérieure pour m’installer ailleurs et y travailler. Trois semaines après mon retour en Iran, je suis reparti pour le festival du film de Sydney, en Australie, où l’on me remettait le Grand Prix. C’est là que la guerre a éclaté [du 13 au 24 juin dernier, les frappes israéliennes contre l’Iran auxquelles se sont joints les États-Unis en fin de conflit ont tué plus d’un millier d’Iraniens, ndlr]. Ce jour-là, je devais monter sur scène, mais je n’y suis pas arrivé. Je me disais « Il y a la guerre, je dois être chez moi. Pourquoi suis-je ici ? » Finalement, les membres du jury sont descendus de la scène pour me donner le prix, car je n’avais pas la force de bouger, j’étais paralysé. À ce moment-là, les frontières aériennes étaient fermées. Je suis passé par la France, et dès que les vols ont repris, j’ai été parmi les premiers à rentrer à Téhéran.






Seul votre tout premier long métrage, Le Ballon blanc (Caméra d’or 1995), a été autorisé de distribution en Iran pourtant, on sait que vos films circulent là-bas de manière clandestine. Avez-vous déjà eu des retours de spectateurs iraniens sur Un simple accident ? Non, ce n’est pas encore arrivé. Le film n’a pas encore circulé. Mais, il y a environ un mois, on a pu réunir une trentaine de personnes pour une projection. L’objectif, c’était de permettre une rencontre autour du film dans de bonnes conditions. On l’a regardé ensemble, et les réactions étaient très positives. C’était en dehors de tout cadre officiel, évidemment.
Comment la question de la vengeance, qui traverse les personnages vis-à-vis d’un agent de la République islamique qui les a torturés en prison, s’est-elle imposée à vous ? Quand vous êtes en prison, en situation d’interrogatoire, vous avez les yeux bandés. Vous ne voyez pas la personne en face de vous. Et cette question vous tourmente « Et si un jour je le croisais dehors, que je me retrouvais en face de lui, qu’est-ce que je ferais ? » Tant que cette situation ne se présente pas concrètement, vous n’avez pas de réponse claire. En tant qu’artiste, on porte souvent en nous un idéal de non-violence. Et on pense que, dans une société juste, cet idéal peut s’appliquer. Mais, quand on est mis face à une situation aussi brutale que celle d’un ancien prisonnier face à son bourreau, est-on encore capable de suivre cet idéal ? Cette question, elle ne concerne pas seulement ceux qui sont passés par la prison. Elle doit être posée à tous. Pour moi, le régime en place en Iran s’est déjà effondré. Il a échoué économiquement, socialement, moralement il est fini. Ce qui le maintient en vie, c’est uniquement l’argent et la force. Un simple accident, je ne l’ai pas fait pour maintenant. Je l’ai fait pour l’après, pour le moment où ce régime sera renversé. Parce que, quand une dictature disparaît, une série de questions se posent aussitôt…Que fait-on de ses représentants, de ceux qui restent ? Comment vivre avec eux ? Poursuit-on la spirale de la violence ou, à un moment, est-ce qu’on l’arrête ?
En attendant Godot de Samuel Beckett a, semble-t-il, été une inspiration pour ce film. En quoi cette pièce a-t-elle infusé la création ? Ce qui m’a surtout marqué, c’est la notion d’attente, cette tension. Dans le film, les personnages attendent. Leur tortionnaire est évanoui, ils ne savent pas s’il va se réveiller, et ils réfléchissent à ce qu’ils devraient faire. J’ai voulu que cette attente prenne la dimension d’un espace de réflexion : chacun projette ses désirs, ses craintes ou sa colère sur ce réveil hypothétique. Il y a ceux qui veulent confronter leur bourreau, l’interroger. Ou un autre personnage, plus radical, qui veut exercer une vengeance immédiate et le tuer. J’ai fait en sorte que les spectateurs puissent s’asseoir avec eux, ressentir le même temps, la même suspension. J’ai gardé les plans dans leur longueur, sans couper. Ce découpage, ce rythme, c’est une manière de nous placer dans leur indécision, leur silence, leur doute.
Vous êtes né à Téhéran en 1960. Comment cette ville a-t-elle marqué votre regard ? Je suis né dans le sud de Téhéran, dans des quartiers pauvres, ouvriers. Vers 10 ou 12 ans, le plus grand plaisir que j’avais, c’était d’aller au cinéma. On économisait notre argent de poche, on le mettait en commun, et on séchait l’école l’après-midi pour aller voir un film. Il existe en Iran une institution le Kanoon, un centre d’éducation artistique et intellectuel à destination des jeunes [fondé en 1965, il produisait des films pédagogiques, ce qui a fait émerger des cinéastes comme Abbas Kiarostami, Amir Naderi ou Bahram Beyzai. On vous retrace son histoire dans cet article, ndlr]. Là-bas, on proposait des ateliers sur le cinéma, avec des caméras Super 8. J’y suis allé. On m’a proposé de jouer dans un petit film car ils cherchaient un enfant un peu costaud comme moi. Mais, ce qui me fascinait, ce n’était pas de jouer, c’était de filmer. J’avais envie de passer de l’autre côté, de comprendre ce qu’il y avait derrière la caméra. Pendant les pauses, je m’approchais discrètement, je regardais dans l’œilleton. Mais tout était noir, la caméra était éteinte. Depuis ce moment, ce désir profond d’être derrière la caméra ne m’a jamais quitté. Plus tard, j’ai travaillé comme peintre en bâtiment. Avec l’argent que je gagnais, je me suis acheté un appareil photo, en économisant sou par sou. Pour l’obtenir, ça m’a demandé énormément d’effort, et ça a donné à cet appareil une valeur sacrée. Je prenais des photos dans ces quartiers pauvres où j’ai grandi, ces rues, ces visages. Tout ce que je fais aujourd’hui vient de là.
Le Voleur de bicyclette (1949) de Vittorio De Sica est votre film de chevet. Comment vous inspire-t-il encore ? J’avais 15 ans quand j’ai vu ce film. J’ai tout de suite compris que c’était différent de tout ce que j’avais vu jusque-là. Ce film, il était plus proche de moi. Plus proche de mon expérience de vie. Les personnages me semblaient vrais. Je me souviens d’un passage : à travers une vitre, un enfant regarde un autre garçon manger. J’ai eu l’impression que je le connaissais, cet enfant. Et puis il y a cette histoire : un homme pauvre à qui l’on vole son vélo, et qui finit lui-même par en voler un à quelqu’un d’encore plus pauvre que lui…Cette humanité sans manichéisme, cette manière de regarder la réalité en face sans l’enjoliver ni la fuir, ça m’a bouleversé.
Dans Ceci n’est pas un film (2011), vous montrez une scène du Miroir (Léopard d’or en 1997), votre deuxième long métrage, dans laquelle une petite fille actrice se rebelle contre vous, cinéaste, et décide de ne pas tourner. Cette révolte d’une actrice vous interpellant sur votre méthode revient dans Aucun ours (2022). Cette idée de l’apostrophe a-t-elle à voir avec une morale de cinéma ? Si l’on veut atteindre la vérité dans un film, la première chose à faire, c’est de ne pas se mentir à soi-même. Chacun de mes films est un grand non. Non à la censure. Non aux mensonges. Non à ce qu’on nous impose. Et ce non, il a un prix. C’est là que commence la confrontation avec le régime. C’est là que vous perdez le droit de projeter votre film sur un écran. C’est là qu’on vous coupe tous les avantages que vous auriez pu avoir. Et c’est là aussi qu’on prépare des dossiers contre vous, pour vous ramener dans le cadre qu’on veut vous imposer. Depuis mon premier long métrage, il y a ce non. Dans Le Ballon blanc, la petite fille ne veut pas d’un autre ballon que celui qu’elle a choisi, c’est son désir à elle, et non celui qu’on lui dicte. Dans Le Miroir, l’enfant casse le plâtre qu’elle a sur le bras, car ce sont les autres qui lui ont mis. Elle refuse cette contrainte. Dans Ceci n’est pas un film, je dis qu’un film ne peut pas être seulement raconté. Il doit être vu.
Avez-vous déjà ressenti des moments de découragement, de dépression, comme le scénariste de Pardeh (Ours d’argent du meilleur scénario en 2013), qui choisit de s’isoler du monde ? Quand j’ai fait ce film, j’étais précisément dans cet état-là. J’étais traversé par une grande dépression. Je tournais, et en même temps, d’un coup, l’idée du suicide pouvait surgir. Je passais de la création à cette tentation d’en finir, sans transition. J’étais instable, comme balloté. Ces mouvements intérieurs, ils se ressentent dans le film. Pardeh part dans plusieurs directions. Cette confusion, c’était la mienne.
Vous avez toujours décrit sans compromis la condition des femmes dans la société iranienne, depuis Le Cercle, portrait de trois héroïnes persécutées qui trouvent refuge dans la sororité, ou Hors jeu (2006) (Grand Prix du jury au Festival de Berlin), qui évoque l’interdiction faite aux femmes d’assister aux rencontres sportives. Quelle est l’actualité de ces films aujourd’hui, à l’aune du mouvement « Femme, vie, liberté » ? Dans la société iranienne, celles qui rencontrent les restrictions les plus lourdes sont les femmes. Elles se retrouvent en première ligne des interdictions absurdes, des injustices quotidiennes. C’est pourquoi, très vite, mes héroïnes sont devenues celles qui portaient ces entraves dans mes films. Même dans Un simple accident, le personnage qui mène le jeu, c’est une femme. Pour moi, c’était naturel qu’on en arrive un jour à « Femme, vie, liberté ». Cette révolte existait déjà dans la vie quotidienne. D’habitude, lors des grands mouvements de rébellion en Iran, toutes les régions ne sont pas touchées de la même manière. Parfois une ville s’embrase, une autre reste calme. Cette fois-ci, c’était partout. Comme un sanglot commun qui éclatait d’un coup. Pour le cinéma, ça a changé quelque chose de fondamental. On ne pouvait plus filmer comme avant. Avant, montrer à l’écran une femme sans voile dans la rue, ç’aurait été mentir, puisqu’elles étaient obligées de le porter. Mais, après « Femme, vie, liberté », continuer à montrer toutes les femmes voilées comme si rien n’avait changé, c’est ça le mensonge.
L’interdiction de tourner en 2010 levée au bout de quinze ans n’a jamais provoqué d’effacement de votre part. Au contraire, depuis, vous pratiquez un cinéma à la première personne, en apparaissant dans vos films (Ceci n’est pas un film, Taxi Téhéran, Trois Visages, Aucun ours), qui sont autant de mises en abyme de votre difficulté à faire des films. Quand on m’a interdit de tourner, je me suis tourné vers moi-même. Je me répétais sans cesse « Qu’est-ce que je dois faire ? Comment faire un film malgré tout ? » Ces questionnements plaçaient inévitablement le « moi » au centre. Je ne savais rien faire d’autre que du cinéma. Alors que pouvais-je faire ? Cette angoisse revenait tout le temps. Et c’est comme si la caméra, au lieu de se tourner vers l’extérieur, s’était dirigée vers moi. Elle me filmait dans mes pensées, mes doutes, mes tentatives pour continuer, l’empêchement, la résistance. Quand l’interdiction a été levée, la caméra s’est à nouveau ouverte sur le monde. Un simple accident est né de ce moment-là.
Quels jeunes cinéastes iraniens devrait-on suivre, selon vous ? Je ne voudrais pas donner de noms. Mais je peux parler d’une situation. Beaucoup de jeunes sont venus me demander « Il y a tant de censure, que doit-on faire ? » C’était un souci permanent pour eux. Quand j’ai moi-même été confronté à ces obstacles, j’ai dû chercher, trouver mes propres solutions. C’est comme ça qu’est né Ceci n’est pas un film (2011) [dans lequel Jafar Panahi se filme assigné à résidence dans son appartement, empêché de créer alors qu’il attend que la justice se prononce sur son sort, ndlr]. Ce film a montré qu’au-delà de toute censure il était toujours possible de créer. Je crois que ça a ouvert une voie. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes la poursuivent.






Iran, de nos jours. Un homme croise par hasard celui qu’il croit être son ancien tortionnaire. Mais face à ce père de famille qui nie farouchement avoir été son bourreau, le doute s’installe. Jafar Panahi avec un film d’apparence modeste, mais d’une portée politique et émotionnelle bien réelle. Le point de départ est simple…Sur une route isolée, un homme conduit avec à ses côtés sa femme enceinte et sa fille à l’arrière, lorsqu’il percute et tue un chien. L’accident endommage le véhicule et provoque une panne peu après. Le père de famille s’arrête à un garage voisin appartenant à Vahid, qui ne le voit pas mais remarque que l’homme, qui boîte, ressemble à celui qui l’a torturé en prison et a ruiné sa vie. Intimement convaincu de l’avoir reconnu, Vahid le prend discrètement en filature et décide de saisir l’opportunité de se faire justice. Jafar Panahi tire un drame sobre aux allures de thriller hanté par la mémoire de la répression du régime iranien. Le besoin de vengeance de Vahid ne le rend pas aveugle pour autant, mais sa décision entraîne une succession de rebondissements lorsqu’il fait part de sa découverte à celles et ceux qui ont subi le même sort que lui, afin de s’assurer de ne pas punir le mauvais homme. Cette quête de justice pour certain·e·s, de vengeance pour d’autres, devient le théâtre d’une confrontation morale entre les personnages, chacun·e représentant une facette de la société iranienne contemporaine tandis que personne à l’écran ou depuis son fauteuil rouge ne possède la vérité. La caméra, discrète mais incisive, capte les tensions et les désaccords, renforçant l’atmosphère oppressante du récit. La mise en scène, rigoureusement épurée, privilégie la tension morale et verbale plus que physique. Fidèle à son cinéma du réel, Panahi évite tout effet superflu. Si le rythme est lent et certains silences pesants, la colère chaotique qui s’exprime reflète l’ampleur des séquelles au sein d’un peuple qui aspire à reprendre une vie normale, mais ne peut résolument oublier des années de répression, d’arrestations arbitraires et de torture. Et c’est dans sa dernière séquence, tendue, suspendue, que le film atteint sa pleine puissance, Panahi y résumant sobrement mais par une idée prodigieuse toute l’ambiguïté de son propos…La mémoire n’est jamais claire, le curseur moral demeure variable et la justice rarement équitable. Le traumatisme collectif, lui, continue de hanter les consciences, comme ce fantôme claudiquant au cœur de l’intrigue. Moins magistral que Les graines du figuier sauvage qui aurait pu prétendre à prix plus prestigieux l’an passé, Un simple accident vient ajouter une nouvelle pierre à l’édifice de dénonciation des dérives autoritaires iraniennes. Qu’elle soit encore visible, ou seulement perceptible, la menace est toujours présente et sa trace tenace. Celle d’un peuple brisé mais debout, d’un cinéaste contraint mais libre, et d’un cinéma plus politique que jamais






Jafar Panahi, 65 ans, les yeux dissimulés derrière ses éternelles grosses lunettes noires, fait une pause sur un balcon entre deux interviews, cigarette à la main. Avant de commencer notre entretien, dans les locaux de Memento Films, le distributeur français de son nouveau film Un simple accident, il nous confie, sans rire, fumer « trois paquets par jour » en ce moment, pour tempérer le stress. Depuis la palme d’or de ce onzième long-métrage, qui va également représenter la France aux Oscars 2026, l’ex-prisonnier politique du régime iranien, incarcéré à deux reprises dans son pays pour ses prises de position, est plus que jamais sous les feux de la rampe. Récit du kidnapping à Téhéran par un groupe d’ex-prisonniers de leur présumé tortionnaire, Un simple accident a ébloui la critique internationale et il fait depuis le tour des festivals du monde entier, des États-Unis à la Corée, emmenant dans son sillage son réalisateur un peu abasourdi par ce qui lui arrive. Ce puissant thriller et brûlot politique, en salle ce 1er octobre, mérite en tout cas au centuple ses louanges et pourrait bien créer la surprise aux Oscars, au-delà de la catégorie du meilleur film étranger. Après Le Cercle (lion d’or à Venise en 2000), Taxi Téhéran (ours d’Or à Berlin en 2015) ou encore Trois Visages (palme du meilleur scénario à Cannes en 2018), Jafar Panahi confirme son statut de cinéaste frondeur, porte-parole de la soif de liberté de son peuple sous le joug d’une dictature religieuse depuis plus de 45 ans. Face au Point, il revient sur le tourbillon qui le secoue depuis la consécration à Cannes d’Un simple accident, mais aussi sur l’état de ses relations avec un gouvernement qui, pour l’instant, le laisse de nouveau vivre en liberté à Téhéran…Sur ses projets cinéma et, enfin, sur la suite et il le souhaite ardemment la fin de l’emprise des mollahs sur la société iranienne.
Comment le régime a-t-il réagi à la sélection d’Un simple accident pour représenter la France aux Oscars ? Comptez-avous utiliser la formidable plateforme que sera la campagne des Oscars comme caisse de résonance contre la dictature religieuse ? Depuis le début, les autorités essaient de minimiser l’impact du film. Les radios et la télé d’État ne cessent de dire qu’Un simple accident n’a aucune valeur, qu’il ne représente rien, ils relayent uniquement les rares mauvaises critiques du film à l’étranger, ç’a toujours été leur stratégie. Et c’est la même chose depuis l’annonce de l’envoi du film pour représenter la France aux Oscars, en décrivant cette sélection du CNC comme une attaque contre le régime iranien. Je continue de me faire insulter, encore ces derniers jours, dans certains journaux officiels du régime. Moi, je ne suis pas dépendant de tel ou tel prix pour prendre la parole, je n’ai pas attendu les Oscars pour cela. Je vais dire ce que j’ai à dire, c’est juste que les médias étrangers sont plus attentifs à ce que je dis désormais. C’est leur regard qui change, pas ma parole.
En filigrane, le réquisitoire d’Un simple accident contre la violence et l’impact toxique de la théocratie au pouvoir est impitoyable. Est-ce votre film le plus frontalement politique ? Je tiens à préciser que, à mes yeux, Un simple accident n’est pas un film politique. Oui, le sujet est politique, mais le film est avant tout social, comme tous ceux que j’ai faits jusqu’ici. Un film politique est partisan, il déroule une idéologie à laquelle vous adhérez ou pas et qui, du coup, scinde le public en deux parties. Dans le cinéma social que je défends, j’aime l’idée qu’il n’existe pas de mal ou de bien absolu. Je parle d’un système, d’une société, d’une structure qui a fait que les individus empruntent un bon ou un mauvais chemin. C’est l’étude de cette structure qui m’intéresse et c’est pour cela que, dans Un simple accident, je donne la parole à TOUS les personnages de tous bords, même à celui qui est supposé incarner le mal dans l’histoire. Dans mon film, cette personne finit par expliquer des choses, la complexité de son enfance, l’enchaînement de causes qui ont fait ce qu’il est devenu. L’humain est toujours au centre de mon histoire, c’est pour cela que je préfère dire que je fais toujours des films sociaux et non pas politiques.
Vous résidez toujours en Iran, mettre l’accent comme vous venez de le faire sur le caractère social plus que politique de votre film n’est-il pas un moyen pour vous de ne pas trop vous attirer les foudres d’un pouvoir qui vous a déjà enfermé à deux reprises ? J’ai toujours dit ce que je pensais de ce système depuis toujours. De quoi pourrais-je avoir peur ? J’ai été interdit d’exercer mon métier pendant quinze ans, de sortir du pays, de parler aux médias, j’ai été emprisonné deux fois, j’ai passé en tout sept mois en prison…Que pourraient-ils faire de plus, qu’ils n’ont déjà fait ? Allez voir ma page Instagram, j’y publie les choses les plus acerbes envers le système en place et c’est bien moi, Jafar Panahi, qui, dans le réel, écris tout cela. Mes idées politiques sont connues de tous et beaucoup d’autres n’ont pas ce courage. Mais dans mes films et celui-là inclus, j’exprime autre chose, mon engagement est au service d’un cinéma social. Plus le régime met la pression, plus cela signifie qu’il approche de la fin, et c’est notre souhait le plus cher. Les mollahs sont au pied du mur.
Comme dans Taxi Téhéran, tourné clandestinement et entièrement depuis un taxi que vous conduisiez, une partie d’Un simple accident est tournée depuis le van de Vahid où son présumé tortionnaire est séquestré. Ce choix scénaristique a-t-il encore été dicté par de pures considérations de sécurité ? Taxi Téhéran a été tourné à 100 % en plein centre de Téhéran, durant mon interdiction de travailler. Il était fondamental de ne pas se faire voir et la caméra était cachée scrupuleusement à l’intérieur du véhicule, d’où l’intégralité des scènes a été filmée. Dans Un simple accident, je dirais que seulement 30 % du film a été tourné dans le van. Il était important lui aussi pour notre sécurité, c’est vrai, mais il a une portée politique plus importante que le taxi de Taxi Téhéran…Le personnage qui est soupçonné d’être « La Guibole », on le kidnappe dans le van, puis il passe presque tout le film enfermé dans une boîte sur laquelle les complices de Vahid s’assoient régulièrement…Je voulais créer cette situation cocasse et symbolique. Mais, oui, le van nous a aussi protégés même si cette fois nous avons pu sortir du véhicule et tourner dans la rue, tout en restant très discrets et vigilants. Et Un simple accident a été tourné en équipe super réduite avec trois personnes tout au plus, d’habitude c’est plutôt sept et avec une toute petite caméra numérique, une Red Commodore. Ces précautions ne nous ont pas empêchés de devoir arrêter le tournage pendant un mois après avoir été repérés par des agents du régime.
Vous dites être persuadé que le régime est si fragile que sa fin est proche. Pourtant, la répression contre la jeunesse et les voix dissidentes s’est aggravée. Un récent rapport de l’ONG Iran Human Rights (IHR) fait état de plus de 1 000 personnes exécutées cette année dans le pays…Depuis Cannes, je dis en effet que ce régime est pulvérisé sur les plans politique, économique, culturel…Mais son corps est encore là. Les mollahs ont toujours le pouvoir et l’argent pour se maintenir, mais je vous assure que le système est en train de perdre tous ses moyens. Oui, il y a en ce moment plus de pendaisons, plus de prisonniers, plus de répression, mais cela veut justement dire qu’ils s’affaiblissent. Plus les dirigeants mettent la pression, plus cela signifie qu’ils approchent de la fin, et c’est notre souhait le plus cher. Les mollahs sont au pied du mur.
Restez-vous malgré tout optimiste sur l’avenir du mouvement Femme, vie, liberté ? J’ai de l’espoir pour son avenir bien sûr. Il y a un avant et un après, c’est une nouvelle page de l’histoire iranienne qui s’est ouverte, et il n’y aura plus jamais de retour en arrière.
Avez-vous rencontré la diaspora iranienne durant votre séjour parisien ? On me colle un planning tellement chargé que je n’ai pas une seconde à moi. Mais je ne sépare pas la diaspora des Iraniens de l’intérieur, nous sommes simplement tous des Iraniens. Ceux qui sont en exil ne l’ont pas désiré, ils veulent tous rentrer, et parmi eux se trouvent bien sûr beaucoup d’artistes, comme mon ami Mohammad Rasoulof. Le jour où il faudra reconstruire l’Iran, j’espère qu’on le fera tous main dans la main.
Pourquoi n’avoir pas choisi l’exil vous-même et décider de rester vivre en Iran ? Il faut une capacité particulière pour pouvoir vivre en dehors de chez soi, et moi, cela m’est impossible. Mohammad Rasoulof a des nerfs pour ça que je n’ai pas même si je vous assure qu’il ne se passe pas un jour, sans qu’il ait envie de rentrer. Moi, quand j’étais à Paris pour travailler sur la postproduction d’Un simple accident, je n’avais qu’une envie, c’était de rentrer à Téhéran…Je VIS là-bas quoi qu’il arrive et je veux en quelque sorte y rester pour…Garder l’endroit.
Savez-vous quel sera votre prochain film, une fois que vous aurez terminé votre campagne pour les Oscars ? J’ai une idée d’un film de guerre, sur la guerre Iran-Irak, mais celui-ci sera absolument impossible à faire clandestinement. J’ai d’autres idées, mais, là, le scénario est prêt et j’aimerais beaucoup que mon prochain soit celui-là…D’autant plus qu’à travers le monde le danger de la guerre est imminent un peu partout. Pour ce projet, mon regard se tourne plutôt vers l’étranger.
Et pourquoi pas solliciter Hollywood ? Je n’ai pas encore réfléchi à ces questions : où, comment et avec qui je vais le faire… Mais tout est possible !



Ils sont peu, les cinéastes iraniens de la trempe de Jafar Panahi. L’année dernière déjà, le Festival de Cannes accueillait Mohammad Rasoulof venu présenter son film Les Graines du Figuier sauvage. Critique acerbe du pouvoir iranien, transformé en un dédale de ruines dans lesquels ses personnages féminins se trouvaient piégés, le film avait été tourné dans le plus grand secret, et marquait l’exil de son réalisateur, qui avait alors quitté le territoire pour rejoindre le sud de la France. Aujourd’hui, Mohammad Rasoulof vit en Allemagne, et la politique iranienne se durcit à l’encontre des artistes, constamment surveillés et régulièrement emprisonnés. Les démêlés avec la justice iranienne de Jafar Panahi sont similaires. Après avoir remporté en 1995 la Caméra d’Or à Cannes pour son premier film, Le Ballon blanc, il était de nouveau invité par le Festival à faire partie du Jury officiel en 2010. Une présence empêchée par les autorités iraniennes, qui le retenaient alors à la prison d’Evin pour propagande contre le régime. Lors de la cérémonie d’ouverture du Festival, le Jury présidé par Tim Burton affichait alors une chaise vide à son nom. Juliette Binoche, sacrée meilleure actrice pour le film Copie conforme d’Abbas Kiarostami le mentor de Panahi, rendait quant à elle hommage au cinéaste dans son discours de remerciements. Après une première libération en mai 2010, Jafar Panahi est à nouveau condamné en décembre 2010. Il lui est alors interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingt ans. Une décision confirmée en appel un an plus tard, mais que le cinéaste défie en co-réalisant Ceci n’est pas un film, réflexion tournée à l’iPhone sur sa propre condition d’artiste censuré. Arrêté une nouvelle fois le 11 juillet 2022, il est finalement libéré sous caution le 3 février 2023, après avoir entamé une grève de la faim et de la soif. Fidèle à lui-même, Jafar Panahi recommence à tourner dès sa sortie de prison. En résulte Un simple accident, un film dans la continuité de ses précédents longs-métrages, qui ciblent les dérives du régime iranien. Des longs-métrages interdits en Iran, car assimilés à une propagande anti-gouvernementale. Interrogé en 2015 après avoir remporté l’Ours d’or du meilleur film à la Berlinale pour Taxi Téhéran, il déclarait…Je suis vraiment heureux pour le cinéma iranien et pour moi, mais ce prix n’a pas de valeur tant que mes compatriotes ne peuvent pas voir mes films. Nourri par sa propre expérience en prison, mais surtout par celle de ses amis ayant passé plus de temps que lui entre les barreaux, Jafar Panahi signe avec Un simple accident une œuvre intense, sublimée par une écriture à la fois drôle, fine et surprenante, oscillant entre les genres, tout en se faisant critique acerbe d’un système gangrené par la violence. Inoubliable.




L’Iran avait remporté la Palme d’or une seule fois dans son Histoire avant Un simple accident et c’était déjà il y a près de trente ans, en 1997, avec Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami. Une rareté étonnante tant le cinéma iranien est une terre de cinéma fertile qui aurait pu glaner le graal cannois entre les films d’Asghar Farhadi Un héros, reparti avec le Grand Prix du Jury en 2021, Saeed Roustaee Leila et ses frères en 2022 ou encore Mohammad Rasoulof Les graines du figuier sauvage Prix spécial du jury en 2024. Avec son 11e film, il revient plus frontalement à la fiction et le mieux est peut-être d’en savoir le moins pour en profiter pleinement et c’est la volonté de Jafar Panahi lui-même. Difficile toutefois d’en parler sans révéler quelques éléments de son histoire complexe où un groupe d’anciennes cibles du régime va chercher à se venger de l’un de ses tortionnaires. Avec une mise en scène très minimaliste (souvent des plans-séquences fixes), Jafar Panahi livre d’abord un grand film empli de mystère. Avec son premier acte quasiment sans dialogue, où la caméra ne fait que suivre les étranges agissements de son protagoniste Vahid (Vahid Mobasseri) sans autre forme d’explication, l’Iranien crée une ambiance assez hypnotisante. Le spectateur est perdu ou au moins interrogatif sur la situation se déroulant sous ses yeux d’où naît plusieurs questions fondamentales pour la suite : qui doit-on soutenir ? Qui incarne le Bien et le Mal ? Ainsi, derrière ses airs énigmatiques, débute en vérité un grand film politique et engagé sur la fragilité des libertés individuelles et les traumatismes de la dictature. Plus précisément, Panahi se sert de son faux-film de vengeance pour pousser ses personnages à se questionner sur la moralité de leurs agissements : leur geste est-il légitime ? Peuvent-ils utiliser les mêmes méthodes que leur tyran pour se faire vengeance ? Derrière sa réflexion existentielle motivée par une étude profonde de la société iranienne, c’est un beau portrait de personnages plein d’humanisme. En filmant des Iraniens venant de tous les horizons sociaux (une photographe, un garagiste…) Panahi montre à quel point le régime corsète toutes les classes sociales, sans distinction de rang ou de statut (des célibataires, des femmes, des couples). Le cinéaste le sait d’ailleurs mieux que personne, au vu de son passé, le film lui permettant, in fine, d’exorciser ses propres traumatismes. Il en résulte une mise en garde prévenant le régime iranien face la révolte qui gronde, dans les classes populaires, mais pas uniquement. Un avertissement puissant non dénué d’un humour noir qui pourrait coûter cher à Panahi.
Lui-même le dit...Au pire, ils me remettront en prison après avoir vu le film.



