Chili 11/09/1973

C’était il y a 45 ans jour pour jour. Le 11 septembre 1973 à l’aube, l’armée chilienne commandée par le général Pinochet renversait et conduisait au suicide le président socialiste Salvador Allende, démocratiquement élu trois ans plus tôt. L’aboutissement d’une lutte sans merci unissant dans la haine du pouvoir « marxiste » et sous l’œil bienveillant des Etats-Unis une droite irréductible, un patronat radicalisé et une petite bourgeoisie apeurée. Le début d’une longue et sanglante dictature.

 

Le sacrifice ne sera pas vain !

Dernières paroles de Salvador Allende

 

 

 

 

Allende 11 septembre 1973…8H45Camarades qui m’écoutez. La situation est critique. Nous faisons face à un coup d’Etat auquel participe la majorité des Forces armées. En cette heure funeste, je veux vous rappeler quelques-unes de mes paroles prononcées en 1971, je vous les dis avec calme, avec une totale tranquillité, je n’ai pas vocation d’apôtre ni de messie. Je n’ai pas l’âme d’un martyr, je suis un lutteur social qui remplit une tâche que lui a confié le peuple. Mais que ceux qui veulent arrêter l’Histoire et ignorer la volonté majoritaire du Chili l’entendent: sans avoir l’âme d’un martyr, je ne ferais pas un pas en arrière. Qu’ils le sachent, qu’ils l’entendent, qu’on le leur grave profondément, je quitterais La Moneda quand mon mandat sera terminé. Je défendrais cette révolution chilienne et je défendrais le gouvernement. Je n’ai pas d’autre choix. Il faudra me cribler de balles pour m’empêcher de réaliser le programme du peuple. Et si on m’assassine, le peuple suivra sa route. Peut-être sera-ce plus difficile, plus violent, car ce sera une leçon objective très claire pour les masses,  ces gens ne reculent devant rien.

 

9H03…En ce moment, des avions nous survolent. Il est possible qu’ils nous mitraillent. Au nom des plus sacrés intérêts du peuple, au nom de la Patrie, je vous appelle à avoir la foi. L’Histoire ne se détient ni par la répression ni par le crime. Il est possible qu’ils nous écrasent. Mais le futur appartiendra au peuple, aux travailleurs. L’humanité avance vers la conquête d’une vie meilleure.

 

9H10…C’est certainement la dernière opportunité que j’ai de vous parler. L’aviation a bombardé les antennes de Radio Magallanes. Mes paroles ne sont pas amères mais déçues. Qu’elles soient une punition morale pour ceux qui ont trahi leur serment. Face à ces évènements, je ne peux dire qu’une chose aux travailleurs, je ne renoncerai pas ! Dans cette étape historique, je paierai par ma vie ma loyauté au peuple. J’ai la certitude que la graine que l’on a confié à la conscience de milliers et de milliers de Chiliens ne pourra pas être détruite définitivement. Ils ont la force, ils pourront nous asservir mais ne bloqueront pas les processus sociaux, ni avec le crime, ni avec la force. L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la fait ! Travailleurs de ma Patrie, je veux vous remercier pour la loyauté dont vous avez toujours fait preuve, de la confiance que vous avez déposé sur un homme qui n’a été que l’interprète du grand désir de justice, qui a juré de respecter la Constitution et la loi, et qui l’a fait. En ce moment crucial, la dernière chose que je voudrais vous dire est que j’espère que la leçon sera retenue: le capital étranger, l’impérialisme, unis à la réaction ont créé le climat qui a poussé les Forces armées à rompre leur tradition. Je me dirige à vous, et en particulier à la modeste femme de notre terre, à la paysanne qui a cru en nous, à la mère qui comprit notre préoccupation pour les jeunes. Je m’adresse aux fonctionnaires, à ces patriotes qui ont continué à travailler contre la sédition promue par ceux qui ne défendent que les avantages d’une société capitaliste. Je m’adresse à la jeunesse, à ceux qui ont chanté et ont transmis leur gaieté et leur esprit de lutte. Je m’adresse au Chilien, ouvrier, paysan, intellectuel, à tous ceux qui seront persécutés parce que dans notre pays le fascisme est présent, déjà depuis un moment, dans les attentats terroristes, en faisant sauter des ponts, en coupant les voies ferrées, en détruisant les oléoducs et gazoducs; face au silence de ceux qui avaient l’obligation d’intervenir. L’Histoire les jugera. Ils vont sûrement faire taire Radio Magallanes et vous ne pourrez plus entendre le son métallique de ma voix tranquille. Peu importe. Vous continuerez à m’écouter, je serai toujours près de vous. Au moins vous aurez le souvenir d’un homme digne, loyal à la Patrie. Le peuple doit se défendre, mais pas se sacrifier. Il ne doit pas se laisser écraser, mais pas non plus se laisser humilier. Travailleurs de ma Patrie, j’ai confiance dans le Chili et en son destin. D’autres hommes dépasseront ce moment gris et amer où la trahison prétend s’imposer. Allez de l’avant en sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues où passera l’homme libre pour construire une société meilleure.

 

Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vive les travailleurs ! Ce sont mes dernières paroles, j’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas vain et qu’au moins ce sera une punition morale pour la lâcheté et la trahison.

 

 

 

 

 

 

La Bataille du Chili (1973 – 1979)

Le film de Patricio Guzmán est considéré comme un des dix plus grands films politiques de l’histoire du cinéma. D’une durée de cinq heures, le documentaire est en trois parties… »L’insurrection de la bourgeoisie », « Le coup d’Etat » et « Le Pouvoir populaire ». Réalisé entre 1973 et 1979, avec la contribution de Chris Marker et l’Institut du Cinéma Cubain, le film retrace l’histoire du gouvernement de Salvador Allende, la marche vers le coup d’Etat et la dictature de Pinochet…A l’âge de 30 ans, j’ai été le témoin de la révolution chilienne. Devant mes yeux de jeune cinéaste éclate une révolution soutenue par des millions de personnes rêvant de justice sociale. La Bataille du Chili n’est pas un film journalistique, ni un film d’archives. C’est la preuve cinématographique, jour après jour, de l’agonie d’une expérience révolutionnaire qui touche le monde entier parce qu’elle se présente comme une expérience pacifique du passage au socialisme. Quelques jours après le coup d’Etat, j’ai été arrêté chez moi et menacé d’exécution et emprisonné 15 jours au Stade National. Libre, je suis parti du Chili avec tout le matériel, en direction de l’Europe et Cuba, où j’ai réalisé la post-production. Jorge Muller Silva, le chef opérateur du film, a été arrêté par la police militaire de Pinochet en novembre 1974. Il fait partie de ces milliers de disparus chiliens…Explique Guzman.

 

 

 

 

 

MISSING (Porté Disparu) (1982)

Cinéaste politique engagé par excellence, avec des œuvres telles que Z ou L’ Aveu, Costa-Gavras signe en 1982 une oeuvre puissante Missing. Jack Lemmon et sa femme Sissy Spacek, partant à la recherche de leur fils disparu dans les premières purges menées par la dictature…Le film s’inspire en fait de la disparition du citoyen américain Charles Horman, exécuté par la Junte de Pinochet au Santiago National Stadium le 18 septembre 1973. Journaliste, cinéaste âgé de 31 ans, Horman était venu au Chili par sympathie pour les réformes sociales que tentait de mette en place Salvador Allende. Une Palme d’or cannoise largement méritée, ainsi que le Prix d’interprétation pour un extraordinaire Jack Lemmon.

 

 



Il pleut sur Santiago (1975)

A l’instar de son compatriote Patricio Guzmán, Helvio Soto s’est réfugié en Europe, fuyant la dictature de Pinochet. A peine deux ans après le coup d’Etat, le metteur en scène signe Il pleut sur Santiago. Réalisé presque à chaud en 1975, ce qui lui donne en cela un vrai intérêt historique, cette coproduction aligne en outre une belle brochette d’acteurs avec Jean-Louis Trintignant, Annie Girardot, André Dussollier, Marthe Keller…On peut toutefois préférer ses deux films précédents, qui entraient en résonance avec les débats politiques de la gauche au Chili, portée au pouvoir par Salvador Allende Vote plus fusil en 1970 et Métamorphose d’un chef de la police politique en 1973. Il pleut sur Santiago mérite quand même le coup d’oeil, ne serait-ce par exemple que dans la reconstitution des tortures perpétrées au sein du tristement célèbre Stade National, ou environ 40.000 personnes ont été détenues.

 

 

 

 

Santiago 73, Post Mortem (2010)

Né en 1976, le cinéaste chilien Pablo Larraín est un enfant de la dictature. Marqué par l’histoire de son pays, on lui doit une trilogie singulière et attachante Tony Manero en 2008, Santiago 73, Post Mortem, et No en 2012, porté par un impeccable Gael García Bernal. Dans Santiago 73, Post Mortem, le film qui nous intéresse ici, l’idée est de mettre en scène le personnage de Mario Cornejo. Le personnage interprété dans le film par Alfredo Castro, a vraiment existé. C’est en fait le nom de l’employé qui travaillait à la morgue et qui a rédigé le rapport d’autopsie de Salvador Allende…

 

 

Salvador Allende (2004)

Si on aurait pu vous recommander Le Cas Pinochet, qui revient sur l’assignation à résidence du dictateur en Grande-Bretagne au début des années 2000 (avec en point d’orgue une hallucinante séquence, où Margaret Thatcher, une vieille amie, ose lui dire : « finalement, c’est vous qui avez apporté la démocratie au Chili »…), on terminera notre sélection en compagnie de celui avec qui nous avons ouvert notre papier : Salvador Allende. Réalisé en 2004, ce remarquable documentaire, toujours signé Patricio Guzmán, est un véritable complément à La Bataille du Chili, mais se concentre cette fois-ci sur le personnage, porteur de toute les espérances d’un peuple, avant que la dictature ne mette fin à l’une des plus anciennes et durables expériences de démocratie en Amérique du Sud. En point d’orgue, le rôle déterminant des Etats-Unis, le président Richard Nixon et son conseiller Kissinger en tête. La même année, Nixon, bientôt surnommé « Tricky Dick », Richard le truqueur, ordonne secrètement le bombardement du Cambodge, pays pourtant neutre, dans l’ultime phase de la Guerre du Viêtnam…

 

 

 

 

Une ambassade face au coup d’Etat. l’Honneur de la France.

 

 

 

Au Chili, un putsch militaire renverse Salvador Allende, président de la République légalement élu. Pour les ambassades présentes à Santiago, la question se pose en urgence, que faire des réfugiés qui affluent déjà ? comment l’ambassade de France à Santiago, coupée du monde au moment du putsch et sans instruction de son ministère, offrit l’asile pendant plusieurs mois aux persécutés de la junte. Elle interroge les choix épineux, individuels et politiques qui se posent alors aux Chiliens soit accepter la protection ou rejoindre ses proches en danger de mort ? Et pour ceux du personnel de l’ambassade, comment agir alors que le gouvernement que l’on représente celui du président Pompidou a pris ses distances avec celui du président Allende ? L’attitude de Pierre de Menthon, ambassadeur de France au Chili (1972-1974) est magistrale. Tel un capitaine de navire humaniste et courageux, entouré d’une valeureuse équipe dont plusieurs membres témoignent dans le film, il ouvrira l’ambassade et sa résidence privée à plus de 600 personnes. Un abri pendant la tempête.

 

 

 

La Solitude du chanteur de fond

Réalisé & Écrit par Chris Marker

 

Février 1974, Montand décide de chanter un soir à l’Olympia pour les réfugiés chiliens en France. Il n’est pas remonté sur scène depuis 1968 et n’a que douze jours pour se préparer. Il s’installe alors dans sa maison d’Auteuil avec son pianiste et compère de trente ans Bob Castella. C’est cette préparation que filme Chris Marker. Elle permet de suivre la répétition des chansons, mais aussi, et surtout, le soin méticuleux qu’Yves Montand accorde à la préparation d’un spectacle dont il contrôle tout, de la vitesse de passage des accords de son pianiste à l’éclairage de la scène. Yves Montand nous parle aussi de ses convictions politiques, du Chili, de sa vie, le tout sur fond d’images d’archives et d’extraits de ses anciens « one man show ».

 

 

 

 

Deux lettres l‘histoire par Cécile Mury

 

En 1988, le dictateur Augusto Pinochet organise une parodie de référendum populaire sur le thème doit-il rester au pouvoir ? Le but de l’opération est de donner une façade « démocratique » à un régime de plus en plus malmené sur la scène internationale…Vif et charmant, Gael García Bernal incarne avec brio René Saavedra, le jeune publicitaire chargé d’organiser la promotion du « non ». C’est drôle, souvent. Grinçant, presque toujours. En racontant, sur un rythme alerte, le bras de fer entre deux stratégies de communication, le cinéaste fait le récit d’une transition déterminante. Saavedra est bien décidé à ne pas recourir à l’idéologie. Effacées, les abominations du régime. Gommés, le coup d’Etat de 1973, l’assassinat d’Allende. Pas vendeurs…A la place, le jeune loup fourgue la démocratie à ses compatriotes comme il leur vendrait de la lessive « Happiness is coming » martèle le slogan qu’il a imaginé, sur des images d’arcs-en-ciel ou de familles hilares. De victimes, les citoyens sont sur le point de devenir consommateurs. Morale mordante, Pinochet aura été chassé par l’ultralibéralisme qu’il avait contribué à installer. Plus tard, les crimes du régime resteront tabous et le Chili peine, encore aujourd’hui, à en faire le bilan. Mais, nous dit Pablo Larraín, tout vaut mieux que la dictature. Espionné, menacé, le fils de pub comprend peu à peu le véritable enjeu de l’opération. Pas sa carrière ni ses audiences télé, mais la survie pure et simple d’une communauté, d’un pays.

 

 

 

 

 

 

 

Chili-1973…L’autre 11 septembre   par Pascal Priestley

 

D’abord un silence. Il est 5h45 ce 11 septembre 1973 lorsque les services de renseignement neutralisent les téléphones, télégraphes et radios dans la province de Valparaiso. Le coup d’État a commencé au Chili. Réveillé, le Président Salvador Allende tente sans succès d’entrer en contact avec les putschistes. Vers 7h00, la capitale est déjà en grande partie passée sous leur contrôle. Allende s’adresse à la nation et annonce son intention de « défendre le gouvernement qui représente la volonté du peuple ». Un avion est mis à sa disposition ; il refuse de fuir. Menacé de bombardement, il refuse également de se rendre. A 9h10 commence le mitraillage par des tanks du palais présidentiel de la Moneda. Sa garde résiste. A midi, des avions de chasse bombardent le bâtiment. A 14 h, une délégation de ses occupants munis d’un drapeau blanc sort pour organiser la reddition. Allende leur a dit qu’il les suivrait. Il se suicide à l’aide de son pistolet mitrailleur. Le putsch triomphe. Fin d’un songe de trois années, début d’une nuit de près de vingt ans. A travers le monde, l’événement est, en dépit de quelques signes, une considérable surprise. Le Chili est alors considéré comme le pays « le plus démocratique d’Amérique latine » et son armée la plus légaliste du continent. Jusqu’à l’été 73, elle est commandée par le Général Carlos Prats qui a toujours exclu toute intervention militaire même en cas d’accession des communistes au pouvoir. Devenu ministre de l’intérieur, celui-ci vient certes d’être acculé à la démission par l’hostilité de ses pairs mais son successeur, Augusto Pinochet est également réputé loyaliste.

 

Le Président Salvador Allende, 65 ans, apparaît comme un socialiste bon teint allié dans l’Unité Populaire » à un parti communiste très « assagi », plus conciliant avec le centre-droit qu’avec l’extrême-gauche (MIR, MAPU…). Quoique reconnue par ses adversaires, sa victoire à l’élection de novembre 1970 n’est obtenue que de justesse (une majorité relative de 36,6 % 40.000 voix d’avance) à l’issue d’une triangulaire. Son accession proprement dite à la magistrature suprême qui selon la Constitution nécessite un vote du parlement est rendue possible par l’appui circonstanciel des sénateurs démocrates-chrétiens. Très impliqués dans l’économie chilienne (ils sont les principaux clients et opérateurs des mines de cuivres, première ressource du pays) les États-Unis prennent fort mal l’irruption d’un gouvernement « marxiste » dans leur « backyard » latino-américaine « Je ne vois pas pourquoi nous resterions là sans bouger à contempler un pays sombrer dans le communisme, du fait de l’irresponsabilité de son peuple » avait averti le secrétaire d’État Henri Kissinger un peu plus tôt…Ils fomentent sans succès plusieurs actes de déstabilisation avant la prise de fonction d’Allende. Un groupe d’extrême-droite tente de son côté d’enlever le commandant en chef des forces armées, le Général Schneider. Celui-ci est blessé à mort et l’opération tourne au fiasco.

 

Durant leurs trois années de pouvoir, Allende et son gouvernement respecteront de leur côté rigoureusement la constitution et la « démocratie formelle ». La nationalisation du cuivre est votée à l’unanimité. Celles des charbonnage et de la sidérurgie ou des hausses de salaires, décrétées par ordonnances, sont en revanche âprement contestées par une opposition de droite de plus en plus virulente, sur fond de manifestations favorables ou hostiles et de sabotage économique interne ou externe. La baisse des cours internationaux du cuivre est aggravée par des appels au boycott du Chili venus des États-Unis. Une partie du patronat chilien spécule et organise des pénuries. Après la croissance des premiers mois stimulée par la politique de consommation, la hausse des prix prend fin 1971 un tour incontrôlé. En octobre 1972, la grève des camionneurs marque un durcissement de la droite et, derrière elle, d’une partie des classes moyennes. La géographie du pays (4300 km de long sur, en moyenne, 180 km de large) lui donne une efficacité d’autant plus redoutable que les services secrets américains la soutiennent financièrement. Dans un pays frappé de quasi-paralysie, des commerçants et des médecins rejoignent le mouvement attisé par le Parti National (droite). A Santiago, des manifestations mettent spectaculairement en scène des femmes de la petite bourgeoisie brandissant des casseroles vides. Des affrontements ont lieu. L’entrée au ministère de l’intérieur du Général Prats et d’autres ministres issus de l’armée aboutit à la fin de la grève mais n’éteint pas les tensions. Face aux menaces de la droite, la gauche révolutionnaire (chrétiens radicaux du MAPU ou marxistes du MIR) organise des coordinations dans les communes ou les zones industrielles pour pousser le pouvoir à « avancer sans transiger »…diminuant aussi sa marge de manœuvre. Les élections législatives d’avril 1973 donnent 44% à l’Unité Populaire. Ce n’est pas un désastre, c’est même mieux qu’en 1970 mais cependant un recul par rapport à des municipales qui lui avaient accordé, deux ans plus tôt, près de 50% des voix. Parti charnière, la démocrate-chrétienne hésite encore à s’allier à la droite pour la destitution constitutionnellement possible du Président Allende. Dans le même temps, une grève des mineurs particulièrement dure (78 jours) est « retournée » par l’opposition contre l’Unité Populaire. Le 29 juin éclate une mutinerie des régiments de blindés de Santiago. Elle n’est pas suivie des autres et le Général Prats parvient à l’arrêter mais l’armée est à son tour devenue un lieu de complot. Prats est acculé à la démission. Il est remplacé le 23 août par un général réputé légaliste Augusto Pinochet. Salvador Allende prévoit l’organisation d’un plébiscite pour reprendre l’initiative. Il n’en aura pas le temps…

 

 

La répression qui s’abat sur le Chili avec le coup d’Etat est à la fois sanglante, profonde, multiforme et durable. L’Etat de siège est immédiatement instauré. Le Général Pinochet, dont le monde découvre le visage caricaturalement chaussé de lunettes noires, concentre tous les pouvoirs. Le Parlement est dissous, les libertés syndicales suspendues, les partis politiques et la presse de gauche interdits. Près de 100 000 personnes sont arrêtées. Les stades deviennent lieux de détention et d’exactions. La terreur est aussi bien l’œuvre de l’armée elle-même, de groupes paramilitaires telle la « Caravane de la mort » qui sévit dés octobre 1973 ou d’une police politique créée dans les mois suivants, la DINA. Selon les estimations, sur les dix millions de personnes que comptait le pays en 1973, 3200 ont été tuées ou ont disparu durant les années de dictature militaire. 35 000 ont été torturées. 200 000 Chiliens ont pris le chemin de l’exil. Parmi les victimes, des centaines de dirigeants des partis de l’Unité Populaire ou de la gauche révolutionnaire mais aussi des intellectuels.

 

Le chanteur populaire Victor Jara est assassiné d’une rafale de mitraillette le 16 septembre 1973 au Stade National après qu’un tortionnaire lui eût broyé ses mains de guitariste.

 

L’écrivain Pablo Neruda, malade, décède pour sa part quelques jours plus tard dans sa maison saccagée, ses livres brûlés. Des meurtres sont opérés à l’étranger. Le Général Carlos Prats est tué en septembre 1974 à Buenos Aires où il s’était réfugié, l’ex-ministre socialiste Orlando Letelier à Washington en 1976.

 

 

Sur le plan économique, le Chili de Pinochet devient un laboratoire libéral où sont mises en œuvre les idées de l’Américain Milton Friedman et son « École de Chicago ». Les secteurs nationalisés sous Allende sont rendus à leurs anciens propriétaires et de nombreuses entreprises publiques sont privatisées. Le contrôle des prix est aboli et les barrières douanières sont réduites. La croissance revient, mais une part considérable de la population (jusqu’à 40%) sombre dans la pauvreté. La dictature, pourtant, échoue à éradiquer totalement une opposition qui se reforme progressivement dès la fin des années 70. De 1983 à 1986, des luttes parfois meurtrières renaissent, mobilisant des forces clandestines intérieures ou en exil mais aussi une part importante de la société chilienne, Église incluse. En octobre 1988, Pinochet organise un plébiscite destiné à renouveler son « mandat » à la tête de l’État. Il est rejeté à 56%. Un compromis s’ensuit, ouvrant la voie à une transition démocratique, non sans garantir aux assassins une impunité qui, à l’inverse de l’Argentine, n’a jamais été totalement remise en cause malgré la venue au pouvoir de fils ou filles de leurs victimes telle Michèle Bachelet, deux fois présidente de la République, dont le père est mort sous la torture. Arrêté à Londres en 1998 à la suite d’une plainte internationale déposée en Espagne pour « génocide, terrorisme et tortures », Augusto Pinochet est libéré « pour raisons de santé » en mars 2000 et peut retourner au Chili. Il y meurt en décembre 2006, avant que les procédures judiciaires engagées contre lui n’aient abouti.

 

 

 

« la dernière photo » de Salvador Allende

par Michel Guerin

 

 

 

Dans quelques heures, Salvador Allende va mourir en se tirant une balle dans la tête, mais, à 9h45, ce 11 septembre 1973, le président du Chili a encore une allure de combattant. L’armée a lancé un putsch à la fraîche. Retranché dans son palais de la Moneda, à Santiago, il descend dans la cour avec des fidèles. Il a 65 ans. Le casque est de travers et la sangle pend, la veste en tweed tient par le bouton du bas, le chandail est incongru, le pas hésitant, mais la main droite serre fermement un fusil automatique AK47 tenu à l’épaule. Un cadeau du Cubain Fidel Castro. Son regard fixe le ciel. Il voit passer très bas les avions de chasse Hawker Hunter. C’est de là que viendront les bombardements des militaires. Tout cela, on le voit et on le sent sur une photo devenue iconique, archi-diffusée et publiée ces cinq décennies dernières journaux, livres, expositions, conférences, films documentaires…Le magazine américain Time l’a retenue en 2016 parmi ses 100 photos les plus importantes jamais faites. Des historiens l’ont décortiquée et mise en regard avec cinq autres, prises un peu avant et un peu après, l’ensemble constituant une mine d’informations sur les dernières heures d’Allende. Six images, donc, mais celle-ci écrase les autres, au point d’être communément surnommée « la dernière photo d’Allende ». Il faut dire qu’elle montre ce qu’on ne voit jamais, le moment clé, où l’histoire bascule, l’instant où un homme élu démocratiquement vacille face à un coup d’Etat dans un continent qui en était alors friand. Le cliché est devenu un symbole de résistance. Mais aussi de l’impuissance d’un dirigeant pris en étau entre une aile gauche radicale préférant « les fusils au vote » et une droite prête à attiser le désordre économique avec le soutien du président américain, Richard Nixon, lequel qualifiait son homologue chilien de « fils de pute ».

 

Il y a aussi le personnage Allende. Toute la gauche européenne est fascinée par ce grand bourgeois qui a pris le pouvoir par les urnes et l’exerce par la réforme, à l’opposé de la révolution à la cubaine. Cette gauche observe à la loupe les trois ans du gouvernement d’Unité populaire, notamment en France, où socialistes et communistes se cherchent. Alors, voir ce chirurgien de formation avec une mitraillette…« Un Mitterrand l’arme au poing », résume Robert Pledge, directeur de l’agence photo Contact, qui avait interviewé Allende en 1971…Je me trouvais dans une cabine téléphonique de la 5e avenue, à New York. C’est la première fois de ma vie que je pleurais pour des raisons politiques. »

 

L’énigmatique photographe…

 

Robert Pledge est le chef d’orchestre d’un livre émouvant et tout frais, Septembre au Chili, 1971-1973, dans lequel il publie et documente « la dernière photo d’Allende », tout en l’accompagnant de deux reportages photos…Celui du Français Raymond Depardon en 1971 dans le Chili d’Allende, et celui de l’Américain David Burnett pendant le putsch. La fameuse photo incarne le passage entre le Chili d’Allende et celui de Pinochet. Pour la jeunesse locale, elle marque la fin d’une insouciance, « des cheveux longs, des minijupes et des pantalons pattes d’ef », la fin d’une musique avant que le pays ne tombe dans le silence, écrit la journaliste, écrivaine et enseignante chilienne Alejadra Matus, toujours dans le livre Septembre au Chili. De cette photo, on sait à peu près tout. L’heure, le lieu, les circonstances. Elle est prise au moment où Allende, après avoir quitté son bureau au deuxième étage du palais présidentiel, en plein cœur de Santiago, jauge les capacités de défense du bâtiment. On en connaît aussi les protagonistes…Devant le chef d’Etat, ses gardes du corps en armes, « Miguel » et « Mauricio » ils feront partie des quelque 3200 disparus de la dictature. Derrière le président, à sa droite, José Munoz, le capitaine de la garde présidentielle à sa gauche, son médecin personnel et ami, Danilo Bartulin, reconnaissable à sa moustache d’encre, qui fut ensuite emprisonné et torturé, avant de pouvoir s’exiler.

 

On sait tout de l’image, mais le nom de son auteur a longtemps été une énigme. Aujourd’hui encore, il conserve une pincée d’incertitude. C’est le New York Times qui la révèle, le 26 janvier 1974, soit plus de quatre mois après le putsch. Le journal la publie avec une autre où l’on voit Allende dans son bureau au téléphone. A l’époque, le quotidien américain publie très peu de photos, mais, estimant qu’il s’agit de documents historiques, il les affiche en première page. Il ne donne aucun nom d’auteur. Le sait-il ? De toute façon, le simple fait de révéler un nom mettrait en danger la personne en question. Le retentissement dans le monde entier est énorme. Quatre mois plus tard, en mars 1974, le portrait d’Allende armé est élu photo de l’année 1973 par le World Press, à Amsterdam, le prix le plus prestigieux du photojournalisme. L’auteur, lui, est toujours anonyme et le restera longtemps. Surgit enfin, en 2007, un nom, celui d’Orlando Lagos. Ses proches ont attendu sa mort pour dire qu’il est l’auteur de la photo d’Allende. C’est crédible, bien plus que quatre ou cinq autres noms, mentionnés au gré des années, certains farfelus. Lagos était le chef des photographes de la présidence sous Allende. Surnommé « El Chico », il était petit de taille et grand de réputation. Lui n’a jamais revendiqué publiquement la paternité de ce cliché historique, mais son entourage livre beaucoup de détails, a priori fiables, sur les circonstances de la prise de vue.

 

Et puis, le 26 mars 2012, un autre nom est dévoilé, cette fois dans un long texte du journaliste et écrivain chilien Hermes Benitez, publié sur le site Piensa Chile. Son récit est conforté et précisé par l’enquête de Robert Pledge dans le livre Septembre au Chili. Selon Benitez et Pledge, le mystérieux photographe serait, en réalité, un certain Leopoldo Victor Vargas (1933-2011) un sous-officier de l’armée de l’air, spécialiste de vues aériennes. Affecté comme photographe auprès de la présidence de la République de 1964 à 1973, il était chargé de couvrir les événements officiels dans le pays. Un militaire, donc, mais « en civil et costume cravate », écrit Hermes Benitez. D’après lui et Robert Pledge, les trois fils du photographe, Polo, Marcos et Alex, ont recueilli le témoignage de leur père, et l’ont même enregistré, ce dernier leur demandant de ne rien dire jusqu’à sa mort. Pendant trente-huit ans, ils ont gardé le secret, laissant d’autres clamer leur vérité sur ce mystère. « Certains ont abusé du silence de mon père ». La journée du 11 septembre 1973 de Leopoldo Vargas est donc son témoignage, tel qu’il est restitué par ses enfants. Le matin du coup d’Etat, les bus étant à l’arrêt, le militaire se rend à la Moneda, à pied, croisant des soldats et des chars. Il entre dans le palais par une petite porte latérale. « Que fais-tu ici, tu ne sais pas ce qui se passe ? », lui lance un lieutenant. « Je viens travailler », répond-il, rejoignant son bureau. Le téléphone sonne à 8h45. La présidence demande un photographe. Vargas saisit un appareil Canon chargé d’un film et accourt. Sa première photo est celle d’Allende au téléphone, écoutant un membre de la junte militaire lui demander de se rendre. D’une voix furibarde, Allende lui rétorque…Faites ce que vous voulez, enfoirés ! Puis le président prononce son dernier discours, diffusé sur une radio, dans lequel il a cette formule « Je paierai par ma vie ma loyauté au peuple. » A un moment, Allende remarque Vargas et l’apostrophe…Au lieu de porter un appareil photo, tu ferais mieux de porter une arme ! Est-ce la raison pour laquelle il ne prend que six photos d’un moment historique ? Nul ne sait. Allende obtient une sorte de cessez-le-feu pour que le personnel puisse quitter la Moneda, ajoutant qu’il sera le dernier à sortir. Vargas s’exécute, mais c’est une pluie de tirs et de bombes qu’il rencontre. Le matériel et les archives du service photo de la présidence, où travaillaient sept personnes, seront détruits par les bombardements puis par la junte de Pinochet, décidée à effacer la mémoire visuelle de la présidence d’Allende, dit Robert Pledge. Ce dernier constate qu’en sauvant sa peau Vargas sauve les six négatifs, dont il n’effectuera des tirages que « plusieurs semaines plus tard ». Vargas réalise deux jeux de tirages soit douze photos en tout, le premier au format 20×25 cm, l’autre en 13×18 cm, et les cache dans son grenier. Désireux de les diffuser à l’étranger, il est indirectement mis en contact avec un journaliste américain, Jonathan Kandell, qui travaille pour le New York Times à Santiago. Vargas lui cède, contre 3000 dollars, les six tirages les plus grands et aussi les négatifs. Mais chacun ignore tout de l’autre : nom, employeur, etc.

 

Pourquoi croire les enfants de Leopoldo Vargas et non les proches d’Orlando Lagos ? Parce qu’ils sont en possession du jeu des six petits tirages, recadrés sur Allende, un peu jaunis aussi. Robert Pledge les a vus et regardés de près, lors de sa rencontre à New York avec Marcos Vargas, l’un des fils. Il ajoute…Ces tirages sont d’autant plus précieux que les négatifs et le jeu du New York Times ont mystérieusement disparu. Aucune trace dans leurs archives ! Des numérisations avaient été faites, mais tout de même…Autre preuve qui penche pour Vargas, ajoute M. Pledge le médecin Danilo Bartulin s’est souvenu de lui photographiant Allende le 11 septembre à la Moneda. Certains continuent pourtant de croire qu’Orlando Lagos est l’auteur du cliché. Le World Press, qui affiche toujours le nom de ce dernier sur son site Internet, fait savoir au Monde qu’il est « prêt à réexaminer tout nouvelle preuve dans cette affaire.



En fait, personne ne peut prouver à 100 % que Vargas est l’auteur de la photo. Et puis, le profil d’Orlando Lagos cadre mieux avec les standards glorieux du métier de photoreporter, il a, en tout cas, plus d’allure que celui de Vargas, un soldat qui déclenche sans trop se soucier de composition et qui, après le coup d’Etat, retourne au service photo de l’armée de l’air avant de prendre sa retraite en 1982. « Vargas était un militaire, un homme de devoir, un photographe fonctionnaire aux journées millimétrées, loyal et réservé, pris dans un événement exceptionnel, Il ne voulait pas tirer la couverture à lui, mais il a bien dit à ses enfants qu’il était l’auteur des six photos. » cerne Robert Pledge. Ce profil fait penser au débat apparu juste après le prix du World Press attribué à « la dernière photo d’Allende ». Certains se sont demandé pourquoi donner des prix à des auteurs dans le champ de la photo de presse, estimant que, souvent, ce n’est pas le photographe qui fait la bonne photo mais l’événement. Dans le livre Septembre au Chili, Robert Pledge fournit une dernière révélation. Il nous apprend que le jour de sa prise de fonctions, le 3 novembre 1970, Salvador Allende avait posé devant un photographe alors qu’il était assis dans un fauteuil d’apparat. Il fera de l’image son portrait officiel, diffusé un peu partout à travers le pays. Le photographe ? Leopoldo Vargas, cet homme discret qui a probablement enregistré la « naissance » et la mort d’Allende.