Un Homme libre !

Nelson Mandela a marqué le siècle. Mieux, il lui a donné un sens. Humain, jamais trop humain, obsédé par le respect du droit et de la justice, il a réussi à être un individu, singulier et unique, en même temps que le symbole d’un peuple qui s’est reconnu en lui avant même de l’avoir désigné par la voie des urnes démocratiques. Il faut beaucoup d’humilité pour parler d’un être qui a fait de sa vie une longue route pour la dignité. Celle d’abord de son peuple, condamné à vivre sous la loi de l’un des systèmes les plus barbares de ce siècle, l’apartheid. Celle ensuite de son être, qui n’existe que par la passion, par le combat quotidien pour la liberté. Tout en lui sent la terre, l’amour de la terre et de la justice. C’est un arbre aussi vieux que la mer, une forêt aussi dense et aussi exigeante que le besoin d’éternité. Dans les rainures de ses veines coule un sang qui n’est ni noir ni blanc mais rouge, juste pour rappeler que les races n’existent pas, que c’est une invention des racistes.

 

 

 

 

Nelson Mandela, un homme pour l’éternité   par Tahar Ben Jelloun*

 

 

 

 

Le dilemme de la lutte armée

 

 

Nelson Mandela a marqué le siècle. Mieux, il lui a donné un sens. Humain, jamais trop humain, obsédé par le respect du droit et de la justice, il a réussi à être un individu, singulier et unique, en même temps que le symbole d’un peuple qui s’est reconnu en lui avant même de l’avoir désigné par la voie des urnes démocratiques. Sur la terre d’Afrique et au-delà, dans les mémoires de ceux qui souffrent et de ceux dont la voix nous envoie encore l’écho d’une blessure jamais fermée, la voix de ceux jetés dans la fosse commune des massacres ordinaires ou étouffés dans un sac de jute balancé d’un train rapide, il est l’exemple d’une volonté que rien n’a brisée, d’une passion que rien n’aura découragée. La prison, l’humiliation, la mesquinerie et le travail de sape n’ont pas réussi à ébranler la certitude qu’il avait: seule la lutte peut mener vers la liberté. Mais pas n’importe laquelle, pas vers ces libertés enrobées d’illusions, faites juste pour le paraître, comme de séduisants trompe-l’oeil. Pour lui la liberté est une valeur non négociable, inséparable de la dignité et lourde de responsabilité. Elle signifie pour le peuple africain « l’accomplissement sur sa terre ». Cette inébranlable conviction l’a poussé, lors d’une réunion en juin 1961, après le demi-échec de la grève à domicile, à poser la question de la lutte armée. Il se sentait comme un homme dans une forêt, attaqué par une bête sauvage. Il a utilisé cette image pour convaincre ses amis…

 

 

 

On ne peut détourner l’attaque d’une bête sauvage à mains nues.

 

Il reconnaissait à cette époque-là que la politique visant à créer un Etat non racial par la non-violence avait échoué, que ses compagnons commençaient à perdre confiance et qu’ils avaient des idées inquiétantes de terrorisme. Cet homme qu’on a pu comparer à Ghandi, s’inclinait devant le principe de réalité; il acceptait de passer outre à une non-violence qu’il préférait, mais qui se révélait inadéquate dans le contexte d’un Etat fondé sur une ségrégation raciale intégrale et sur une grande brutalité. Et cependant il ne souhaitait pas l’extension de la violence. Il savait qu’avec la guerre civile...La paix entre les races serait plus que jamais difficile à atteindre un jour (…). Combien faudrait-il de temps pour effacer les cicatrices d’une guerre civile entre races, qui ne pourrait avoir lieu sans des pertes considérables de chaque côté ?

 

 

 

 

MANDELA !!!

 

A l’époque où il admettait la nécessité d’une résistance armée, Mandela pensait à plus tard, aux réconciliations nécessaires, au visage possible de la démocratie sudafricaine. Il faisait, sans équivoque, le choix du système parlementaire occidental…Je considère le Parlement britannique comme l’institution la plus démocratique du monde et l’indépendance et l’impartialité de son système judiciaire soulèvent toujours mon admiration. Face à tous ceux qui pensent que ce système est inadaptable à l’Afrique, qui préfèrent le parti unique et le régime totalitaire en prétendant que c’est ce qu’il faut pour les Africains, qui refusent l’universalité des valeurs de liberté et de droit pour mieux imposer les apartheids qui leur conviennent, il reste inflexible. Pour Mandela, les nécessités du combat collectif n’ont jamais éclipsé l’urgence du respect du droit des individus. L’individu est une entité singulière, qu’il vive à Londres, à Paris, au Caire ou à Soweto. Il a besoin de liberté pour exister. C’est banal de le dire, mais cette évidence ne semble pas du goût de tous. Hier les gens descendaient dans les rues pour du pain. Aujourd’hui, ils manifestent et risquent leur vie pour des principes. L’individu est une valeur qui émerge dans de nombreux pays où on a, jusqu’à présent, privilégié le clan et la tribu, où, au nom de la communauté, on écrase et viole les droits des personnes. L’émergence de l’individu annonce le début de l’accomplissement du peuple, qui va tendre à se doter de structures politiques valables en dehors des hommes providentiels, de ces « pères de la nation », vite corrompus par l’ivresse du pouvoir absolu et la manie de confondre les caisses de l’Etat et leurs poches.



Nelson Mandela a très vite compris que le meilleur moyen d’en finir avec les parasites politiques, si prompts à spolier les peuples des fruits de leurs combats, est de rendre le système démocratique général et universel. Ce qui est valable pour les Blancs l’est tout naturellement pour les Noirs. Simple constat, et pourtant il a fallu des décennies de lutte et des dizaines de milliers de morts pour que cette idée d’égalité entre les êtres s’impose aux dirigeants sud-africains. Le miracle est de l’avoir toujours su et de n’en avoir jamais douté, même au cœur d’une lutte sans merci, même dans la solitude de la prison. Le peuple sud-africain aura eu cette double chance d’avoir Nelson Mandela pour le guider dans ce combat et Frederik De Klerk pour tenter le formidable pari de la réconciliation dans l’égalité.

 

 

Liberté pour les Noirs et les Blancs

 

La grandeur de l’œuvre accomplie par les deux hommes n’est en rien amoindrie par les tâches, gigantesques, qu’il reste à accomplir. Le pas décisif a été franchi avec la fin de l’apartheid et l’arrivée au pouvoir de cet ancien prisonnier, qui a su montrer à ses geôliers les chemins de la liberté. Mandela écrit en conclusion de son autobiographie…C’est au cours de ces longues années solitaires que la faim de liberté pour mon peuple est devenue faim de liberté pour tous, Blancs et Noirs. Un homme qui prive un autre homme de sa liberté est prisonnier de sa haine, il est enfermé derrière les barreaux des préjugés et de l’étroitesse d’esprit (…). L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité.

 

Prodigieux retournement, par où, du fond de sa nuit, il décide de libérer avec lui celui qui l’a fait prisonnier.

 

Nelson Mandela est une figure historique qui nous intimide. Il est si fortement identifié à son peuple, que tout ce qui lui arrive personnellement victoires, honneurs, bonheurs est aussitôt rendu à son peuple comme à son destinataire naturel, à ces visages qu’on a voulu réduire à l’esclavage, à ces mains qu’on a tenté d’attacher aux fers du malheur, à ces corps anonymes qui courent dans les rues des bidonvilles à la recherche de travail et de dignité. Rarement un homme d’Etat aura été, comme lui, un homme de son peuple, c’est-à-dire son émanation et son symbole. Pour cela, Nelson Mandela est l’un des géants de ce siècle. Il n’aimerait probablement pas cette image, mais elle a l’avantage de n’être pas exagérée.

 

 

Tahar Ben Jelloun

Romancier et poète né au Maroc…

La nuit sacrée (1987, prix Goncourt), Les yeux baissés (1991, prix Hémisphères) et L’ange aveugle (1992) éditions du Seuil.

 

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