2025-Solitude urbaine…

Le premier long-métrage émouvant de Pauline Loquès actualise Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, en réinscrivant dans notre époque la belle idée que l’angoisse de mourir peut se transfigurer en une urgence de vivre, tant que l’on accepte de se laisser traverser par les autres. Il y a des jours et des nuits, dans Nino. Dans un Paris comme un espace mouvant, tour à tour indifférent et hospitalier, trois jours et deux nuits de déambulation, de doutes, d’incertitudes et de bouleversements, à un moment charnière de l’existence, l’annonce d’un cancer. Que reste-t-il à faire, sinon vivre, quand la maladie ouvre les bras à la douleur et à la perte ? Vivre, c’est ce que fait le personnage grave du premier film de Pauline Loquès, qui se dédie tout entière à ce jeune homme qu’elle ne lâche jamais, pour nous lier intimement à lui. Il est interprété par le lumineux Théodore Pellerin, vu dans le rôle du dandy Jacques de Bascher dans la mini-série de Disney+ Becoming Karl Lagerfeld. Nino apparaît comme le pendant masculin de Cléo, dans une mise à jour contemporaine de l’héroïne du film matriciel d’Agnès Varda, avec une attention à une intériorité masculine trop rarement mise en avant au cinéma. Là où Cléo de 5 à 7 (1962) explorait l’angoisse existentielle d’une femme confrontée à l’éventualité de la mort, Pauline Loquès filme un jeune homme aux prises avec la même incertitude, la même peur de l’effacement, mais dans un Paris d’aujourd’hui, traversé non plus en deux heures réelles mais au fil de trois jours et deux nuits. Cette errance urbaine, entre flottement et révélation, s’éclaire par le jeu subtil de Théodore Pellerin, qui prête à Nino sa grâce retenue. Récompensé du prix de la Révélation à la Semaine de la Critique à Cannes, il compose un personnage qui ne dit presque rien mais exprime beaucoup…Il incarne idéalement un masculin dénudé, désarmé, défait de la virilité, pour laisser place à une tendresse nue, au suspens et au tremblement. Comme Cléo, Nino est suivi de près, presque physiquement, par la caméra. Mais contrairement à Cléo, chanteuse médiatique observée et scrutée, Nino découvre que sa survie dépend aussi de sa capacité à se relier aux autres. Accepter de ne pas être invulnérable, reconnaître que le lien à l’ami (William Lebghil), à la mère (Jeanne Balibar), à l’amie retrouvée (Salomé Dewaels), même au clochard poétique (Mathieu Amalric), tous des personnages secondaires formidables devient une condition de résistance et de survie.

 

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC PAULINE LOQUES

 

D’où est venue l’idée de départ de Nino ? De ma rencontre avec la productrice, Sandra da Fonseca. J’avais fait un court-métrage de 30 minutes sur l’enterrement d’une vie de jeune fille. Sandra m’a proposé de faire un long métrage. À l’époque, dans ma famille, j’avais un jeune homme malade d’un cancer beaucoup plus grave et agressif que celui du film et qui en est mort à l’âge de 37 ans. J’étais très habitée par cette question et évidemment terrassée par la tristesse et un peu par un sentiment d’injustice. C’était assez instinctif, avec l’envie de trouver du sens à la maladie, de réinventer l’histoire, de sauver un personnage aussi. Donc le personnage de Nino m’est vraiment tombé dessus, au fil de l’eau, en écrivant : un jeune homme un peu perdu dans l’existence, sur qui allait s’abattre un diagnostic de cancer. Et j’ai vraiment suivi son errance comme si c’était lui qui m’avait montré le chemin.

 

Comment avez-vous trouvé la tonalité du film qui est naturellement un drame mais dont réussissez à vous éviter les excès de pesanteur ? Cela tient beaucoup à ma personnalité. Même si je voulais écrire le plus grand des drames, je crois que j’y mettrais quand même un peu de ridicule ou de drôlerie parce que je ne peux pas m’empêcher de voir ça même dans les moments les plus tristes. La vie n’est jamais toute d’un ton. Il y a toujours des choses qui arrivent. Cela tient aussi au fait que la vie continue autour de Nino. Le diagnostic lui tombe dessus, mais il n’y a pas la chape de plomb qui fait que tout, autour de lui, se teinterait du gris du drame. Autour de lui, les gens continuent à vivre, la ville continue à vivre. Le ton vient de là, du fait que les choses sont toujours un peu en décalage. C’était présent dès l’écriture, mais au tournage, je n’ai jamais poussé les acteurs à être drôle. Après, c’est un équilibre qui s’est construit au montage où nous avons fait très attention à garder de la décence par rapport à ce sujet, donc à ne jamais être déplacé. En même temps, il fallait permettre aux spectateurs, à certains moments, de trouver des choses drôles.

 

Quid de la temporalité de l’intrigue sur trois jours. Question de rythme ? J’avais déjà fait ça pour mon court-métrage, donc je pense que j’ai une petite passion pour les récits chroniques et les récits qui se déroulent dans des temps restreints, même en tant que spectatrice. Et en réfléchissant pendant l’écriture, je me suis dit que ce qui m’intéressait, c’était vraiment l’anodin dans les grands moments. Il y a deux grands événements avec l’annonce du diagnostic et le début du traitement. Mais je me disais qu’il devait bien avoir un temps mort entre ces moments ? Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Il y a bien des journées et des nuits à vivre, Comment va-t-il les traverser ? Cela m’intéressait de voir la banalité du quotidien qui continue dans un moment exceptionnel d’une vie. J’aime traquer l’anodin, le quotidien, le banal et j’’étais curieuse de savoir qui pouvait se passer dans ce temps d’attente.

 

 

 

 

L’amitié et la famille sont au cœur du film. Nino est jeune.  30 ans et l’on vous dit qu’il va falloir trouver quelqu’un pour vous accompagner à votre séance de chimio et qu’il faut prélever votre sperme sinon vous n’aurez jamais d’enfants, qui est la bonne personne pour vous accompagner ? Une personne de confiance, solide, est-ce forcément nos parents ? Nos amis ? Ou quelqu’un qu’on ne connaît finalement pas très bien ? J’ai aussi abordé cette idée de l’horloge biologique masculine qui s’agite alors qu’elle ne s’agite jamais dans la vraie vie chez les hommes. Tout cela me permettait d’aller vers ces sujets très générationnels que sont la reproduction, le lien social.

 

C’est également en creux le portait d’une jeune génération un peu déboussolée, dubitative par rapport à la vie professionnelle et en quête d’ailleurs. Il y a une phrase dans un film qui dit  » on ne va pas faire comme si tout allait bien ». C’est une génération en souffrance, une souffrance qu’il n’est pas facile de définir, mais il y a quand même un mal-être assez diffus ou en tous cas de difficulté à trouver sa place, de difficulté à trouver du sens. Ce qui arrive à Nino est plus grave, mais autour de lui les gens ne vont pas forcément très bien. Et il n’y a pas forcément de hiérarchie dans les souffrances. Et à quoi se raccrocher quand les gens autour de Nino n’ont pas l’air très heureux sans pourtant être malade ?

 

 

 

 

 

 

 

Comment avez-vous choisi Théodore Pellerin qui porte le film sur ses épaules ? À l’écriture, je n’avais pensé à aucun acteur. Comme j’étais très connectée avec le personnage, aucun acteur français n’était une évidence. Même s’il y a beaucoup de jeunes acteurs que j’adore, je n’arrivais pas me à projeter. C’est ma directrice de casting qui m’a parlé d’un cet acteur québécois extraordinaire. Je ne connaissais pas du tout, j’ai regardé les films qu’il avait fait et j’ai été fasciné. Lui a eu une sorte d’évidence à la lecture du scénario, je trouvais qu’il était parfait car il y a du contraste en lui, il peut être très majestueux comme très vulnérable, très imposant et très fragile et très doux. Il a aussi un physique anguleux, pas dur mais avec quelque chose de de marqué. Et j’aimais le fait qu’il ait un corps assez vaillant, que ce ne soit pas au départ la raison pour laquelle il n’arrive pas à trouver sa place. C’est quelqu’un qui une carrure, un corps en pleine santé, mais à l’intérieur, c’est plus compliqué. C’est un immense acteur à l’aise dans des registres extrêmement divers. Soudain, il n’y avait plus que lui pour jouer Nino. Soit le film se faisait avec lui, soit il ne se faisait pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

Quels étaient vos intentions visuelles et de mise en scène ? Avec ma chef-opératrice, nous ne voulions pas choisir un camp, ne pas faire quelque chose de complètement naturaliste, ni trop sophistiqué. C’est le personnage et son ressenti qui ont guidé la mise en scène : lui perdu dans la ville et une alternance entre les moments où l’on est avec lui et ceux où l’on est avec lui et les autres ? À quel moment aussi le rythme s’accélère parce que pendant un weekend comme ça, il y des moments qui paraissent une éternité et d’autres très rapides. Donc nous avons essayé de pas théoriser, mais d’y aller à l’instinct. Sur l’image, même s’il s’agit quand même de la maladie et que c’est dur, j’avais envie de quelque chose d’assez cotonneux, d’assez flottant. Donc nous sommes allées sur des couleurs un peu blanches et lui ses habits un peu pastel. Nous avions aussi envie aussi de montrer un Paris un peu dur, mais où la douceur vient du lien aux autres, de ce qu’on se dit, de la manière dont s’approche.

 

Pauline, comment avez-vous créé l’atmosphère visuelle du film avec votre directrice de la photo Lucie Baudinaud ? J‘ai trouvé particulièrement beau et sensible son travail sur Olga d’Elie Grappe. Elle collabore à films très différents, qui vont du cinéma d’auteur à un cinéma grand public. J’aimais l’idée qu’elle n’ait pas de chapelle. Elle se met à chaque fois au service des films, comme un acteur. Cette forme d’humilité mêlée à de fortes convictions m’a beaucoup portée. Sa simplicité aussi, comme quand elle m’a confié que son film préféré, c’était La Boum. Or moi, je voulais faire un film accessible, qui ne soit pas cérébral. Il s’agissait d’accompagner ce que vit Nino dans sa tête tout comme la manière dont ses rencontres durant ces trois jours l’influencent. Il ne théorise pas ce qu’il vit. Mon film non plus.

 

Est-ce que la tragédie intime que vous avez vécue a pu percuter la fabrication du film ? Quand on a tourné la scène de chimio, je trouvais à la première prise que c’était bien plus doux que dans la réalité. Mais Théodore m’a rappelé que je ne faisais pas un documentaire, que je devais montrer ce que j’avais envie de montrer, de la manière dont j’avais envie. Que la vérité du film serait là, pas dans sa justesse. Il m’a fallu accepter la fiction en quelque sorte. On a toujours peur de l’indécence dans ces cas-là.

 

Comment êtes-vous intervenue au montage ? C’est un moment charnière le montage, après l’énergie et la joie du tournage, c’est le moment du doute. On cherche le film, à tâtons, on teste des choses, on montre des versions à des proches et à des « candides ». Le rôle de la monteuse Clémence Diard a été crucial. Sa persévérance à tester différentes options pour trouver toutes les nuances du film. C’est un moment clef le montage, surtout pour un film aussi fin et sensible. Clémence a apporté de la grâce au film, une élégance, une finesse par-delà le souffle et le rythme. Elle a commencé à travailler trois semaines avant que j’arrive à la table de montage. Il y avait déjà deux heures et demie de bout à bout. Elle a su trouver les bons rushes à chaque fois. Clémence a aussi été confrontée à la maladie, donc elle avait des comptes à régler avec elle. Comme moi, elle cherchait la lumière dans ces images. Et je crois avoir vraiment découvert le personnage de Nino au cours de cette étape, notamment dans chacune de ses interactions avec les autres. Comme les pièces d’un puzzle qui étaient présentes mais nécessitaient d’être assemblées pour qu’on prenne la mesure de tout.

 

 

 

 

THEODORE PELLERIN

 

Né un 13 juin 1997, d’une mère danseuse et chorégraphe et d’un père peintre, Théodore Pellerin grandit au Québec, où il vit toujours aujourd’hui. Après quelques apparitions à la télévision, dans les séries 30 Vies et Med, il parvient à infiltrer le milieu du cinéma, et notamment celui de Xavier Dolan, qui le choisit pour interpréter un jeune Vincent Cassel dans Juste la fin du monde (2016). Il devient alors le comédien fétiche des cinéastes de sa province, d’abord remarqué par Philippe Lesage, il séduit ensuite Sophie Dupuis qui le dirige dans plusieurs de ses films Chien de garde, Souterrain, Solo. En parallèle, le jeune homme poursuit son exploration de l’univers sériel dans la comédie noire Becoming a God, la très mystérieuse The OA, puis dans le drame social Maid, porté par la géniale Margaret Qualley. Mais c’est plus récemment encore que le public français se prend d’affection pour Théodore Pellerin. Sous les traits d’Albert, il joue le fils révolté d’Isabelle Carré dans La Dérive des continents, surprenant long-métrage de Lionel Baier présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2022. La directrice de casting Youna de Perreti remarque sa partition émotive, et parle de lui à la réalisatrice Pauline Loquès qui prépare son premier film inspiré d’un drame personnel.

 

 

Craintive, celle-ci finit par rencontrer le Canadien. “J’ai eu un coup de foudre ! Au-delà d’être un immense acteur, un génie du jeu, Théodore a une délicatesse inouïe, une pudeur naturelle, une vraie vulnérabilité qui contraste avec un physique majestueux…Il est envoûtant sans jamais chercher à l’être”, déclare-t-elle dans un entretien de la Semaine de la critique. “Je me suis senti très privilégié de faire ce film”, ajoute l’acteur quand nous abordons le sujet, au lendemain de la projection du long-métrage à Cannes. Dans Nino, Théodore Pellerin joue ainsi de sa grâce naturelle pour imposer une certaine douceur dans la gravité avec laquelle son personnage doit composer depuis que les médecins lui ont diagnostiqué un cancer de la gorge. “J’ai eu l’impression qu’on me donnait accès à une intimité, une nudité et une solitude qui tombaient complètement juste. Le scénario était si bien écrit que j’avais le sentiment de vivre avec ce personnage. Finalement, c’est l’exercice de n’importe quelle littérature qui nous happe.” La littérature, voilà un autre art qu’il chérit. S’il admet d’emblée ne pas y avoir été sensible durant l’enfance et l’adolescence, il reconnaît aussi qu’il n’y a rien de plus précieux que les livres pour l’accompagner dans l’âge adulte…et ses envies de cinéma.

 

 

Je pense qu’être acteur, ce n’est pas loin d’être lecteur. Dans les deux cas, on fait travailler notre imaginaire. C’est à travers ma fascination pour les acteurs que j’ai découvert le cinéma, je n’avais aucune compréhension de ce qu’était la mise en scène ou la lumière, mais je savais quand j’étais touché par un acteur ou une actrice. C’était la seule chose qui m’intéressait vraiment. Et puis, peu à peu, j’ai commencé à vraiment apprécier les films. Rencontré à l’occasion de son interprétation de dandy parisien dans la série Becoming Karl Lagerfeld, l’acteur canadien impressionnait déjà pour sa soif de jeu. Révélé dans le film Chien de garde de Sophie Dupuis en 2018, il oscille depuis entre le petit et le grand écran, enchaîne les tournages (une quarantaine à son actif) et les partitions, pour la plupart secondaires, mais au fil desquelles il côtoie une Kirsten Dunst ou un Joaquin Phoenix. Cette année, il se glisse dans la peau de Nino, jeune adulte qui voit sa vie défiler à la suite d’une terrible nouvelle. Un rôle-titre qui force l’admiration du public comme de la profession, qui lui décerne le Prix Fondation Louis Roederer de la Révélation à l’issue du Festival de Cannes 2025.