2025-Souffrances intérieures…

Alger, 1938. Meursault, un jeune homme d’une trentaine d’années, modeste employé, enterre sa mère sans manifester la moindre émotion. Le lendemain, il entame une liaison avec Marie, une collègue de bureau. Puis il reprend sa vie de tous les jours. Mais son voisin, Raymond Sintès vient perturber son quotidien en l’entraînant dans des histoires louches jusqu’à un drame sur une plage, sous un soleil de plomb…

 

Adapter L’Étranger d’Albert Camus relevait presque du pari impossible. Après Visconti en 1967, François Ozon s’attaque à ce monument de la littérature avec l’ambition d’en proposer une première version française en langue originale. Son film assume la tension entre fidélité et trahison, et parvient à trouver un espace singulier, celui d’une transposition sobre, esthétiquement radicale et politiquement résonnante. Visuellement, le film séduit par son élégance avec le choix pour Ozon d’opter pour un noir et blanc raffiné, qui confère aux corps une aura sensuelle. Le cinéaste joue de l’esthétisme comme d’un filtre entre le spectateur et l’absurde, et glisse même une touche homo-érotique inattendue dans certains regards et frôlements, qui accentue l’ambiguïté de Meursault (Benjamin Voisin). Plans fixes, économie de dialogues, silences prolongés, la mise en scène resserre l’univers autour de ce spectre apathique, étranger à lui-même autant qu’au monde. Là où Camus laissait ses personnages féminins en retrait, Ozon leur octroie une densité nouvelle. Marie, incarnée par Rebecca Marder, n’est plus une simple silhouette amoureuse, elle devient une figure vibrante, charnelle, qui contrebalance l’opacité de Meursault. De même, Djemila (Hajar Bouzaouit) gagne en présence, inscrivant le récit dans un tissu social et affectif élargi. Mais c’est surtout la dimension politique qui offre à cette adaptation sa force contemporaine. Ozon ne gomme pas l’arrière-plan colonial, il le rend visible avec l’« Arabe », anonyme et silencieux dans le texte, devient l’incarnation d’une violence coloniale systémique. L’acte de Meursault, au-delà de l’absurde, résonne alors comme le symptôme d’un ordre inégalitaire, rappelant que le roman de 1942 est aussi traversé par l’ombre de l’Algérie colonisée. En épurant sa mise en scène et en réévaluant les figures secondaires, Ozon réussit à revitaliser L’Étranger sans le trahir. Il en propose une lecture actuelle, élégante et troublante, où l’aliénation existentielle rencontre l’injustice historique.

 

 

 

 

Un Meursault de bravoure

 

Toujours aussi productif, François Ozon a eu un timing idéal pour sa nouvelle adaptation de L’Étranger d’Albert Camus. À la base plongé dans un scénario sous forme de triptyque, dont l’une des histoires dépeignait un personnage contemporain désabusé et coupé du monde, le cinéaste a dû abandonner ce projet, avant de transformer cette prémisse en une nouvelle exploration de la psyché insondable de Meursault. Dans un contexte où les réinventions des classiques de la littérature au cinéma cartonnent plus ou moins (Le Comte de Monte-Cristo, Les Trois mousquetaires), c’est plutôt bien vu, d’autant que le résultat final est aussi ambitieux que radical.

 

« Aujourd’hui, maman est morte ». Heureusement, L’Étranger version François Ozon évite l’écueil de reprendre tel quel le célèbre incipit. Il évite d’ailleurs, à deux moments près mais décisifs, le piège de la voix-off pour coller au flux de pensées envoûtant rédigé par Camus. Sa version prend même un contre-pied essentiel, en débutant sur un film d’actualités des années 30 pour recontextualiser le rapport de la France à une colonisation de l’Algérie idéalisée. Lors de son premier rendez-vous avec Marie, Meursault l’emmène dans un cinéma dont plusieurs panneaux indiquent qu’il est interdit aux indigènes. C’est par ces petites touches que le réalisateur réussit son premier pari…Dépeindre l’époque, et le grondement d’une société ségréguée, scission qui ne concerne au fond que peu son personnage principal, lui-même existant en dehors du monde. A ce titre, Benjamin Voisin incarne à merveille cette illisibilité, cette carcasse gênée, incapable de trouver sa place, qui cherche un sens à l’absurdité de la vie sans jamais le trouver, malgré un regard qui erre de scène en scène. A partir de cette opacité, Ozon recentre l’histoire de Meursault sur ce geste irréparable et en apparence irréfléchi du meurtre de « l’Arabe », tout en inscrivant son ambiguïté dans ce contexte ouvertement raciste. Au fond, il s’agit bien là de l’histoire de ce personnage tragique, qu’on accuse moins d’avoir assassiné quelqu’un de sang-froid que de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère. L’Arabe est invisibilisé, oublié et réifié pendant le procès, et le cinéaste tient à rendre la place qui lui revient par la présence de sa sœur Djemila (Hazar Bouzaouit), visage essentiel qu’Ozon développe bien plus que le roman.

 

C’est même le propre de ses personnages féminins, rares garants de l’empathie dans ce monde d’hommes froids, désincarnés et violents. Marie n’est plus seulement l’amoureuse naïve. Elle est attirée, happée même par l’aspect insaisissable de Meursault. Pour autant, elle lui résiste, et lui renvoie en plein visage l’innocente méchanceté de ses mots. Rebecca Marder joue bien plus que la caution morale du récit. Elle joue un match, pour lequel elle embrasse également l’étrangeté de cette femme ambivalente. Le cinéma de François Ozon a souvent été à son meilleur lorsqu’il joue avec les limites de la captation cinématographique, et que la caméra devient cet outil dont la précision ne peut empêcher une peinture nébuleuse du monde et de protagonistes impénétrables comme Sous le sable / Jeune et jolie. Avec L’Étranger, la radicalité de sa mise en scène passe un cap, se refuse de sonder cette intériorité, et marque même par son travail des textures les corps comme les rares barrières du médium, les rares enveloppes qu’on ne peut pas ouvrir. Tout au plus mettra-t-il en valeur la déconnexion de cet organisme avec l’espace, le décalage de cette apathie avec la dimension labyrinthique d’Alger et ces éléments naturels qui semblent envoûter malgré tout, comme cette vague sur laquelle la caméra préférera faire le point, et ce soleil si bouillonnant qu’il semble régulièrement cramer l’image dans la surexposition et la noyer dans la sueur.

 

Sa relecture de Camus se veut charnelle et vibrante, et pourtant, la recherche de contraste dans la photographie sublime de Manu Dacosse…L’Étranger / Couleur des larmes de ton corps / Grâce à dieu / Adoration assume son incapacité à refléter ou métaphoriser une opposition binaire entre l’ombre et la lumière. Le noir et blanc fait de ces ciels sans nuages des pages blanches, ou plutôt des pages brûlantes sur lesquelles on peine à projeter quoi que ce soit. L’humanité qui transparaît de Meursault, c’est son inconscience face à sa condition « d’étranger », un amas de matière en quête désespérée d’un reflet. Mais la caméra d’Ozon ne se fera pas miroir. Reste qu’en livre réputé inadaptable, les choix courageux du réalisateur ne peuvent pas éviter les limites de l’adaptation. La dernière partie du film, logiquement centrée sur le procès de Meursault et sa condamnation à mort, perd de cette opacité qui a rendu la première partie si engageante et mystérieuse. François Ozon a beau essayer de fuir les relents de didactisme qui plombent parfois son cinéma très littéraire, L’Étranger ne peut pas s’empêcher d’être plus bavard et explicite dans ses intentions. Rien qui ne gâche durablement la prouesse de l’ensemble d’autant qu’on retiendra la beauté déchirante de son ultime scène mais qui interroge…Et si l’ellipse, le hors-champ forcé sur ce passage fondamental du roman, était encore la meilleure manière de le transposer au cinéma ?

 

 

 

 

 

ENTRETIEN AVEC FRANCOIS OZON

 

 

 

Il fallait bien l’audace et la force tranquille de François Ozon pour adapter l’un des romans les plus lus et commentés dans le monde, publié en 1942. Pari réussi « L’Étranger » témoigne à la fois d’une fidélité au style et d’une actualisation contemporaine remarquables, porté par Benjamin Voisin dans la peau de l’insaisissable Meursault, dont la vie bascule un jour qu’il marche sur une plage ensoleillée, en pleine Algérie française. 

 

Quand avez-vous lu pour la première fois le roman d’Albert Camus ? Je l’ai découvert pendant ma scolarité, à l’adolescence. Je n’avais pas compris grand-chose à l’époque. Quand je l’ai relu il y a deux ou trois ans, je me suis d’ailleurs surpris de l’avoir lu si jeune ! S’il semble accessible au premier abord, il charrie toutes sortes de questions métaphysiques. Et surtout, il pose plus de questions qu’il ne donne de réponses.

 

Un « bon » personnage de cinéma est propice à l’identification du spectateur, tout l’inverse de Meursault. Comment avez-vous abordé cette problématique ? C’est ce qui m’a excité en premier car d’habitude on cherche à favoriser une empathie avec le personnage, dont les motivations peuvent s’expliquer. Là, rien du tout. Est-ce que ça pouvait marcher ? Meursault ne fait aucun effort, ne joue pas le jeu social. Il observe. Je me suis dit qu’il ne fallait pas chercher à savoir si c’est un psychopathe ou un autiste Asperger. Non. C’est une énigme, une page blanche. Chacun doit pouvoir y projeter ce qu’il veut.

 

Qu’est-ce qui vous semblait pertinent dans le fait de l’adapter aujourd’hui ? J’ai déjà présenté quelques avant-premières et beaucoup de jeunes s’y sont déplacés, sans doute car ils s’identifient à ce personnage anesthésié émotionnellement. On pourrait penser que c’est une œuvre nihiliste, mais pas du tout. Camus constate l’absurdité du monde sans se résigner, il est dans la révolte. Il est contre les idéologies, dont certaines reviennent en force on assiste par exemple à une révolution conservatrice. Fatalement, le cri de Meursault résonne encore.

 

Le texte original n’est lu qu’à deux reprises en voix off. Pourquoi ce choix ? Dans le livre, lors du meurtre [Meursault tue un jeune arabe de plusieurs coups de pistolet sur une plage, sans réel motif, ndlr], il y a un changement de registre littéraire. On n’est plus dans la description béhavioriste, mais dans un lyrisme inattendu. À ce moment, ce n’est plus tant Meursault qui s’exprime que Camus lui-même c’est sa langue et c’est l’un des passages que je préfère. Tandis que le reste relève d’une écriture blanche, très factuelle, dont je pouvais facilement me passer au profit des images et des sensations.

 

Vos images sont d’ailleurs d’une sensualité, d’une langueur très puissantes. Comment fabrique-t-on un tel rendu ? Premièrement, je voulais raconter cette période coloniale très complexe, dont beaucoup ont encore la nostalgie. Les colons y menaient en effet une vie agréable, à peu de frais, bercés par la Méditerranée si souvent décrite par Camus dans ses livres. Il fallait qu’on saisisse rapidement dans quel cadre idyllique vit Meursault. Avec mon chef opérateur Manuel Dacosse, nous avons axé l’image autour du soleil, de l’éblouissement. En noir et blanc, c’est plus fort, on peut pousser les hautes lumières au maximum. Il y a une forme d’épure qui fait ressortir la beauté des choses. Et puis le noir et blanc dit bien qu’on filme un monde qui n’existe plus.



Impossible de faire sans les relectures contemporaines du livre. On pense par exemple à Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, paru en 2013, qui retrace le même drame raconté du point de vue arabe…Aujourd’hui, l’invisibilisation des arabes dans le livre nous saute aux yeux, tandis qu’à l’époque cela ne choquait personne. De la part de Camus, ce n’est absolument pas un choix raciste, c’est important de le préciser. Le livre décrit simplement une réalité du point de vue colonial. Et la réflexion de Camus est intrinsèque à ce contexte historique, qu’il fallait définir. En revanche, à l’heure où le colonialisme est documenté, il était primordial de donner une voix aux personnages arabes. La sœur de la victime est présente dans le livre, sans être nommée, ni développée. Elle s’appelle Djemila dans le film et elle porte un regard et une conscience arabes qui annoncent les tensions à venir entre la France et l’Algérie.

 

Comment avez-vous préparé Benjamin Voisin à un rôle si introspectif ? Dans Été 85 (2020), Benjamin tenait un rôle très expansif qui collait davantage à sa personnalité. C’est un acteur au sens plein du terme et cette fois-ci, je lui demandais de ne pas jouer mais simplement d’être. Pour le préparer, je lui ai demandé de lire Notes sur le cinématographe de Robert Bresson (1975) où ce dernier raconte qu’il ne cherche pas des acteurs mais des « modèles » au sens de pures présences, au jeu très intérieur. Sur le plateau, Benjamin avait du mal à faire plusieurs prises. Pour lui, ç’aurait été contradictoire de faire « jouer » un personnage comme Meursault. Dire les choses une fois, oui, mais pas dix ou quinze comme c’est le cas d’habitude.

 

Vous dites que vous vous identifiez à Meursault en tant que cinéaste. C’est-à-dire ? En tant qu’observateur du monde, oui. Meursault est peut-être plus proche du documentariste, car il ne fait qu’observer ceux qui « jouent » autour de lui. Sur un tournage de fiction, c’est le réel qui vous joue des tours il faut s’adapter. Je ne suis pas un cinéaste du storyboard, qui sait exactement à quoi ressemblera le film. Ça m’ennuierait à mourir. Il y a des scènes écrites dont je ne sais pas ce que je ferais avant le jour même du tournage, sur le plateau, avec les comédiens. Ce qu’on a voulu dire n’est pas toujours à l’image, mais autre chose se dit à la place et c’est potentiellement plus intéressant. On pense souvent que je suis un control freak, ce qui est relativement faux…

 

C’est sans doute lié à votre rythme de tournage, qu’on fantasme comme un rythme industriel…Pour de nombreux collègues, le tournage est une souffrance, mais pour moi c’est un grand plaisir. J’ai la chance d’avoir eu suffisamment de succès avec certains films pour me le permettre. Et puis j’ai été élevé à l’école de la Nouvelle Vague de Rohmer, Truffaut, Chabrol n’ont jamais investi des budgets qui les condamnent à faire un succès à tout prix. J’aurais moins de promotion à faire, je pourrais en tourner deux par an ! Aujourd’hui, les cinéastes sont mis à contribution pour la promotion. C’est intéressant de discuter avec la presse et le public au début, mais ensuite, je préférerais tourner ! On fait tout de même ce métier pour ça, non ?

 

Dans quelle économie s’est tourné L’Étranger ? Restreinte pour un film d’époque, mais raisonnable. C’est plus facile de faire Potiche (2010) ou Mon crime (2023), qui sont comme des recettes. Une histoire sombre et philosophique en noir et blanc, les financiers sont forcément plus frileux. Et en même temps, qu’est-ce qui marche aujourd’hui ? Un film comme Sirāt, assez radical, tourné avec peu d’argent. Pour un cinéaste, c’est rassurant de savoir que ces propositions-là rencontrent un public.

 

 

 

 

 

 

Le 8 août 1945, deux jours après que l’Enola Gay a largué la première bombe sur Hiroshima, Albert Camus est l’un des seuls intellectuels occidentaux à dénoncer l’usage de la bombe atomique dans un éditorial publié par Combat. Il écrit…La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

 

 

 

 

 

 

 

L’Étranger Albert Camus

 

fut publié en mai 1942, au beau milieu de la seconde guerre mondiale. Le Mythe de Sisyphe : essai sur l’absurde paraît en octobre de la même année. Cette publication concomitante fut d’abord suggérée par André Malraux qui avait lu les deux textes lorsqu’ils étaient encore à l’état de manuscrit. En octobre 1941, il lui fit remarquer que le rapprochement entre Sisyphe et L’Étranger est plus instructif qu’il ne l’imaginait « l’essai donne au livre tout son sens et transforme ce qui dans le récit semblait monochromatique et presque pauvre. » Ce rapprochement fut également rapidement remarqué par la critique…En 1943, Jean-Paul Sartre publie son Explication de L’Étranger, où il fait une lecture du récit très proche de celle de l’essai. Selon le philosophe, l’essai est en effet la clé d’interprétation du récit…L’Étranger, paru d’abord, nous plonge sans commentaires dans le “climat” de l’absurde ; l’essai vient ensuite qui éclaire le paysage. Or l’absurde, c’est le divorce, le décalage. L’Étranger sera donc un roman du décalage, du divorce, du dépaysement.

 

En 1944, Barthes s’étonne également de ce rapport presque organique entre les deux textes, pour lui, le style de L’Étranger a quelque chose de marin, il s’agit d’une « substance neutre » soumise à la « présence sous-marine de sables immobiles ». Ces « cristaux durs » sont formés par Le Mythe de Sisyphe, en faisant que le style du récit soit « donc un exemple remarquable de bizarres incidences du fond sur la forme. » En effet, ce rapport profond entre essai et récit est fondamental dans l’esthétique camusienne, pour lui, une œuvre ne peut pas se passer d’une pensée profonde qui l’organise. Ce lien entre philosophie et littérature est si fort, qu’elles doivent même s’entrecroiser « On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans. », écrit-il dans ses Carnets. Camus avait d’ailleurs envisagé dès le début de sa carrière de composer ses œuvres à partir de cycles organisés par des thèmes philosophiques, à savoir, l’absurde, la révolte et l’amour. L’absurde est le point zéro de la réflexion camusienne. Avant de le rencontrer, l’homme se laisse entraîner par ses habitudes et les gestes que l’existence commande. Un jour, pourtant, le sentiment d’absurdité frappe à sa porte. Alors les décors s’écroulent. Au terme d’une vie machinale un « pourquoi » s’élève et l’homme n’a alors que deux options : le retour inconscient à cette chaîne d’actes ou l’éveil définitif, qui implique lui-même deux conséquences faire face à l’absurde ou se suicider. L’absurde est ainsi un jeu mortel qui peut conduire à la lucidité aussi bien qu’à l’évasion. Face à l’absurde, l’homme se découvre mortel et comprend que toutes ses actions n’ont pas de sens sous l’horizon de sa finitude. Sa condition ontique est celle d’un condamné à mort. Mais ni l’homme ni le monde ne sont en eux-mêmes absurdes. L’absurde nait exactement d’une confrontation des deux, entre le désir éperdu de clarté qui résonne au plus profond de l’homme et le monde irrationnel, entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. L’absurde est leur seul lien. L’homme devient alors un étranger, divorcé d’un univers privé d’illusions et de lumière.

 

La question qui se pose est alors la suivante…Comment faire sentir cet état d’absurdité par la littérature sans que le récit devienne un roman à thèse ? Comme le souligne Camus, il s’agit tout d’abord de faire en sorte que la pensée profonde ne figure pas comme une étiquette sur l’œuvre. Pour ce faire il s’est interdit de créer un personnage qui, comme l’homme décrit par Le Mythe mènerait une vie machinale « lever, tramway, quatre heures de bureau » et qui prendrait un jour conscience de cette absurdité. Dans L’Étranger, il a essayé de créer d’autres moyens de faire sentir l’absurde au lecteur. Plus qu’un simple thème, l’absurde va pénétrer dans les structures du récit. Sur le plan du langage, l’absurde ne peut s’exprimer qu’au moyen de ce que Barthes avait nommé une « écriture neutre » une sorte de langue élémentaire dont l’exemple le plus frappant est celui du télégramme de l’asile, des phrases courtes, sans rapports de causalité qui ne communiquent que l’essentiel. Le langage de ce personnage étrange et taciturne qu’est Meursault suit cette même logique car il se borne à répondre oui ou non aux questions qu’on lui pose. Son style est presque télégraphique, à propos de Paris, il affirme…C’est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche.

 

L’absurde apparaît aussi sur le plan de la narration, il est d’usage qu’une histoire narrée à la première personne donne à voir l’intériorité du « je » qui parle. Mais selon l’absurde, l’homme est étranger au monde et à soi-même, bref, il est étranger absolument. Comme le disait Sartre, Meursault est comme l’homme qui téléphone dans une cabine…On peut voir ses gestes, mais on ne peut pas l’écouter. De la même façon, nous n’avons accès à ses pensées et à ses sentiments. Selon Genette, Meursault est un étrange type de narrateur intradiegétique, il narre son histoire en première personne, mais avec une sorte de focalisation externe. Le personnage en tant que narrateur devient étrange et opaque pour le lecteur lui-même. Ses actions, qui pouvaient d’une certaine façon aider à le comprendre, n’expliquent rien. Il est aussi étranger aux conventions sociales ou religieuses et sa seule « justification » du meurtre fut le soleil. Il n’y a donc pas de causes, ni de buts, toutes les actions s’équivalent comme se marier ou pas avec Marie, cela lui est égal. C’est justement cette chaine causale, c’est-à-dire les raisons de Meursault, que le tribunal qui le condamne essaye d’établir. Le procureur essaye de donner une cohérence à ses actes. Pour le condamner le tribunal fait de lui un personnage traditionnel, c’est-à-dire un personnage poussé par des raisons, des désirs comme l’amour, la haine, la vengeance, l’ascension sociale.

 

Cette volonté d’éclairer les raisons du meurtre est transmise au lecteur et rejoint ce que dans Le Mythe Camus dépeint comme l’exigence de familiarité et de clarté que l’homme désire dans son rapport au monde. Tout notre être réclame du sens, que ce soit dans le monde, dans la vie d’un homme, ou encore dans l’histoire qu’on nous raconte. Selon la formule sartrienne, la lecture de l’Étranger est la communion brusque de deux hommes, l’auteur et le lecteur, ayant entre eux l’absurde. La lecture de L’Étranger va donc se constituer comme un processus qui révèle l’absurde au lecteur, en mettant en contraposition l’appel du sens et de la clarté face à l’étrangeté et l’opacité du personnage. Laissons pour finir la parole à Camus…Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. Comme Meursault devant le monde, le lecteur doit lui aussi faire face à l’absurde afin de s’ouvrir à la terne indifférence de L’Étranger.

 

 

 

 

Au printemps 2025, à Tanger où elle devait tourner l’adaptation de L’Étranger, le roman d’Albert Camus, Rebecca Marder a retrouvé le réalisateur François Ozon pour aller déjeuner en ville…Nous devions traverser un rond-point sans feux, dans une nuée de voitures. François m’attrape alors le bras et me dit  ‘Cours ! Il faut avancer, sinon tu meurs.’ Cette phrase est devenue mon mantra pendant le tournage. Foncer pour ne pas mourir ! C’est tout François, qui vit les émotions de façon décuplée à travers ses films. C’est tout Rebecca Marder aussi, qui, depuis ses 20 ans, embrasse son métier d’actrice, le seul qu’elle ait envisagé, avec une intensité totale. On l’a vue au cinéma, notamment chez Cédric Klapisch, Noémie Lvovsky, Sandrine Kiberlain, Michel Leclerc, Arnaud Desplechin. Elle a été embauchée à la Comédie-Française à l’âge de 20 ans, devenant la plus jeune pensionnaire depuis Isabelle Adjani. Une institution mythique qu’elle a quittée en 2022 pour se consacrer au grand écran. Rebecca Marder nous confie qu’avant de travailler sur une série Netflix, Les Lionnes, puis d’enchaîner avec le nouveau film d’Ozon, elle a passé un an et demi sans tourner. Une première…Après avoir démissionné de la Comédie-Française, j’ai sorti sept films en huit mois et connu la joie de la mise en lumière, mais aussi la promo et les festivals. C’est un autre métier. Durant cette année, j’ai eu un peu l’impression de me vider de ma propre substance. Au théâtre, j’avais l’habitude d’être protégée par les murs du ‘cloître’, au cœur de ce que j’aime faire, jouer, de 9 heures du matin à la fin de soirée. Mais je n’éprouve aucun regret et j’ai apprivoisé cette autre dimension, qui me plaît aujourd’hui.

 

Au Français, elle jouait tous les soirs, et jusqu’à six fois par week-end, quatre pièces à la fois. “En août, profitant de la fermeture, je tournais des films.” Cette jeunesse pressurisée est désormais derrière elle. Rebecca Marder emploie cette jolie formule…Je voulais comprendre qui était Rebecca sans la particule de grand honneur ‘de la Comédie- Française’, et j’ai découvert la liberté, d’autres rencontres, la joie de se renouveler. Aujourd’hui, Rebecca Marder prend le temps d’investir ses personnages, alors que le cinéma français lui fait les yeux doux. Elle retrouve François Ozon pour la deuxième fois après la comédie judiciaire Mon crime (2023). L’occasion d’aborder un mythe de la littérature française avec le livre d’Albert Camus. Elle y interprète Marie Cardona, celle dont le héros taciturne Meursault (Benjamin Voisin) s’entiche, et qui le suivra jusqu’au bout…Quand François m’a proposé le rôle, j’ai relu le livre pour la première fois depuis mon adolescence. À l’époque, je l’avais moins compris, me restaient ses aspects sensoriels, la chaleur, les corps. Cette fois, j’ai été percutée. L’étranger, c’est vous, c’est moi, on est tous étrangers à nous-mêmes. Ce qui nous attire nous dégoûte, comme dans beaucoup de chefs-d’œuvre, certaines choses nous échappent. Je savais qu’il allait donner à Marie une autre dimension. Il aime tellement les actrices et ne laisse aucun personnage au hasard.

 

Évanescente dans le roman de Camus, Marie Cardona devient chez Ozon une figure sensuelle, sublimée par le noir et blanc du réalisateur de Huit Femmes. L’occasion pour Rebecca Marder d’explorer de nouveaux territoires de jeu…Pour moi, Marie est une femme en avance sur son temps. Le film parle aussi de son désir à elle. Elle se donne, mais elle prend. C’est la première fois qu’on m’offrait un rôle avec des scènes charnelles. Ou plutôt, on m’en avait offert, mais je ne les avais pas acceptés. Souvent, j’ai été pudique avec les scènes d’amour. Celles-ci ont du sens. La clé réside peut-être dans le regard de François Ozon, qui place Meursault et Marie Cardona à égalité devant sa caméra, évitant l’objectivation exclusive du corps féminin dont le cinéma notamment français a longtemps abusé…Jusqu’à maintenant, on m’avait projetée dans des rôles d’intellectuelle. J’ai tourné quatre films où mon personnage sort de Sciences Po. Quand je ne suis pas en train de me battre pour le droit des femmes, je suis avocate féministe…J’ai eu le privilège d’incarner des femmes qui prennent leur destin en main, mais c’est comme si avant ça, on ne m’avait pas offert un corps. Je me suis dit que François m’offrait ça pour mes 30 ans, que j’ai eus sur le tournage. J’étais si heureuse de connaître cela.

 

Rebecca Marder fait partie de cette génération d’actrices qui émergent à une époque de questionnements, de difficultés aussi, tant la situation du cinéma d’auteur paraît aujourd’hui fragile. Elle se fraie un chemin avec persévérance et se réjouit de ce qui devient possible. De manière subtile, elle s’échappe de l’image qui a pu lui être associée. Celle qui a joué dans de nombreux films historiques s’est imposée en figure classique, intemporelle, sans forcément incarner ce qu’on imagine d’une jeune femme contemporaine...C’est vrai que je me retrouve souvent dans des productions historiques. Je dois avoir un ancêtre français qui a envie que je parle de lui. J’ai l’impression pourtant de vivre avec mon temps, mais parfois, on peut être confiné dans des emplois particuliers. C’est pour cela que j’ai été reconnaissante envers François Ozon ou envers Olivier Rosemberg, le réalisateur de la série Les Lionnes, une comédie de braquage, de m’avoir vue autrement. En même temps, j’aime le côté intemporel ! L’an prochain, Rebecca Marder devrait tourner plusieurs longs-métrages, dont la nouvelle réalisation du très singulier Thomas Salvador (La Montagne, Vincent n’a pas d’écailles). En attendant, elle voit le plus de films possible et savoure sa trentaine qui débute…Trente ans, c’est un autre âge pour les femmes, pour les rôles, pour tout. Le moment, peut-être, de mieux se comprendre, à défaut de devenir une autre. Quand je marche dans la rue, j’oublie que je suis actrice. Si quelqu’un m’appelle par mon prénom, je peux mettre un certain temps à comprendre qu’on s’adresse à moi, car je ne me vis pas en fonction de ce que je renvoie. Même si je comprends un peu mieux aujourd’hui ce qui peut se dégager malgré soi. J’arrive à cerner ce qui me rendait trop pudique, ou ce qui, dans le jeu, ne me permettait pas certaines choses du point de vue émotionnel. J’aspirais à une sorte de normalité, car j’avais été habituée au contraire. Maintenant, je vais pouvoir jouer avec cette idée de lâcher-prise et avancer. Est-ce une forme de maturité ?

 

 

 

 

Un grand cru de Meursault

 

François Ozon relève le pari risqué d’adapter L’Étranger de Camus en préservant l’énigme de Meursault tout en actualisant le récit. Entre lumière écrasante, sensualité brute et dénonciation subtile du colonialisme, le film conjugue fidélité et réinvention. Servi par l’interprétation habitée de Benjamin Voisin, il s’impose comme l’une des œuvres les plus abouties du cinéaste. L’adaptation littéraire est, on le sait, un exercice à haut risque. La version cinématographique, souvent, déçoit, et ce d’autant plus que l’œuvre adaptée est littéraire. A haut risque, mais nullement impossible…Chantal Akerman a réussi avec Proust (La Captive), Bresson avec Bernanos (Mouchette, Journal d’un curé de campagne), Orson Welles avec Shakespeare (Falstaff, Othello…). Liste non exhaustive. Avec Camus, Ozon rejoint le cercle restreint des gageures amplement tenues.

 

Comment traduire cinématographiquement la célèbre langue « blanche » du roman ? Cette prose dénuée d’artifice, traduisant si bien l’intériorité de Meursault ? D’abord, en évitant le piège des citations littérales…Ozon se limite à deux passages, celui du meurtre et celui qui conclut le roman, osant même faire l’impasse sur le trop couru « Aujourd’hui, maman est morte » qui avait, de surcroît, l’inconvénient de focaliser sur le personnage de la mère puisque, comme on va le voir, Ozon a décentré le récit vers la question coloniale. Ensuite, en assumant un regard extérieur car Ozon ne cherche pas à traduire visuellement le flux de pensées de son personnage principal, il nous en montre la façade, par la façon dont il réagit à ce qui lui arrive. La force du roman c’est cette énigme de l’intériorité de Meursault lancée à la face du monde. Ozon conserve intact ce mystère, se contentant, si l’on peut dire, de nous le donner à contempler. Ce mystère est un scandale pour la société, comme le Bartleby de Melville qui « préfèrerait ne pas », Meursault est à éliminer parce que trop subversif. On n’est pas surpris qu’il s’intéresse au fait divers découvert sur un article de journal caché sous la paillasse de sa cellule, l’histoire d’un Tchèque, revenu riche parmi les siens, assassiné par sa propre famille qui ne l’a pas reconnu. Elle évoque la tragédie d’Œdipe, symbole d’une énigme qui fait écho à notre meurtrier.

 

Meursault est d’abord un observateur distancié. Rien ne l’implique…Ni le bon (les saillies d’un Fernandel au cinéma, l’idée d’épouser Marie, la perspective d’une carrière à Paris) ni le mauvais (sa mère meurt, un chien est maltraité, une Arabe est battue). Il se contente d’enregistrer des sensations. Il déclare ainsi à Marie en substance qu’« un homme qui n’aurait vécu qu’une seule journée ne s’ennuierait pas pendant cent ans en prison » tant il pourrait s’employer à se souvenir des mille détails contenus dans cette journée. Meursault fonctionne comme une éponge, absorbant le milieu dans lequel il évolue. Une scène magnifique évoque cette prégnance du milieu ambiant avec celle du parloir. Marie est venue, en effet, lui rendre visite. C’est une salle commune, ce qui fait que chacun crie à son interlocuteur, distant de deux grilles et d’un mètre, ce qu’il a à dire. L’un des échanges, à côté de Marie, se conclut par un « au revoir maman » qui fait écho au récent deuil du héros. Meursault se nourrit de tout cela mais n’a aucune préférence car il faut bien mourir un jour, quelle différence maintenant ou plus tard ? Dépourvu d’ambition comme le lui reproche son patron et même de volonté puisque tout lui est égal, le jeune homme est agi par la société plus qu’il n’exerce son libre-arbitre. Si, pour Sartre, la liberté c’est l’engagement, Meursault en est un contre-exemple absolu. Le meurtre de l’Arabe peut ainsi être vu comme le passage à l’acte d’une société coloniale qui maltraite l’autochtone. C’est en ce sens qu’on a pu parler de « meurtre d’atmosphère ». Ozon exprime avec juste ce qu’il faut d’insistance ce sous-texte latent…C’est un panneau « interdit aux indigènes » à l’entrée d’un cinéma, un passant auquel on refuse la terrasse d’un café, une prison où Meursault est le seul Blanc, le discours de l’avocat expliquant qu’il ne sera pas condamné pour avoir tué un Arabe. Et, bien sûr, la figure de Raymond Sintès, incarné par Pierre Lottin, ce proxénète qui exploite une femme tout en s’autorisant à la battre n’est-il pas à lui seul une métaphore du colonialisme ? Le colonialisme déshumanise l’indigène, ouvrant la porte à la violence, comme le font les nazis avec les Juifs, les Tziganes et les infirmes puisque nous sommes en 1942. Le voisin, joué par Denis Lavant, est une figure inversée de Meursault…Le couple amour-haine à son paroxysme, tranchant sur l’impassibilité du jeune homme. Le vieux maltraite son chien mais est désespéré le jour où celui-ci disparaît. On pourra voir, là aussi, dans son histoire, une allégorie du colon face au colonisé avec les différentes séquences de violence à l’égard des Arabes font pièce à la scène d’ouverture vantant les charmes de l’orient. On le sait, Camus n’a pas écrit un roman dénonçant le colonialisme, ne serait-ce que parce qu’il était favorable à l’Algérie française. Ozon prend ici ses distances avec le roman, en faisant une place aux Arabes. Ainsi le film débute-t-il par l’affirmation de Meursault « j’ai tué un Arabe ». Effet du Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud ? Possible. Une actualisation, en tout cas, du roman, l’effacement de la victime interpellant aujourd’hui bien plus qu’à l’époque.

 

Les femmes, aussi, ont un rôle plus actif aujourd’hui. Le cinéaste donne en particulier du poids au personnage de Djemila, la sœur de Moussa, qu’on avait découverte subissant les coups de Sintès. Elle se retrouve dans la salle d’audience à l’issue du procès, face à Marie. Une façon d’exprimer la sororité née de leur deuil, l’un présent l’autre à venir. Mieux, Ozon conclut son film sur Djemila venue se recueillir sur la sépulture de son frère face à la mer. Dans le dialogue avec Kamel Daoud pour le Nouvel Obs, le réalisateur déclare…Vous dites que Meursault est une métaphysique, pour moi il est une abstraction…Même s’il a tué un homme, il ne faut pas l’oublier. Le roman, par la fascination qu’il exerce, peut avoir tendance, en effet, à magnifier l’assassin, comme le fait la très éprise Marie. Par cette conclusion, Ozon nous met en garde contre un certain romantisme de la figure du criminel. Meursault est l’homme qui, comme le Misanthrope de Molière, fait toujours primer la vérité sur les conventions sociales. Au point de déclarer à son procès que ce qu’il ressent à l’évocation de son meurtre est « de l’ennui », propos inhumain pour la salle d’audience. Au point de ne jamais réagir comme attendu…Il reste assis à la messe sans s’apercevoir que tout le monde s’est levé, refuse de voir une dernière fois le visage de sa mère morte parce que « ça ne sert à rien ». De même, il refuse de donner du « mon père » à l’aumônier et se trouve perplexe devant la tactique de l’avocat consistant à se mettre à la place de son client pour susciter l’empathie des jurés. Cette absence de concession au jeu social est ce qui fascine Marie, la jeune femme ayant toutefois conscience que c’est peut-être aussi ce qui pourrait provoquer sa répulsion. Meursault est, comme le soleil, un astre à deux visages.

 

L’astre est le véritable « partenaire » de notre anti-héros. Le choix du noir et blanc est particulièrement pertinent en ce qu’il permet, comme l’explique le cinéaste dans le Nouvel Obs, de « pousser les blancs très fort et les hautes lumières ». Le soleil peut s’avérer meurtrier, lorsqu’il fait basculer Meursault face à Moussa, ou rédempteur, lorsqu’il donne accès au prisonnier à une plénitude jamais atteinte. Le noir et blanc permet aussi de développer une vision manichéenne, bien contre mal incarnés par le clair et l’obscur, comme dans le film noir. Ozon les traite de façon tranchée. L’obscur est, logiquement, plus rare mais souvent splendide : mentionnons, par exemple, la cellule aux allures de cage où Meursault est enfermé, autour duquel les matons circulent comme des ombres. Au-delà des scènes fortes mettant en exergue le soleil, le film en donne à voir des substituts comme une ampoule dans un plan en plongée alors que Meursault veille sa mère, un réverbère dans le plan suivant, ou encore un halo dans le cachot. On pourra voir aussi le disque flottant sur l’eau qui accueille Marie et Meursault lors de leur baignade comme une figure astrale.

 

Dans la grande scène de confrontation à l’aumônier, ce sont deux trouées lumineuses au fond du cachot qui viennent renforcer son intensité…Deux conceptions, en effet, s’affrontent. L’aumônier porte la vision consolatrice de la transcendance, celle d’un engagement dans l’espoir. Meursault lui oppose une stricte immanence, au nom de la lucidité. Ce duel verbal peut évoquer le fameux passage du Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski, où le Christ, revenu sur Terre, est confronté à un représentant du clergé…Le Christ ne dit pas un mot, se contentant d’embrasser le prélat sur la bouche. Un geste mystérieux auquel on pense lorsque l’aumônier demande au prisonnier la permission de l’embrasser. Le Christ, c’est ici Meursault, dont la barbe et les cheveux longs renvoient directement à l’imagerie populaire. Le mont sur lequel est dressée la guillotine, imaginé en rêve par le prisonnier, n’a-t-il pas des allures de Golgotha ? Meursault ne lance-t-il pas « pour que tout soit consommé… » ?…L’identification était voulue par Camus puisque cette phrase figure dans le roman. Un Christ à l’envers, puisque c’est ici Meursault qui refuse le baiser, mais un Christ tout de même dans son exigence de dire le vrai et dans le rejet qu’il suscite : ces « cris de haine » qui concluent le roman. Répulsion, donc, à l’idée que l’aumônier l’étreigne. Car Meursault, pour décalé et distant qu’il soit, n’est pas un être désincarné, bien au contraire car seule la sensualité lui donne accès au monde. On le voit ainsi faire l’amour, se délecter du contact du sable ou de l’eau de mer, savourer de bons vins, et le véritable mobile de son geste meurtrier est le soleil, la sensation qu’il produisit sur lui, que parvient parfaitement à rendre Ozon dans la scène-phare du film. Dans sa cellule, il a gravé le corps de Marie sur le mur, qu’il caresse longuement. Lors d’une visite de son amoureuse, il abjurera celle-ci de l’oublier s’il venait à être exécuté : la séparation physique implique l’anéantissement de la personne. Cette pure sensualité s’oppose à la sentimentalité portée par Marie.

 

On sait que Visconti, qui finit par choisir Mastroianni pour incarner le héros du roman de Camus, avait d’abord envisagé Alain Delon. Une très bonne idée, tant l’acteur excellait dans l’impassibilité. Benjamin Voisin, rendu célèbre par son rôle dans une autre adaptation, celle des Illusions perdues de Balzac par Xavier Giannolli, fait merveille. Il incarne sans caricature l’énigme du personnage, trouve la distance parfaite pour le rendre tour à tour estimable, effrayant ou tout simplement « normal ». En un mot, ambigu. Face à lui, Rebecca Marder apparaît comme un mélange troublant de plusieurs actrices, Nicole Garcia par sa diction et son regard, Juliette Binoche dans la scène du parloir, Marina Vacth qu’Ozon révéla dans Jeune et jolie, et même…Maria Casarès dans sa première apparition l’actrice qui fut en couple avec Camus. Voulue ou non, cette ambivalence joue sur elle comme le chatoiement du soleil, servant le propos. Autour, un Denis Lavant qui denislavantise et un Pierre Lottin qui pierrelottinise, le premier dans un rôle de vieux fou rugueux, le second dans celui du prolo de service. On sait que le cinéma français à tendance à assigner les acteurs au type de rôle qui les a fait émerger. Rien à dire, toutefois, sur leur composition tout à fait convaincante. Swann Arlaud, lui aussi employé par Ozon dans Grâce à Dieu en tant que victime du clergé catholique, endosse très bien ce rôle incarnant le versant opposé. Saluons enfin la présence de Christophe Malavoy en procureur, un acteur oublié par le cinéma français qu’on a plaisir à retrouver.

 

Un projet explosif, François Ozon tire ce qui est peut-être son meilleur film. Ce cinéaste inégal mais comment ne le serait-on pas lorsqu’on sort près d’un film par an ? prouve qu’il peut tutoyer les sommets lorsqu’un astre bienfaisant vient irradier son inspiration.

 

 

 

 

 

« L’Etranger » de Luchino Visconti sort de l’oubli…



Réalisé en 1967, vingt-cinq ans après la parution du roman d’Albert Camus, L’Etranger, de Luchino Visconti, ressort sur les écrans dans une copie neuve restaurée, après de longues années d’invisibilité. C’est donc un nouveau chapitre qui s’ouvre dans l’histoire de ce film, placé dès l’origine sous le signe de la rétention. Rétention de Camus d’abord, qui refusa de son vivant que son roman soit adapté pour le cinéma. Rétention de sa veuve ensuite, qui s’opposa au premier scénario de Visconti, coécrit avec Suso Cecchi D’Amico et Georges Conchon, et qui réinscrivait l’histoire dans le contexte de la guerre d’Algérie. Rétention de la critique, qui fit au film un accueil glacial, et des ayants droit, qui s’opposèrent ensuite à une ressortie du film. Hormis quelques projections spéciales, comme pour la rétrospective Visconti, en 2000, à la Cinémathèque française, le film n’a donc pas été vu depuis quarante ans. On doit sa redécouverte au travail du distributeur Simon Simsi (Les Acacias) qui a convaincu les ayants droit de le sortir de l’oubli, et en a fait tirer une copie magnifiquement restaurée. Transposition littérale du roman, le film commence par sa phrase d’ouverture, « Aujourd’hui, maman est morte », prononcée en voix off par Marcello Mastroianni, qui interprète Meursault. Nous sommes à Alger, en pleine période coloniale, dans un milieu de Français qui parlent italien pour les besoins de la production. Meursault va enterrer sa mère sans éprouver d’émotion. Le jour même, il retrouve une collègue de bureau (Anna Karina) avec qui il passe un moment sur la plage, une nuit au lit et les jours qui suivent à son bras. Il se lie avec un voisin, Raymond, proxénète, qui lui expose ses plans de vengeance contre sa maîtresse, une Arabe qu’il soupçonne d’infidélité. Une fois son plan exécuté, le frère de la jeune femme vient rôder autour de chez eux. C’est sur lui que Meursault déchargera son pistolet. Difficile de nier les qualités plastiques de ce film, où la lumière, saturée, joue un rôle de premier plan. Porté par ses sensations, Meursault évolue dans une indifférence totale aux événements, et Mastroianni apporte à son personnage une présence-absence subtile. Mais le film pâtit de procédés pesants : la voix off, les colons français qui parlent italien, les gouttes de sueur qui coulent avec ostentation sur le front des personnages…

 

Cela passerait si Visconti restituait l’esprit du livre, les questions qu’il pose sur l’existence, l’absurde, la liberté, sans laquelle cette histoire n’est rien d’autre que celle d’un pauvre type antipathique. Or leur énonciation est doublement empêchée par l’incarnation des situations et par le déphasage historique entre le film et le roman. Le malaise naît avec l’entrée en scène de Raymond, ce souteneur violent, caricature de la domination de l’homme blanc avec lequel sympathise Meursault. En le faisant exister comme un personnage de cinéma, Visconti condamne son héros à n’être plus le spectateur d’un monde absurde en quête de vérité, mais le collaborateur d’une ignominie. Dans cette affaire de meurtre d’un Arabe par un Français, la question coloniale reste en outre étrangement périphérique. On se prend à rêver du film qu’aurait fait l’auteur des Damnés si, comme il le souhaitait à l’origine, il avait pu l’inscrire dans le contexte de l’époque, en pleine guerre d’Algérie.