Avec son film, la réalisatrice Petra Volpe fait traverser le réel dans la fiction. Au lendemain de la crise du Covid et des décisions politiques et budgétaires qui coupent de plus en plus de moyens aux personnels hospitaliers pour effectuer leurs soins, l’ambition est sur l’écran quasiment documentaire, tourné au plus près de son héroïne « ordinaire » Leonie Benesch. Elle incarne Floria, infirmière que l’on suit de la prise de sa garde jusqu’à la fin de sa journée de travail. Dans son service, elles ne sont pourtant que deux à s’affairer entre les nombreuses salles qui jonchent l’aile sous leur responsabilité, et la situation déjà sous tension va s’activer quand Floria se retrouvera surchargée. Peinture d’un quotidien criblé d’anxiété, au réalisme implacable et à la rigueur contextuelle remarquable, En Première Ligne séduit d’abord par son empathie naturelle évidente et décline une mise en scène à la fois incarnée et chirurgicale, centrée à chaque instant sur les missions quotidiennes de son héroïne, dans ce que son travail implique de moments de stress et de tension, de petits instants de vie lumineux, de crises émotionnelles violentes et de rares moments de répit, les seuls où le vide a la place de s’installer au milieu de ce service surchargé. Dans un certain chaos qui se dessine petit à petit, l’ombre d’un futur drame potentiel planant à chaque instant sur nos protagonistes, la réalisatrice applique une vision politique nécessaire sur les conditions de travail déplorables du personnel hospitalier et d’un manque de moyens profondément alarmant.
Floria est filmée, passant de salle en salle pour prendre les constantes de chacun de ses patients ou pour leur porter assistance, dans une mécanique qui ne tardera pas à dérailler au fil des aléas quotidiens. Un vieil homme attend désespérément les résultats de son analyse, des enfants s’inquiètent de la santé de leur mère, un businessman en costume traite les effectifs médicaux avec condescendance comme si l’hôpital lui appartenait…Personnage après personnage, dans une dynamique chaotique multipliant les sources de tension et portée par un équilibre épatant de maitrise, la caméra accompagne les tribulations mouvementées de Floria dans une valse qui s’appliquera à tourner à l’anxiété lancinante quand la réalité rejoindra la fiction. Les moyens manquent, le personnel hospitalier est gravement en sous-effectif et leur santé mentale est en chute libre. En Première Ligne a alors vocation à pointer du doigt les failles d’un système dilapidé par des décisions politiques déconnectées des enjeux réels, en se focalisant sur la seule chose qui compte…Les humains qui se meuvent corps et âme pour soigner. Floria en tête d’affiche d’un système claudiquant qui se bat pour maintenir son humanité au gré des vagues, Petra Volpe dessine une représentation frontale de son sujet, dans un drame aux accents anxiogènes passagers, maquillé du blanc clinique des murs du service de l’hôpital pour accompagner cette succession de patients en tout genre. Avec une envie affichée de rester au plus près de ses personnages dans son unique décor monotone, au fil d’un dispositif resserré assurément redoutable, la metteuse en scène suisse livre une œuvre importante, aussi intense qu’elle est émouvante, posant un regard malheureusement lucide et terriblement explicite sur l’avenir troublé du système hospitalier et sur les âmes condamnées à se perdre si personne n’agit.



PAROLES DE LA REALISATRICE PETRA VOLPE
« On voulait faire un film qui est comme une expérience physique », explique Petra Volpe, dont le film montre la lente dégradation de l’état d’esprit d’une infirmière hospitalière surmenée. De mettre ainsi le spectateur «dans les souliers» de Floria, cette héroïne en souffrance, la réalisatrice, qui a elle-même vécu avec une infirmière, espérait faire ressentir la réalité de terrain de cette profession, encore très soumise aux clichés. « Aujourd’hui, les gens ont une vision assez simpliste de ce qu’est ce métier, dans les médias, on voit les infirmières toujours en arrière-plan, elles tombent amoureuses du docteur…», détaille la réalisatrice. Pourtant, ces professionnelles sont au plus proche du patient. «On voulait donc vraiment faire un portrait très réaliste de ce travail». Le long-métrage montre finement comment, peu à peu, l’infirmière doit trouver en elle la ressource de se dédoubler, de se montrer patiente, avec une vieille dame, avec un patient odieux, avec les proches inquiets, le film montre comment elle doit aussi assurer les soins techniques en urgence, palier le manque d’effectifs, ou gérer son propre stress quand celui-ci retombe brutalement sur ses collègues.
« L’aspect humain de ce travail, je voulais aussi le montrer dans toutes ses facettes », explique Petra Volpe. Avec chaque patient, l’infirmière noue une nouvelle relation, elle doit trouver du temps pour discuter, échanger, rassurer, répondre aux questions. « Ça m’a fascinée quand j’ai fait mes recherches car j’ai réalisé à quel point dans chaque chambre, il s’agit d’un autre monde ». Le film est donc aussi une manière « de montrer et de célébrer », au-delà de la technicité du travail, l’importance cruciale « des gestes et des rapports humains », un aspect difficilement «mesurable» et pourtant essentiel. Lors de la préparation de son long-métrage, la réalisatrice a d’ailleurs mené de très nombreuses interviews avec des infirmières pour mieux comprendre la relation au patient, pour cerner les enjeux du métier. Elle s’est aussi rendue dans plusieurs hôpitaux pour observer le rythme du travail, le vocabulaire des professionnelles entre elles, etc. Lorsqu’elle a dirigé son actrice principale, la réalisatrice voulait que le spectateur perçoive la motivation de l’infirmière. « Elle n’a pas un problème avec son travail, qu’elle aime, ce n’est pas non plus un problème d’ordre psychologique, mais c’est une course contre le temps. C’est le drame à la fois simple et profond que vivent les infirmières qui ne peuvent pas se dédoubler ». Lorsque j’ai fait mes recherches, j’ai rencontré beaucoup de femmes super motivées, ce n’est pas un problème de motivation, mais bien un problème de système. Le film est aussi « un cri de guerre », assure Petra Volpe qui espère du moins, changer la perpective des gens.






La pandémie de Covid-19 a-t-elle été une motivation particulière pour réaliser ce film ? Non, le sujet me préoccupait déjà, mais la Covid-19 l’a rendu encore plus aigu. J’étais à New York pendant la pandémie. Tant de personnes sont mortes, les hôpitaux étaient surchargés. On voyait comment le personnel soignant atteignait ses limites et ne s’en remettait jamais vraiment. Je cherchais une approche du sujet et j’ai lu le livre de la jeune infirmière allemande Madeline Calvelage, qui décrit son quotidien au travail. Ce livre m’a semblé être un thriller. Cette tension, cette excitation et ce rythme ont été déterminants pour la forme du film. J’ai contacté Madeline et elle m’a conseillée sur le scénario. Nous avons élaboré ensemble les récits des patients. Les témoignages de patients ont également été inspirés par mon propre environnement. J’ai mené de nombreux entretiens avec le personnel soignant. J’ai moi-même travaillé à l’hôpital. Grâce à ces recherches approfondies, avec l’aide de deux autres infirmières et d’un médecin, le scénario a progressivement émergé.
Comment s’est déroulée votre expérience à l’hôpital ? J’ai été impressionnée par la pression exercée par les femmes. Même un poste de travail normal est exigeant, tant sur le plan technique que personnel. Et cela se produit tous les jours. Nous tenons cela pour acquis. J’ai été incroyablement touchée par le professionnalisme et l’humanité du personnel. Cette profession est incroyablement complexe et si importante dans notre société, mais elle est trop peu reconnue. Le film est une véritable déclaration d’amour à la profession.
Avez-vous eu des difficultés d’accès ? Les femmes étaient ravies de parler de leur métier. Il était important de montrer non seulement son épuisement, mais aussi ses aspects positifs. J’ai eu des conversations très franches et enrichissantes, mais j’ai aussi compris l’acuité du problème : même les soignants expérimentés souffrent de cette pression. Ils n’apprécient plus leur travail, non pas parce qu’ils ont l’impression de gagner trop peu, mais parce qu’ils ont le sentiment de ne plus pouvoir vraiment aider. Ils ont l’impression de ne pas pouvoir faire leur travail correctement. Ils rentrent chez eux avec l’inquiétude d’avoir oublié quelque chose, tant la pression est forte et que certains services manquent cruellement de personnel.
Comment est née la collaboration avec Leonie Benesch, qui joue le rôle principal ? Je l’avais en tête dès le début, dès l’écriture. Lorsque je l’ai vue lors du casting, la première fois sur Zoom, et qu’elle a prononcé la première phrase pour interpréter Floria, j’ai immédiatement compris que c’était elle.
Comment s’est-elle préparée pour le rôle ? Dès le départ, nous voulions faire un film très physique. Un film qui vous touche vraiment, qui vous donne des palpitations au cinéma. Bien sûr, nous avons dû travailler très soigneusement pour y parvenir. Bien sûr, la préparation de Leonie était très importante. Elle était elle-même hospitalisée et a observé le personnel. Elle avait également un coach, une infirmière en soins intensifs forte de 25 ans d’expérience. Leonie s’entraînait beaucoup. Elle emportait également du matériel médical chez elle et s’entraînait jusqu’à ce qu’elle puisse le faire. Nous avons également envisagé la mise en scène comme une danse pour moi, ces infirmières sont comme des athlètes de haut niveau. Leurs mouvements ressemblent à une danse, nous les avons conçus comme une chorégraphie. Le sol blanc de l’hôpital m’a semblé une patinoire artificielle sur laquelle les athlètes s’exécutaient.
Comment avez-vous développé votre approche du montage ? Dès le départ, nous avons écrit une dramaturgie d’escalade. Les défis étaient nombreux. Nous racontons une journée de 8 heures en 90 minutes. L’objectif était de donner l’impression d’accompagner le protagoniste toute la journée. Il était important pour nous de laisser une place à des moments chaleureux et émotionnels dans tout ce stress et cette escalade. Nous avons beaucoup travaillé sur cet équilibre avec le monteur Hansjörg Weißbrich.
Où avez-vous tourné ? Dans un ancien petit hôpital de Zurich. Nous avons utilisé un étage pour la production et l’autre pour le tournage, en aménageant deux salles. Nous avons dû rassembler tout le matériel, des machines et des lits aux boîtes individuelles de médicaments, avec l’aide de nombreux hôpitaux encore en activité.










