Sixième long-métrage de Bernardo Bertolucci, Le Dernier Tango à Paris marque le cinéma des années 1970 à plus d’un titre. D’abord par le parfum de scandale qui l’accompagne, véhiculé non seulement par les scènes érotiques, mais aussi par la philosophie profondément nihiliste. Mais c’est surtout son esthétisme qui fascine encore aujourd’hui par l’éclairage, la photographie et le montage créent une atmosphère spécifique qui imprimera le style Bertolucci…
VALSE MACABRE… par Sarah Elkaïm
Paul (Marlon Brando), Américain d’âge mur vivant à Paris, est dévasté par le suicide de sa femme Rosa, qu’il n’a visiblement jamais su comprendre. Dans un grand appartement vide à louer, il rencontre Jeanne (Maria Schneider), jeune Parisienne, solaire et curieuse. Dans un contrat tacite où aucun des deux ne devra rien chercher à savoir de l’autre, ils réapprennent la simple danse des corps, l’étreinte originelle, la fusion sexuelle. Une expérimentation de l’acte amoureux qui s’avèrera jeu dangereux et désespérant…Le Dernier Tango à Paris est profondément un film de tango. Pas un film sur le tango, bien sûr, mais Bertolucci s’approprie totalement le rythme et l’essence de cette musique comme fil rouge de son récit. D’abord, comme symbole du héros avec une danse rebelle, provocatrice et explicitement érotique, voire obscène, née dans les quartiers populaires argentins du 19ème siècle, elle est vite associée aux lupanars et aux bordels. Elle symbolise tout ce que le corps peut dire de colère et de révolte quand le discours ne sert à rien, n’est pas entendu. Précisément, des mots, la parole même, Paul n’en a plus, ne veut plus en avoir. Il ne veut plus avoir à faire qu’avec ce qui est encore vivant en lui : son corps. Ensuite, comme rythme, qui imprègne tout le film, tantôt vif et agressif, tantôt langoureux, profondément sensuel et érotique. Un rythme adopté par la caméra de Bertolucci, qui traque un homme comme mort…On plonge sur lui, on en fait le tour avec des mouvements souvent vifs et agressifs. La musique de Gato Barbieri est totalement en accord avec ce rythme, et l’accompagne pour mieux suivre les mouvements, parfois imprévisibles et violents comme le tango, de Paul. Le fait que Barbieri ait jusqu’ici beaucoup travaillé sur des thrillers n’est sans doute pas étranger à un certain suspens qu’il insuffle à sa musique et, du coup, au récit. Enfin, comme érotisme, qui se déploie ici comme une valse macabre, une énergie du désespoir. Quelques minutes après leur rencontre dans l’appartement, Paul s’empare de Jeanne, ils font l’amour comme on se noie. C’est le début de leur contrat dans lequel aucun ne devra chercher à connaître le nom, l’histoire, de l’autre. La manière dont Bertolucci les met en scène montre un couple impossible, infaisable. Jamais côte à côte ni véritablement reposés l’un sur l’autre, Marlon Brandon et Maria Schneider ne sont jamais filmés dans le même axe…Un décalage subsiste perpétuellement entre eux par la position même de la caméra qui ne montre pas un couple, mais deux antagonistes, accentué par la défragmentation des personnages, filmés dans un miroir, une vitre brisée, ou dont le mouvement est coupé par une porte, un mur. On avait déjà eu d’ailleurs un aperçu de cette violence et de cette distorsion des êtres dès le générique, avec les portraits rouges aux visages déformés de Francis Bacon, dont Bertolucci reprend les couleurs et la division horizontale des images. Fragmentation des êtres accentuée par un montage souvent déroutant, qui abolit l’ancrage spatio-temporel, marque lui aussi cette rupture avec les repères sociétaux classiques et la relation de tension entre Brandon et Schneider.
Le Dernier Tango à Paris propose une réflexion sur l’acte amoureux et sur le couple, loin des diktats culturels qui finissent tout de même par l’influencer. À travers les corps à corps, le film présente une oscillation continuelle entre fantasmes de domination avec sa célèbre scène de sodomie avec le beurre, et fantasme de renaissance d’un nouveau moi, sans identification sociale. Une autre célèbre scène est ainsi le pendant à celles qui restent dans la brutalité, celle où Paul et Jeanne sont assis sur le grand lit, nus, face à face, baignés d’une chaude lumière jaune et douce, et qu’il ne se parlent que par grognements animaux. L’espace vide de l’appartement devient le réceptacle de ces fantasmes et de cette quête, d’où le monde extérieur est absent, et les règles de la civilisation comme abolies. Monde extérieur et société qui ne sont d’ailleurs pas totalement absents du film et les révélateurs de la recherche impossible du couple Paul/Jeanne. À côté d’eux, un personnage notamment est particulièrement intéressant, celui de Tom, campé par Jean-Pierre Léaud. Apprenti cinéaste ambitieux et optimiste, fiancé de Jeanne, il représente à la fois le pendant de Paul, et le symbole d’un type de réalisateur, d’un type de cinéma. Ce personnage introduit une autre volonté du cinéaste. Dans Le Dernier Tango à Paris, il ne s’agit nullement d’une obscénité sans fin, moins encore d’une provocation gratuite. Il s’agit aussi d’interroger l’enfance et le passé des personnages, leur identité. Bertolucci enchevêtre ainsi trois fragments narratifs celui de Paul qui pleure sa femme et cherche l’explication de son suicide dans un hôtel filmé comme un labyrinthe, Jeanne dont le petit ami filme la vie pour un « Portrait d’une jeune fille » commandé par la télévision, mais qui ne parvient qu’à fixer des clichés sur la pellicule. Enfin, l’histoire de Paul et de Jeanne elle-même, comme mythe de la recherche d’un éden, d’une redécouverte de soi, débarrassé des oripeaux de la société.
Quand un viol de cinéma n’est pas une fiction
par Sylvie Braibant
Bernardo Bertolucci, dont le décès à Rome le 26 novembre 2018 a été annoncé par le quotidien italien La Repubblica, est souvent présenté comme le cinéaste de la transgression. Mais un « quasi » viol filmé est-il encore du registre de la « transgression » éventuellement « autorisée » par la création ? Près de 46 ans après la sortie du Dernier Tango à Paris, film culte des années 1970, le réalisateur Bernardo Bertolucci avait reconnu en 2013 que l’une des scènes mémorables de cette oeuvre était, en réalité, une véritable agression sexuelle. Un film, aussi talentueux soient le réalisateur et son acteur principal, mérite-t-il de briser une vie pour parvenir au firmament des étoiles du cinéma ? Ceci ne serait donc pas un viol « réel ». A proprement parler, l’acte lui-même, la pénétration, est simulé. Mais elle fut vécue par l’un des deux protagonistes, la femme en l’occurrence et ce n’est pas un hasard, comme une agression sexuelle réelle, destructrice, dont elle dira ne s’être jamais remise.
Le film culte post 1968, est un cas d’école qui permet de répondre à cette question que l’on pourrait formuler ainsi…La création autorise-t-elle tous les excès ? L’affaire Bernardo Bertolucci/Marlon Brando/Maria Schneider était déjà connue mais était restée plus ou moins enterrée. En 2013, le cinéaste Bernardo Bertolucci, alors âgé de 73 ans, dans un entretien à l’occasion d’un hommage organisé par la cinémathèque française à Paris, revient sur les conditions du tournage de son oeuvre qui déclencha la polémique ou l’adulation en France et ailleurs, sorti dans la foulée de la révolution sexuelle de mai 1968, le film obtint deux nominations aux Oscars et aux Golden Globes pour le réalisateur et pour Marlon Brando d’un côté, mais aussi une pluie d’interdictions aux mineurs de l’autre. Passée inaperçue en 2013, partie des Etats-Unis via l’édition américaine du magazine Elle, la vidéo de ces « confessions », dépourvues de remords, buzzait fin 2016. Sans doute pas par hasard cette année là alors que les violences faites aux femmes n’avaient jamais autant clivé les sexes, au moment même où un homme qui revendique l’agression sexuelle comme forme de drague ou de séduction, Donald Trump, entrait à la Maison Blanche. Et alors qu’une autre star d’Hollywood, David Hamilton se suicidait le 26 novembre 2016, accusé par ses anciennes modèles, adolescentes au moment des faits, d’avoir été violées et/ou agressées par le photographe/réalisateur. Le dernier Tango à Paris doit sa renommée et un culte toujours renouvelé jusqu’aujourd’hui, à la conjonction de plusieurs éléments, une mise en scène brillantissime, un acteur au sommet de son talent, un sujet qui collait à l’époque entre dépression, sexe, et interrogation sur la masculinité et des scènes crues de rapports sexuels dont…un viol par sodomie, mené à l’aide d’une plaquette de beurre, d’un quadragénaire sur une très jeune femme d’à peine 20 ans. Une scène qui la détruira, dira la comédienne Maria Schneider, bien avant les aveux du réalisateur sur la façon dont elle fut pensée et tournée. Dans cette vidéo, le cinéaste déclinant explique que c’est Marlon Brando qui en a eu l’idée…La séquence du beurre est une idée que j’ai eue avec Marlon le matin même où elle devait être tournée. Je reconnais que ce fut horrible pour Maria parce que je ne lui en ai pas parlé. Parce que je voulais sa réaction de fille, pas celle d’une actrice. Je voulais capter sa réaction de fille humiliée, par exemple lorsqu’elle hurlait ‘non, non ! Et je pense qu’elle nous a haï moi et Marlon Brando parce que nous ne lui avons rien dit de cette séquence, de ce détail, l’utilisation du beurre comme lubrifiant. Je me sens très coupable de ça. Je me sens coupable. Pour faire des films, quelquefois, pour obtenir quelque chose, je pense que vous devez être totalement libre. Je ne voulais pas que Maria ‘joue’ l’humiliation, la rage, je voulais qu’elle ressente l’humiliation et la rage. Et elle m’a haï toute sa vie pour cela.
Cette façon de concevoir la liberté de création, aux dépens de personnes réelles, ne semble plus pouvoir passer. Des comédiens, femmes et hommes, ont manifesté aussitôt leur dégoût d’un tel parti pris. La très engagée pour la cause des femmes Jessica Chastain, magnifique dans « Zero Dark Thirty », a lancé via twitter à « tous ceux qui aiment ce film, rappelez vous que vous regardez une fille de 19 ans se faire violer par un vieil homme de 48 ans. Le metteur en scène a tout planifié. Ca me donne envie de vomir. » Chris Evans, autrement dit « Captain America », lui répond en écho…« Je ne verrai plus jamais ce film de la même manière. C’est au delà du dégoûtant. Je me sens très en colère. » Ces deux hommes, l’acteur adulé d’un Tramway nommé désir au Parrain, et le réalisateur oscarisé et couronné à Cannes furent-ils conscients d’avoir détruit une vie ? Bernardo Bertolucci pourrait-il citer une seule scène où un tel traitement est infligé à un comédien, un homme, au nom de la liberté de création ? Maria Schneider mourut prématurément à l’âge de 58 ans, en 2011, emportée par un cancer, au terme d’une existence marquée par l’usage de drogues dures, et une courte carrière brutalement interrompue après le Dernier tango à Paris. Sa disparition, ou plutôt son annonce par la presse, fut à son tour l’objet d’une polémique, le quotidien Libération ayant choisi une photo d’elle alors jeune et le buste nu, prise lors du tournage du Dernier Tango. De ce film, elle avait dit à ce même journal…Je me suis sentie violentée. Oui, mes larmes étaient vraies, j’étais jeune, innocente, je ne comprenais pas ce que je faisais. Aujourd’hui, je refuserais. Tout ce tapage autour de moi m’a déboussolée. Elle avouait alors avoir perdu sept ans de vie entre cocaïne, héroïne et dégoût de soi. Les féministes avaient réagi avec colère au choix de Libération, une façon de perpétuer l’agression subie au temps du Dernier Tango…Maria Schneider, seins nus à la Une de Libération…Mais bien sûr ! Cette actrice connue vient de mourir, à 58 ans seulement, des suites d’une longue maladie. Quel meilleur choix donc que de la déloquer pleine page pour lui faire subir ce dernier « hommage » ? Et les médias de ressortir comme un seul homme la fameuse scène à la plaquette de beurre du Dernier tango à Paris il s’agit du viol par sodomie, commis par Marlon Brando, quadragénaire, sur cette jolie jeune fille de 19 ans, avec la complicité du réalisateur, Bernardo Bertolucci. Jouissez, charognards ! Après les fesses de Simone de Beauvoir dans le Nouvel Obs, les seins de Maria Schneider dans Libé à quand les couilles d’un « grand homme » ? Nous, féministes, en avons assez que les femmes soient ramenées à leur physique, à leur corps traité comme un objet et que la nudité des femmes soit utilisée pour vendre n’importe quoi, exposée à tout propos et à tout moment. Nous ne t’oublions pas, Maria. Vivent les femmes et les hommes féministes ! Dans un journal qui a la réputation de soigner les nécrologies des figures du monde intellectuel ou artistique, cette Une détonne particulièrement lorsqu’on la compare à celle du 3 juillet 2004, consacrée à la mort de Brando. Le rédacteur en chef de Libération, se justifiait, après avoir reconnu que la photo retenue avait provoqué un débat au sein de la rédaction…C’est quand même le film pour lequel elle reste, avec son aura de provocation. Mais on a aussi trouvé cette photo très belle, et joyeuse, et cela change dans une actualité si sombre.
Je me suis sentie violentée. Oui, mes larmes étaient vraies.
Tu t’appelais Maria Schneider par Thomas Messias
Le lent poison du traumatisme…
Cousine de l’actrice du Dernier Tango à Paris, la journaliste et écrivaine Vanessa Schneider raconte comment la vie et le cinéma ont contribué à l’anéantir…Cette scène a été ton fardeau. Toute ta vie, tu as dû supporter les blagues douteuses, les vannes grivoises. Décembre 1972, Le Dernier Tango à Paris sort dans les salles françaises. Le film réalisé par Bernardo Bertolucci décrit la brève relation entre un quadra américain un peu paumé joué par Marlon Brando, alors âgé de 48 ans et une jeune Française qui s’apprête à se marier. Pour incarner cette dernière, Bertolucci jette son dévolu sur Maria Schneider, actrice en herbe, 19 ans à peine…Maria Schneider est morte en 2011, soit près de quarante ans après le tournage du Dernier Tango à Paris. Mourir à 58 ans, c’est tôt, mais ça ne fait pas de vous une légende. Quand River Phoenix ou James Dean sont décédés respectivement à 23 et 24 ans, ils sont immédiatement entrés au panthéon des grands acteurs au destin brisé. Une poignée de films, une disparition tragique, et leur légende était faite. Maria Schneider n’a pas eu cet honneur, parce qu’officiellement, elle a vécu bien plus longtemps. Pourtant, au moins symboliquement, Schneider est morte à 20 ans. Le tournage et la sortie du Dernier Tango…l’ont brisée. Elle n’a plus été ensuite que l’ombre d’elle-même, une actrice vite boudée par les metteurs en scène, de celles que l’on classe au rayon des has-been sans savoir de quoi il retourne en réalité. la journaliste et écrivaine Vanessa Schneider raconte la vie tragique de sa cousine germaine, de dix-sept ans son aînée, dont elle a pu observer le parcours par le petit bout de la lorgnette. Jamais reconnue par son père, l’acteur Daniel Gélin, parce qu’il était marié avec une femme qui n’était pas sa mère, Maria Schneider s’était trouvé des parents de substitution en la personne des parents de Vanessa, dont la maison était toujours ouverte. L’autrice raconte qu’avant sa naissance, l’actrice vivait d’ailleurs chez ses parents. Et que c’est sa propre venue au monde qui a poussé Maria Schneider en dehors de l’appartement familial…À chaque fois que j’entends ce récit, j’ai le sentiment désagréable de t’avoir chassée. Si tu étais restée chez papa et maman, tu serais peut-être passée à côté du malheur.
L’actrice multipliera les allées et venues entre les plateaux de tournage, les lieux parisiens où la fête bat son plein, et le domicile de son oncle et sa tante. Maria Schneider est entrée dans le monde du cinéma presque par hasard. À seize ans, tentant de nouer une vague relation avec un père qui l’a toujours ignorée, elle le suit dans ses virées nocturnes, fait la fête et rencontre du beau monde. Alain Delon finit par l’imposer sur un tournage. Brigitte Bardot la prend ensuite sous son aile et l’héberge. De fil en aiguille, la jeune femme magnétique au physique attirant devient l’objet de convoitise des réalisateurs. Elle obtient son premier grand rôle aux côtés de Marlon Brando dans Le Dernier Tango à Paris. Il lui laissera le souvenir « d’un homme intègre, généreux ». On n’est pas loin du syndrome de Stockholm, tant Brando et Bertolucci semblent avoir été à l’origine de longues années de souffrance. Sur le tournage, Maria Schneider passe beaucoup de temps nue. Beaucoup plus que Brando, qui rechigne à ôter ses vêtements. La grande star habillée et la jeune actrice à poil: un schéma qui n’a hélas rien de bien étonnant. Dès leur première rencontre, Bernardo Bertolucci a demandé à voir ses seins à des fins totalement artistiques, bien entendu…Tu refuses. Ton seul acte de rébellion. Tout te sera imposé par la suite. Vanessa Schneider décrit le tournage du film comme une torture…Plus qu’un marathon, c’est de l’abattage…Maria Schneider se serait sans doute sortie presque indemne d’un tel tournage s’il n’y avait eu la célèbre scène, absente du scénario, dans laquelle Paul (Brando) décide de sodomiser Jeanne (Schneider) sans consentement, utilisant le premier lubrifiant venu du beurre pour faciliter la manœuvre. C’est ce que l’on appelle un viol, le refus de la jeune femme étant clairement exprimé à plusieurs reprises autres temps, autres mœurs ? À l’époque, la scène n’a jamais été décrite comme telle, juste comme du sexe un peu violent. Le sujet n’est même pas là, et il y aurait pourtant beaucoup à en dire. Vanessa Schneider décrit la réalité du tournage, et la façon dont Brando et Bertolucci décident en douce d’ajouter cette scène, qu’ils estiment être une bonne idée. «Les deux hommes se mettent d’accord. Il ne faut rien dire à Maria, surtout ne pas l’alerter, la saisir par surprise.» Les «Non» criés par Jeanne sont aussi ceux de Maria Schneider, violée symboliquement sur ce plateau de tournage par un réalisateur et un acteur simplement ravis d’avoir pu obtenir l’effet voulu. La scène a beau avoir été simulée, elle sera destructrice.
Tu t’appelais Maria Schneider décrit la première projection du film, terrible, et cette sortie de séance au cours de laquelle la quasi intégralité de l’assistance passera devant l’actrice en feignant de ne pas la voir. Trop de gêne. Seule une Jean Seberg usée par la vie s’arrêtera longuement devant elle, la serrant dans ses bras en lui disant de tenir bon. Et puis c’est la sortie officielle du film, les journaux qui en font leurs choux gras, et les réactions des gens. Les blagues à base de beurre. Les insultes et actes de violence dans la rue. Maria Schneider aura beau se réfugier derrière l’humour pendant le reste de sa vie, la fêlure est là, immense et impossible à combler. Boudée par son propre père, humiliée par les artistes en qui elle avait confiance, la voilà sans repères. La suite, Vanessa Schneider l’enrobe dans une chronique familiale légèrement plus globale, mais toujours centrée sur la figure de Maria. Élargissant le cadre pour raconter aussi sa propre enfance aux côtés de parents maoïstes, l’écrivaine parvient à éviter le portrait complaisant, la biographie larmoyante, pour mieux signifier l’instabilité de Maria Schneider, ses longues phases d’absence, sa toxicomanie, son rapport à l’argent…Elle parcourt les villes, de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, traverse les océans, brûle l’argent du film maudit. C’est un livre important parce qu’il rend palpable le lien entre cinéma et destruction. Oui, des actrices peuvent être broyées par des films. Oui, cela doit sans doute être arrivé à des acteurs, aussi. Se relève-t-on de ce genre d’expérience ? La résilience se mesure-t-elle au nombre de films tournés ensuite ? En lisant le livre de Vanessa Schneider, j’a repensé à Caroline Ducey, choisie par Catherine Breillat pour tourner dans Romance aux côtés de Rocco Siffredi. Il y aurait sans doute tout un livre à écrire sur ce tournage-là, et sur ses conséquences. Plus récemment, c’est Abdellatif Kechiche qui fut visé par de nombreuses attaques concernant sa façon de travailler, tant avec l’équipe technique de La Vie d’Adèle qu’avec ses actrices. Il y a dans le récit de Vanessa Schneider une autre idée importante: celle qui consiste à décrire les expériences traumatisantes et les relations toxiques comme des poisons plus ou moins lents. Si Maria Schneider s’était suicidée peu après le tournage, Brando et Bertolucci auraient sans doute été pointés du doigt avant de reprendre tranquillement leurs carrières, parce que l’on ne brise pas la trajectoire d’un homme pour si peu. Mais elle a choisi de vivre. Sur la corde raide, certes, mais de vivre quand même. Et la voilà décrite dans l’imaginaire collectif comme la pauvre fille trop fragile, devenue toxico après avoir mal vécu la scène du beurre.
Maria Schneider a survécu près de quarante ans à ce Dernier Tango. Elle a vécu de belles choses, dont une grande et longue histoire d’amour avec une femme, pudiquement décrite par l’initiale de son prénom. Cela n’empêche pas sa vie d’avoir été foutue en l’air au nom de l’Art avec un grand A, simplement parce que d’autres ont décidé pour elle. C’est un hommage vibrant, sans fard, et en même temps d’une grande tendresse, que Vanessa Schneider rend à sa cousine broyée par le système.
BERTOLUCCI Bernardo
1941 – 2018
50 ANS DE CARRIERE
20 FILMS
5 MAJEURS / Une faute…