1972-Descente infernale !

Quatre Américains de classe moyenne, Ed Gentry, Lewis Medlock, Bobby Trippe et Drew Ballinger décident de consacrer leur week-end à la descente en canöe d’une impétueuse rivière située au nord de la Géorgie. Ils envisagent cette expédition comme un dernier hommage à une nature sauvage et condamnée par la construction d’un futur barrage. Mais les dangers qu’ils affronteront ne proviendront pas uniquement des flots tumultueux de la rivière…

 

 

 

 

LA BALADE SAUVAGE

 

1972. Nixon est élu président des Etats-Unis pour un second mandat, entraînant avec lui un des plus grands scandales politiques. Les terribles images du Viêt Nam inondent les foyers américains, provoquant une rage de l’opinion publique et une perte de confiance envers les institutions. Traversé par de nombreux mouvements sociaux, appuyant les inégalités sociales qui gangrènent le pays qui traverse une période sombre, toujours hantés par le spectre de la Guerre Froide. Le cinéma devient le miroir sinistre d’une époque, et traduit la violence qui gronde dans le pays. Le Nouvel Hollywood voit apparaître une nouvelle génération de réalisateurs, qui brisent la figure du héros américain, et proposent des visions plus pessimistes et désillusionnés de leur pays. Parmi eux se trouve le réalisateur britannique John Boorman, et son Délivrance.

 

Le film commence comme un film d’aventure. Quatre amis de classe moyenne se retrouvent pour une virée en canoë dans les Appalaches, en Caroline du Nord, pour traverser une rivière vouée à disparaître. Trois archétypes de l’américain moyen, bons maris dans des quartiers pavillonnaires, emmenés par Lewis, plus intrépide de la bande et stéréotype du héros américain se rêvant “pionnier”, interprété par Burt Reynolds. Se voulant être les derniers à descendre la rivière, avant que celle-ci ne soit défigurée par la main de l’homme et la construction d’un barrage, le groupe d’amis s’embarque pour ce qui représente l’ultime aventure dans une nature sauvage. Délivrance construit en premier lieu son récit sur le mythe de la frontière…Transcendé par l’idée d’une nature originel, le groupe d’amis se met en tête d’aller conquérir une terre vierge de toute civilisation. Une vision romantique de la nature et du Sud, d’abord confirmée par des paysages sereins, gorgés d’arbres et de lumière, dans laquelle les personnages viennent retrouver l’ultime réminiscence d’une gloire passée. Dès ses premières minutes pourtant, le film d’aventure résonne d’une tonalité étrange, et expose la fracture entre deux mondes. Les citadins, plein d’orgueil, rencontrent une ruralité qu’ils ne soupçonnaient même pas. Au milieu de la rouille et des déchets se trouvent des habitants oubliés de tous. Des “consanguins”, dont les personnages se moquent de bon cœur, les considérant comme des sous-hommes, bêtes et inquiétants. On pourrait penser que la scène de banjo incarne la réconciliation de deux mondes différents, joyeusement emmenés par les notes de musique, qui provoque rire et amusement. Que la musique adoucit les mœurs. Pourtant, la scène agit comme une malédiction lancée sur les quatre personnages. Le banjo devient alors un instrument magique, quasi mystique, dirigé par l’adolescent, plus malin que la “civilisation” veut bien l’entendre. Une punition lancée aux quatre personnages pour avoir profané une terre qui ne leur appartient pas. L’étau se resserre, et les personnages deviennent prisonniers d’une forêt qui s’étend à perte de vue.

 

Le film se transforme en survival désenchanté. Le monstre n’est plus surnaturel, mais est bien réel, la figure du redneck devient un monstre de cinéma, appuyé quelques années plus tard par Massacre à la Tronçonneuse. Chez Boorman, il incarne la profonde angoisse de l’étranger, qui vient désormais de l’intérieur. Symbole autrefois de la “vraie” Amérique, le Sud désormais malade se décompose peu à peu, laissant place à une misère sociale négligée, dont le redneck en est le miroir le plus probant. Boorman attaque délibérément les valeurs américaines. La virilité des héros américain en prend un sérieux coup, Lewis, figure homo-érotique à la virilité exacerbée, devient un fardeau pour ses amis. Sans compter que Délivrance met en scène un viol masculin, tabou ultime du cinéma américain. En écorchant sévèrement l’image du héros, Boorman expose une fragilité des valeurs américaines, qui perdent de leur superbe. La machine à rêve s’effondre, et offre une vision macabre d’une Amérique souillée de l’intérieur. Délivrance est avant tout le récit d’une violence inhérente et inéluctable. Chaque personnage cherche à y résister, voulant à tout prix conserver une part de “civilisation” en eux, pourtant condamnés à succomber au massacre. Un traumatisme de la violence qui hante ses personnages autant qu’il hante le pays, terrifiés par ses institutions en qui ils ne font plus confiance, s’incarnant ici dans la police. Portrait funeste d’une Amérique au bord du gouffre, John Boorman fait bien plus qu’un simple survival, s’identifiant volontiers à toute la tradition du Southern Gothic, avec lequel il partage le même regard désabusé et étrange sur le Sud des Etats-Unis. De la fracture sociale qui sépare le pays en deux, à la violence qui hante le pays, Délivrance parle autant des années 70 que l’Amérique de nos jours.

 

 

 

 

BON A SAVOIR

 

Sam Peckinpah fut le premier à exprimer son désir de le porter à l’écran. Mais c’est John Boorman, tout juste sorti de Leo the last primé pour sa mise en scène à Cannes qui en obtint finalement les droits. Peckinpah a fait mieux que se consoler en s’attelant à la place aux Chiens de paille.

 

 

 

 

Délivrance va changer la carrière de Burt Reynolds, et passe du statut de comédien sympathique série B à superstar avec le rôle de Lewis pour lequel de nombreux acteurs furent envisagés. Gene Hackman le voulait mais éconduit. Charlton Heston renonce à cause de Antoine et Cléopâtre. Henry Fonda, James Stewart, Donald Sutherland et Steve McQueen l’ont décliné. Boorman, lui, avait en tête, Marlon Brando mais Lee Marvin sut trouver les mots pour le convaincre que Brando étaient trop âgés. Et Boorman se reporta donc sur Reynolds et un débutant nommé Ned Beatty, le futur Otis du Superman de Richard Donner.

 

 

 

 

 

Scène qui a marqué profondément les spectateurs de l’époque et l’histoire du cinéma par le viol subi par un de ces quatre potes en ballade par un homme des bois. Une scène qui éparpille façon puzzle le mythe de la nature idyllique où il fait si bon se ressourcer. Et un moment quasi inédit sur grand écran où jusque là les films ne montraient que des agressions sexuelles ciblant des femmes.

 

 

 

 

 

 

 

L’air de banjo qui accompagne Délivrance a donné lieu à une véritable bataille judiciaire. Cette musique a en effet été créée en 1955 par Arthur Smith, en reprenant des riffs du chant patriotique américain Yankee Doodle. Eric Weissberg et Steve Mandell l’ont fait passer à la postérité en la réarrangeant et leur 45 Tours a longtemps squatté le haut des Top des meilleures ventes de l’époque. Ils avaient juste oublié un petit détail, demander son autorisation à Arthur Smith qui leur fit un procès qu’il gagna. John Boorman reçut, lui, en cadeau un disque d’Or qui lui sera volé à son domicile par le gangster irlandais Martin Cahill. Un épisode qu’il racontera dans The General, le biopic qu’il lui consacrera en 1998.

 

 

 

 

Sans star et avec une histoire flirtant plus qu’allègrement avec la violence, Délivrance n’a évidemment pas bénéficié d’un immense budget. Avec deux millions de dollars en tout et pour tout, il a fallu rogner sur chacun des postes. A commencer par le budget assurances réduit à zéro ce qui généra son lot de sueurs froides, notamment à cause d’une blessure aux côtés de Burt Reynolds dans les rapides. Mais au final, tous passèrent entre les gouttes. Et le film rapporta plus de 46 millions de dollars sur le seul continent américain. Un investissement plus que rentable.

 

 

JOHN BORMAN 1933 – 

50 ans de carrière 17 films et 5 à voir.