On annonçait le coming-of-age d’un Steven Spielberg qui quitterait enfin le domaine de la fiction pour ouvrir grand les portes de sa propre enfance dans les années 50-60. C’est chose faite. Et ce projet, que le cinéaste portait en lui depuis une bonne vingtaine d’années, confirme en tout cas quelque chose de plus en plus fréquent chez Spielberg, à savoir une résurgence d’une sorte de retour aux sources du 7ème Art, surtout après son « Pentagon Papers » empreint de l’esprit du thriller parano 70’s, son très cinéphile « Ready Player One » et son étourdissant remake de « West Side Story ». Faut-il donc voir dans ce film clairement autobiographique le point de non-retour pour un cinéaste qui, après avoir trop souvent repoussé les frontières du possible, se saurait de plus en plus atteint par la nostalgie, qui plus est avec déjà presque huit décennies de vie au compteur ? On laissera aux exégètes de Spielberg le soin de se faire leur propre opinion là-dessus nul doute que son film suivant apportera sans doute un nouvel éclairage. En attendant, « The Fabelmans » crée relativement la surprise par une modestie pour le coup assez inhabituelle de la part de celui dont la mise en scène, y compris dans des scènes centrées sur des dialogues ou des observations simples, a toujours su déployer une virtuosité peu commune.
De par la dimension profondément intime et personnelle de cette histoire, à travers laquelle les plus grands connaisseurs de la vie du bonhomme reconnaîtront sans peine des étapes déterminantes de sa carrière de cinéaste, Spielberg a volontairement placé sa mise en scène en retrait, conscient de devoir peaufiner à merveille toute la dimension intime du récit pour que l’émotion puisse affleurer sans effort de la part de la caméra et des cadres. Si virtuosité il y a, elle est à repérer sur le plan narratif, plus précisément dans la façon qu’a Spielberg d’encapsuler son point de vue sur un 7ème Art dont il vante aussi bien la dimension récréative, la portée thérapeutique, la capacité à percer des vérités inavouables et la facilité à (ré)activer la communication entre les êtres. Le film tout entier tient ainsi sur cette quadruple nature, cherchant moins à recourir au pouvoir du cinéma pour transcender une scène du quotidien qu’à l’exploiter en tant qu’outil narratif pour asseoir ce pouvoir qui lui est propre. Il y aurait tant de scènes à citer comme exemples, mais une seule pourrait suffire : quand un enfant prend conscience de la relation adultère qu’entretiennent sa mère et son oncle, sa caméra sert d’abord à enregistrer la preuve de l’événement et ensuite à laisser l’image dire ce que les mots ne peuvent suffire à exprimer comme le fils qui organise une projection à sa mère pour lui montrer le film en question une libération intérieure pour lui, une douleur extérieure pour elle.
Moins film sur le cinéma que méta-film qui explore ce que le cinéma peut offrir et installer (le pire comme le meilleur) au sein des relations humaines, « The Fabelmans » sert ainsi de relais à tout ce qui a motivé Spielberg durant toute sa carrière…Puiser dans la maîtrise toujours plus absolue de notre art préféré le moyen de transcender non pas notre monde mais le regard à poser sur lui. Et les diverses étapes de ce jeune garçon passé de la théorie à la pratique n’en deviennent que plus évocatrices dès lors que sa caméra s’installe dans les enjeux du scénario. Certains sont évidemment connus de la part de ceux qui se sont un tant soit peu intéressés aux débuts de Spielberg, en particulier sa rencontre de quelques minutes avec un immense cinéaste américain (ici joué par un autre immense cinéaste américain vivant !). D’autres le sont moins parce que sans doute trop personnels, mais touchent tout de même à du vécu universel (la perte d’un proche, le divorce familial, l’arrivée au lycée, la découverte de la sexualité, la difficulté à trouver sa place dans la société…) que le teen-movie a déjà pu explorer par le passé et qui saura parler à tout un chacun. C’est là toute la différence avec un grand nombres de cinéastes obsédés par l’autofiction, mais qui, par faute de n’avoir pas su extraire de leur propre existence ce qui serait intéressant pour autrui, se révèlent incapables de parler à qui que ce soit.
Ajoutons à cela une écriture bétonnée de A à Z, ne cessant de croquer des caractères avec le petit détail qui tue (mention spéciale au grand oncle zarbi et à la girlfriend ultra-bigote !) pour ensuite en dévoiler toute la fragilité et l’humanité intrinsèques. À ce titre, on n’est pas près d’oublier cette scène extraordinaire clairement la meilleure du film ! où une énième confrontation avec le grand caïd du lycée remet totalement à plat le ressort caricatural que l’on pensait avoir perçu jusque-là et invite la nuance la plus pure pour aboutir à une équation émotionnelle de tout premier ordre. Joie et amertume jouent donc ici une danse des plus subtiles tout au long d’un récit où la noirceur du monde se veut le corollaire de la candeur de celui qui s’y confronte. Et la force du cinéma, créatrice autant que destructrice, traduit plus que jamais la lucidité de Spielberg vis-à-vis de l’art qui a conditionné son existence et son regard nuancé sur le monde. Au vu de tout cela, comment expliquer du coup que la décharge émotionnelle tant espérée ne soit pas au rendez-vous ? Sans doute en raison de la retenue que l’on évoquait plus haut, de cette simplicité qui rend certaines scènes bouleversantes quand d’autres se contentent d’être utiles à la narration, voire même de cette propension à ne jamais laisser la caméra opérer le geste méta qui viendrait transcender la théorie et la mise en pratique. Pas le film « ultime » de Spielberg (dans tous les sens du terme), donc, mais un opus totalement abouti dans sa modestie, fort d’une justesse constante et d’une virtuosité narrative qui font toute la différence. Voir ainsi Spielberg qui retourne aux sources de son art, c’est un peu comme voir un vieux sage faire exercice de la forme juvénile qui ne l’a jamais quitté et qui, au fond, n’a pas d’âge. C’est simple. Et c’est très beau.
THE FABELMANS
La question du regard sur l’enfance hante une majeure partie de l’œuvre de Steven Spielberg. A la manière d’un fil rouge qui traverserait en filigrane sa riche filmographie, le cinéaste se sera penché à de nombreuses reprises sur le destin de jeunes héros évoluant au sein de cellules familiales en crise avec E.T, Arrête-moi si tu peux… ou devant composer avec un monde adulte plus ou moins hostile comme Empire du Soleil, A.I. Intelligence Artificielle… Des problématiques disséminées pendant plus de 40 années de cinéma et que Spielberg a largement reconnues comme étant intimement liées à son histoire personnelle. Dès lors, l’annonce de The Fabelmans apparait comme une étape évidente dans la carrière du cinéaste à 75 ans, le réalisateur saute le pas de l’auto-fiction et porte directement ses souvenirs de jeunesse sur grand écran.
Comment nait une vocation ? Spielberg donne un élément de réponse dès l’ouverture de son film, dans laquelle Samy double fictif de Steven est emmené au cinéma pour la première fois de son existence. Angoissé avant de pénétrer dans la salle obscure, ses parents tentent de le rassurer, chacun à sa manière…Son père en lui dévoilant l’envers technique de ce qu’il s’apprête à découvrir quand sa mère lui rappelle que ce qui se déroule sur l’écran n’est qu’une belle illusion dont il faut savourer chaque émotion qu’elle procure. Deux manières de voir le cinéma, l’une ne prévalant pas sur l’autre et qui vont résonner au plus profond du jeune garçon. Passé l’électrochoc émotionnel de la projection, Samy va utiliser tous les moyens à sa disposition pour recréer les images et les émotions qui l’ont saisi. En une poignée de séquences et avec un premier degré désarmant, Spielberg parvient à retranscrire la magie du frisson ressenti à la découverte d’un film sur un écran de cinéma.
C’est bien l’amour inconditionnel du réalisateur pour le septième art qui innerve chaque plan de The Fabelmans. D’abord, grâce à un remarquable travail d’écriture. Avec le talent de conteur qui le caractérise si bien, Spielberg accompagné au scénario par Tony Kushner convoque ses souvenirs d’enfance pour en tirer un récit d’apprentissage dans la plus pure tradition hollywoodienne. Passionné par les images et leur pouvoir évocateur, le jeune Samy décide d’y consacrer tout son temps et son énergie. D’un petit film en Super 8 où l’enfant filme ses jouets pour remettre en scène l’accident de train de Sous le plus grand chapiteau du monde, à une production artisanale d’envergure sur la seconde guerre mondiale, le film retrace la naissance évidente d’un cinéaste, animé par la volonté de raconter des histoires. Cette histoire, elle est belle et touchante, mais elle prend une dimension autre lorsque Spielberg s’amuse à placer ici et là des références à ses travaux les plus célèbres. Le cadre d’E.T. ou la scène inaugurale d’Indiana Jones et la dernière croisade sont ainsi discrètement cités au détour d’un plan ou d’une scène, rappelant que chez le réalisateur de Jurassic Park, l’art et la vie se nourrissent mutuellement dans un mouvement perpétuel. De la même façon que l’esprit cartésien et scientifique d’un père et la personnalité fantasque et créative d’une mère forment les deux facettes indissociables de l’artiste en devenir qu’est Sammy/Steven.
Si The Fabelmans offre des pistes de réflexions théoriques passionnantes sur le cinéma de son auteur, celui-ci ne sacrifie pour autant jamais l’émotion, bien au contraire. D’une pureté rare, la mise en scène de Spielberg parvient à toucher l’universel lorsqu’elle s’intéresse au drame familial qui se joue en coulisse de cette success-story. Là encore, c’est de par le cinéma que nait l’émotion, lorsque sur son banc de montage, Samy découvre un terrible secret parental, révélé petit à petit par les images captées par la caméra. Se joue alors une mise en abyme vertigineuse lorsque la symbiose des images, de la musique et du montage produisent le même effet dévastateur sur les personnages et les spectateurs ! Avec The Fabelmans, Steven Spielberg opère un tour de force au sein même de sa monumentale filmographie : celui d’offrir une ode magnifique à tout l’imaginaire qui l’a construit tout en posant un regard tendre et mélancolique sur son œuvre et le cinéma de manière générale. Mais c’est peut-être avant tout cela la plus déchirante des lettres d’amour d’un enfant à ses parents.
L’ÉPICENTRE par Josué Morel
La scène se passe en 1999, sur le plateau du talk-show Inside the Actors Studio. « Votre père était un ingénieur informatique, votre mère une musicienne. Dans Rencontres du troisième type, quand le vaisseau spatial atterrit, comment communiquent les humains et les extraterrestres ? » demande James Lipton à Steven Spielberg, qui sourit. « C’est une excellente question. Vous venez d’y répondre. » Et le présentateur d’achever son raisonnement : « Ils jouent de la musique par l’entremise d’un ordinateur. » Le cinéaste, beau joueur, s’incline avec un petit rire : « J’adorerais pouvoir vous dire que c’était mon intention, que j’avais conscience qu’il s’agissait de ma mère et de mon père… mais je viens seulement de m’en rendre compte en vous écoutant. »
Sans doute Spielberg a-t-il repensé à cet échange lorsqu’il a conçu l’ouverture de The Fabelmans, film qui s’inspire grandement de son enfance son alter ego va jusqu’à porter le prénom hébraïque, Samuel, que lui ont donné ses parents. Le garçonnet se tient pour la première fois devant un cinéma, entouré de son père et de sa mère, dont on ne discerne pas tout de suite les visages, masqués par les contours du cadre ; tels les adultes d’E.T., ils apparaissent comme des silhouettes lacunaires que le regard d’un enfant ne parvient pas encore tout à fait à embrasser. Cette segmentation du plan en deux se prolonge lorsque Burt (Paul Dano) s’agenouille pour se mettre à la hauteur de son fils et dissiper ses craintes (le petit Fabelman appréhende quelque peu de se retrouver dans une grande salle noire où des « géants » sont projetés sur un écran). Il lui explique « comment ça marche » – le principe technique de la projection cinématographique, la persistance rétinienne –, avant que Mitzi (Michelle Williams), dans la même position, fasse tourner l’enfant sur lui-même et cherche à son tour à le rassurer. Cette fois-ci, le ton est moins terre-à-terre : « Les films, mon chéri, sont des rêves que tu n’oublies jamais. » Mais Sammy n’a pas tort de se méfier. Car la séquence avance masquée : si elle met bien en scène une alliance entre la science et l’art comme définition possible du cinéma, elle préfigure aussi une fracture qui sera, pour Sammy, consubstantielle à son rapport aux films. Au regard de l’anecdote sus-citée, il serait tentant de croire que le cinéma, chez Spielberg, trace un trait d’union entre deux pôles distincts mais complémentaires, dont il tirerait son énergie. Autrement dit, la mécanique du cinéma reposerait sur les mêmes fondations que la structure d’une famille, mais d’une famille fonctionnelle, contrairement à celles qui peuplent les films de Spielberg, hantés par l’ombre du divorce.
Or le film raconte exactement l’inverse et s’attelle à révéler le fond secret de son cinéma, un secret si énorme que, comme le cinéaste jusqu’à cette interview de 1999, on n’a pas su (ou voulu ?) le voir avant que The Fabelmans ne vienne nous le mettre sous le nez. Ce n’est pas un hasard si Spielberg entremêle ici la découverte du cinéma et le divorce de ses parents : chez lui, le cinéma, c’est au fond la même chose que le divorce, soit une déchirure irrémédiable. En témoigne une idée simple : l’ellipse qui voit passer le petit enfant émerveillé à son double adolescent, bricolant ses premiers courts, s’accompagne de la disparation du bleu de ses yeux innocents, remplacés par des pupilles marrons dont se dégage une certaine étrangeté que renforce le choix de faire porter à l’acteur, Gabriel LaBelle, des lentilles de contact très apparentes. De son premier contact avec le feu des images, Sammy garde les yeux brûlés. Il comprend très vite que le cinéma est une déflagration, comme l’atteste la reproduction, à l’aide d’un train électrique, du déraillement du train de Sous le plus grand chapiteau du monde, puis cette trouvaille astucieuse lui permettant de rendre plus spectaculaire la fusillade au cœur du western réalisé avec son unité de scouts : Sammy perce la pellicule de coups d’aiguilles afin de strier l’écran de flashs aveuglants. La fameuse lumière spielbergienne dévoile alors sa seconde nature : elle n’est pas seulement la marque d’une épiphanie, mais d’un trou dans la matière. Source à la fois de ravissement et de terreur (l’exemple canonique de l’enlèvement de l’enfant dans Rencontres du troisième type), elle est l’émanation d’une fissure invisible à l’œil nu, d’une dislocation qui constitue le sujet premier du metteur en scène.
Le gouffre et l’horizon…C’est à partir de là qu’on peut commencer à mieux saisir la singularité de ce film solaire et fédérateur mais aussi plus violent qu’il ne le laisse croire la violence déborde d’ailleurs des « films dans le film » du jeune Spielberg, où se succèdent catastrophe ferroviaire, dents arrachées et reconstitution sanglante de la Seconde Guerre mondiale. S’il est moins immédiatement impressionnant que d’autres films récents de Spielberg, à commencer par West Side Story, The Fabelmans se démarque par sa façon d’approcher au plus près de l’épicentre de son cinéma. La brutalité dont il témoigne est cependant presque toujours feutrée, quasi étouffée. Lorsque Burt offre à son fils la table de montage qu’il désirait tant, il s’assoit ainsi, dans une forme de semi-gag relégué au second plan, sur une fausse grenade, un accessoire de cinéma qu’il contemple interloqué et avec une pointe de condescendance, qu’il a cependant l’élégance de manifester parce que Sammy regarde ailleurs. L’ironie du détail ne frappe qu’au deuxième visionnage, une fois que l’on connaît le rôle joué par l’appareil dans la révélation de Sammy, qui entrevoit, en montant un petit film de vacances que lui « commande » justement son père, l’effondrement à venir de sa famille. De manière analogue, le film est jalonné de fragments troublants et de raccords discrètement terribles, voire cruels, qui lézardent la tendresse et la joie des souvenirs, quand bien même Spielberg reconstitue souvent son enfance avec douceur et drôlerie.
La séquence éthérée de la danse de Mitzi, où sourd une affliction muette, est à ce titre doublement bouleversante. Ébloui par le halo des phares, il est facile de passer à côté de ce que dessinent les raccords de regards, trahissant que le spectacle bizarrement joyeux et charnel de Mitzi se destine à un spectateur en particulier, un homme qui n’est pas Burt. La scène est terrassante, tout comme la collure qui suit : le montage entrelace la chaleur mordorée du feu de camp avec la froideur bleutée d’une chambre d’hôpital où agonise la grand-mère maternelle de Sammy, à laquelle s’agrippe Mitzi. En retrait, le jeune Spielberg voit la vie quitter la vieillarde, mais c’est aussi, par un effet de juxtaposition des corps et des scènes, un peu de sa propre mère qu’il regarde mourir, dans une logique causale qui n’est pas sans troubler. À cet endroit, le film révèle sa part vertigineuse…L’autobiographie ne vise pas seulement à raviver la lueur d’une poignée de scènes fondatrices, mais à sonder l’abîme qui les sous-tend, y compris celles qui, à première vue, débordent de félicité. L’exemple le plus éloquent se trouve à la toute fin du film, dans l’épilogue, merveilleux, qui voit Sammy croiser la route d’un John Ford incarné avec malice par David Lynch. Spielberg applique alors le conseil que lui aurait glissé le maître, et ponctue son film d’une coda allègre, d’un petit recadrage heurté qui figure pourtant un sentiment autrement plus profond, rien de moins que la reconfiguration d’un regard qui, enrichi d’un nouvel enseignement, ne voit déjà plus tout à fait exactement le monde comme avant…L’horizon s’ouvre, le ciel apparaît plus grand.
Le reflet impossible…Mais avant d’arriver à ce point où le cinéma, né du chaos, devient aussi l’instrument d’une suture cadrer, monter et projeter reviennent à réordonner le désordre dans lequel se débat Sammy, Spielberg doit embrasser, avec leurs ambivalences et parfois avec un autre point de vue que celui qu’il a adopté par le passé, les épisodes marquants de sa jeunesse. The Fabelmans assume dans les plis de sa mise en scène la part nécessairement fantasmée de certaines séquences, où il est acté que Spielberg n’a pas pu être le témoin de ce qu’il filme. Pour contourner cette impossibilité tout en la montrant, le cinéaste s’en remet à un procédé récurrent : il accède aux trous de son récit familial, ou à sa reprise magnifiée, par le truchement d’un miroir. C’est le cas de la scène où Sammy, en rejouant le déraillement de Sous le plus grand chapiteau réveille ses parents…Spielberg filme d’abord leur reflet arraché au sommeil, avant qu’un rapide panoramique ne capte leurs visages stupéfaits. On retrouve le même procédé dans la scène du bal de promo, où Spielberg filme Logan, un athlète dont Sammy est devenu le souffre-douleur. Dans un premier temps concentré sur son reflet, le bellâtre pivote, accompagné par la caméra, pour diriger son regard vers l’écran où il s’apprête à se voir divinisé ; une expérience qui ne manquera pas de le troubler (et de le désarmer), ce que Sammy n’apprendra qu’après-coup. De nouveau, un renversement se produit, qu’induit le passage du reflet à une captation directe…Le cinéma permet de rejouer un vertige, qui n’est plus toutefois celui du jeune Spielberg, mais des protagonistes de son roman familial. Cette logique, le cinéaste la pousse à son paroxysme dans deux scènes manifestement inventées. La première est celle où Sammy montre à sa mère le petit film qui révèle son affection pour Bennie dans le reflet d’une gifle étrangement abattue sur le dos de l’adolescent et dont, plus loin, une main en ombre chinoise sera comme la trace persistante, Mitzi se glisse, penaude, dans la chambre de l’adolescent, où son fils la confrontera à ce qu’il a vu, mais fera aussi le premier pas vers leur réconciliation. La seconde est plus troublante encore : au moment où les parents se résignent enfin au divorce et l’annoncent à leurs enfants, Sammy, sonné, s’imagine, reflété par le miroir du salon, en train de filmer le moment fatidique. La scène, encadrée d’un petit film Super 8 imaginaire car jamais les Fabelmans ne connaîtront les joies de la grande maison californienne dans laquelle ils devaient emménager, puis d’une séquence où Sammy se remet au montage du court-métrage destiné à son lycée, ne fait pas de mystère sur l’articulation qu’opère Spielberg entre, d’un côté, sa passion, et de l’autre, son traumatisme. Le cinéma, on l’a dit, est chez Spielberg indissociable du divorce. Et comme nombre d’enfants d’un couple divorcé, Sammy nourrit le sentiment infondé qu’il est le responsable de la rupture de ses parents. Son crime aura été d’avoir filmé, un jour en forêt, sa mère dans la profondeur d’un plan, sans percevoir le drame muet qui s’y nouait.
Pour Mitzi…Pour contrer le « déchirement » que Boris (Judd Hirsch), l’oncle de Mitzi, associe à l’art, le cinéma peut néanmoins deux choses, rejouer et réordonner ce qu’il a lui-même chamboulé. L’entreprise est décidément retorse, Spielberg imagine un face-à-face avec sa mère qui n’a pas pu exactement se produire en ces termes (son père, pour préserver son épouse, portera pendant de longues années la responsabilité de leur séparation aux yeux de leurs enfants), pour mieux, dans le même temps, la pardonner et se tenir de son côté. Là où West Side Story était dédié, comme l’indiquait un carton glissé dans le générique, « for Dad », The Fabelmans est un film ouvertement tourné pour sa mère, dont Spielberg compose le portrait composite, et plus complexe que celui du personnage campé par Nathalie Baye dans Arrête-moi si tu peux, autre film de Spielberg qui revenait sur cet épisode de sa jeunesse et dont perlait encore la tristesse d’un fils meurtri et déçu. Si The Fabelmans est un film lumineux en dépit de la violence qu’il exhume, c’est peut-être justement parce que Spielberg, en cinéaste chevronné et apaisé, peut désormais approcher ce tourbillon intime d’une main ferme, sans sacrifier la précision de son geste à l’appel d’un élan trop réconciliateur ou d’une amertume mal digérée. Il peut regarder sa mère de nouveau vivante mais déjà spectralisée, avec à la fois le recul du vieil homme et l’amour de l’enfant aimant. C’est aussi cela, le cinéma, pour Spielberg, convoquer les fantômes pour leur dire, une ultime fois, l’amour qu’on leur porte.
Le trou noir d’Œdipe
De quoi The Fabelmans est-il le film ? La grande fable du génie précoce du cinéma adoubé par le maître John Ford est une fable amoindrie sur ce que peut le cinéma, le plus grand chapiteau du monde, rabattue dans la lorgnette du nombril d’Œdipe. Le cinéma de Steven Spielberg est deux fois révisionniste. On y révise en premier de la classe les grands classiques pour une révision à la baisse de leurs forces critiques. La démiurgie n’est plus disposée à l’ouverture d’un horizon (c’est pourtant la leçon fordienne), mais vouée à sa révision réductrice dans l’espace de la maison (c’est sa révision spielbergienne, sa domestication en miniature). La réduction a pour dernier trou celui, régressif, d’une analité dont le triomphe a sonné avec E.T. (1982), l’étron spécial avec pour poster une Lune publicitaire et pour étoile du berger une blague qui dit la vérité (l’E.T., d’où vient-il ? D’Uranus bien entendu !).
La révision aura connu un intolérable point de non retour, avec La Liste de Schindler (1993). Le grand spectacle s’y ingénie à accourcir le judéocide nazi en une histoire de sauvetage, de justes et de douches qui ne tuent pas et dont l’aboutissement est la fondation d’Israël en nouvelle maison des Juifs. La judéité avait déjà ce pouvoir de faire jaillir de l’Arche d’alliance les fantômes cartoonesques réduisant en bouillie les nazis. C’était en 1981 dans le premier film d’Indiana Jones, l’André Malraux des lecteurs du journal de Mickey que nous avons été en rêvant alors de devenir archéologue. Le pilleur de tombes qui en « sauve » le trésor n’hésite jamais à en dévaster le site, pourtant aussi précieux sur le plan archéologique. Mais l’aventure n’a pas d’égard pour ce genre de précautions. C’est d’ailleurs, peu ou prou, la même chose avec un autre ami de notre enfance, Tintin, qui, dans le film d’animation que lui a consacré Spielberg et a contrario des aventures originales de Hergé, vire en gamin puéril dont le plaisir immense et régressif consiste à tout dévaster autour de lui, comme un Attila de bac à sable (Les Aventures de Tintin : Le Secret de La Licorne, 2011). On sous-estime que, dans le titre original du premier Indiana Jones, les « Raiders of the Lost Ark » sont les agents d’un raid sur l’arche perdue du cinéma. Plus tard, l’archéologue au lasso et look de Charlton Heston dans Sous le plus grand chapiteau du monde (1952) de Cecil B DeMille, premier doudou, se confronte au Graal pour se réconcilier avec son père (Indiana Jones et la Dernière Croisade, 1989), avant de refuser à son fils le chapeau consacrant l’autorité de qui le porte telle une couronne (Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, 2008). Les soucoupes volantes se seront à cette occasion invitées encore une fois à la fête, on ne se refait pas. On ne s’en débarrasse pas comme cela dès lors que les ovnis participent aussi à la métonymie des élections royales et des têtes couronnées (Rencontres du troisième type, 1977).
Réviser c’est donc pour Steven Spielberg tout passer à la moulinette du grand spectacle à l’ère informatique. Le blockbuster fait exploser le quartier (c’est le sens même du terme) et ses ruines faramineuses ont pour destination finale la vitrine des produits dérivés, les programmes télévisés, les jeux vidéo et la collection monomaniaque des jouets. Le retour à la maison est un royaume des fils, des pères et des transmissions unilatérales parce que chacun doit rester à sa place. Alors, imaginez un peu, si maman jouit avec le meilleur ami de papa en cachette, comme dans The Fabelmans, c’est une catastrophe. Une apocalypse. C’est la tornade qui fait d’abord l’émerveillement des enfants, avant de valoir comme éclair et signe annonciateur de futures invasions martiennes (La Guerre des mondes, 2005). The Fabelmans est un film révisionniste et le plus terrible est que la révision a pour objet l’enfance de Steven Spielberg elle-même. L’autoportrait révisé au miroir flatteur de la fiction est un conte moral dédié à ceux qui ne sont jamais aussi bien servis que par eux-mêmes. Le film raconte en effet comment tout aura toujours réussi à son auteur, entre un père qui est un pionnier de l’âge de l’ordinateur et une mère qui aurait dû être un avatar féminin d’Arthur Rubinstein. C’est la fable des héritiers qui doivent justifier de leur héritage en le lestant de douleurs, allant jusqu’à 5.000 ans d’histoire d’une judéité revancharde quand le film amateur de la fête de relâche du lycée est un exercice vachard où la glace à la vanille devient de la fiente souillant le visage de bêtes blondes et antisémites comme revenues des Dieux du stade. Impossible de ne pas penser à Jaws : sur la plage de sable fin, rôde un requin, un monstre de matière grise qui s’apprête à engloutir les rires sous une vague de panique. Impossible aussi de ne pas songer à la fin des Aventuriers de l’Arche perdue : le film amateur c’est l’Arche d’alliance dont la lumière s’abat sur la tête des vilains. Un cinéaste de 76 ans a encore des comptes à régler avec les gros bras du lycée. Mais le ressentiment a connu pour foyer originel les parents et les comptes se doivent d’être apurés.
Pour Serge Daney, la cinéphilie est une histoire d’orphelins têtus et de familles choisies. On ajoutera que c’est aussi une histoire d’adoptions et de parentés d’élection. Il y a eu un anti-familialisme radical de la cinéphilie. La cinéphilie a été une contre-culture qui a fait un bout de chemin avec l’hypothèse d’une contre-société (le communisme), avant de se séparer quand les années 70 (la décennie du gauchisme finissant) ont mué en années 80 (la décennie de la publicité triomphante). Les cinéphiles qui cherchent dans les images les bons plans qui pourraient réarmer le bon vieux couple œdipien de papa-maman sont vraiment les nenfants légitimes de Steven Spielberg. Avec Steven Spielberg, s’impose un tournant dont on n’a pas fini de mesurer les effets : la cinéphilie n’est plus une contre-culture critique, mais l’objet d’une normalisation culturelle qui a deux conditions, l’infantilisation du public et la famille refondée contre ses critiques. Il faut revoir à cette aune 1941 (1979) qui est son grand bide commercial, le Pearl Harbour qui a bien failli lui bousiller sa carrière, pour saisir ce que son auteur aura retenu de cet échec : 1941 est son seul vrai film des années 70, sardonique comme du Mel Brooks ou du Monty Python, ironique jusqu’à l’auto-parodie. L’erreur ne se reproduira plus. On ne révise pas l’Histoire en moquant indûment ses leçons. Alors est apparu le conservateur pieux des mémoires sacrées qui préfèrent aux violences historiques qui font mal des larmes consolatoires. Des eaux lustrales qui coulent en abondance pour tout nettoyer, jusque dans les douches d’Auschwitz-Birkenau en lieu et place du Zyklon-B (La Liste de Schindler).
Sammy Fabelman donne au fond raison à son Gepetto qui se reconnaît en sa marionnette parce qu’il a encore une fois l’opportunité de retomber en enfance, avec en poche l’ultime doudou qu’est le syndrome de Peter Pan. Moyennant quoi, la puérilité est le crochet revanchard du Capitaine Spielberg (Hook, 1991). Mais, cette fois-ci, dans The Fabelmans, Neverland c’est l’enfance même de Spielberg retraduite en spectacle spielbergien, le lieu d’un trauma (maman jouit sans papa et moi le fils le sais avant lui) et de sa réparation (la jouissance est la matière primordiale du spectacle et son cadrage, le scénario de sa domestication accordant à papa un pardon longtemps retardé). Parmi tous les enfants spielbergiens, on reconnaîtra sans peine Damien Chazelle, l’élève qui a retenu de son maître l’idée que le spectacle est ce monstre qui s’attrape au lasso du sublime dont l’analité est le fondement. La jouissance est sale, souterraine, hystérique ; sa sublimation, l’écran humecté de larmes pop et consensuelles. Univoque en étant purgée de ses antagonismes, l’histoire du cinéma aboutit en digest sous hégémonie hollywoodienne. Sammy, lui, a les yeux grands ouverts. Affublé d’affreuses lentilles vertes, l’acteur Gabriel LaBelle a le regard qui tue, déjà en ne retenant des films vus que des séquences expurgées de leurs figures (Sous le plus grand chapiteau du monde) ou réduites à des archétypes (L’Homme qui tua Liberty Valance). Un raccord de The Fabelmans claque comme le lasso : Sammy enfant porte une petite caméra ; adolescent c’est un scorpion qu’il tient entre les doigts. Sammy possède un grand pouvoir, celui de piquer au vif la vérité, des amours secrètes de sa mère à la vulnérabilité de la brute épaisse du lycée. C’est un gagne-tout qui remporte même l’Oscar du trauma enfantin dès lors qu’il récompense la résorption du cinéma en règlement narcissique des conflits scolaires et domestiques. Les nenfants de Peter Pan le saluent bien bas aujourd’hui d’avoir su tirer du cinéma un moyen spectaculaire de faire papan cucul. La dithyrambe est une gerbe offerte au premier des premiers de cordée, on patauge en pleine macronie. Avec The Fabelmans, Steven Spielberg raconte son secret de polichinelle et tout indique qu’il cherche à signer son chef-d’œuvre autant que son film le plus intime qui reviendrait sur ce qui a fait de lui le cinéaste le plus populaire au monde. Mais est-il ici sincère et lucide à la fois ? Ou bien assume-t-il le fait d’être un fabulateur ? Deux séquences de The Fabelmans, toutes deux liées à ce complexe d’Oedipe lourdingue que nous décrivons dans ce texte, en disent long sur un cinéaste double-révisionniste adepte du lissage.
La première scène se déroule au moment où Sam monte le film de camping. Il découvre que sa mère est amoureuse de Bennie et tire deux films, un pour le repas familial, un second cruellement destiné à sa mère. Il ne faudrait pas voir ici une référence à l’adage « un film personnel, un film pour les studios » car ce qui frappe d’abord est le dégoût que provoque la découverte de ce réel. Choqué, Sam refuse de voir ce que le cinéma, ce médium qu’il aime tant et dont il veut en faire un métier, lui a révélé. À ce moment précis, c’est comme si Steven Spielberg choisissait définitivement sa voie en refusant de faire des films qui s’encombrent de trop de réel au profit d’un cinéma lisse et divertissant principalement travaillé par le conflit oedipien et l’échec des relations parentales. Autrement dit, les films de Spielberg auront toujours quelque chose à voir, de près ou de loin, avec un sentiment d’abandon et il faudra autant que possible éviter de heurter les gens lorsqu’ils se rendront dans une salle de cinéma. Bien sûr, il signera des films plus sombres (ses meilleurs d’ailleurs), mais il sera un fabulateur-artificier, le père-responsable du blockbuster et le nigaud irresponsable d’un des films les plus insensés qui soit, La Liste de Schindler. La seconde séquence édifiante est celle de la mère qui danse durant les vacances en camping. Bennie demande à Sam de filmer ce moment sauf que le garçon affirme « qu’il n’ya pas assez de lumière ». Les phares de la voiture sont alors allumés et Sam commence à filmer cette scène centrale de The Fabelmans. Celle-ci montre que sans lumière(s), Spielberg ne saurait pas filmer. C’est logique puisque sans lumière, il serait difficile de distinguer quelque chose à l’image, mais est-ce que tout ce qui est sombre et non-éclairé doit rester hors-champ ? Voici bien une profession de foi : si rien ne peut briller dans la lumière alors tout est voué à rester dans l’ombre. Spielberg filmera peu l’ombre et c’est ce qui constituera justement les meilleurs moments de son cinéma. Spielberg est un cinéaste de la lumière (elle irrigue tous ses films, bien sûr) et des lumières (celles des OVNIS, etc). Le réel et l’ombre ne sont pas son affaire. Le divertissement et l’enjolivement sont bien plus rassurants.
Hamelin du troisième type (les trous d’enfance du blockbuster)
Préparer dès les années 70 aux sons et lumières de la décennie suivante, c’est à grands renforts de moyens faire l’enchantement des enfants à qui l’on glisse à l’oreille de garder la chambre gentiment. Nous avons été ces enfants, jusqu’à ce que la cinéphilie nous invite à sortir de notre chambre pour les salles obscures qui n’en sont pas l’extension avec effets de boucle rétroactive, mais l’abri d’une promesse que le monde est plus grand que nous, et désirable à ce titre. Le cinéma de Steven Spielberg, souverain d’un Hamelin d’un nouveau genre (le troisième type bien sûr, après les frères Grimm et Jacques Demy), est un monument saturé des ruines d’une enfance confinée. Ready Player One (2018) tient à cet égard de l’aveu : le monde merveilleux de la pop culture a pour réel la bidonvillisation du monde et le processus continue avec le remake de West Side Story (2021). L’espace secret du jeu vidéo est la crypte d’une image gardant le secret de son concepteur éternisé, soit un gosse zombifié par sa consommation solitaire de produits culturels à haute toxicité. Ce gosse, nous l’avons été aussi et la cinéphilie a été une cure de désintoxication qui eu pour pharmacie une cinéphilie de combat. Cette économie de l’addiction, Spielberg avoue y avoir plus que contribué et le YouTube Game en est l’un des récents développements, un espace communautaire pour monades solitaires dont on voudrait croire qu’il n’a rien à voir avec les Alcooliques Anonymes. Le Hamelin du troisième type, patelin et postmoderne, aura réussi à nous reclure dans les quartiers de notre chambre, nous les enfants confinés d’une enfance manufacturée en posters et coffre à jouets.
Il y a une histoire de Carlo Collodi qui, longtemps déjà, nous avait averti de tout cela. Mais le vrai maître de Spielberg, son maître caché qui n’est ni Ford, ni Hitchcock, ni même DeMille mais bien Disney, est le surmoi obscène qui a réduit Pinocchio au petit garçon n’ayant pas d’autre vocation que de faire la joie de son papa. Pinocchio, c’est quand même l’épisode du Pays des Jouets, celui d’une immaturité organisée et plus les enfants sont captifs, plus est rentable leur captivité. Disneyland, mon vieux pays natal (2001) d’Arnaud des Pallières a montré comment ce trésor de récits a été l’objet d’un grand rapt culturel dans les parcs de loisir, ces camps de remplacement. Revoir La Prisonnière du désert dans cette perspective orphique-là (on va en enfer pour y sauver les dragons et princesses de notre enfance), qui est aussi Homère revu par Godard et Lang avant l’heure (le monde s’offre à qui ne rentrera jamais à la maison). Un jour viendra, peut-être, où cessera l’OPA sauvage sur notre enfance. Ce jour-là appartiendra aux colonisés quand ils se soulèveront contre les industries culturelles qui, depuis tellement longtemps, font grand profit à exploiter leur imaginaire pour en épuiser la fertilité. Le nombril d’Œdipe est moins l’ombilic du cinéma que ses limbes. Le blockbuster fait exploser le quartier mais c’est pour y déposer des trous noirs d’enfance. Le Roi pêcheur, cette figure du cycle arthurien qui hante Indiana Jones et la Dernière Croisade et Ready Player One, montre la blessure au flanc d’un souverain de terres vaines qui se refuse cependant à ce que Perceval en assure la relève (Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal). La virtuosité et les grands moments réussis ont nourri la captivité amoureuse, jusqu’à ce que s’évanouissent ensemble le syndrome de Stockholm et celui de Peter Pan, le double crochet du capitaine. Là encore, Steven Spielberg est un cinéaste qui ne ment jamais, d’une incontestable sincérité, quand, à l’entame fracassante de West Side Story, il établit la connivence sororale de la caméra sur grue et de la boule d’un chantier de démolition, le ghetto urbain des ados délinquants en proto-parc à dinos (Jurassic Park, 1993). Il y a un dinosaure dans la dernière séquence de The Fabelmans, c’est John Ford joué avec force par David Lynch. L’adoubement prend la forme d’une leçon donnée avec rudesse. L’horizon est intéressant quand il est filmé en haut ou en bas, jamais au milieu. Le recadrage faussement hésitant du dernier plan, avec Sammy qui part au fond du champ où rayonne déjà sa gloire, ne montre pas que la leçon a été apprise, c’est même tout le contraire. Parce que papa-maman panpan-cucul n’a jamais, mais jamais été l’horizon du cinéaste qui s’apprête alors à tourner Frontière chinoise (1966).
Le père à sa place (pour remettre les choses en place)
Pour Serge Daney, le cinéma est le lieu du père pour autant qu’il manque. Le manque est un vide qui, sans comblement possible, peut dès lors faire place à l’autre, l’arrivée de tous les autres dont je suis l’autre cela s’appelle le monde. Pour Steven Spielberg, le monde a été le lieu du père pour autant qu’il a manqué et le cinéma aura consisté à conjurer le trauma en le remettant à la place qui lui revient de droit. Hitchcock et Ford sont les bœufs de la charrue Disney…Terreurs quotidiennes et épopées mythiques font d’abord lever les yeux, avant le retour à la chambre qui est le lieu d’une domestication des regards. La cinéphilie a été une contre-culture pour décoloniser les imaginaires. Elle est devenue le moyen de la contre-offensive spectaculaire d’un colonialisme dont l’âge remonte quand même aux accords Blum-Byrnes en 1946. Le garçon si doué de The Fabelmans pour accéder à la vérité des autres (la forfaiture de la mère ? Bingo ! La fragilité du gros bras du lycée ? Touché !) est celui qui s’apprête à tourner ses premiers grands succès au box-office, Duel (1971) et Les Dents de la mer (1975), premier blockbuster de l’Histoire. Le premier offre à l’Homme (le héros a Mann pour nom) l’occasion de retrouver son autorité contre la machine impersonnelle qui l’en aura privé (le camion de la modernité castratrice). On ne répétera jamais assez que Le Camion (1977) de Marguerite Duras est le contrechamp salutaire à ce Duel terriblement réactionnaire. Le second soumet son trio masculin au squale chargé de faire le tri sélectif entre le scientifique coincé dans la cage d’un savoir impuissant, le chasseur qui traque la vagina dentata digne de l’avaler et le shérif qui en triomphe afin de pouvoir rentrer chez lui, rechargé dans une autorité que même sa femmes et ses enfants lui avaient un temps disputée.
Le requin (le profond qui revient à la surface) fait suite au semi-remorque (qui tombe dans le trou) pour en naturaliser la machinerie : l’Homme qui revient à sa place est de droit un père qui remet les choses à leur place. Le travelling compensé sur Brody est devenue la signature de l’horreur à conjurer, cette jouissance qui vient du fond en remuant l’écran qui est d’abord le mur de la maison. Quand la jouissance est un trou noir et béant d’hystérie, la fuite est du troisième type, tantôt avec les monticules régressifs préparant aux gros engins de l’espace (Rencontres du troisième type), tantôt avec la critique du contre-terrorisme israélien qui est peut-être un rival mimétique au terrorisme palestinien avant de convenir, quand même, que c’est toujours la faute aux arabes parce qu’ils ont commencé à foutre le bordel (Munich, 2005). Un trou noir et béant d’hystérie, c’est la maman de Sammy dans The Fabelmans. Tout l’accable. Elle enfourne de la pellicule dans ses jupes, est assise sur le trône en manquant de papier-cul, ouvre grand la bouche pour y exhiber le résultat de ses mastications, trompe son mari avec son meilleur ami, danse de manière obscène en laissant deviner sa nudité, déraille après la mort de sa mère, claque les notes de son piano avec ses ongles peints en rouge, gifle son garçon d’une grande claque dans le dos, fait l’acquisition d’un singe qui chie partout en ayant pour nom celui de l’amant, insiste pour dire à son fils qui l’a confondue qu’elle n’a pas commis d’adultère en se redressant avec de la terre souillant son derrière. Michelle Williams qui l’interprète en fait des tonnes. Elle est l’hystérie incarnée et les sœurs de Sammy ne sont pas loin, suivie de près par la copine du lycée dont la foi en Jésus est une foire à libido. L’hystérie marque la profonde misogynie de Steven Spielberg qui y reconnaît pourtant une nécessité quand arrive Boris. L’oncle fantasque de The Fabelmans est cet artiste de cirque qui a eu la virilité d’affronter le tigre en ressemblant au Quint des Dents de la mer. Le fauve est aussi vital au spectacle que son dompteur. Si le père a échoué dans cette tâche, son fils devra en assurer la relève.
Du chapiteau au lit d’enfant (Neverland bordé d’excréments)
Si maman c’est la jouissance, un monstre de frustration, de ressentiment et de libido (Michelle Williams est effrayante, on dirait Pennywise dans Ça), papa c’est celui qui a échoué à s’en faire le maître domestique (Paul Dano, trop poupin pour faire le job). Le cinéma spielbergien est la spectaculaire entreprise d’un tort à réparer, la fable est antique comme les tables de la Loi de Moïse. Il faut sauver le soldat Ryan (1998), c’est-à-dire non pas raconter l’histoire du débarquement de 1944 (ça, c’est ce qu’a fait Jean Grémillon pour de vrai), mais édifier la mémoire du vétéran américain qui les représente tous. Une figure du patriarche, voilà le soldat qu’il faudra toujours sauver. La mère juive, elle, est un gag chez Woody Allen (voir le sketch Le Complot d’Œdipe dans New York Stories en 1989). Chez Spielberg, elle est la matrice originaire d’une jouissance qui aura connu de nombreux avatars, camion, requin, dinosaures, martiens, nazis, staliniens (sans oublier le crocodile de Hook où finit Crochet, faux père de substitution et vraie mère la jouissance Dustin Hoffman est maquillé comme une maquerelle). L’Homme en triomphe, chapeau et lasso en extensions de la caméra offerte par la mère et de la table de montage achetée par le père. Mais Rencontres du troisième type ? Là, papa peut décrocher d’un foyer d’hystérie pour décoller avec ses nouveaux copains à destination d’un nouveau Neverland, par-delà les étoiles (que François Truffaut ait joué dans ce film alors qu’il aura nourri un autre rapport à l’enfance, celui d’une maltraitance irrémédiable, laisse pantois). Pour un autre gamin qui joue aux puissances du faux, la virtuosité sert à fuir le foyer où les taches de vin sont le sang menstruel indiquant par métaphore qu’il n’aura pas été désiré par sa maman (Arrête-moi si tu peux, 2002). Sa maman qui est interprétée par Nathalie Baye, une actrice révélée par François Truffaut, décidément.
Le père (Paul Dano) fait la morale à Sam…
Le cinéma, selon Serge Daney, est donc le lieu du père qui manque à sa place et son vide laisse place au monde, celui d’orphelins têtus et de familles choisies, communautés d’adoptions et parentés d’élection, Moonfleet et La Prisonnière du désert, Rio Bravo et La Nuit du chasseur plutôt que Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille (encore qu’il s’agisse là aussi d’une histoire d’adoption). Quand on repense aux personnages de ces films jalons de la cinéphilie, que voit-on alors ? Ici des enfants obligeant des adultes à l’être pour de vrai, là des adultes ayant besoin d’autres adultes pour résister aux sirènes de l’infantilisation. Le cinéma selon Spielberg est la fable des tables de la Loi brisées par la Mère (c’est le sombre fond du spectacle), avant d’être reconstruites par l’Homme dont l’héroïsme garantit la relève symbolique du Père (c’est sa morale brillant à la surface). On dira que la psychanalyse est sauvage mais tout ici tourne autour du nombril d’Œdipe, le noyau gravitationnel de la foire du trône spielbergienne, ce trou noir par où l’analité aura excrété plus du milliard de dollars. Neverland est le nom du cinéma qui a d’abord réduit le monde à un grand chapiteau en le repliant ensuite dans un lit d’enfant, parfois souillé d’excréments, à gauche chiffonné par les débordements maternels, à droite bordé par l’Homme qui remet le père sa sa place. Si A.I. (2001) est le meilleur film de Steven Spielberg, incontestablement son plus terrifiant, c’est en repliant le bouchon, du monde au quartier et du quartier à la maison, de la maison à la chambre et de la chambre au lit d’enfant, jusqu’à son bord extrême qui est un seuil d’inhumanité : la dernière archive de l’humanité offerte à la curiosité des extraterrestres, c’est la mémoire morte d’un simulacre d’enfant programmé pour guetter le retour de sa maman. Dans 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), HAL 9000 est l’esclave qui se soulève contre ses maîtres ayant projeté en lui le propre de leurs passions refoulées, contrôle et jalousie. Dans A.I. que voulait réaliser Kubrick, David est un mécha gentil, l’intelligence artificielle qui entretient la trahison disneyienne de Pinocchio pour un règne de deux mille ans. Tiens, Serge Daney disait de l’auteur de La Couleur pourpre qu’il tenait de l’intelligence artificielle.
Chez Spielberg, les esclaves sont des Noirs attendant que de gentils Blancs décident pour eux, en trois temps (La Couleur pourpre, 1985 ; Amistad, 1997 ; Lincoln, 2012). Avec The Fabelmans, il n’hésite pas à soumettre sa propre enfance au maître dont il est l’esclave fier, la puérilité spectaculaire qui a pour fondement et excès les frustrations monstrueuses de la mère, et pour résolution messianique le redressement d’un père impuissant. Voilà l’horizon et il n’a rien de fordien. La domestication du cinéma est sa révision en miniature dont le plus petit trou trou est œdipien.
Jeux d’enfants pour monde perdu (le cinéma gaga)
Quand un cinéaste étasunien se retourne sur son enfance, cela donne quoi ? Le grand contre-exemple c’est encore Brian De Palma qui nous l’aura donné, rejouant ad nauseam l’échec autobiographique à faire du cinéma le moyen d’un sauvetage du foyer en faisant vérité de ses excès, l’amor fati poussé jusqu’à se considérer stoïquement en body double d’Alfred Hitchcock. Plus récemment, d’autres ont distribué les cartes autrement : le jeu de vitesses entre le capitalisme de la séduction et la séduction comme anti-production (Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson) ; la réussite promise en assumant sa part de mauvaise conscience (Armageddon Time de James Gray). Pour Steven Spielberg, le spectacle délivre un noyau de vérité biographique toujours bien compris, mais jamais approché d’aussi près qu’avec The Fabelmans, avec sa part monstrueuse (la mère est la matrice de la jouissance d’où surgiront tous les monstres à venir, et le premier d’entre eux aura été son amant joué par Seth Rogen) et sa part conjuratoire (le père est la Loi qui, ébranlée, se doit d’être refondée). Si l’enfant pardonne au père de ne pas l’avoir été assez, il pardonne aussi à la mère ses débordements qui ont été la boîte de Pandore des jouissances nécessaires à faire bander les bannières du barnum. L’enfant organisant la réconciliation avec ses parents, parce qu’il a autant besoin de refonder l’autorité paternelle ébranlée par le désir de la mère qu’il a compris aussi que de ses jouissances à elle pouvaient naître tous les monstres à affronter pour en triompher, fait le cinéma de l’enfoncement du monde dans un trou œdipien, piqûres d’aiguille dans la pellicule ou placard servant à la mère fautive de confessionnal avant d’en sortir, honteuse, à quatre pattes. Depuis, les enfants ont vieilli mais s’ils avaient désiré sortir de la caverne, ils auraient alors sauvé l’enfance des gâteries dont la consommation fait le lit de leur infantilisation. Infantilisme prolongé et sénescence précoce, gâtés et gâteux : cinéma gaga. Autre bon exemple, c’est le Bon Gros Géant, sommet de sénescence haut perchée (Le BGG, 2016).
Qui se souvient de Jeux d’enfants ? Le film est méconnu, c’est pourtant l’un des films les plus exemplaires de Steven Spielberg, issu du très mauvais film à sketchs La Quatrième Dimension (1983). Là encore, on ne nous trompe pas sur la marchandise. Dans ce film qui a valeur de paradigme, un avatar quasi-pur du « magical negro » se rend dans un hospice en offrant à des vieillards le pouvoir de retomber en enfance. Tous acceptent et n’en reviendront pas, à l’exception d’un seul qui le regrettera pour le court restant de ses jours. La puérilité sinon la mort. Il se trouve que l’oncle Ben est interprété par Scatman Crothers qui jouait le cuisinier Hallorann dans Shining (1980) de Stanley Kubrick. Du réfectoire d’un dédale où le délire œdipien est un triangle encastré dans le délire pyramidal des races, à l’enfance retrouvée qui est un hospice pour fantasme raciste, puéril et sénile, il n’y a qu’un pas que d’aucuns ont allégrement franchi en y reconnaissant une même magie digne d’être célébrée(6). Sans voir que HAL et Hal(lorann) sont jumeaux dans l’esclavage, tantôt rouge sur fond noir (la navette spatiale, tombe mobile), tantôt rouge sur fond blanc (l’hôtel, arche immobile). Il est vrai que, chez Spielberg, l’esclavage est une condition noire (La Couleur pourpre) qui ne devient une cause qu’en revenant aux Blancs (Amistad) dont Lincoln est le Moïse.
Les mêmes ont fait leur une sur la disparition de Jean-Marie Straub en consacrant la suivante au nouveau film de Steven Spielberg, sans n’avoir plus rien à craindre de la contradiction. Enterrer un vieux dinosaure autorise sûrement de cesser enfin de culpabiliser dans le bruyant parc à thèmes où l’enfance gâtée prépare aux vieux gâteux, sourds à toute dialectique. Les gagas du Neverland sont les habitants d’un monde perdu.