Les films de procès les plus intéressants sont ceux qui ne se concentrent pas uniquement sur la résolution de la question criminelle centrale, mais qui explorent les personnages, le contexte liés à l’affaire concernée. Autopsie d’un meurtre (difficile d’imaginer que Justine Triet et son compagnon et coscénariste Arthur Harari n’aient pas songé à ce classique d’Otto Preminger au moment de choisir le titre de leur film) ou encore La Vérité de Clouzot ne basent pas leur tension narrative sur un simple qui a fait quoi, ce qu’on cherche à comprendre, à l’occasion d’un procès, mais pour se faire, on doit à moins qu’il existe un faisceau de preuves accablantes considérer un ensemble de choses qui n’ont parfois qu’un rapport lointain, indirect avec les événements ayant eu lieu le jour J. Et ces choses sont bien souvent complexes, ambiguës. Leur analyse laisse donc beaucoup de place à l’appréciation personnelle, à l’interprétation. C’est sans doute pour cette raison qu’une salle de tribunal présente un fort potentiel cinématographique car le cinéma est plus saisissant, plus captivant lorsqu’il interroge et questionne le public, que lorsqu’il lui assène des vérités toutes faites. Le corps de Samuel (Samuel Theis) dans la neige. Chute accidentelle, suicide ou meurtre ? Si le film démarre sur cette question, il en pose bien d’autres ensuite. Dans Anatomie d’une chute qui a obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes 2023, lorsque Sandra (Sandra Hüller) cherche à convaincre son avocat Vincent (Swann Arlaud) qu’elle n’a pas tué son mari, celui-ci lui répond that’s not the point. Précisément, ce n’est pas la question, en tout cas certainement pas l’unique question, y compris pour le spectateur. Car tout est intéressant ici…La chute à laquelle fait référence le titre et qui n’est pas qu’une chute physique, mais métaphorique est au cœur d’une mosaïque complexe, d’un réseau de thématiques et d’événements multiples. Qui était cet homme, qui est cette femme, quelle était leur relation, quelle est leur histoire ?
Le récit n’a de cesse de confronter le spectateur à des interrogations de ce type, auxquelles il n’apporte pas de réponse explicite. Les séquences qui livrent successivement deux éclairages distincts sur un même événement sont d’ailleurs nombreuses. De même, aucun personnage ne peut être résumé en une ou deux phrases, l’ambiguïté est l’un des maîtres mots ici. On aurait tort, cependant, d’y voir une facilité, consistant à ne rien choisir…La fin n’est, à mon sens, pas si ouverte qu’on pourrait le croire ! à ne pas raconter grand chose et à confier au spectateur le soin de combler les vides. Il y a de la matière ici et même une matière riche, complexe. Le couple incarné par Sandra Hüller et Samuel Theis, dont le fonctionnement ou le dysfonctionnement est au cœur de l’histoire, ne correspond pas à un schéma relationnel simpliste. Si toxicité il y a ici, elle prend une forme subtile, loin des oppositions binaires que le cinéma actuel privilégie parfois quand il s’agit de décrire une relation homme-femme. Cette toxicité est aussi liée, en partie, à l’une des particularités du couple central…Ils sont tous les deux écrivains, elle a du succès et lui non et cela créé une tension sans doute fréquente dans ce type de relation et plus largement, le film pointe ici une forme de jalousie et de comparaison vénéneuse qui empoisonne beaucoup de couples, artistes ou non. À cette configuration déjà tortueuse s’ajoute le thème de la culpabilité parentale, exploré à travers l’accident dont le fils a été victime. Autant dire que les thématiques explorées ici sont nombreuses, sans jamais que le récit donne l’impression de s’éparpiller, bien au contraire : la tension et l’unité narratives sont maintenus du début à la fin.
Les comédiens sont tous à la hauteur de la qualité du scénario et des personnages, finement caractérisés, qu’ils interprètent. Quant aux dialogues, ils saisissent par leur précision et leur réalisme…On sent que la réalisatrice a pris conseil auprès de professionnels du droit, même si certains passages du procès ne m’ont pas paru tout à fait conformes à la réalité. Anatomie d’une chute utilise habilement plusieurs éléments inhérents à l’art cinématographique. D’abord, le hors-champ, qu’il s’agisse de la scène même de la chute ou de plusieurs autres événements évoqués au cours du procès, le spectateur est régulièrement renvoyé à quelque chose qu’il n’a pas vue, que la caméra n’a pas enregistrée et que la réalisatrice choisit de ne pas montrer. L’une des scènes les plus marquantes sur ce point est celle où l’enregistrement d’une dispute est passé dans la salle d’audience, on interprète alors les mêmes sons de deux manières, d’abord en étant influencé par l’analyse d’un policier, puis par le récit de Sandra, qui a vécu cette scène. La séquence est l’illustration même de la différence parfois trouble entre analyse factuelle et interprétation personnelle, et de la manière dont notre vision des choses est conditionnée par la façon dont on nous les présente. Ensuite, la notion de subjectivité est ici fondamentale…Lors de certaines scènes, il est en effet difficile de savoir si le point de vue exprimé par la caméra est à peu près objectif, omniscient, ou si l’image correspond au fantasme, au mensonge d’un personnage…C’est frappant dans une scène de témoignage du fils, où sa voix se superpose aux images du souvenir qu’il évoque, à la place de celle de son père ; ce qui créé une ambiguïté. On sort ainsi de la projection avec cette idée que la réalité est souvent, presque toujours à vrai dire, complexe, et que le rôle de l’art est davantage de montrer cette complexité que d’asséner un point de vue simpliste aux contours bien délimités Cette fonction est admirablement bien remplie par Anatomie d’une chute, le meilleur film de sa réalisatrice à ce jour.
Pour son casting Justine Triet a d’abord songé à engager un acteur malvoyant pour interpréter Daniel, avant de renoncer et de choisir
Milo Machado Graner…Remarquable dans le rôle du fils. Le tout jeune comédien a été vu, notamment, dans la série En thérapie.
Sandra Hüller…Actrice allemande déploie une palette de jeu impressionnante est connue en France surtout depuis son rôle dans Toni Erdmann, qui personnellement m’avait laissé froid. Triet l’avait déjà dirigée dans son troisième long métrage, l’intéressant mais un peu inégal Sibyl (2019). Dans Anatomie d’une chute, elle incarne une femme forte, créative, indépendante, dure parfois mais, à mon sens du moins, pas antipathique pour autant.
Swann Arlaud…Un des comédiens français les plus en vue du moment. À titre personnel, je l’ai découvert dans Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore, même s’il avait déjà tourné dans plusieurs films auparavant, dont L’Autre monde, de Gilles Marchand. On peut le voir notamment dans l’excellent Baden Baden de Rachel Lang, ou encore dans la curiosité de Guillaume Nicloux sorti directement en VOD, The End. Comme tous ses partenaires, il joue sa partition à merveille dans Anatomie d’une chute parvenant à être crédible en avocat pénaliste sans tomber dans la théâtralité associée à la profession.
Antoine Reinartz…Campe avec conviction un avocat général tenace, l’acteur a joué entre autres dans l’excellent Alice et le maire, ou encore dans Petite nature sous la direction de Samuel Theis, lequel interprète le mari de Sandra dans Anatomie d’une chute.
À noter également la présence de la musicienne et actrice Jehnny Beth dans le rôle de Marge, une femme censée s’assurer que Daniel ne subit pas de pression de la part de sa mère. Un personnage qui, comme tous les autres, sonne très juste, et qui a l’une des répliques les plus intéressantes du film, lors de la scène où Marge explique la différence entre savoir et décider. Une bien vertigineuse distinction…Le film ne comprend pas de musique originale à proprement parler, mais on y entend deux thèmes très célèbres, joués au piano par le personnage du fils. Asturias, du compositeur espagnol Isaac Albéniz, est une composition de flamenco utilisant une rythmique appelée bulerías. La tension dramatique qui s’en dégage, mais aussi la structure répétitive de la mélodie, à la fois limpide et tortueuse, me semblent bien convenir à Anatomie d’une chute. Quant au Prélude n°4 de Chopin, il est utilisé dans le film pour souligner la relation mère-fils, puisque Sandra et Daniel jouent ensemble ce thème mélancolique au piano. Ces compositions ont toutes deux été utilisées dans la musique pop…Le prélude de Chopin a été repris par Gainsbourg pour le titre Jane B, interprété par la regrettée Jane Birkin, puis il a été, bien plus tard, samplé par Sully Sefil sur le morceau That’s My People de NTM. Asturias a de son côté été utilisé par le guitariste Robbie Krieger pour concevoir le morceau Spanish Caravan, des Doors.
Bertrand Mathieux
Du nez pour les yeux gris…
Tout tribunal a pour visée la dissection, tout procès a pour horizon d’anatomiser. Anatomie d’une chute s’en voudrait la démonstration, disséquant l’objet de l’accusation pour mieux en préserver le fondement. Si le film de procès n’intrigue pas, soumis à la rhétorique d’un match mal engagé par la défense avant d’être remporté au finish pour le plus grand malheur de la victime, qui l’aura surtout été de son ressentiment, intéresse davantage l’antique loi qui en représente la part aveugle. La loi de l’enfant malvoyant qui fait le choix d’un scénario préférant à la vérité des faits la justice des affections asymétrique, différente selon que l’on soit papa ou maman. La balance revient à l’enfant, plus mature que ses parents.
Les deux lois de la gravité…
Le film commence bruyamment, le chambard en préalable au grand chambardement. Sandra est une romancière à succès d’origine allemande qui reçoit une admiratrice dans le chalet alpin que n’en finit pas de retaper Samuel, son compagnon. Maman est en bas qui joue, frivole, au jeu de la séduction, papa est en haut qui ne le supporte pas. La preuve, il met la musique le volume à fond, une reprise du « P.I.M.P. » de 50 Cent par Bacao Rythm & Steel Band qui rend la conversation impossible. Le partage du sensible s’impose d’entrée de jeu comme suit…Un homme invisible est ce dieu mauvais qui, travailleur des hauteurs, empêche qu’en bas des femmes jouissent sans lui. Il est d’autant plus méchant qu’il pousse à la sortie la visiteuse ainsi que son propre fils, Daniel, un garçon malvoyant à la suite d’un accident dont il est responsable, et ce dernier de profiter de la situation qui lui est donnée pour aller faire un tour dehors en compagnie de son chien Snoop, un magnifique Border Collie avec ses yeux bleus perçants.
Quand Daniel rentre de sa balade dans la campagne enneigée, son chien découvre le cadavre de son père. Comme le disait André Bazin en pensant notamment à Citizen Kane (1941) d’Orson Welles, la neige au cinéma contient toujours la promesse d’une souillure. Le dieu mauvais ne l’aura pas été longtemps. La chute est d’abord celle de Samuel, la ruine d’un corps qui jouissait d’une bruyante invisibilité avant de déchoir en finissant sur le carreau, comme cadavre silencieux un macchabée à cinquante centimes, 50 Cent oblige. Samuel ne reparlera plus, à l’exception de deux moments-clés d’Anatomie d’une chute, décisifs en ceci qu’ils influent sur la balance du procès tout en indiquant qu’il y a le droit auquel il faut se rendre malgré sa dureté, mais qu’il y a autre chose, une loi différente. La première exception tient dans la grande scène de procès qui, significativement, rejoue à l’envers les rapports du visible et de l’invisible quand, surgi de dernière minute, un enregistrement sonore fait gronder le partage des torts entre des parents désaccordés qui se révèlent, aussi et surtout, des rivaux en littérature. Le rebondissement habilement scénarisé est prétexte à l’unique flash-back avec une grande scène de crise conjugale, on pourra y aller dans la référence qui s’assume, moins Cassavetes ou Pialat que Bergman. L’essentiel n’est pas là, mais dans le leurre que représente ce grand moment dramatique…L’enregistrement a été réalisé par Samuel dans l’ignorance de Sandra, preuve ultime de sa déloyauté à lui. C’est un très mauvais tour qui se retournera contre la victime quand l’avocat de la défense met l’accent sur son sens de la manipulation, cultivé sur les brisées de l’autofiction. Provoquer la dispute entre eux servirait de pénibles desseins littéraires qu’obscurcissent des rancœurs mal rentrées…Elle est reconnue, Lui l’est beaucoup moins.
Papa qui est en haut en travaillant dur à l’étage est comme le dieu impuissant des gnostiques, le démiurge impotent, incapable de littérature (d’une idée abandonnée, sa compagne en a tiré un succès qu’il a mal digéré) et dont le ressentiment a pour dernière voix de son vivant celle de 50 Cent, la voix spectrale et sourde (la reprise est instrumentale) d’un rappeur qui y va dans le sexisme franco en rappelant son passé de proxénète habitué aux prostituées qui voulaient lui faire les poches. Il en va donc déjà d’une forme de ventriloquie explicitée lors de la seconde exception redonnant un corps à Samuel. C’est un exercice mêlant à la mémoire l’imagination pour Samuel qui se souvient d’une discussion avec son père en voiture. L’élément qui fait sens ici tient à ce que la voix du père est celle de son fils, littéralement. Des blockbusters se sont déjà amusés du procédé, ainsi les deux premiers volets d’Ant-Man, à partir d’une idée soufflée par Edgar Wright qui avait été initialement embauché pour tourner le premier opus. L’explicitation de la ventriloquie dans Anatomie d’une chute organise également une modification : Samuel n’est plus parlé par 50 Cent, mais par son fils qui entend ou croit entendre dans les mots chaleureux de son père calmant son angoisse de perdre son chien un désir suicidaire.
Samuel, ce dieu mauvais et impuissant, aura été jusqu’au bout ventriloqué, le sujet d’une « altervocalité » qui également induit la réduction au silence du père de famille, détenteur traditionnel de la parole pleine et vivante, garant symbolique de la logique patriarcale du signifiant. Samuel est sans voix, le sans-voix du film, ultimement ventriloqué par l’avocat général parlant pour lui et la cause des hommes. C’est l’autre loi de la gravité, la chute d’un corps qui se dédouble en extinction de la voix par effondrement de la cavité intérieure qui la rend possible. C’est depuis cet exercice redoublé de ventriloquie que l’on appréciera le combat de l’avocat général et de l’avocat de la défense. Antoine Reinartz disqualifié par un surjeu qui souligne la jouissance perverse de son personnage versus Swann Arlaud qui la joue modeste et finit par gagner sans forfanterie la partie. Papa est en haut mais c’est depuis les hauteurs que les lois de la gravité sont mortelles. Maman qui est en bas est sur la sellette, surexposée parce que c’est la femme libre que l’on juge, la romancière à succès bisexuelle que chahutent les langues et qui tient à sa voix propre, elle est allemande, converse généralement en anglais mais le tribunal requiert qu’elle parle l’idiome national, c’est pourtant en bas que tout s’est joué, entre les yeux gris de son fils et les yeux bleus de son chien, à l’endroit où il faut avoir du flair, et sentir que dans toute cette affaire le tranchant viendra du nez.
L’horizon indépassable de l’autofiction et du droit…
Ce n’est sûrement pas un grand film mais il est assurément le meilleur de Justine Triet. L’objet de tous les efforts d’une réalisatrice plébiscitée jusqu’à la remise de la Palme d’or, c’est de tenter de répondre en cinéma aux formes contemporaines de l’hystérie qui, on voudrait le redire, ne signifie pas la construction sexiste d’une maladie affligeant exclusivement les porteuses d’un utérus, mais le type de subjectivité valorisé par les derniers développements du capitalisme tardif, celui de la déresponsabilisation et de l’immaturation auxquelles tout le monde peu ou prou participe. L’hystérie qualifie déjà le suractivisme de qui essaie à tout prix de se soustraire à ses responsabilités face à une logique économique tyrannique qui extermine tout le vivant désormais, elle caractérise également celui ou celle qui cherche un maître sur lequel régner et l’ont comprend pourquoi séduit tant aujourd’hui l’hypothèse fasciste. L’hystérique, sa jouissance lui échappe forcément en croyant qu’un maître en détient le savoir. Le processus d’hystérisation accablant les sociétés actuelles prend notamment son appui dans l’inflation médiatique et sa viralité contaminatrice jusqu’à saturation, quand les médias prolifèrent et se disséminent en ego toxicodépendants aux « réseaux sociaux ». Manier l’hystérie est toujours risqué tant elle invite à la complaisance, on l’aura vu avec le tout à fait symptomatique Xavier Dolan, dans ses films autant que dans sa volonté d’arrêter le cinéma par désamour du public. Seule l’hystérie intéresse quand elle épuise ses objets, diversement chez John Cassavetes et Maurice Pialat, Andrzej Zulawski et Rainer Werner Fassbinder, Martin Scorsese et Samuel Fuller. L’hystérie, on s’y vautre en la manipulant complaisamment, quand le n’importe quoi érigé en norme indépassable requiert qu’on en relaie la loi sans y donner forme en cinéma.
L’hystérie d’un couple flanqué d’enfants, déjà est une machine à dépolitiser La Bataille de Solférino, 2013. Une autre machine à flinguer la littérature par le recours masculin et revanchard à l’autofiction, Victoria, 2016. Une troisième à essorer en recourant à l’autofiction encore une fois la modernité cinématographique elle-même…Sibyl, 2019. Anatomie d’une chute est donc le film de la synthèse, qui voit dans l’autofiction, la télévision présente dès La Bataille de Solférino et le droit avec le procès de Victoria les horizons indépassables de nos temps hystériques. On peut le dire sans forcer le constat, ces horizons-là sont d’une étroitesse symptomatique. D’un côté, la vieille télévision inspire la pire rhétorique formelle au cinéma avec zooms intempestifs, balayage au téléobjectif, recadrages faussement maladroits, que des petits trucs. On prend note que la Palme d’or 2023 récompense un film qui singe une télé qui n’a pas bougé depuis les années 80 et l’affaire Grégory. De l’autre, la littérature est une peau de chagrin en se tenant dans le mouchoir de poche de l’autofiction, ce nombril où les ego en féroce demande de reconnaissance artistique se bousculent et rivalisent de mesquinerie. Entre les deux, on retrouve de Victoria le tribunal en scène fétiche, ce théâtre qui n’est en rien immunisé contre l’hystérie, au contraire. Le tribunal s’offre aux experts s’opposant sur les hypothèses, aux témoins qui forcent leurs interprétations en estimant qu’il s’agit de toute la vérité (le psychanalyste est la caricature hystérique de celui qui dit savoir dans l’oubli de Lacan), et à l’avocat général qui s’en croit le roi alors qu’il n’en est que le bouffon.
Tout le monde dit « Moi, la vérité, je parle » en parodiant sans le savoir Lacan. Cette vérité tient encore de la ventriloquie, beaucoup d’hommes qui disent la vérité de Samuel dans Anatomie d’une chute en ne disant pas qu’il s’agit de la leur, la cause des hommes qui se refusent aux nouveaux équilibres sociétaux et qui, parce qu’ils s’y refusent, se voient frappés de déchéance. Plus retors, le film de Justine Triet est toutefois assez proche de The Power of the Dog (2021) de Jane Campion. Les hommes qui regimbent à changer de disque finiront par se viander et disparaître, d’autant plus qu’ils en souffrent. Ce n’est certes pas un grand film de procès parce qu’il ne met pas en procès la forme procès elle-même, bien en-deçà de ses propres références autoproclamées, explicitement Autopsie d’un meurtre (1959) d’Otto Preminger. Il y a même de l’hypocrisie à poser que le procès n’est pas le lieu d’énonciation de la vérité tout en admettant qu’il est une épreuve nécessaire à la publicité des rééquilibrages en cours. Chute accidentelle, meurtre ou suicide, on ne saurait trancher sauf qu’en l’espèce Samuel a été balancé. Le procès est une forme caractéristique de l’hystérie qui, amplifiée par le bruit des médias rassemblés devant le tribunal de Grenoble, constitue la chambre d’écho d’une autre hystérie contemporaine…Si les femmes réussissent, c’est parce qu’elles sont coupables d’une faute commise envers les hommes. C’est pourquoi le procès sera par Sandra gagné deux fois. Il le sera dans l’enceinte du tribunal et les cercles concentriques des médias, il le sera surtout dans la tête de son fils qui, en tant que témoin, découvre l’ampleur du drame familial, jusqu’à même douter un temps de l’innocence de sa mère.
On devra alors se demander pourquoi le procès tient une si grande place dans le cinéma français contemporain, de Saint Omer d’Alice Diop au futur Procès Goldman de Cédric Kahn dans lequel joue d’ailleurs Arthur Harari dans le rôle de l’avocat Georges Kiejman, lui qui est déjà le coscénariste du film de sa compagne en apparaissant dans le rôle d’un chroniqueur littéraire pour la télévision. Son apparition est d’ailleurs facétieuse mais le leurre participe aussi à souffler crûment la vérité. Sandra est bien plus douée que Samuel dans l’autofiction. Il faudrait plutôt dire que l’autofiction a ceci d’hystérisant qu’elle attire comme l’œil du cyclone toutes les autofictions périphériques, tous les récits de soi des hommes qui prennent le parti de Samuel et dont l’avocat général est le représentant, toutes ces histoires qui font la cause commune de l’Homme déchu. Restent l’avocat de la défense, le gars pas plus que sympa et rien à voir avec celui joué par James Stewart chez Otto Preminger, et Daniel qui, pour sa part, est détenteur d’autre chose que le droit.
L’hystérisation est la résultante logique de la publicisation littéraire de la vie privée comme de la judiciarisation des relations. Extimité à tous les étages, comme le gaz. Justine Triet le sait mais elle en joue, y participe en organisant son film comme une pièce de choix à verser au procès en cours. Si les équilibres du couple moderne sont des rapports de pouvoir nécessairement renégociés à la baisse pour des hommes qui, sinon, ne réussiront pas à retomber sur leurs pieds, le rééquilibrage est une question de balance, donc de justice. Et, si elle doit en repasser par le tribunal, la justice se joue en dernière instance dans la tête d’un enfant et tout son corps, c’est-à-dire dans la zone grise de ses sens et son esprit, entre ses mains d’apprenti pianiste, ses oreilles que bouchent ses souvenirs, ses yeux opaques et le flair qu’il partage avec son chien.
La décision, le voile opaque de ses yeux et le siège obscur de son nez…
Anatomie d’une chute dispose dans son jeu biaisé d’un réel joker, c’est l’enfant, c’est Daniel, d’abord joker surprise qui ne l’est pas tant que ça avant de remporter la mise à l’arrachée. Voilà le seul personnage réellement intrigant parce qu’il excède son statut hautement scénarisé de deus ex machina censé faire pencher la balance du bon côté. On avait émis l’hypothèse que, seuls, les enfants étaient épargnés par l’hystérie chez Justine Triet alors même qu’ils en représentent bien malgré eux les enjeux. Dans Sibyl, les enfants sont ceux qui, à la fin, imposent aux adultes hystériques le silence d’une interrogation qui devenait celle du spectateur…Quand les adultes désireront-ils sortir enfin des vains tapages et gaspillages de l’hystérie ? Quand cesseront-ils de s’y vautrer en prétextant la présence d’enfants qui, eux, n’attendent de leurs parents rien qu’un début de responsabilité ? Les enfants s’exposent ainsi dans cette requête de maturité, muette et interloquante. Le nouveau film de Justine Triet fait plus que confirmer cette intuition, elle lui donne une raison d’être dont la morale s’incarne dans un enfant, Daniel très bien interprété par Milo Machado Graner. Ce garçon est un petit être mélancolique qui se replie dans ses exercices pianistiques, les « Asturias (Leyenda) » d’Isaac Albéniz et Chopin, telles les ritournelles le protégeant des rengaines parentales, tandis que ses yeux affaiblis à la suite d’un accident ouvrent sur le drame sa part aveugle. Daniel apprend le piano en solitaire parce qu’il veut se boucher les oreilles des effets du boucan des rivalités narcissiques. Son guide est son chien, Snoop, qui sera pour lui un vecteur moins de vérité que d’interprétation du sens de la situations. Et si ses sens le trompent, qui l’obligent à longtemps balancer entre toutes les hypothèses, vaguant entre souvenir et imagination, c’est parce que lui-même se pose des questions de justice dont l’allégorie revient par tradition à une femme aveugle, avec un bandeau sur les yeux, une balance dans la main gauche et un glaive dans la main droite.
Une fausse piste qu’entretient, avec tellement de roublardise cinéphile, le film est de faire croire que Daniel est le sujet d’une perception faussée rétablie dans le rapport d’un crime et sa vérité offusquée, à la manière des films de Dario Argento, de L’Oiseau au plumage de cristal (1969) à Profondo rosso (1975). L’empirisme n’est pas la voie philosophique adoptée par Daniel pour trancher dans la situation critique, mais l’existentialisme. La femme mandatée par la juge pour l’accompagner durant le procès, et faire écran aux potentielles pressions maternelles, lui fournira une clé quand, en discutant avec lui, elle insiste sur la question de la décision. Si l’intervention de Daniel fait à la fin du film pencher la balance, c’est au nom d’un choix qu’il aura fait et qui est un scénario qu’il aura su imposer à tous, public compris, c’est-à-dire une fiction qui serait autrement constituante que l’hystérie des narcissismes rivalisant dans l’autofiction jusqu’à saturation. Les trois augures sous lesquelles Justine Triet et Arthur Harari ont placé leur histoire, déclarées lors du générique-fin, Jean Racine…On songe à Andromaque d’autant que la mère aime son enfant, Astyanax, qui, durant toute la pièce, demeure invisible, Françoise Sagan la romancière bisexuelle, papesse de l’autofiction qui a aimé un fils malgré la rumeur et le discrédit et Gilles Deleuze dont il faut relire toutes les lignes, précieuses, consacrées dans L’image-mouvement à l’abstraction lyrique, au motif du choix comme choix non d’un terme mais du choix lui-même éclairant les films de Robert Bresson, Carl T. Dreyer, Jacques Tourneur et Josef von Sternberg, est une sainte trinité qui voudrait rétablir la balance à l’encontre du règne tyrannique de la télévision et de l’autofiction. Le drame parental serait ainsi une tragédie dont le règlement tient dans la décision d’un enfant. Il n’y a pas de vérité dont l’objectivité serait purement et simplement factuelle, seulement un conflit d’interprétation et l’enfant le tranche en faveur de son scénario à lui, qui est le suivant : papa est mort et maman est vivante et il faut sauver les deux, la seconde en la sauvant de la prison au bénéfice du doute, le premier en lui accordant le bénéfice du suicide.
On peut le dire encore autrement, d’autant plus qu’Anatomie d’une chute nous en souffle très fort l’idée avec l’anecdote du pillage des inspirations littéraires qui repose sur une histoire de mondes parallèles ou « incompossibles » aurait encore dit Deleuze en songeant à Leibniz…Dans un monde la mère est coupable, dans un autre elle est innocente et si Daniel choisit la seconde alternative, c’est en sauvant son père du meurtre dont il est victime dans le premier univers, suicidé dans son pendant parallèle. L’histoire un peu compliquée reliant le souvenir maternel d’un vomi paternel auquel se seraient mêlés des cachets à celui de son chien, dont Daniel a le souvenir et il en réédite pour l’occasion l’expérience, n’est qu’une astuce biaisant le privilège de la preuve, empirique et juridique. Daniel choisit non l’hypothèse du meurtre qui induirait symboliquement celui de sa mère, mais l’hypothèse du suicide qui les sauverait tous les deux. Le choix de l’enfant est la manifestation d’une maturité qui, partout ailleurs, fait défaut même s’il reste toujours discutable car après tout, Daniel fait le choix de sauver ses deux parents en épargnant à sa mère la peine sanctionnant son éventuelle culpabilité. Surtout, Daniel fait entrer dans la sphère du droit une justice qui lui est antérieure et c’est par ce biais, par l’opaque de son regard que passe la diagonale grise de la décision et de l’indécidable. On en revient pour conclure aux yeux de Daniel et au gris qui les caractérise. Il semblerait en effet que le jeune acteur dispose pour jouer son rôle d’une paire de lentilles grises, celle de gauche étant plus prononcée que celle de droite, autre effet de balance. Ce gris, qui a tant passionné Gilles Deleuze dans son idée de l’abstraction lyrique au cinéma, est le vecteur d’un choix du choix, soit de tous les choix, d’une décision incluant l’indécidable même. Y répond le bleu perçant des yeux de son chien, Snoop qui perd bêtement son nom dans le générique, en ouvrant sur une vie rétive à l’arraisonnement utilitariste par le droit même si Justine Triet s’y est déjà essayée avec Victoria.
On s’amusera en passant à mettre en rapport les yeux gris de Daniel avec les yeux bleus du double adolescent de Steven Spielberg dans The Fabelmans (2022) : dans un cas, le gris est celui de la maturité dans le choix et la décision, le gris de l’enfant sauvant sa mère du pire…Dans un autre, le bleu est la couleur de la facticité des romans d’initiation cachant des règlements de compte moisis par le ressentiment, le bleu du fils haïssant sa mère à l’infini. En fait, les yeux ouvrent moins sur la vérité qu’ils protègent un secret. Ce secret se manifeste ailleurs, par le nez, du flair du chien au garçon qui, lorsqu’il retrouve enfin sa mère une fois clos le procès, fourre le sien dans ses cheveux. C’est à cet endroit et nulle part ailleurs que l’on trouvera le foyer obscur de la décision, l’odeur maternel dont un enfant s’emplit et qui lui fera toujours préférer sa mère à son père, même s’il aime les deux. On pouvait bien essayer de protéger des pressions maternelles, tout s’est déjà toujours joué dans le nez. L’odeur et son secret échappent aux petites phrases de l’autofiction, passent mieux la rampe du plan. Aucune hystérie là-dedans, mais la maturité souveraine et profondément sentie, jusque dans l’indistinction de l’innocence et de la cruauté, d’un amour filial qui, dans le partage des torts et la lutte pour la reconnaissance, prend toujours le risque et le risque est assumé de tomber du côté où il n’a jamais cessé de pencher.