2022-Quinze hommes en folie

Dans La Conférence, l’horreur prend la forme d’un film de procédure, une réunion de quinze hommes, le 20 janvier 1942. Ces quinze hommes sont les dirigeants, ou leurs délégués, du IIIe Reich. Ce jour-là, dans cette belle villa dont l’environnement est décrit par l’un deux comme « calme et tranquille », ils doivent ensemble établir ce qu’ils appellent « la Solution finale » à la « question juive ». Entendre…Eradiquer la population juive des territoires du Reich, et au-delà. Cette conférence est menée par Reinhard Heydrich, général SS et chef de la sûreté de l’État. À ses côtés et sous ses ordres, le chef de la Gestapo Heinrich Müller et son adjoint Adolf Eichmann. Ces trois hommes ont un objectif, asseoir leur autorité vis-à-vis des autres dirigeants présents, et prendre en charge sans contraintes la planification et l’exécution de l’assassinat des 11 millions de Juifs alors recensés en Europe.

 

En face d’eux, ils doivent composer avec les représentants des territoires occupés, la Pologne et les autres pays de l’Est envahis par les armées d’Hitler. Avec, aussi, le représentant du ministère des affaires étrangères, celui du ministère de la Justice, et ceux d’autres ministères encore. Tous ont leur mot à dire…Combien cela va coûter ? Comment cet effort d’extermination peut-il être fait sans affaiblir l’effort de guerre ? En effet, avec les États-Unis et leurs alliés sur le front Ouest et la Russie sur le front Est, les forces nazies sont cernées. Peut-être, sûrement, que ces haut-gradés, docteurs, experts de leur domaine, savent qu’ils ont déjà perdu cette guerre. Mais dans leur folie froide, dans la banalité et le naturel avec laquelle ils portent le Mal, rien ne les arrête. Dans ce groupe, quelques timides voix émettent des réserves. Celle de Friedrich Kritzinger, secrétaire de la chancellerie, qui ne cache qu’avec peine son malaise quant à l’horreur qui se joue. Lui, qui dit admettre que « l’histoire de la race juive s’achève », laisse échapper qu’il souhaiterait simplement que « les Juifs s’évaporent dans l’air ». On le perçoit, grâce soit rendue au jeu de l’acteur Thomas Loibl, qu’il ne supporte pas les calculs des autres participants. Comment faire pour économiser 11 millions de balles de fusil ? Et si la réquisition des biens des Juifs « évacués » finançait directement la Solution finale ? Acquiescement du représentant du ministère de l’économie. Quel moyen le plus « humain » possible pour donner la mort ? « Humain » pour les bourreaux, évidemment, parce que ceux-là reviendront à la vie civile et il faut donc préserver leur santé mentale…Combien de trains ? Combien « d’unités » par wagon à bestiaux ?…

 

 

…Pensé comme une donnée biologique, comme une gangrène qui pourrit le corps que constitue la population allemande aryenne, le peuple juif est aussi une donnée économique. Peut-on se priver de certaines expertises qu’ont développées certains de ces Juifs ? Ne faudrait-il ainsi pas des exemptions pour les ouvriers spécialisés ? Et que fait-on des demi-juifs, ceux qui sont issus d’un mariage mixte ? Un des dialogues les plus durs est sans doute celui où sont évoqués les Juifs de Berlin. Parce que ceux-là vivent dans la ville du pouvoir, parce qu’ils ont des amis, parce qu’ils sont directement visibles, leur « évacuation » pourrait troubler l’ordre public et faire perdre l’adhésion du peuple allemand aux grands projets du Führer. Fiction historique, film de procédure horrifique, La Conférence est mise en scène et interprétée avec sobriété. Jeux de regards pour jeux de pouvoirs. Argumentaires contre argumentaires, questions et réponses. Tourné à la villa Marlier, le film se joue dans quatre décors. La salle de conférence, semblable à n’importe quelle salle où se tiendrait n’importe quel conseil d’administration, une pièce adjacente où ces assassins en costumes trois-pièces vont déjeuner, la façade et la terrasse de la villa. Il n’en faut pas plus, au sens de Matti Geschonneck, pour montrer qu’une grande partie du destin de la population européenne se joue là. La Conférence relate la conférence de Wannsee, événement historique parmi les plus sombres de l’histoire de l’humanité. Ce faisant, ce film de fiction a une grande force documentaire, écrit depuis le compte-rendu établi par Adolf Eichmann. Tout est vrai. À ce titre, le film La Conférence doit être montré, vu, ressenti, commenté, partagé. À ce titre, on lui pardonnera aussi son défaut artistique, son peu d’ambition cinématographique où finalement le sujet lui-même provoque les sensations que les images peinent à transmettre, en dépit de l’application des acteurs et des techniciens.

 

Le choix de montrer l’horreur uniquement par son élaboration bureaucratique était le bon, et potentiellement le plus puissant quand le cinéma s’est déjà beaucoup versé dans sa représentation directe. Il y avait cependant plus à faire, puisque le film n’est pas documentaire, en explorant comment cette assemblée d’horreur pouvait apparaître de manière inédite, et ainsi générer par la sensation, le rappel toujours nécessaire de notre devoir de mémoire.

 

 

 

 

Une Terrifiante histoire vraie… par JM AUBERT

 

Au matin du 20 janvier 1942, une quinzaine de dignitaires du IIIe Reich se retrouvent dans une villa cossue à Wannsee, conviés par Reinhard Heydrich à une mystérieuse conférence. Ils en découvrent le motif à la dernière minute : ces représentants de la Waffen SS ou du Parti, fonctionnaires des différents ministères, émissaires des provinces conquises, apprennent qu’ils devront s’être mis d’accord avant midi sur un plan d’élimination du peuple juif, appelé Solution Finale. Deux heures durant vont alors se succéder débats, manœuvres et jeux de pouvoir, autour de ce qui fera basculer dans la tragédie des millions de destins. Le film est basé sur le procès-verbal hautement confidentiel de la Conférence de Wannsee, établi par Adolf Eichmann. Ce document, qui tient davantage du compte rendu que d’un verbatim, demeure un document de référence sur l’Holocauste. Il n’en reste qu’un seul exemplaire, retrouvé après la fin de la guerre. Selon le réalisateur, l’importance de La conférence est « de faire connaître cet événement inimaginable et révoltant, cette conférence au cours de laquelle a été concerté, planifié et mis en œuvre, avec la plus grande efficacité possible, le meurtre de masse de onze millions de personnes, onze millions de Juifs. » Les séquences extérieures de La conférence ont été tournées sur le lieu d’origine : la villa de la Conférence de Wannsee, qui abrite aujourd’hui un mémorial et un centre éducatif. Cette macabre conférence de Wannsee doit régler « la solution finale de la question juive », les 7 mots de l’enfer, de l’ignominie, de la barbarie. On revoit alors la petite fille au manteau rouge de La liste de Schindler (1993), qui nous a tant fait pleurer. Comme beaucoup de réunions, la question du plan de table est prédominante et hautement stratégique. Sauf qu’ici, l’ordre du jour est glaçant, horrifique et va écrire l’histoire du monde dans le pire de ce qu’elle a pu produire en termes de barbarie. Le scénariste Magnus Vattrodt parlera du « mépris de l’humanité par le langage ».

 

On évoque ici l’élimination biologique de tous les juifs, l’élimination de la race juive en Europe. « Près d’un village appelé Auschwitz »… Rien que les mots suffisent parfois…La mise en scène permet à la caméra de tourner de toutes les façons autour de cette table de l’enfer. Aucune musique, on est dans le vrai, le dur, le froid. Les jeux sont sur les postures, les regards, en fonction de qui prend la parole et de la façon des autres d’écouter, avec cette seule femme présente, fonctionnaire qui prend des notes. Nous sommes dans un huis-clos, ainsi c’est un jeu de multiples plans qui est utilisé pour que le spectateur vive en immersion l’insupportable sensation de participer à cette réunion. Glaçant. Il s’agit donc de régler la question juive. Sauf qu’au départ, les abominables ronds de cuir n’abordent jamais vraiment frontalement la réalité des mots dégueulasses en termes d’extermination de masse, ce qui sous-tend leurs lâches hypocrisies peut-être, leur inhumanité aveugle très certainement. On dirait presque une banale réunion de commerciaux qui chercheraient juste à augmenter les ventes. C’est bien ce qui impacte le plus douloureusement dès les premières minutes de La conférence, ce saisissant contraste entre la tenue d’une réunion dans ses codes les plus anodins avec l’objet de la conférence en question, dans l’expression de la pire pensée criminelle depuis la nuit des temps. « Reste les exécutions mais on manque de balles », sans parler des problèmes d’espace pour les entassements de corps. Ce qui fait froid dans le dos au bas mot est la terrifiante entrée dans des contingences techniques à la mortifère et meurtrière précision…Encore et toujours la petite fille au manteau rouge…Il faut éviter la souillure raciale, et pour justement assurer l’hygiène raciale, il est question de « stérilisation des ½ juifs » plutôt que de déportation. C’est un concours de sadisme dans la rationalisation. Ils vont jusqu’à anticiper les risques d’empathie des trouffions allemands en limitant le nombre d’exécutions par balles grâce à l’utilisation des chambres à gaz. On se situe dans les arrières coulisses bien crades de la solution finale, et la nausée est parfois presque aussi intense que dans De Nuremberg à Nuremberg (1989) ou la retranscription du procès de Klaus Barbie. C’est d’ailleurs parfois presque la limite de l’exercice dans La conférence…Chaque phrase devient vomitive et si le message passe en demeurant ancré dans nos mémoires, et que le point de vue est d’une certaine façon original dans sa barbarie, on a fait finalement rapidement le tour du propos d’ensemble.

 

 

 

 

 

 

 

Il est presque difficile de vanter les mérites des acteurs, tant précisément ils incarnent leurs monstrueux personnages avec authenticité. Philipp Hochmair est un Heydrich grand ordonnateur de la conférence atrocement habité par ce qu’il semble considérer comme une mission divine, historique. Son réalisme dans l’interprétation est autant cinglant que déroutant. C’est l’ensemble du casting qui dans une sorte de diapason de l’abject va réussir la même redoutable performance. La conférence est de ce que l’on n’oublie pas. C’est un point de vue rare et donc précieux dont on sort sonnés, notamment devant un tel déchaînement de violence juste autour d’une table. De ce prisme-là, l’utilité historique comme cinématographique de La conférence est évidente.