“Petite fiancée” du cinéma

Claude Jade, c’est d’abord Christine Darbon, jeune fille sage et gracieuse, un personnage imaginé par François Truffaut, et qui forma avec Antoine Doinel le héros incarné par l’alter ego du cinéaste Jean-Pierre Léaud un des plus célèbres couples du cinéma français. Une romance qui s’étend sur plus de dix ans, puisque le spectateur assiste à la naissance de cet amour dans Baisers volés en 1968, à la vie quotidienne du couple dans Domicile conjugal (1970) et enfin à sa séparation dans L’Amour en Fuite, dernier volet des aventures de Doinel en 1979.

 

 

 

 

 

Claude Jade restera pour l’éternité la sage jeune fille un peu provinciale, un peu trop bien élevée à jupe droite et serre-tête aux contours dessinés par François Truffaut à coups de baisers volés. Truffaut en réalité n’y est pas pour grand-chose. Claude Jade était vraiment cette petite jeune fille de bonne famille dijonnaise. Elle est née sous le patronyme de Claude Marcelle Jorré le 8 octobre 1948 en sa bonne ville de Dijon. Ses parents, Marcel et Marcelle (ça ne s’invente pas) sont tous les deux universitaires, tous les deux enseignants tous les deux protestants. Leur petite Claude, enfant sage, élève studieuse ne leur donne aucun souci, ne génère aucun conflit. Elle est sage, tempérée, obéissante. Non par faiblesse mais plutôt par raisonnement logique. Il lui semble en effet que toute réflexion faite, ce que ses parents lui proposent ou lui imposent est positif pour elle et décrété pour son bien et son avenir. Oui, ils ont raison. IL vaut mieux lire un bon livre que d’écouter en boucle les premiers 45 tous de Cloclo-Sheila-Johnny, Sylvie comme toutes les copines du bahut qui désormais se cultivent à grands coups hebdomadaires de « Salut les copains ». Alors quand la sage mademoiselle Jarré leur demande d’appuyer a demande pour entrer au conservatoire malgré son trop jeune âge, 15 ans, ils vont accepter. Après tout ce que souhaite leur fille, c’est étudier, pas descendre à Sant Tropez en faisant du stop sans soutien-gorge sur la nationale 7.

 

Et puis le conservatoire de Dijon n’a-il pas permis l’envol de la très grande dame du théâtre qu’est alors Edwige Feuillère ? Edwige, reine des élégances et des bonnes manières ? Edwige Feuillère étant née Cunati, Claude choisit elle aussi de se choisir un nom de bataille et devient Claude Jade, le jade étant une pierre porte bonheur et d’une couleur pâle, froide et délicate qui lui va bien. Claude sera reçue au conservatoire sur foi de son interprétation d’un texte de Lafontaine et un autre de Verlaine. Nous sommes toujours dans l’univers « jeune fille » de mademoiselle Jade. Les parents de Claude ont négocié leur autorisation contre la promesse d’études classiques sérieuses et menées conjointement. Ont-ils espéré que leur délicieuse Claude baisserait les bras devant la charge ? Je l’ignore. Mais si c’est le cas, ils en ont été pour leurs frais. Le bac en poche, Claude rafle le premier prix de comédie et se voit autorisée en échange de ses bons et loyaux services de monter tenter sa chance à Paris. Elle avait déjà reçu un petit coup de pouce grâce à un de ses cousins, Guy Jorré qui travaillait sur un téléfilm qui se tournait à Dijon. Claude y avait interprété un petit rôle de jolie grosette belle époque et avait fait excellente impression. Septembre 1966. Claude débarque à Paris. Le ciel est d’un bleu limpide le temps chaud incite aux promenades. Les parcs et les jardins sont encore fleuris. Claude vit-elle ce temps d’été comme un clair présage ? Tout l’été 66 fut froid, humide et venteux. A Paris on avait skié sous la tour Eiffel en janvier. En Septembre on pouvait seulement aérer les petites robes d’été courtes en terrasse. Bientôt de violents orages balaieraient toute cette courte parenthèse enchantée et feraient claquer les gouttes de pluie sur les vitres comme des rafales de mitraillette. Qu’importe. Claude est déjà à l’abri. Même si ces orages déchaînés sont aussi, un présage. Elle continue sa formation de comédienne. Jean-Laurent Cochet, Béatrix Dussane, Mary Marquet, Odette Laure. Rien que du beau monde pour peaufiner encore le savoir et le talent de la petite recrue dijonnaise. Mieux encore, c’est sur leur recommandation que la jeune Claude est engagée plusieurs fois par la télévision dès son arrivée. Moins d’un an plus tard, son destin se bouleverse déjà. Elle joue dans une pièce de Pirandello et la journée elle enregistre les 60 épisodes d’un feuilleton télévisé « Les oiseaux rares » où elle sera la fille d’Anna Gaylor.

 

 

 

 

Un soir dans la salle, il y a François Truffaut en plein casting de son prochain film Baisers volés. C’est la naissance de la légende Claude Jade qu’il convient d’adapter quelque peu à la réalité. Dans les faits, Truffaut veut surtout travailler avec Delphine Seyrig qu’il admire follement mais elle ne peut pas incarner la petite amie d’Antoine Doinel, alias Jean-Pierre Léaud. Elle a beaucoup trop d’allure, beaucoup trop d’abattage pour être crédible en amoureuse de ce personnage freluquet et sans grande consistance. Par contre, cette petite Claude Jade sur scène ferait parfaitement l’affaire. Tellement jeune fille, tellement oie blanche. Il la reçoit et Claude ne le déçoit pas. Elle est vraiment cette petite jeune fille qui lui répond des « oh oui, monsieur Truffaut », « Oh non monsieur Truffaut ». Monsieur Truffaut adore, c’est déjà ce côté innocent et bien élevé qui l’avait séduit chez la jeune Marie Dubois qui rougissait jusqu’aux oreilles quand il lui demandait de dire des gros mots. Il propose le rôle à Claude, elle l’accepte avec joie. La rencontre, comme toujours avec Truffaut se prolonge au lit avec un panneau sur la porte « Je suis très amoureux »…Le temps d’un film.

 

Claude est trop jeune, trop nouvelle pour se méfier des gens de cinéma et de Truffaut en particulier. Il lui promet le mariage, elle y croit. Elle tourne le film littéralement en apesanteur sur nuage rose et fleurs d’oranger. Dans son peu de temps libre, elle choisit sa robe de mariée, choisit ses témoins et tient ses parents au courant des moindres nouveautés qui enchantent sa vie. Truffaut se soucie tellement du mariage que lorsque Claude lui demande s’il a choisi ses témoins puisque la date de la cérémonie est fixée, il lui répond que « bien sûr évidemment ». Il demandera à de vagues connaissances croisées dans des couloirs s’ils sont libres le jour dit. Il n’y aura pas de mariage Claude Jade-François Truffaut. Elle a tourné son film, il a fait le tour de ses nuits, elle ne fait plus partie de ses priorités. Claude Jade a-elle compté pour Truffaut ? Le temps d’un film, assurément, comme toujours. Mais à l’époque il ne se remet pas de la fin brutale de Françoise Dorléac et va déclarer à la presse en gentleman parfait « J’ai divorcé de mon épouse, ce n’est pas pour m’embringuer dans un nouveau ménage. Je veux rentrer chez moi le soir en sachant que personne ne m’attend derrière la porte pour me demander ce que j’ai fait de ma journée et se plaindre de son rôti trop cuit à cause de mon retard ». Qu’on se le tienne pour dit chère Claude. Claude ne fera aucun commentaire. De toute façon que dire ? Elle aura une petite vengeance bien involontaire et dont elle se serait peut-être même bien passée. Le film sort en pleine révolution de Mai 68. Le film est immédiatement conspué par la mouvance révolutionnaire qui le classe avec mépris pami les vieux rossignols ringards de la France à papa au même titre que la chanson de Sheila « Petite fille de Français moyen ». Truffaut fait figure de cinéaste du passé ce qu’il ne peut tolérer même si le film fait un vrai succès et des entrées inattendues pour ne pas dire inespérées. Truffaut va se ruer dans les basques de la mouvance soixante-huitarde avec d’autres suce-semelles de son acabit pour rester toujours parmi les faiseurs d’opinions qui comptent. C’est l’occasion aussi de se montrer toujours au sommet d’une vague que l’on espère encore un peu nouvelle et faire oublier les échecs de Fahrenheit et de La Peau douce. Bref rien de bien glorieux, rien de bien brillant dans le chef de l’enfant chéri de la nouvelle vague qui ne se montrera décidément jamais dans la vie à la hauteur de ses films.

 

 

 

 

Claude Jade est une « nouvelle venue » à l’affiche d’un film qui fait un succès. Elle réussit même à y éclipser Delphine Seyrig pour rester à jamais l’image de Baisers volés comme Brigitte Fossey reste celle de jeux interdits. Truffaut ne se fera pas faute de rappeler à toutes fins utiles qu’elle était sa découverte, qu’on lui devait le surnom de « Petite fiancée du cinéma français » et qu’il avait vu en elle la Danielle Darrieux des débuts alors que Claude la jeune fille rangée est l’antithèse absolue de l’espiègle et exaltée Danielle des débuts. Mais pour le savoir il aurait fallu que Truffaut voie les films de la jeune Danielle ne fusse qu’à la cinémathèque qu’il défendait bec et ongles. Truffaut qui passe toujours pour un grand cinéphile n’a jamais hésiter à faire référence ni même à palabrer sur des films dont il ignorait tout. Quitte à s’émerveiller sur les films de René Clair après les avoir vus alors qu’il les avait napalmisés dans « Les cahiers du cinéma ». Alors voir en Claude Jade une Danielle Darrieux…C’est un peu pousser le bouchon de la bonne volonté de ceux à qui ces baratins s’adressent. Claude Jade ne tiendra pas de rancune officielle à François Truffaut. Elle sait qu’elle fait partie de son œuvre à long terme et que « Baisers volés » est le premier volet d’un triptyque la concernant. Après Baisers volés, elle se doit d’être de Domicile Conjugal et de L’Amour en fuite. Elle tiendra parole.

 

 

 

 

Et en attendant, elle aura fait une rencontre sous l’égide de Truffaut mais qui a posteriori a dû le torturer de jalousie. Celle d’Alfred Hitchcock. Hitchcock qui confie un rôle à Claude dans son film suivant Topaz. Truffaut rêvait de cette rencontre, c’est Claude Jade qui fascine le maître. C’est dur à avaler. D’autant qu’Universal propose un contrat de 7 ans à Claude avant de se rétracter pour cause de difficultés financières. Il n’y aura pas de carrière américaine pour Claude Jade mais elle se consolera volontiers dans le cinéma italien. Plus tard elle tournera même en Russie et au Japon. Claude Jade est une actrice qui s’exporte mais qui exporte surtout l’image de la jeune fille française idéale. Une carrière commencée avec Truffaut, avec Hitchcock fait de Claude Jade une actrice de premier plan sur qui les propositions pleuvent à commencer par celle de Molinaro qui lui offre un nouveau succès de prestige avec Mon oncle Benjamin ce qui fait d’elle la partenaire débordante de charme de Jacques Brel. Claude fait partie du trio de nouvelles vedettes françaises pour aborder les années 70 avec Marthe Keller et Marlène Jobert. C’est une décennie bénie pour Claude Jade qui joue sur trois tableaux…Cinéma, théâtre et télévision. Et c’est elle qui termine les années 70 grande favorite du public grâce au feuilleton « L’île aux 30 cercueils » qui bat des records historiques d’audience et de popularité et dont elle est l’héroïne. Les années 70 c’est également la décennie du bonheur privé pour Claude Jade. Elle a épouse Bernard Coste, un diplomate français qu’elle a rencontré lors d’un voyage au Brésil. C’était le 4 septembre 1972. En 1976 ils sont les heureux parents d’un fils Pierre.

 

 

 

 

Devenue maman, Claude Jade a moins tourné pour être plus présente en famille. Le tournage de « L’île au 30 cercueils » l’a tellement accaparée qu’elle a passé des mois loin de chez elle. Le tournage terminé, Claude est épuisée. Son mari est nommé à Moscou, elle choisit de le suivre et de s’y installer. Si la France la perd de vue, les réalisateurs moscovites voient en son exil l’aubaine de la diriger et ne se font pas faute de la solliciter. Claude Jade devient fort curieusement une vedette du cinéma soviétique. Mais le propre des missions diplomatiques est d’être temporaire. Bernard Coste doit quitter Moscou pour Nicosie et Chypres n’est pas vraiment l’épicentre d’un cinéma florissant. Le couple Coste ne rentre en France qu’en 1985 et Claude a soif de reprendre el cours de sa carrière même si Hitchcock et Truffaut ne sont plus de ce monde. Elle découvre alors plutôt stupéfaite qu’elle est non seulement oubliée mais que son nouvel âge n’intéresse pas les cinéastes. Marlène Jobert laisse tomber le gant, Marthe Keller s’exile, même Girardot, même Jeanne Moreau peinent à poursuivre leur carrière à leur rythme. Claude Jade n’est pas faite, pas préparée à la bagarre pour obtenir des rôles. Elle reprend sa carrière, retrouve des rôles mais c’est désormais une carrière en pente douce…La carrière d’une actrice que l’on aimait bien autrefois, qu’on est contents de retrouver quelques fois, histoire de voir ce qu’elle devient mais…Sans plus.

 

 

 

 

Ce sont les années d’orage après les années de soleil…Et c’est la nuit qui succède aux orages. Claude est diagnostiquée souffrant d’un cancer très rare, celui de la rétine. Claude Jade sera énucléée et devra porter une prothèse oculaire. Pourtant malgré le drame qui l’afflige, elle se tient droite et forte. Chaque soir elle est applaudie à tout rompre. Elle est sur scène avec « Célimène et le cardinal ». Le public la sait souffrante, il l’ignore mourante. Dans son entourage on sait que malgré l’opération, Claude est condamnée. Le dernier soir, la pièce est captée en vidéo. Ce sera tout le monde le sait, la dernière apparition publique de Claude. Elle s’éteint le1décembre 2006. Elle avait 58 ans.

 

François Truffaut trouvait son regard si bleu, si tendre et si profond qu’il lui disait qu’elle pourrait jouer les deux orphelines à elle toute seule. Aurait-il pu imaginer que les grands yeux bleus de Claude seraient sa perte ?

 

par Celine Colassin