2021-Train de vie…

Dans son film, honoré par un Grand Prix au festival de Cannes, le cinéaste finlandais Juho Kuosmanen met en scène avec un humour ravageur un voyage agité en train et la rencontre de deux personnages que tout semble opposer. Embarquement de rigueur pour cette fiction percutante. Le film ferroviaire est un genre en soi du cinéma et de nombreux metteurs en scène, dans les registres les plus divers, ont parfois su tirer le meilleur profit du train comme lieu de leurs dramaturgies. Par exemple, l’inégalable Buster Keaton avec Le mécano de la générale (1926), un monument de la comédie impertinente. Patrice Chéreau avec Ceux qui m’aiment prendront le train (1998), une tragicomédie sur le deuil et le mensonge. Jean Renoir avec La bête humaine (1938), une adaptation de Zola et un chef-d’œuvre du film social. Alfred Hitchcock avec L’inconnu du Nord-Express (1951), un modèle du film de suspense. On en passe…À sa manière, le cinéaste finlandais Juho Kuosmanen s’inscrit dans cette veine recommandable avec Compartiment n°6, un film qui a remporté le Grand Prix lors du dernier festival de Cannes…

 

 

 

 

La merveille qui réveille l’automne   par Olivier De Bruyn

 

Déjà auteur en 2016 du remarqué Olli Mäki sur un champion de boxe pris au piège de son sentimentalisme, Juho Kuosmanen confirme sa singularité dans Compartiment n° 6. Une merveille de film où il ne s’abîme jamais dans le psychologisme et les explications de textes besogneuses pour raconter le mystère d’une rencontre aussi improbable qu’électrique. Avec un sens rare de la suggestion et de la mise en scène, le cinéaste signe une tragicomédie ivre et ferroviaire de haute volée où il examine les états d’âme complexes de ses protagonistes solitaires et l’un comme l’autre fâchés avec l’existence…Compartiment n° 6 évoque avant tout le thème de la rencontre et ses mystères, Laura et Ljoha, sans le savoir, partagent quelque chose de bien plus profond qu’un désir sexuel. Ils sont un peu comme des frères et sœurs d’âme qui se seraient perdus de vue depuis longtemps. J’aime à penser qu’ils partagent les mêmes sentiments non exprimés. Ils ne viennent pas du même milieu, n’ont pas les mêmes références culturelles, mais ils portent finalement un même regard sur l’existence.

 

Entre Laura, cette jeune femme intello en crise de foi existentielle et sentimentale, et Ljoha, ce trublion alcoolo prisonnier de ses névroses et de ses addictions, une relation complice et nécessaire naît peu à peu dans ce train où les voyageurs s’entassent et s’insultent copieusement. Au gré de rencontres de hasard avec d’autres personnages et d’aventures imbibées, les deux antihéros apprendront à se domestiquer et, peut-être, à reconnaître en l’autre une sorte de double. Le cinéaste met en scène cette rencontre capitale avec une inspiration constante et un sens de l’humour qui, selon la formule consacrée mais en l’occurrence justifiée, s’apparente bel et bien à une « politesse du désespoir »…L’humour gratuit et léger au cinéma, c’est agréable, mais pas franchement passionnant. J’éprouve une satisfaction intense lorsque je peux faire rire des gens tristes. Il existe des “âmes sombres” partout dans le monde et elles aussi aiment rire.

 

 

 

 

Au train où vont les choses… par André Lavoie

 

Certaines absences ne trompent pas, dont celle du téléphone cellulaire. Le cinéaste finlandais Juho Kuosmanen nous en libère dans Compartment Number 6, des cabines téléphoniques déglinguées trônant au milieu du paysage, en rien des anomalies. Laura (Seidi Haarla) les cherche parfois comme une naufragée devant une bouée, seul lien qui la rattache à Moscou alors qu’elle amorce un voyage de quelques jours en train vers le Cercle arctique. Animée par la curiosité, la jeune étudiante finlandaise en archéologie rêve de voir de ses propres yeux des pétroglyphes qui font la fierté de Mourmansk, dessins taillés dans la pierre et ancrés depuis l’époque préhistorique. L’escapade s’annonçait merveilleuse puisque Laura devait l’entreprendre avec Irina (Dinara Drukarova), sa professeure, mais surtout son amante, qui n’en est visiblement pas à sa première liaison passagère avec une de ses étudiantes. Mais Laura devra se résoudre à partir en solo, ce qui signifie partager une voiture-lit avec Ljola (Yuriv Borisov), mineur russe lui aussi en route vers Murmansk, à peine remis de la chute de l’empire soviétique à en juger par sa tronche. Devant le délabrement avancé du train et quelques artefacts d’une époque qui nous semble aujourd’hui lointaine (un baladeur, un caméscope, une référence explicite à Titanic, de James Cameron), tout pointe vers la fin des années 1990.

 

L’hostilité de Ljola à l’égard de Laura pousse cette dernière à l’éviter, à supplier une des employées du train à changer de cabine, et à tenter un retour à Moscou en désespoir de cause. Rien de tout cela ne fonctionne, mais ce va-et-vient, ces arrêts prolongés en gare et des échanges de moins en moins acrimonieux vont rapprocher ces deux esseulés, malgré les clivages économiques et culturels. Même la présence d’un charmant compatriote de Laura rencontré par hasard, trop suave pour être honnête, va lui faire comprendre deux ou trois choses sur ce qu’il en coûte de juger les autres trop vite. Juho Kuosmanen s’engage sur les rails d’un genre cinématographique en soi, le train devenant souvent cet espace en marge du temps où des personnages que tout sépare deviennent peu à peu inséparables, pour le meilleur (Before Sunrise de Richard Linklater) ou pour le pire (Strangers on a Train d’Alfred Hitchcock). Au-delà du froid, de la grisaille et des wagons déglingués, Kuosmanen orchestre finement moins l’amorce d’une liaison amoureuse que le début d’une relation fraternelle.

 

 

 

 

Laura finit par poser sur Ljola, jeune homme mal dégrossi moins hypocrite que la faune bigarrée qu’elle a laissée derrière elle à Moscou, un regard attendri. D’abord rebutée par ses manières, encore humiliée d’avoir été bernée par une femme dont elle a cru les promesses, la voyageuse hargneuse finit à la fois par faire contre mauvaise fortune bon cœur (ces pétroglyphes, elle ne reculera devant rien pour les admirer), tout en découvrant que ce voyage éprouvant ne sera pas fait en vain. Même sa rencontre avec la mère de Ljola, qui vit dans un dénuement typiquement postsoviétique, saura réconcilier Laura avec une certaine forme de solidarité féminine. Cette traversée empreinte de mélancolie, fendant lentement l’immensité glaciale de la Russie à une époque où ce pays n’a vraiment pas bonne presse n’a rien d’un banal huis clos sur rails. Car le tandem formé de Seidi Haarla et Yuriy Borisov déploie autant d’énergie contagieuse que de tendresse refoulée en cherchant à s’apprivoiser, entre une cabine sinistre et un personnel qui l’est tout autant. Ils forment le cœur et l’âme de cette balade ombrageuse, Juho Kuosmanen dépeignant avec peu d’artifices un temps dépouillé de technologies bruyantes et accaparantes qui force ces deux passagers à prendre un train, certes, mais d’abord en direction d’eux-mêmes.