2021-Pas le temps…

40 ans, Audrey Diwan a déjà été journaliste à Glamour, directrice éditoriale de Stylist, écrivaine, directrice de collection, scénariste, et enfin, réalisatrice. Jusqu’à ce Lion d’Or remis à l’unanimité à Venise pour L’Événement, son deuxième film, adapté du livre d’Annie Ernaux.

 

 

 

 

UNE WONDER WOMAN…

 

Devant le grand cinéaste coréen Bong Joon-ho (Parasite), président du jury, elle a déclaré…J’ai fait ce film avec colère et désir. Je l’ai fait avec mon ventre, avec mes tripes, avec mon cœur et ma tête. Elle ne se bat pas contre, mais avec les autres, toujours. Son plus grand talent est peut-être celui d’embarquer autour d’elle d’une manière très forte, comme le répètent tous ceux qui l’ont entourée sur le film. Édouard Weil, son producteur, Anamaria Vartolomei, la jeune actrice qui incarne Anne, Marcia Romano, sa co-scénariste, et enfin, Annie Ernaux, bouleversée en voyant son histoire à la projection de L’Événement. Audrey Diwan ?…Une femme très complexe, qui a neuf vies, un mélange subtil de culture européenne et orientale. Une brute de travail à la conscience politique acérée, avec des engagements importants. Lorsqu’elle fait un film, elle part au combat, n’est pas fataliste devant les échecs qui surgissent, trouve un nouveau chemin, ne se démoralise pas et mobilise son équipe derrière elle. Face aux difficultés financières pour monter L’Événement, sont apparues en filigrane des raisons idéologiques. Il est devenu d’autant plus vital de faire ce film explique Édouard Weil. Parce que si le mot avortement n’est jamais prononcé durant le film, il est le maître du temps, celui qui, au péril de sa vie, permettra ou non d’avoir une vie libre, une vie tout court pour l’héroïne qui n’a pas d’autre choix. On est au début des années 1960 en France, l’avortement est clandestin, la souffrance silencieuse, le ventre s’arrondit à peine, dans une solitude angoissante qui étreint le regard d’Anne. Le film dérange parce qu’il ne contourne pas son sujet. La caméra est immersive, le spectateur est en apnée et les séquences sont rythmées par le temps qui s’égrène…Avance dans votre corps, dans les cellules qui prolifèrent. C’est déstabilisant et angoissant dit Annie Ernaux. Pour le producteur, petit-cousin de Simone Veil, la question était brûlante et son engagement total. D’autant que le droit à l’avortement est toujours menacé quelque part dans le monde, un monde qui a acheté le film après sa projection à Venise.

 

Elle est exigeante, brillante et elle en impose ! Anne, c’est un petit soldat, elle part à la guerre, elle ne baisse jamais les yeux, elle est comme un chef de ballet qui fait travailler tout le monde à l’unisson, sous une forme de dictature joyeuse, pendant les scènes plus difficiles, comme celle de l’aiguille à tricoter, elle était très proche de moi sur le plateau, près de la caméra. Elle m’accompagnait au point de pleurer jusqu’à ce que l’ingénieur du son lui dise qu’on l’entendait ! À la recherche de la scène juste…Mais c’est éblouissant ce que fait cette comédienne ! En voyant le film, j’avais un sentiment de dédoublement. C’est une douleur ineffaçable, et d’avoir réussi à la représenter d’une manière qui n’est forcément pas mon propre souvenir, c’est très fort. Elle s’est immergée dans ce que je pouvais ressentir et, à travers le texte, elle a pu diriger la comédienne au plus juste. Une justesse et une fidélité au texte…Dès l’écriture du scénario, il y avait déjà sa mise en scène, ce qui est très rare. Le film a été pensé dans sa forme radicale à la table d’écriture. Et dans son adaptation du livre, Audrey a imposé un minimalisme, un format d’image carrée, une précision et une rigueur qui se rapprochent de l’écriture sans fioriture d’Annie Ernaux. Donc, pas de décor qui date, de peur qu’il n’engloutisse le récit ou que cela devienne un défilé de mode vintage. L’écrivaine avait envoyé à Audrey une phrase de Tchekhov, la veille du tournage…Soyez juste, le reste viendra de surcroît.

 

 

 

 

Entretien avec Audrey DiwanLa réalisatrice française a remporté le Lion d’or 2022 à Venise pour sa formidable adaptation du célèbre récit autobiographique d’Annie Ernaux, L’Événement.

 

Je voudrais commencer par vous parler d’un choix esthétique qui frappe d’emblée dans L’Événement, c’est ce cadre très resserré. Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir ce format 1:37 ? Ce choix avait plusieurs intérêts pour moi. Le premier c’est que je voulais me concentrer sur mon personnage, Anne. Je voulais aussi éviter le coté reconstitution qui m’intéressait moins, or la latéralité amène à poser le regard sur le décor. Quand j’ai lu le livre d’Annie Ernaux, l’une des dimensions qui m’a frappée c’est son suspens insoutenable. Or, j’ai la sensation que ce cadre peut servir ce suspens…Quand il n’y a pas de latéralité, les personnages surgissent à l’image et je me retrouve dans la peau de mon personnage qui est saisi par l’arrivée de quiconque croise sa route. C’est encore plus vrai à mesure que l’on avance dans l’histoire, puisqu’elle ne sait jamais si les gens qu’elle va croiser vont l’aider ou faire de la délation. Au début, la cadre intègre Anne dans le groupe, puis l’isole progressivement. Mon chef opérateur Laurent Tangy et moi avons décidé ensemble que plus on avançait dans son histoire, plus il viendrait se placer dans son dos, afin d’avancer dans la profondeur du champ et d’avancer avec elle vers l’inconnu. Tant et si bien qu’à chaque fois qu’elle pousse une porte, on la pousse avec elle sans savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Il me semble que plus on avance dans le film, plus j’utilise le cadre comme un cadre de pression, un cadre de contrainte. Pour moi c’est un cadre très narratif qui porte le sens du film. Il y a deux choses qui m’intéressaient particulièrement. L’avortement bien sûr, mais je ne voulais pas que le sujet englobe le film. L’autre dimension à traiter c’est celle du plaisir. Les deux sont d’ailleurs liés…Le sensoriel et le sensuel. La question du plaisir féminin est liée à celle de la liberté. Le parcours d’Annie Ernaux est celui d’une transfuge de classe, il y a là la liberté de s’emparer de son parcours intellectuel.

 

Comment avez-vous trouvé votre rythme idéal pour retranscrire le sentiment d’urgence qu’il y a dans le récit d’origine ? Je me suis trompée au début. Mais j’aime bien me tromper, c’est de façon empirique que je trouve les bonnes solutions. L’ouvrage d’Annie Ernaux s’appuie sur la forme du journal, il y a une forme de syncope, c’est très nerveux. J’avais donc écrit une toute première version, que je n’ai jamais fait lire car je n’en étais pas contente, avec des scènes très courtes, comme si je voulais singer cette urgence. J’ai compris que c’était exactement l’inverse qu’il fallait faire. L’urgence, on la connaitra puisque c’est le pacte que je noue avec le spectateur. Il faut au contraire que je traite les choses dans la longueur, puisque les autres personnages autour d’Anne ont tout leur temps, eux. C’est ça qui va nous faire ressentir que pour Anne, chaque seconde compte. J’ai inversé le processus narratif.

 

Comment avez-vous travaillé avec Anamaria Vartolomei, qui interprète Anne, sur la dimension souvent très physique du film ? On a commencé par la travailler intellectuellement, en amont du tournage. Pendant le confinement, il y a eu plusieurs mois où on se parlait un jour sur deux. On parlait de films, de livres, de références qui m’importaient, qui lui importaient aussi. On a créé le personnage à partir de goûts communs et de séquences qui nous avaient marquées, d’images et de mots qui résonnaient. Puis on a commencé à s’interroger sur la dimension charnelle du personnage…Comment elle se positionne, ses pieds, ses épaules, son regard par en-dessous comme si elle regardait toujours l’horizon qu’elle souhaite atteindre. On a fait un travail dans le corps mais sans pour autant répéter des séquences qui, à mon sens, ne devaient jamais être mécanisées. Dans chaque film il y a des rendez-vous. Mais je me méfie de trop les travailler en amont. D’abord parce que quand les choses sont programmées, je les trouve moins séduisantes, il faut que je me sente un peu libre. Ensuite, parce que l’on déflore des émotions qu’il va pourtant falloir garder intactes. Déjà que je fais beaucoup de prises, et qu’on va devoir lutter contre la mécanisation sur le plateau, j’ai peur qu’on abime les choses en les répétant trop. Pour moi, la valeur-clé sur un plateau c’est le temps. Or, quand on n’a pas énormément d’argent, ce qui était notre cas, on n’a pas énormément de temps. Il fallait gérer le temps et ne pas se laisser dépasser par l’envie d’aller vite. Il y a eu un travail de recherche à faire et il fallait prendre le temps de le faire, et on a pris beaucoup de temps pour essayer des choses.

 

Vous parliez à l’instant de références qui vous sont chères, est-ce que vous pourriez les partager ? Le film dont a le plus parlé c’est Sans toit ni loi d’Agnès Varda, pour l’identité du personnage et sa détermination à rester libre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai demandé à Sandrine Bonnaire de bien vouloir jouer la mère d’Anne. On a parlé de Rosetta, d’Elephant, de Fish Tank, du Fils de Saul. Je suis cinéphile, et ce que je préfère faire au monde c’est regarder des films à 6 heures du matin quand tout le monde dort, j’ai l’impression qu’ils rentrent mieux en moi. J’adore me servir de tout ça, mais seulement dans la mesure où ces films constituent un éclairage sur ce que je cherche à atteindre.

 

Passer d’un essai autobiographique, possédant une dimension sociologique, à un scénario de pure fiction était un défi. En tant que scénariste, quelle a été votre méthode pour accomplir cette tâche ? J’ai été vraiment aidée par ma coscénariste Marcia Romano. J’ai longtemps réfléchi à pourquoi adapter ce livre, pourquoi moi, pourquoi maintenant ? Des questions fondamentales, et j’avais besoin de cette vertu. C’est marrant, pour une scène de mon premier film, je devais choisir un livre à mettre dans le sac de Céline Sallette, et j’ai justement choisi L’Événement, que j’avais déjà lu et déjà bien en tête. Quand j’ai commencé à parler du projet d’adaptation avec Marcia, je lui ai tout de suite dit que je souhaitais raconter cette histoire au présent, et tenter d’être mon personnage plutôt que de simplement le regarder. Me mettre à la place du personnage, cela ne veut pas dire pour autant annuler le regard de la réalisatrice sur le personnage, mais plutôt faire concorder le regard que je pose sur cette jeune femme et le regard qu’elle pose sur elle-même. On a assez vite interrogé fond et forme, et cela nous a tout de suite sorties du récit autobiographique.

 

J’ai cru lire que vous aviez puisé une partie de votre inspiration dans d’autres ouvrages d’Annie Ernaux ? J’ai beaucoup lu Annie Ernaux, ce qui me permettait d’avoir des éléments de réponses face à des absences, comme sur la dimension sexuelle et sensuelle. Dans le livre L’Événement, il n’y a pas d’histoire de plaisir au présent. L’œuvre d’Annie Ernaux est une œuvre vaste et rigoureusement autobiographique, on y trouve des indices. Créer des prolongements et piocher ce qui pouvait manquer était donc d’autant moins complexe que j’avais à disposition la propre parole d’Annie Ernaux…Passion simple et Mémoire de fille, situés quelques années après, et La Femme gelée, situé quelques années avant L’Événement, où elle parle d’elle-même petite fille. Si j’analyse transversalement, j’ai déjà une idée de ce parcours de jeune femme qui découvre sa sexualité. Ensuite, j’en ai beaucoup parlé avec elle. Il y a notamment une scène que j’ai rajoutée, la scène de masturbation féminine avec le traversin. Louise Orry-Diquéro a d’ailleurs été très courageuse dans cette scène. Comme la sexualité était taboue à l’époque, je voulais que cette question surgisse très progressivement dans le film. Au départ on ne fait qu’en parler, ensuite arrive l’image glissée dans un livre, puis une jeune fille le mime, et enfin le personnage est prêt à s’emparer de son désir et on aboutit à l’acte sexuel. Par ailleurs, et c’est fondamental pour moi, quand on met en scène une scène de sexe, il faut savoir ce qu’elle raconte dramaturgiquement. L’erreur à laquelle je me suis heurtée par le passé, et ce que j’ai vu souvent raté ailleurs, c’est de l’oublier. En tant que scénariste, chaque scène que l’on écrit est forcément dramaturgisée et si je dis « ils dînent tous ensemble », je vais raconter ce qu’ils se disent et ce qui se joue au diner. Or très souvent, on s’arrête aux portes de la question sexuelle, on dit juste « ils font l’amour, ils baisent ». Mais pour pouvoir mettre en scène ces scènes-là, il faut savoir ce qui se joue entre les êtres. Il faut avoir une pensée du corps. C’est pour cela que j’ai greffé cette scène du traversin, qui pour le coup est plutôt issue de mon vécu à moi.

 

Vous parlez de discussion avec Annie Ernaux, a-t-elle eu un rôle de consultante, ou du moins un regard participatif, sur le travail d’adaptation ? Elle a eu un regard, c’est sûr. Elle a accepté le faire et j’en suis très heureuse. Je lui ai d’abord présenté mon projet, pour m’assurer qu’on regardait dans le même direction, que je ne m’emparais pas de son histoire pour l’emmener dans une direction qu’elle n’aurait pas souhaitée. Je n’aime pas les processus violents, je n’aime pas voler aux acteurs ou aux actrices ce qu’ils n’ont pas envie de me donner, ni aller dérober une histoire à quelqu’un qui l’a vécue. C’était délicat de savoir comment manipuler cette matière-là, et comment m’inscrire là-dedans. Elle a accepté de retracer la chronologie du livre en éclairant des angles morts. Je voulais du hors-champ. Je me posais des questions sur ce qui n’était pas directement dans le livre sur des questions politiques, sociales, sociétales. Elle a lu trois versions, avec l’intelligence qui la caractérise, c’est à dire jamais dans le but d’amener le scénario au livre mais plutôt en pointant des choses qui éventuellement ne lui semblaient pas justes. « Juste » étant vraiment le mot qui a guidé notre travail. Elle me pointait le chemin.

 

Le travail de reconstitution historique du film est très discret. Comment avez-vous trouvé le dosage idéal dans cette manière d’évoquer un passé qui pourrait passer pour du présent ? Le but était justement de trouver des moyens de créer cette passerelle entre passé et présent. Quand je ferme les yeux et je visualise l’histoire d’Anne, elle m’apparait au présent. Ça a été un travail très transversal avec toute l’équipe avec la chef décoratrice Diéné Bérété, la chef costumière, la scripte…On a toutes dû chercher comment éviter en même temps l’anachronisme et le pastiche. C’était une pensée commune qui valait aussi pour les comédiens et les comédiennes : comment parler sans essayer de jouer les années 60 et sans être contemporain. C’est une pensée qui nerve et infuse à tous les endroits, comme la musique par exemple. C’est une demande que j’ai faite à chaque chef de poste. J’ai adoré ce questionnement…Fallait-il mettre une date à l’écran ? J’avais l’impression qu’à partir du moment où on datait noir sur blanc, on posait le récit au passé de tel sorte qu’il serait impossible de remonter le chemin jusqu’à aujourd’hui. Dans le livre, Annie Ernaux raconte deux choses. Elle s’appuie sur son journal intime de l’époque, et en parallèle elle raconte de façon exégète comment elle cherche à atteindre le souvenir de la façon la plus juste possible.

 

 

 

 

UN FILM AUSSI FORT QUE LE LIVRE   par André Lavoie

 

Depuis son arrivée dans la littérature française en 1974 avec des œuvres à forte teneur autobiographique, Annie Ernaux de son vrai nom Annie Duchesne a connu une gloire qui ne se dément pas. Lectrices, mais aussi lecteurs, se reconnaissant dans ses amours déchirants dans Passion simple, L’occupation, le gouffre qui la séparait de ses parents La place, Une femme, ou encore la classe sociale dont elle s’est arrachée. Jusqu’à tout récemment, celle que plusieurs voyaient lauréate du Nobel, n’a pas connu une grande fortune au cinéma. Audrey Diwan Mais vous êtes fous pourrait bien changer la donne, offrant à L’événement, ouvrage paru en 2000, une sublime seconde vie sur grand écran. Partisane d’une écriture allusive et incisive, Annie Ernaux a aussi le chic pour les titres énigmatiques. Comme autrefois la France évoquant la guerre d’Algérie en parlant de « troubles », elle décrit ici un avortement clandestin subi en 1963 alors que la chose était encore punissable, inavouable, loin d’être un simple « événement » dans sa vie. Il lui en a fallu du courage pour admettre, et plus tard écrire, que « c’est à moi que ça arrive », et bien davantage pour dénicher une « faiseuse d’anges », de celles qui n’expédient pas en même temps la jeune fille au paradis, dans des souffrances atroces…Au milieu des amphithéâtres sans âme et des corridors blafards de sa résidence universitaire, Anne Duchesne (foudroyante Anamaria Vartolomei) baisse souvent la tête, mais affiche un regard incandescent. Tel un suspense, ou un chemin de croix, le nombre des semaines s’affiche à l’écran, compte à rebours pour l’étudiante en lettres qui se découvre enceinte…Elle ne veut pas de l’enfant, et encore moins du père, un petit-bourgeois de Bordeaux qui lui fait vite sentir qu’elle est pour lui un embarras. Entre ses camarades de classe, certaines complices de son secret, d’autres qui la méprisent au nom du conformisme étouffant de la France des années 1960, et ses parents affairés à survivre, tout particulièrement sa mère (Sandrine Bonnaire, présence furtive, mais forte), la jeune fille désespère de trouver l’aide dont elle a besoin.

 

Au fil de ses recherches se dégage le portrait d’une femme refusant d’être réduite au statut de victime, confrontant les médecins paternalistes, les intimidatrices frustrées et des garçons de passage qui voudraient profiter du fait qu’elle ne peut plus tomber enceinte puisqu’elle l’est déjà…Au milieu de ce tourbillon, Audrey Diwan se tient constamment au plus près de cette apprentie guerrière, illustrant avec une froideur quasi clinique les tortures médicales et psychologiques imposées par son choix. Certaines scènes, à glacer le sang, ne sont pas sans rappeler la durée excessive en moins, le traitement choc du cinéaste roumain Cristian Mungiu dans 4 mois, 3 semaines, 2 jours. Audrey Diwan, qui jamais ne table sur la nostalgie clinquante de l’époque, sans trame musicale accrocheuse ni direction artistique flamboyante, concentre son attention sur la quête désespérée et fiévreuse de son héroïne. Cela lui permet d’épingler l’hypocrisie sociale autour de la sexualité les conversations entre filles sont ici très révélatrices et celle des institutions où chaque mot apparaît lourd de sens et de conséquences, comme « avortement » plutôt que « fausse couche » dans un dossier médical car le premier entraînait des accusations criminelles. Or, ce qui émane du livre d’Annie Ernaux comme du film d’Audrey Diwan, c’est cette urgence dépourvue de sentimentalisme. Les réalités y sont livrées sans fard (l’aura glamour d’Anna Mouglalis disparaît derrière son personnage d’avorteuse refoulant ses états d’âme) et les constats sont implacables sur cette décennie derrière l’insouciance apparente de la culture pop et de la musique rock.

 

En lui décernant le Lion d’or, le jury du Festival de Venise livrait-il davantage un message plutôt qu’une consécration ? Ce film d’une grande cohérence esthétique, dépouillé d’artifices et de moralisme, célébrant au passage le pouvoir de la connaissance, ne saurait se réduire à un simple pamphlet. L’événement est à la fois la célébration d’une battante en devenir, et ses premiers revers cauchemardesques sont loin d’appartenir au passé. C’est là que réside la dimension politique essentielle du film



 

 

Anamaria Vartolomei par Norine Raja

 

À 22 ans,  ELLE fait sensation dans L’Événement. Une nuque, un dos, un rictus de douleur…Dans l’adaptation du roman autobiographique L’Événement d’Annie Ernaux, l’espace entre la caméra et l’héroïne du film, Anne, ne cesse de se réduire. Côté pile, elle traverse d’un pas déterminé la nuit profonde à la manière de la Rosetta des frères Dardenne et côté face, elle cache la honte d’une grossesse non-désirée derrière un masque impénétrable. Ce silence permanent se reflète sur le visage d’Anamaria Vartolomei, star du long-métrage d’Audrey Diwan, vainqueur du Lion d’or à la dernière Mostra de Venise. L’actrice de 22 ans porte le film sur ses épaules, dans la retenue comme la physicalité la plus échevelée. On s’attendait à retrouver cette même réserve en la rencontrant, un matin de novembre dans un hôtel parisien, mais une question suffit pour débloquer un flot de paroles. Posée et droite dans son canapé, Anamaria Vartolomei revient avec aisance à la source, sa naissance en 1999 à Bacău (Roumanie). Sa mère, infirmière et son père, manager dans une école de tourisme déménagent en France, la laissant aux bons soins de sa grand-mère. À six ans, la fillette les rejoint dans l’Hexagone -quand la situation se stabilise et se retrouve confrontée à un choc culturel. Elle découvre…Une nouvelle vie, une nouvelle école, une nouvelle langueÇa a été dur les deux premiers mois, jusqu’à ce que j’arrive à communiquer. J’ai eu une très bonne prof qui m’a prise sous son aile. Elle a eu de l’empathie pour moi et m’a protégée. En parallèle, elle prend goût pour le théâtre et, sur une idée de son père, passe une audition pour My Little Princess d’Eva Ionesco (2011)…Je ne savais même pas ce qu’était un casting. On m’a expliqué qu’il s’agissait d’une mise en situation. Je devais prétendre rentrer de l’école et raconter ma journée à ma grand-mère. Premiers essais, première réussite. La voilà choisie pour donner la réplique à Isabelle Huppert, puis nommée au Prix Lumière du meilleur espoir.

 

Anamaria Vartolomei n’a alors que 10 ans. L’envie de jouer la poursuit à l’adolescence, mais elle préfère peaufiner son plan B plutôt que son plan de carrière. Elle s’inscrit en lettres modernes à l’université, mais ne survivra pas plus d’un jour à la fac…Dans la vie, le travail ou les relations personnelles, je ne peux rien faire sans passion. J’avais l’impression à la fois de me trahir et de prendre la place de quelqu’un d’autre. Elle l’ignore encore, mais son parcours d’actrice va prendre un tournant déterminant. Après quelques rôles secondaires dans L’Échange des princesses (2017) ou La bonne épouse (2020), elle est choisie par Audrey Diwan pour tenir le rôle principal de L’Événement. Ce drame sur un avortement clandestin dans les années 60, inspiré de l’expérience de l’auteure Annie Ernaux, pousse l’actrice en dehors de sa zone de confort. Pendant le confinement, elle partage ses visionnages et inspirations avec la cinéaste (Girl de Lukas Dhont, Sans toit ni loi d’Agnès Varda). Mais rien ne la prépare pas à l’intensité du tournage. Équipée d’une oreillette lui balançant un « tic tac » infernal, elle se transforme en cocotte-minute lors d’une des scènes les plus physiques du film. Elle, si calme, s’anime à l’évocation de ce souvenir. Cela lui rappelle d’ailleurs un passage du livre, qu’elle cite de mémoire… Le temps a cessé d’être une suite insensible de jours, à remplir de cours, d’exposés, de stations dans les cafés et à la bibliothèque, menant aux examens et aux vacances d’été, à l’avenir. Il est devenu une chose informe qui avançait à l’intérieur de moi et qu’il fallait détruire à tout prix.

 

Et puis, L’Événement est devenu un événement. Quand le film est montré  à la Mostra de Venise, Anamaria Vartolomei vit une expérience irréelle…Normalement le jury doit partir au début de la projection du film. Mais Chloé Zhao et Cynthia Erivo sont restées et ont applaudi. Après notre victoire, la première m’a dit que le film lui avait donné mal au vagin et la seconde était quasi en larmes, complètement bouleversée. Trois mois plus tard, pour la sortie du long-métrage, l’enthousiasme général est intact. C’est un moment pivot pour l’actrice, mais elle préfère ne pas s’emballer sur la suite de sa carrière.