Avec ma mère, ça n’a pas toujours été facile. Après la séparation de mes parents, j’ai passé le plus clair de mon temps dans des pensionnats. Entre 7 et 11 ans, c’était une expérience plutôt heureuse, en pleine nature. En revanche, de 12 à 14 ans, j’étais dans un établissement glauque et agressif, avec pas mal de cas sociaux. Moi je découvrais ma sexualité, qui n’était pas celle de la plupart des autres. Ma mère pensait que c’était mieux pour moi que je ne sois pas à la maison. Mieux pour elle, surtout. Ce sont des choix que les adultes font pour se protéger autant que pour protéger leurs enfants. J’étais officiellement et ouvertement malheureux d’être en pension. C’était horrible d’y retourner chaque dimanche soir. Je garde un souvenir de ma mère insensible dans ces moments de séparation. Et, plus tard, elle m’a envoyé vivre chez son frère…Avec le temps, elle s’est excusée. C’est derrière nous. J’ai fait la paix avec ça.
Né le 20 mars 1989 à Montréal.
2009 J’ai tué ma mère
2010 Les Amours imaginaires
2012 Laurence Anyways
2013 Tom à la ferme
2014 Mommy (Prix du jury à Cannes)
2016 Juste la fin du Monde
2018 Ma vie avec John F Donovan
2019 Matthias et Maxine
“Mommy”, à la folie par Serge Kaganski
Avec ce mélo électrique sur les courants d’amour d’une mère célibataire, de son fils délinquant et de leur accorte voisine, le système Dolan, fait d’emphase et de lyrisme, carbure à plein régime. Il est agaçant, Xavier Dolan, avec sa tronche qui ne passe plus les doubles portes, ses propos mi-sincères, mi-provocs qui jouent Titanic contre Godard, son fayotage en mondovision auprès de Jane Campion, son discours de prix du jury taillé pour une Palme d’or qu’il voyait déjà sur sa cheminée, son émotion en bandoulière…Bienvenue sur Sunset Boulevard. Oui, certes, mais il faudrait voir aussi ce que cet ego XXXL produit d’extraordinaire. Déjà cinq films à l’âge de 25 ans, et pas des daubes, quelle que soit l’appréciation variable que l’on porte à chacun. Une telle précocité, une telle énergie, un tel désir, une telle générosité sont uniques dans l’histoire du cinéma. C’est pour cela qu’il serait malvenu de reprocher à Dolan ses excès, puisque nos gains de spectateurs de cinéma sont beaucoup plus importants que nos agacements. D’autant plus que ces excès constituent aussi le carburant de ses films, ce qui est particulièrement évident dans Mommy, film du plein, voire du trop-plein qui déborde de partout.
C’est Diane Després (Anne Dorval), quadra sexy qui élève seule son garçon. Steve (Antoine-Olivier Pilon) a 16 ans, il est beau, blond, aime sa “mommy” mais souffre d’un léger problème, il est un peu psychotique, pique des crises pour un oui ou pour un non. Au début du film, Diane récupère la garde de Steve dans une institution qui visiblement n’en peut ou n’en veut plus. Pour avoir une idée de Diane et Steve ensemble, imaginer l’association entre une grenade et un bâton de dynamite. D’un côté Diane, mommy courage pétant d’énergie, angoissée par le chômage, imbibée d’amour maternel, perdue entre ce qui est bon pour son fils et ce qui est bon pour elle. Car ce fiston la porte et la tue en même temps. Lui est un ado majuscule, dont tous les désirs et tourments habituels de l’adolescence sont exacerbés, portés dans le rouge par les troubles psychiques dont il est affecté. Du coup, chaque envie, chaque pulsion, chaque contrariété, chaque mouvement infime d’une libido à vif deviennent une explosion potentielle. Pour réguler ce duo qui risque à tout moment de partir en sucette dans une grande gerbe d’affects, Dolan introduit un élément stabilisateur sous la forme de Kyla (Suzanne Clément), la timide voisine d’en face, desperate housewife qui s’ennuie dans sa morne existence conjugale banlieusarde. Mais la contagion fonctionne dans les deux sens : si Kyla parvient à juguler en partie les “love streams” démentiels du couple mère-fils en surchauffe, elle-même se réchauffe et se décoince au contact de ce binôme de feu.
Les variations d’énergie et les vibrations érotiques traversent le trio et le film de part en part, et tout semble pouvoir arriver (ou pas) : inceste, saphisme, triolisme…L’amour mère-fils est absolu, dangereux, dévorant, épuisant, le désir est partout, même s’il ne se résout pas obligatoirement dans une relation sexuelle, faux paradoxe d’un film où le sexe est absent, mais la libido omniprésente. A ce stade, il est peut-être important de préciser que si Mommy est taillé dans l’étoffe du mélodrame, il l’est aussi dans celle de la comédie, et une bonne part de son attrait irrésistible réside dans ce gymkhana permanent entre humour et gravité, grosses crises de rire et grandes crises émotionnelles. Cette lessiveuse carbure grâce aux acteurs, tous extraordinaires, avec mention spéciale pour les deux astres Anne Dorval (solaire) et Suzanne Clément (lunaire), qui auraient bien mérité le prix d’interprétation féminine à Cannes. Il a fallu tout le talent polymorphe de Xavier Dolan pour écrire cette histoire, mettre ces mots dans la bouche des comédiens, les diriger, réinventer un inhabituel format carré qui permet une superbe idée à mi-film, parsemer cette comédie sombre de couleurs vives et pop pour en conjurer la charge dramatique…On disait “film du trop-plein”, il arrive parfois que l’on soit soûlé par tant de tchatche, d’humour, de joual (dialecte québécois), de montagnes russes émotionnelles, de performances, par tant de tout qui déborde de partout, mais il en va de ce film comme de son auteur. C’est entier, à prendre ou à laisser, sans demi-mesures ou ratiocination. On prend, parce qu’une pareille puissance thermonucléaire est tellement rare, tellement galvanisante, qu’elle rend dérisoire ses propres contre-effets pervers. On aime Mommy comme on aime sa maman, avec tous ses défauts bien compris.
Comment Xavier Dolan a construit son film autour d’une seule scène
Par Thomas Desroches
Mommy de Xavier Dolan est devenu un film incontournable pour une génération de spectateurs. Auréolé du prix du jury à Cannes en 2014, le long métrage a vu le jour grâce à une chanson, qui a inspiré une seule et unique scène. Peu de temps après sa sortie, Mommy occupe la première place du box-office français et franchit même la barre symbolique du million d’entrées. Un succès considérable pour ce film d’auteur québécois, devenu aujourd’hui une œuvre culte pour toute une génération. L’histoire suit le parcours semé d’embûches d’une mère veuve et de son fils, atteint d’hyperactivité. Très vite, leurs vies vont être bouleversées par l’arrivée d’une voisine bègue, qui va leur proposer son aide. Véritable tourbillon d’émotions, Mommy brille, par son lot de scènes mémorables. Parmi elles, il y a la danse improvisée au milieu de la cuisine sur On ne change pas de Céline Dion, ou le changement de ratio, lorsque le personnage principal, Steve, brise le quatrième mur et élargit l’écran, passant du carré 1:1 au format 1:85. Comment ne pas évoquer également la scène où Diane, jouée par Anne Dorval, imagine le futur idéal pour son fils, juste avant de le faire interner de force dans un hôpital psychiatrique. Cette séquence, presque muette et longue de cinq minutes, est rythmée par le titre Expérience de Ludovico Einaudi. C’est d’ailleurs à partir de ce morceau que tout le film a été pensé et construit.
Découverte grâce à l’un de ses amis, la musique a bouleversé le cinéaste, qui s’est imaginé toute une histoire autour… T’entends ça, y’a comme une horloge, comme un cœur qui bat, tu sais que faut que quelqu’un voit sa vie rêvée là-dessus, il faut qu’on voit des enfants grandir, il faut qu’on voit des gens changer, il faut qu’on voit la beauté des gens faner, il faut qu’on voit des feuilles d’automne qui tombent, c’est une chanson qui dit ça. Dans la scène du feuilleton télévisé Six Feet Under , c’est le titre Breathe Me de la chanteuse Sia qui accompagne ce final très puissant…J’avais envie de m’en inspirer. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Ce sont tellement des thèmes qui me sont chers, la mort, le temps qui passe, les rêves enterrés, les rêves mort-nés, les relations éphémères qui s’effritent. Après avoir écrit la scène, le réalisateur décide de s’atteler au reste du film et dessine, peu à peu, le destin de Diane Després, de son fils malade, Steve, et de leur voisine introvertie, Kyla. D’abord prévu pour être un film en langue anglaise et avec des actrices américaines, Mommy finira par se dérouler au Canada avec des comédiens québécois. Cette méthode d’écriture, totalement déconstruite et peu commune, a finalement permis à Xavier Dolan de créer l’un de ses plus grands succès et de s’imposer davantage à l’international.
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André Turpin nous parle de son travail.
Ce deuxième film avec Xavier Dolan a-t-il été l’occasion d’une continuité dans la conception de l’image ? Non, pas du tout ! C’est complètement différent, comme proposition de film et comme condition de tournage. C’est vraiment l’opposé ! Tom à la ferme est une parenthèse dans l’œuvre de Xavier. Mommy est beaucoup plus vivant au niveau de la forme et de la lumière. L’histoire est tragique mais Xavier ne voulait pas qu’on soit misérabiliste. Il souhaitait que les personnages soient perçus comme des héros, même s’ils sont paumés, qu’ils soient extrêmement colorés et que la forme renforce leurs personnalités car ils s’adorent et se haïssent tout au long du film !
Vous avez donc conçu une lumière contrastée ? Oui, c’est assez contrasté, et très coloré. Il y avait longtemps que je n’avais fait une lumière aussi colorée ! On a expérimenté beaucoup de couleurs avec des lumières très chaudes, des lumières d’ambiance mauves, roses, des mélanges auxquels je n’étais pas du tout habitué. Quand j’enlevais mon ambiance rose et laissais le réflecteur blanc, soudainement je sentais tout le reflet blanc dans le visage qui n’est normalement pas perceptible. C’est la comparaison entre les deux images qui m’a permis de voir que la version » blanche » était vraiment blanche dans les reflets et les zones d’ombre. Le rose, qui n’était pas perceptible, venait donner de la profondeur à ces zones d’ombres et de reflets. On obtient ça naturellement en fin de journée avec le bleuté du ciel et l’orange du soleil rasant, mais pourquoi pas le faire ailleurs, avec d’autres couleurs !
Avez-vous évoqué avec Xavier Dolan des références pour l’univers visuel ? Les références pour ce film viennent beaucoup de la mode et surtout de photos. Pour les films, c’étaient essentiellement des films de Scorsese ou d’autres films très vivants et insolites des années 1990. Pour les directions de lumière et les contrastes, j’avais souvent des références précises de photos de mode.
Vous avez filmé en 35 mm et dans un format vraiment spécial ! Oui, le format est très particulier et je pense que c’est une première dans l’histoire du cinéma ! Nous avons tourné au format carré 1:1, comme une pochette de CD. C’est le format idéal du portrait. Nous avions tourné un clip du groupe Indochine, College Boy, qui a d’ailleurs été censuré en France, et j’avais proposé le 1 sur 1 à Xavier. Et là, il est tombé en amour avec ce format ! Pour quelques plans, le film s’ouvre sur du 1,85:1 et soudain, ça devient fabuleux de découvrir cette grande image. Mais ça ne se produit que deux fois, notamment pour une scène de libération. Lorsque le drame se réinstalle, on retrouve le format carré. C’est un format très contraignant, très difficile à cadrer car lorsque les personnages se déplacent en plan poitrine, il faut être prêt à recadrer à tout moment, l’acteur n’a pas beaucoup de place ! Ces cadres font vraiment référence au portrait en photo. J’ai hâte de voir ce 1:1 projeté sur l’immense écran à Cannes avec les bandes noires sur les côtés ! Quant au 35 mm, je l’ai choisi pour la possibilité de faire des images extrêmes, dans les hautes lumières et dans la colorimétrie. Techniquement, on peut dire qu’il y a une meilleure image en numérique, avec plus de latitude, mais le résultat est plus désagréable dans la surexposition.
Ces plans très en mouvement ont imposé une installation lumière particulière ? Xavier aime une caméra très vivante et nous avions un Steadicam tous les jours. Oui, il m’a fallu installer des projecteurs au plafond ou choisir d’éclairer par les fenêtres le plus possible et le moins possible à l’intérieur… Ce qui est toujours un peu frustrant, c’est que le plan tourné au Steadicam passe du plan large au plan serré sans couper la caméra. Quand on arrive au plan rapproché, il y a toujours un regret de ne pas avoir pu contrôler vraiment l’image. On se débrouille avec un électro qui se déplace avec un projecteur ou un machiniste qui est caché et qui doit vite sortir le réflecteur ! Avec cette contrainte d’éclairer surtout grâce à des entrées de lumière par les fenêtres, je ne travaille jamais avec des lumières directes en intérieur. Pour une lumière réfléchie, plutôt que de mettre des drapeaux pour contrôler la quantité de lumière, ce système sur le Joker permet la même chose mais de manière beaucoup plus précise et rapide. Et ça sauve beaucoup d’espace !
Quelle pellicule et quelles optiques avez-vous choisies ? Je tourne avec la Kodak depuis le film de Denis Villeneuve, Incendies. Cette pellicule est vraiment le sommet de la technologie Kodak et c’est vraiment triste que le support film disparaisse. J’ai vraiment vu la progression des pellicules et son aboutissement technologique et artistique mais on ne pourra pas en profiter encore bien longtemps…
Quels ont été les avantages de tourner ce film en deux parties ? La première partie se passe en automne, l’autre en hiver. Xavier monte ses films, il a donc monté entre les deux tournages et a eu ainsi une meilleure idée du film, il a même réécrit la deuxième partie. Cette pause fut intéressante aussi pour moi. La vision des rushes nous apprend beaucoup sur l’image mais quand on voit le montage, on se rend vraiment compte de la lumière et des plans peu utilisés. Pour le deuxième tournage, on sait ce qui est superflu, on améliore la lumière, toute l’équipe se connaît, les personnages ont trouvé leur place, on peut ajuster des scènes. Nous étions frustrés, le cadreur et moi, de faire des plans toujours serrés mais Xavier ne s’est pas trompé car c’est vraiment un film de personnages, de portraits. Quand on a vu que ça fonctionnait au montage, on était plus relax dans le deuxième bloc de tournage. On devrait toujours tourner comme ça !
Xavier Dolan tourne comme il vit, dans l’urgence.
En recevant le Prix du jury à Cannes, étiez-vous heureux, comme vous l’avez déclaré, ou déçu, comme on pouvait le deviner ? J’avoue avoir éprouvé de la déception. J’avais rêvé de rester dans l’histoire comme le plus jeune cinéaste palmé, et c’est désormais impossible. Soderbergh l’a été à 26 ans, j’en ai 25 et je n’aurai pas de film à présenter l’an prochain. J’avais aussi rêvé d’être le héros qui rapporte au Québec, et même au Canada tout entier, sa première Palme d’or, et cela reste possible. Trois mois après, cette aspiration au Livre des records me semble puérile. Ceux qui établissent ce genre d’exploit se font souvent oublier ensuite. Moi, j’aimerais continuer, revenir, durer. De façon assez romantique, ma déception était, aussi, la peur de ne plus revenir à Cannes. D’être déjà mort dans trois ans.
Pourquoi donc seriez-vous mort dans trois ans ? Je suis hypocondriaque, j’ai tout le temps peur de mourir ou de ne plus pouvoir m’exprimer. Je n’arrive pas à me projeter dans le futur. Si vous saviez à quel point mon champ de vision est limité ! D’ailleurs, je suis complètement myope… Plus sérieusement, la fatigue s’est accumulée en moi depuis six ans, et cinq films, fabriqués dans un état de tension permanente. J’ai tout donné. Entre 19 et 25 ans, je n’ai pas vécu la vie d’un jeune homme normal. Je n’ai pas de regrets, mais quand je rencontre des gens de mon âge qui finissent tranquillement leurs études, je me dis qu’ils ne mesurent pas la valeur de certaines choses auxquelles ils ont eu droit, et pas moi…
Comment expliquez-vous cette urgence qui vous fait avancer ? Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai été foudroyé par une parole de mon père, au début de l’année. Acteur, il a joué un petit rôle dans plusieurs de mes films. Ça faisait quelques mois qu’on ne s’était pas vus, une brouille passagère. Là, on s’est longuement parlé au téléphone, et il a terminé en me disant Tu penses sûrement qu’à l’avenir tu auras le temps de me voir, de dîner avec moi, et qu’on passera de bons moments ensemble. Mais moi, hier, j’avais 25 ans, comme toi aujourd’hui, et je chantais dans un cabaret du Vieux Montréal. Puis j’ai compris que la seule chose que l’on n’a pas dans la vie, c’est du temps. Je lui ai répondu Moi, je ressens ça depuis toujours.
Dans votre discours cannois, il y avait cette adresse marquante à votre génération du « Tout est possible »…J’ai dit Tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n’abandonne jamais. Nuance ! C’est le travail qui compte, qui fait la différence. Au Québec en particulier, j’ai l’impression que la génération qui précède la mienne a trop cultivé l’humilité. A manqué d’acharnement. Les réalisateurs attendent des années les financements publics au lieu de faire avec les moyens du bord. Moi, j’ai commencé par flamber tous mes cachets d’acteur dans la pub pour monter mon premier film.
Au printemps, vous aviez annoncé votre décision de reprendre vos études en cette rentrée. Où en êtes-vous ?J’étais accepté en histoire de l’art, dans une université de calibre international. C’était une manière de m’empêcher de tourner un autre film à l’automne. De ne pas retomber dans ces cycles de production qui m’ont mis KO, l’hiver dernier. Le cinéma est une drogue dure…Le travail de promotion intense qui s’annonce autour de Mommy, notamment aux États-Unis, dans la perspective des Oscars, m’oblige à reporter ma rentrée universitaire. Mes études, je ne voudrais pas les mener à temps partiel, sans sérieux. Je ressens un immense besoin d’éducation. J’ai arrêté le lycée quand j’avais 17 ans. Aucune matière ne m’intéressait. J’étais un élève paresseux qui n’aimait pas faire ses devoirs. Je préférais déjà me consacrer à des projets plus créatifs. C’est une ancienne compagne de mon père et sa sœur, Odile Tremblay, critique de cinéma réputée au Québec, qui m’ont initié à la littérature et au septième art, à l’âge de 15 ans. A l’école, j’ai quand même eu une enseignante formidable, prénommée Eve. Elle m’a inspiré la prof pleine d’empathie et en quête de liberté que joue Suzanne Clément dans J’ai tué ma mère, mon premier film.
Votre film met en scène un jeune adolescent hyperactif, dangereux, y compris pour lui-même. Est-ce un autoportrait ? Je me projette dans tous mes personnages, à chaque film. Là, ce ne sont pas les conditions réelles de l’adolescence que j’ai vécue, ma mère est fonctionnaire de l’Éducation nationale, mon père, saltimbanque, on n’était ni riches ni pauvres. Mais il s’agit bien de la colère, de la très grande violence que je porte en moi. Et que j’ai réussi, heureusement, ces dernières années, à canaliser à travers le cinéma.
D’où vient l’idée de cette relation filiale paroxystique au cœur du film ? Adolescent, j’avais lu un article qui m’avait marqué à propos d’une loi américaine, abrogée depuis, permettant aux parents en situation de détresse psychologique d’abandonner leurs enfants à la charge de l’État, dans les hôpitaux, sans frais, sans autre forme de procès. Il y avait le témoignage d’une mère célibataire qui disait avoir peur de son fils de 8 ans, sous médicaments. L’abandon n’était pas une question d’amour ou de désamour… Je rêvais déjà d’en tirer un film américain, avec Julianne Moore, à l’époque. J’ai gardé l’idée et j’ai d’abord tourné J’ai tué ma mère, avec Anne Dorval, sur un conflit plus ordinaire, plus commun, au sein de la classe moyenne. Les relations mère-fils et mère-fille sont une source d’inspiration inépuisable, à la base de presque tous les films de Hitchcock…
A 19 ans, vous faites un coming out médiatique dans votre premier film. Était-ce un défi ? Pas du tout. Dans la vie, j’avais fait mon coming out à 16 ans…Dans une école de la banlieue de Montréal où les élèves étaient, pour le coup, incroyablement tolérants et amicaux, Je suis devenu populaire à cette occasion, même si j’avais eu, bien sûr, auparavant, mon lot de soirées à me torturer à ce sujet ! Je suis conscient que c’est assez rare, que j’ai été privilégié. Mais, ensuite, je n’ai jamais pensé que les gens pourraient me rejeter à cause de mon homosexualité, encore moins à l’occasion de mon premier film. Ce n’est pas un thème de mon cinéma. Idem pour la transsexualité dans Laurence Anyways, qui traite plutôt de l’amour impossible entre deux personnes profondément différentes l’une de l’autre.
Vous êtes quand même identifié comme un cinéaste gay…Et vous avez obtenu la Queer Palm, à Cannes, pour Laurence Anyways. Quel progrès y a-t-il à décerner des récompenses aussi ghettoïsantes, aussi ostracisantes, qui clament que les films tournés par des gays sont des films gays ? On divise avec ces catégories. On fragmente le monde en petites communautés étanches. La Queer Palm, je ne suis pas allé la chercher. Ils veulent toujours me la remettre. Jamais ! L’homosexualité, il peut y en avoir dans mes films comme il peut ne pas y en avoir.
Quel rôle tiennent pour vous les chansons ? Le premier. J’ai commencé à écrire certains films parce que j’avais une idée à partir d’une chanson, qui peut m’inspirer une bande-annonce avant même que je tourne ! La musique est l’âme de mes films. Toute la bande originale provient d’une compil’ que le père du personnage principal a réalisée avant de mourir. C’est le testament musical plausible d’un adulte des classes populaires en 2010…On ne change pas, de Céline Dion, par exemple, est l’une des chansons que ma mère écoutait beaucoup quand j’avais 7-8 ans.
L’esthétique de vos films est de plus en plus sophistiquée. Comment procédez-vous ? Avant le tournage, je rassemble des tonnes de photos ou de reproductions de peintures qui m’inspirent. Je prépare avec tout ça un énorme look book que je confie à mon chef op’, André Turpin. Il est mon partenaire clé à toutes les étapes du travail. Ce look book sert tout autant à la chef décoratrice. Pour Mommy, on a souvent cherché à reproduire les lumières des photos de Nan Goldin, qui a beaucoup travaillé sur l’intimité des marginaux et des prolos. Au moins une cinquantaine de plans du film s’en inspirent. Mais l’image a une composante technique qui m’échappe. Moi qui suis touche-à-tout, qui crée les costumes de tous mes films, je ne sais pas fabriquer une lumière. Je sais seulement celle qu’il me faut pour chaque scène.
Deux actrices sidérantes reviennent dans votre cinéma…Anne Dorval et Suzanne Clément. Comment les avez-vous trouvées ? Je les ai d’abord aimées dans des feuilletons, quand j’étais ado. Elles sont des stars au Québec, où la célébrité se façonne par la télé. Anne est dans un feuilleton qui fait toujours l’une des meilleures audiences. Suzanne, voyage beaucoup, tourne en France, au Canada anglophone, à Hollywood…On partage beaucoup de choses, et c’est pourquoi, sur mes tournages, elles osent tout.
Jusqu’où va votre attachement au Québec ? Je travaille dans un environnement que je maîtrise, avec une équipe fidèle qui y vit… Depuis J’ai tué ma mère, j’ai reçu des dizaines de scénarios américains, dont certains ont été tournés par d’autres. Mais j’étais toujours occupé par mes films locaux ! Par ailleurs, à titre personnel, je ne me vois pas déménager. Je suis bien là. C’est une province ouverte sur le monde.
Votre prochain film devrait pourtant être américain…Oui, c’est ma seule chance de rencontrer un très large public. Je travaille à ce projet depuis un an et demi. L’histoire se déroule à New York, dans le monde du show-business, autour d’un homme de 30 ans, un sex-symbol, la star du moment. Le film parle des inconvénients de la célébrité. Des malentendus et de l’insincérité qu’elle engendre, en amour et en amitié. Quand on a peur d’être aimé pour de mauvaises raisons. C’est un exutoire, une façon de projeter mes réflexions à une plus grande échelle. J’ai toujours parlé de choses que je connais de près. Logiquement, je suis tenté, aujourd’hui, de parler du monde du cinéma en intégrant des éléments de vécu, voyages, tapis rouges, interviews, sollicitations de grands couturiers… J’ai de plus en plus de mal à évaluer la sincérité des compliments qu’on me fait. Tout se confond en un même écho. Je n’arrive plus à faire le tri.
Votre lettre de fan à DiCaprio, écrite à 8 ans, est sur votre compte Instagram. Vous reconnaissez-vous dans cet enfant-là ? Non seulement je me reconnais, mais j’en suis toujours là. J’écris en ce moment des lettres à des actrices et des acteurs américains. Autrefois pour leur dire mon admiration. Aujourd’hui pour leur proposer un rôle. Pour certains, ce sont les mêmes…Et ils ne me répondent toujours pas !