2004 – la Vie, l’Amour, la Mort…

Ce film est une méditation qui explore tous les aspects de nos vies…La perte, la dépendance, l’amour, la culpabilité, les coïncidences, la vengeance, l’obligation, la foi, l’espoir et la rédemption. J’aime les personnages multidimensionnels et contradictoires, comme je le suis moi-même, comme le sont tous les êtres humains que je connais. Personne n’est tout bon ou tout mauvais. Nous flottons simplement dans un immense univers, ballottés au fil des circonstances. J’aime montrer les faiblesses et les forces de mes personnages sans les juger, car c’est le seul moyen pour qu’ils puissent nous apprendre des choses sur la condition humaine.

 

Alejandro González Iñárritu

 

 

 

 

FAIRE UN FILM…

 

La plupart des techniciens qui avaient travaillé avec Alejandro González Iñárritu sur son film précédent ont rejoint l’équipe du film….J’avais l’impression qu’on était un groupe de rock en tournée dans les États-Unis, et qu’on jouait une chanson universelle. Le tournage a été précédé de quelques semaines de répétitions et de recherches. Les professions de tous les personnages du scénario ont été étudiées concrètement. Des heures d’interviews de médecins, de professeurs et de pasteurs ont été enregistrées. Les figurants apparaissaient, dans la mesure du possible, dans l’exercice de leur profession. Ce sont de vrais cardiologues, de vraies infirmières. Les clients du restaurant, de la gym, de la piscine, ont été recrutés parmi les habitués des lieux du tournage.

 

Le tournage a démarré en décembre 2002 et a duré onze semaines, exclusivement en décors naturels. Il s’est déroulé essentiellement à Memphis dans le Tennessee, bien qu’aucun nom de ville n’apparaisse, ni dans le scénario ni dans le film. Comme le dit le metteur en scène…On voulait que ça puisse être n’importe quelle ville des Etats-Unis ou du monde. L’essentiel, ce sont les personnages et ce qu’ils vivent. Memphis est une ville qui me fait penser à l’Amérique Latine avec une personnalité très forte et les gens y ont encore les pieds sur terre. C’est le cœur des États-Unis, il y règne un sentiment de nostalgie et de tristesse. Le blues résonne dans les airs ainsi que la puissance du Mississippi. Toutes les classes sociales sont représentées tout comme dans le film. Il y a des constructions récentes et pourtant, on sent que c’est une vieille ville. Les différents styles architecturaux nous offraient une infinité de possibilités. En fonction du niveau social, nous voulions que l’environnement de chaque personnage parle de lui-même et à Memphis, c’était possible.

 

Les deux dernières semaines de tournage ont eu lieu dans les environs d’Albuquerque au Nouveau-Mexique. Une semaine entière a été consacrée à filmer les extérieurs et l’intérieur d’un motel très dépouillé dans le hameau de Grants qui possède une unique rue étroite. Près d’Albuquerque, le territoire de Zia Pueblo, un désert de taillis et de ronces, a également servi de décor…Les paysages du Nouveau-Mexique offraient une désolation désertique contrastant totalement avec Memphis et c’est ce qu’il fallait, pour cette partie de l’histoire.

 

21 grams a été tourné, comme Amours chiennes, caméra à l’épaule. Iñárritu…Pas pour les mêmes raisons. Il s’agissait cette fois de garder une plus grande souplesse vis-à-vis de la narration et du style du film. A certains moments, la caméra a juste un rôle d’observatrice, elle respire avec le film et reste très passive. A d’autres, elle a un rôle descriptif très actif. J’ai essayé d’utiliser la caméra comme un peintre utilise son pinceau. Le directeur de la photographie explique…Nous avons divisé les histoires en trois couleurs différentes pour coller à la structure du film. Il y a des signaux que le public doit reconnaître. L’univers de Paul est bleu froid. Celui de Jack est jaune orangé. Dans celui de Cristina, c’est un mélange de rouge et de doré avec des touches du bleu de l’univers de Paul. Quand les choses se gâtent pour les personnages, on a utilisé une pellicule plus granuleuse. Quand la situation est plus stable et plus facile, le grain de la pellicule est plus fin. Le cadrage et le travail de la caméra vont dans le même sens, quand les personnages retrouvent leur équilibre, on utilise un cadrage plus traditionnel. Les différentes qualités de pellicule donnent aux personnages différentes textures suivant leur état émotionnel à certains stades du film.

 

Le tournage s’est déroulé de façon chronologique, afin de donner aux acteurs et au cinéaste la possibilité de partir du commencement pour grandir et évoluer ensemble. Ce fut un tournage très particulier pour moi, explique la costumière, Marlène Stewart. Je créais mes costumes directement sur le lieu de tournage. Le réalisateur et moi avions envie que les acteurs se sentent à l’aise. Ça s’est particulièrement bien passé sur le tournage, où tout le monde a fait des suggestions, on a trouvé des solutions ensemble.

 

 

 

 

LE LIVRE DES MORTSAmours chiennes, le premier film d’Alejandro Gonzalez Inarritu, avait marqué la naissance d’un grand réalisateur mexicain en devenir, capable d’entremêler avec fougue et talent trois existences dissemblables à l’intérieur d’un même récit mystico-social. Acclamé pour son premier essai, l’ancien DJ se retrouve au pied de son Everest artistique, l’épreuve toujours délicate du deuxième long métrage. L’homme refuse la facilité, impose un tournage aux États-Unis, un casting quatre étoiles et une bonne poignée de dollars. Un sujet casse-pipe à la clé: les destins enchevêtrés d’un meurtrier en quête de rédemption, de la femme dont il a brisé la vie et de l’homme à qui il a, bien involontairement, offert un sursis. Nul doute que certains critiqueront la hardiesse de ce cinéaste encore vert, qui semble déjà avoir atteint la maturité nécessaire pour symboliser les grands doutes de l’existence… Mais le résultat est là. 21 Grammes se révèle un véritable choc, une étude au scalpel des tourments de la nature humaine, un crescendo émotionnel d’une puissance rare, sublimé par des personnages magnifiques, des êtres perdus, brisés par les aléas de la vie.

 

LES CHOSES DE LA VIEL’instinct maternel, la compassion, l’impossible pardon, le travail de deuil, la vie, la mort, la foi. Alejandro Gonzalez Inarritu ose embrasser tous ces thèmes à la fois et les nouer dans un même tourbillon d’images, de sons et d’ivresse. Caméra à l’épaule, il saisit de courts fragments d’existence, en apparence éloignés les uns des autres. Avec son scénariste Guillermo Arriaga et du monteur de Traffic, Stephen Mirrione, il rompt volontairement la linéarité de la narration afin d’éviter toute surcharge lacrymale et d’épouser, au mieux, la thématique voulue. L’histoire progresse ainsi par à-coups, par instantanés captés à l’état brut. Pudique, Inarritu ne montre jamais l’accident en lui-même, ne s’enfonce jamais dans le pathos. En mettant l’accent sur les creux et les silences, il édulcore volontairement les passages obligés et douloureux de l’après et installe une ambiance presque neurasthénique, tel un songe éveillé, un cauchemar réaliste dans lequel sont piégés des gens finalement si normaux. Le spectateur est invité à recoller les morceaux, à reconstituer le puzzle, à saisir ce qui se cache derrière les faits anodins du quotidien.

 

LA REPENTANCEA l’inverse du mécanique 71 Fragments d’une chronologie du hasard de Michael Hanecke, bâti sur une construction similaire, 21 Grammes ne manque ni de chair, ni de sang. Jack (Benicio Del Toro), Paul (Sean Penn) et Cristina (Naomi Watts) semblent étonnamment proches de nous. Ils n’ont rien des pantins habituels que propose le cinéma hollywoodien. Ils possèdent une histoire personnelle, une famille, un passé bien palpables. Les trois acteurs principaux en deviennent méconnaissables. Ils se fondent dans le paysage de cette ville américaine non identifiée. Difficile alors d’oublier les regards. Celui de Jack Jordan, au fond de sa cellule, qui rejette celle qu’il a épousé, celui de Cristina Peck qui fond dans les bras de son amant, celui de Paul Rivers, enfin, qui accepte sereinement son avenir sur un lit d’hôpital. Ils auraient pu ne jamais se connaître mais leurs trajectoires étaient vouées à se rencontrer. Et quand, au bout du chemin, ils trouvent cette paix intérieure à laquelle ils aspiraient depuis toujours, 21 grammes se glisse dans la sérénité la plus totale.

 

 

 

 

Un chef-d’œuvre discret    par Jean-Pierre Dufreigne

 

Shakespeare avait tort. La vie n’est pas « une histoire pleine de bruit et de fureur écrite par un idiot et qui ne signifie rien ». Elle est un désordre apparent régi par de secrètes mathématiques. 21Grammes, d’Alejandro Gonzalez Iñarritu, la montre telle quelle…Logique et contradictoire, mêlant en un seul mouvement amour, vengeance, foi, culpabilité et rédemption, passé et présent. La vie est le contraire de l’action solitaire, elle est comme un groupe de rock, un orchestre; le disparate des personnalités engendre une seule musique. Elle ne prend sa force que par défi à la mort. Quand un humain meurt, il perd à cet instant fatidique 21 grammes. Le poids de l’âme ? Le poids de la vie ? Le poids aussi d’un colibri. Iñarritu a filmé ce désordre en un puzzle palpitant comme un cœur malade; Iñarritu et son big band d’acteurs magnifiquement accordés avec Sean Penn, Naomi Watts, Benicio Del Toro, Charlotte Gainsbourg, etc. Plus la complicité active du public. Devant un tel film, même le spectateur a du talent et participe au choc qu’il va ressentir à la vision de ce qu’il faut bien appeler une grande œuvre. Déconstruisant la logique temporelle de l’histoire – accident, culpabilité, désir, vengeance, rédemption, mort – 21 Grammes offre une logique implacable, non celle du rêve, qui vagabonde, mais celle du remords, qui purifie et réduit (chimiquement) les souvenirs en un cristal d’associations d’idées. Un homme, ex-taulard, a versé dans la foi, il tue en voiture un père et ses deux filles, le cœur de la victime ira dans la poitrine d’un autre homme malade. Qui cherchera à qui appartenait ce muscle qui lui offre une seconde vie, celle qu’on n’a jamais. Et voudra aider la veuve à se venger. Un truc à pleurnicher? On est fasciné. Par l’autre déroulement du temps qu’Iñarritu met en place, que chaque acteur et actrice fait surgir de son corps et de son âme mêmes. Et tout spectateur reconstruit le film qu’il voit sans le subir. Changeant l’ambiance des couleurs, le grain de la pellicule pour traquer l’essentiel, c’est-à-dire l’indicible de la douleur ou du plaisir, le doute qui régit tout esprit, ainsi que la force souterraine du besoin de vie, Iñarritu et ses acteurs (insistons sur leur incroyable présence) offrent un immense morceau de cinéma.

 

« Il serait temps, écrivait Godard, que la vie rende au cinéma ce qu’elle lui a volé. » Les 21 Grammes de son âme ? C’est fait. Il a fallu rien moins de qu’un chef-d’œuvre discret auquel, du plateau à la salle de projection, chacun a participé.



 

 

On utilise beaucoup trop la partie rationnelle de notre cerveau

 

Alejandro González Iñárritu Président du jury de la 72e édition du Festival, le cinéaste mexicain défend le cinéma en salles et expose la manière instinctive et sans préjugés dont il entend visionner les films. Il est le premier. Le premier président du jury d’origine latino-américaine, le premier Mexicain. Bardé d’oscars pour Birdman et The Revenant, il représente surtout un cinéma mexicain vivace, qui truste les récompenses à Hollywood et s’impose depuis une vingtaine d’années sur les écrans internationaux. Le type est impressionnant. Il a beau débarquer en costume en lin et sandales décontractées dans cette suite du Carlton, quand il vous regarde de ses sombres prunelles, vous vous sentez jaugé jusqu’à la moelle. Mais il ne se contente pas de vous regarder. Il vous parle en plus ! Il s’intéresse à vous. Pendant la séance photo, il a tapé la causette avec l’assistant, qui n’en revenait pas. Si on n’était pas venu pour une interview, Iñárritu serait encore à nous demander ce qu’on fait, où on habite, combien de films on compte voir. Du small talk empathique, dégagé avec chaleur et d’une jolie voix de baryton basse. Mais on était quand même venu pour parler de cinéma, alors on a fini par s’asseoir sur les canapés du salon.

 

Qu’est-ce que le Festival représente pour vous ? C’est un marqueur important. Il est présent au début de ma carrière, j’y avais présenté Amours chiennes en 2000. J’y suis passé plusieurs fois [prix de la mise en scène pour Babel et prix d’interprétation à Javier Bardem pour Biutiful]. Mais c’est surtout le cœur battant du cinéma mondial. De formidables cinéastes ont été découverts ici. C’est un lieu qui permet la plus riche expression de ce qu’est le cinéma, avec des genres différents, des cultures différentes qui s’assemblent pour le célébrer. Cannes, c’est aussi une célébration.

 

La composition d’un jury est toujours signifiante. Comment avez-vous composé le vôtre ? La décision finale est revenue au Festival. J’ai donné à Thierry Frémaux une liste de noms. Et au bout du compte, je ne peux pas être plus réjoui par ce jury si divers. Chaque juré est un artiste dont j’aime le travail. Je suis bien entouré, je vais apprendre d’eux, on va grandir ensemble dans cette expérience très excitante. En plus, je retrouve Elle Fanning, que j’avais dirigée dans Babel quand elle avait 7 ans !

 

Quel genre de spectateur êtes-vous ? J’essaie d’être ouvert et sensible à ce que le réalisateur construit plutôt qu’à la façon dont j’aurais moi-même traité l’histoire. J’essaie de comprendre ses intentions sans interférer avec un jugement. Laisser agir l’intelligence instinctive. Si l’on intellectualise trop, on a tendance à tout compartimenter et il peut y avoir de mauvaises interprétations. Le processus intellectuel doit venir ensuite, après le film. On utilise beaucoup trop la partie rationnelle de notre cerveau. Notre monde avance de plus en plus de cette façon. Alors qu’à la Renaissance, par exemple, le monde était bien plus attaché au côté créatif.

 

Les cinéastes mexicains sont acclamés aux Etats-Unis. Trump construit un mur sur la frontière. Dans quelle zone vous vous situez ? Pointer du doigt ces personnes qui fuient pour sauver leur vie, qui sont fragilisées par leur pauvreté et s’exposent avec leurs enfants à la mort, désigner ces gens-là comme des terroristes… c’est le meilleur moyen de susciter la haine. Cela arrive aussi dans d’autres parties du monde. Et on a vu où cela nous a menés en 1939. Je ne suis pas un politicien, mais un metteur en scène, je ne peux que m’emparer de ces histoires et les montrer. C’est ce que j’ai fait avec Carne y Arena.

 

Oui, et vous utilisiez la réalité virtuelle. Quelle est votre remontée d’expérience sur les technologies immersives ? Gadget ou pas ? La réalité virtuelle est très compliquée à appréhender. C’est carrément un autre média. Il nous faut du temps pour le comprendre. Pour l’instant, il en est à un stade peu avancé de son développement. Mais je suis sûr que de jeunes artistes vont le porter et lui donner un langage original. C’est un média très transformatif, très physique, à la différence du cinéma. Avec une grammaire encore inconnue. Il va falloir du temps pour qu’il mûrisse.

 

Les séries télé sont-elles le futur du cinéma ? Non, non, les séries sont les séries, et le cinéma, le cinéma. Chacun a son langage propre. Il y a de bonnes et de mauvaises choses dans les deux cas, évidemment. Mais les films ne peuvent être substitués à la télé. Regarder et voir sont deux expériences différentes. Au cinéma, on donne deux heures de son temps, on doit être touchés. Le cinéma peut vous déranger quand vous êtes dans une situation confortable, mais aussi l’inverse. Il est important de jouer avec ça.

 

Vous n’avez encore jamais travaillé avec Netflix. Pourquoi ? Netflix capitalise sur le manque de diversité. Il y a une hégémonie de la production et de la distribution. Vous savez, les gens n’ont pas accès à une grande majorité de films au cinéma, les multiplexes sont trustés par des films de super-héros. Netflix tire parti de cela. Évidemment, certaines de leurs productions sont formidables. Mais combien de films que nous verrons à Cannes sortiront en salles un jour ? Dans les cinémas, les films sont menacés. Et Netflix ne propose ses films qu’à la télé. En France, vous vous en rendez moins compte, mais vous vivez dans un environnement protégé : vous avez le choix.

 

Rassurez-vous, tout le monde regarde des séries sur son portable dans le métro…Oui, mais moi, ce que je recherche, c’est l’expérience du grand écran. Et ensuite passer à la télé. C’est le trajet du cinéma. Je suis inquiet quand je vois de jeunes cinéastes qui ne font que des films pour la télé. Leur langage va être différent, le rythme interne du film risque de disparaître. Je me fiche qu’un film soit vu sur un téléphone, j’en vois moi-même sur mon ordi, ce serait aller contre la marche du monde de ne pas en tenir compte. Mais mon point de vue c’est de donner le choix et promouvoir le cinéma.