2001 – Five seasons !

 

5 ans sur les traces d’une famille de croquemort totalement “Barrée”…

 

« Six Feet Under » nos vies sans destin propose une analyse très intelligente d’une série unanimement saluée par la critique. Tristan Garcia traite avec justesse d’une œuvre qui semble le fasciner et au vu du résultat, on ne peut qu’espérer qu’il travaillera à l’analyse d’autres grandes séries à l’avenir. « On pourrait dire que pour les amateurs de série télévisée, au début des années 2000, choisir entre les Soprano et les Fisher revenait à préférer les Rolling Stones ou les Beatles. A la façon dont les Stones pratiquèrent une variation moderniste sur de l’archaïque (le blues), Les Soprano proposent une variation contemporaine sur un thème primitif du cinéma, les gangsters à l’écran. Et, comme les Beatles ont marqué le désir de fondre toutes les musiques, savantes et populaires, dans une même forme mélodique, Six Feet Under aura été un essai de synthèse à la fois intellectuel et pop de la grande littérature du XIXème siècle, des fresques cinématographiques américaines ou italiennes de l’après-guerre, de la Nouvelle Vague, mais aussi du soap-opera ou des dramas. »

 

 

 

 

 

LA MORT VOUS VA SI BIEN…

 

Si le nom de la série n’augure rien de bon, cela semble se confirmer dès le premier épisode avec la mort, quoique très rapide, du père de famille, Nathaniel Sr Fisher. Il laisse en deuil sa femme, Ruth (Frances Conroy), mère au foyer dédiée à ses grands enfants…Nathaniel « Nate » (Peter Krause), l’aîné volontairement expatrié le plus loin possible de sa famille, retrouvant le cocon familial à l’occasion du décès de son père, David (Michael C. Hall, que l’on retrouvera dans la peau de Dexter), qui tient le business familial avec son père et Claire (Lauren Ambrose), l’ado lycéenne qui se cherche. Cependant, même si ce drame touche au fur et à mesure un à un les membres de la famille, cette série de cinq saisons ne s’attarde pas sur le côté macabre de la mort (l’entreprise familiale, au passage littéralement dans la maison, se trouve être une société de pompes funèbres, dont les deux fils aînés héritent). C’est un aspect différent qui est abordé, celui du regard vis à vis de la mort, des réactions parfois très surprenantes, des proches et amis de défunts. Cette approche constitue un des nombreux points forts de cette série puisqu’elle aborde autant de réactions diverses et variées qu’il y a d’épisodes, soit 63 épisodes d’environ 45/50 minutes. Jusqu’à la dernière seconde du dernier épisode (LA meilleure fin de série que j’ai vu pour le moment), la mort est vue non pas comme une fin en soi mais davantage comme une « étape » de la vie qui peut frapper n’importe qui à n’importe quel moment, sans (parfois) aucune raison valable. Autre très gros point fort de la série, ses acteurs. Tous sont aussi convaincants et brillants les uns que les autres. Chacun donne à son personnage une puissance, une sensibilité, une réalité tout bonnement parfaite. C’est une des raisons qui rend ce show si addictif, le réalisme des personnages, aucun n’est surfait, sur-joué, superficiel, tous sont justes et vrais. On en oublierait presque que c’est une série qu’on regarde. Petite préférence tout de même pour Frances Conroy aka la mère de famille, qui débute la série en tant que mère au foyer apathique voire dépressive, quasi uniquement dédiée à ses enfants, n’ayant d’yeux que pour eux et ne se consacrant que très peu à d’autres activités. C’est une tout autre femme que l’on retrouve à la fin de la série, qui a presque grandi en même temps que ses enfants, vivante, comme enfin réveillée d’un trop long sommeil et qu’elle commençait enfin à vivre. A cela s’ajoute une bande-son vraiment marquante et percutante qui souligne avec justesse chaque fin d’épisode, en passant par Radiohead, Arcade Fire, Sia, Coldplay ou encore Nina Simone, il y en a pour tous les goûts, sans oublier le thème principal composé par Thomas Newman, à qui l’on doit les bandes originales d’Erin Brockovich, Skyfall ou encore Rencontre avec Joe Black.

 

Allan Ball, scénariste d’American Beauty, réalise ainsi avec Six Feet Under une petite pépite qui, en dévoilant les coulisses d’une famille apparemment « normale » la sublime pour la transformer en smala on ne peut plus attachante tout au long des cinq saisons, sans pour autant que cela vire au mélodrame pathétique. La famille Fisher n’est peut-être pas celle qui fait le plus rêver, ni la plus glamour mais c’est un des plus beaux portraits de famille que l’on ait pu voir sur le petit écran.

 

 

 

 

 

 

ALAN BALL  LE CREATEUR

 

« Dans une série sur la mort, pourquoi ne pas centrer l’intrigue dans la capitale mondiale du déni de la mort, qui doit être Los Angeles ? Los Angeles est là où l’on vient pour se recréer et devenir immortel ».

 

 

 

Etudes de théâtre, à New-York en 1990. 1993, il écrit Five women wearing the same dress et connait son premier succès. A l’instar de Barton Fink des frères Cohen, ce succès lui permet de traverser le pays et de tenter sa chance à Hollywood. Pour autant, il n’arrêtera pas d’écrire pour le théâtre, il sort une nouvelle pièce en 2007 All That I will ever be. Scénariste sur des séries mineures Alan Ball est frustré. Sa réussite hollywoodienne n’est pas à la hauteur de ses attentes. Il reprend un projet très personnel pensé pour le théâtre pour écrire le scénario d’American Beauty (1999) acheté par la Dreamworks. Très impliqué pendant le processus de production, le film est un succès tant critique que public. Alan Ball est récompensé d’un oscar et d’un Golden Globe pour ce premier scénario.

 

 

 

Alan Ball se situe tout en haut de la création américaine de séries. On lui doit notamment Six Feet Under (2001-2005), True Blood (2008-2014) et Banshee (2013-2016). Agé aujourd’hui de 60 ans, ce scénariste, réalisateur et producteur revient avec une nouvelle création, Here and Now.  Alan Ball évoque ses croyances boudhistes…” Here and Now renvoie au moment présent. Au final, il y a derrière ce titre le concert bouddhiste de l’évidence du moment présent comme seule façon d’appréhender la vie. Nous avons tendance à être happé par le passé ou à nous projeter dans le futur mais cela crée dépressions et anxiétés. Alors que le moment présent est véritablement l’endroit où la vie prend tout son sens.” Sans les aborder directement, l’auteur aime saupoudrer ses œuvres de questionnements existentielles découlant du bouddhisme, notamment sur la question de la mort dans Six Feet Under. Alan Ball est un défenseur de la cause LGBT. D’American Beauty à True Blood, ses œuvres sont émaillées d’évocations plus ou moins symboliques ou directes à l’acceptation de l’homosexualité. Les vampires de sa série True Blood sont pour lui une métaphore de la condition des gays aux Etats-Unis. Alan Ball a réalisé des épisodes de Six Feet Under et de True Blood, il n’est passé devant la caméra qu’une seule fois. Dans le douzième épisode de la première saison de Six Feet Under, il incarne le psychanalyste de Billy. Un rôle qui lui convient à merveille. Avec Here and Now, il s’affirme plus que jamais comme le grand psychanalyste d’une Amérique dysfonctionnelle. 

 

 

 

 

Après avoir lu le scénario, Rachel Griffiths voulut tout de suite incarner le personnage de Brenda. Les producteurs craignaient que son accent australien soit un problème. Lorsque Rachel arriva aux Etats-Unis, les producteurs découvrirent une actrice australienne avec un parfait accent américain. Elle eut donc tout de suite le rôle ! Séduit par le côté politique et humain du personnage, Peter Krause (Nate Fisher) avait d’abord auditionné pour le rôle de David Fisher. C’est en voyant l’alchimie opérée avec l’actrice Rachel Griffiths, que le producteur de la série, Alan Ball, proposa le rôle de Nate Fisher à Peter Krause. Alan Ball, le créateur de la série, eut l’idée de Six Feet Under après la perte de sa sœur.

 

 



 

La mort n’a jamais paru si douce…

 

Revoir ou dans mon cas, découvrir une série du calibre de Six Feet Under a quelque chose d’à la fois émouvant, pertinent rétrospectivement, et, avouons-le, un peu effrayant. Retour sur l’une des séries de HBO les plus appréciées de tous les temps, aussi brutale émotionnellement que légère et salutaire. Ce qu’il y a d’effrayant, c’est l’appréhension liée au sentiment « d’arriver après tout le monde », 15 ans trop tard, et de ne pas vivre la série avec l’intensité que la découverte d’alors aurait pu offrir. Et donc, la peur d’être déçu ce ne fut pas le cas. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est de comparer la réalisation, l’écriture, le rythme de cette série appartenant au « premier âge d’or » de HBO, avec la décennie d’autres créations qui ont suivi. Il y a là un intérêt quasi historique, Six Feet Under faisant partie des pionniers ayant établi les jalons de la série télévisée moderne. Ce qu’il y a d’émouvant, enfin, c’est de constater que la magie n’a absolument pas souffert des années, que l’émotion demeure intacte ; et c’est aussi se dire que si ces personnages mémorables sont à jamais figés dans le temps, leurs interprètes, eux, ont tous vieilli et connu des trajectoires pas forcément à la hauteur de leur talent. La série raconte le quotidien d’une famille, les Fisher, qui est à la tête d’une société de pompes funèbres à Los Angeles, Fisher & Sons, fondée par le père de famille Nathaniel Fisher. À sa mort, ses deux fils, Nathaniel Jr. (“Nate”), qui a toujours dit ne jamais vouloir prendre la suite de son père, et David, homosexuel introverti, reprennent l’entreprise familiale dont ils viennent d’hériter ; Ruth, sa veuve, doit assumer son rôle de femme ; Claire, benjamine de la famille, s’efforce de trouver sa voie. Résumée ainsi, l’intrigue ne donne qu’un mince aperçu de la complexité thématique, de la richesse de l’écriture et de l’immense galerie de personnages forts que la série développera au fil des saisons. Résumer Six Feet Under est impossible. Son créateur, Alan Ball, place tout l’intérêt de son œuvre dans les relations entre ses personnages, leurs doutes, leurs failles et leur passion. Chaque épisode débute sur la mort d’un inconnu, parfois brutale, absurde, drôle, tragique, injuste ou simplement douce. De là, l’entreprise des Fisher se chargera de l’embaumement, puis de la cérémonie funéraire. Tel est le schéma standard de chaque épisode, auquel viennent s’ajouter les véritables intrigues, celles qui sont dans un premier temps en arrière-plan et qui, petit à petit, se révèlent être les enjeux les plus importants avec la vie de famille, le deuil, le rapport quotidien à la mort, l’héritage, le mariage, le sexe, la drogue, la carrière professionnelle, l’amitié, l’amour, et bien d’autres thématiques toujours traitées avec pertinence et profondeur. Et pour lier ce flot de réflexions, la série peut compter sur une tonalité unique en son genre, à la fois tragique et ironique, parfois franchement drôle voire ridicule. Une atmosphère indescriptible qui s’avère finalement thérapeutique, parce qu’elle permet d’aborder des sujets graves, qu’ils soient intimes ou sociaux, inhérents aux Fisher ou à l’Amérique tout entière, le tout avec gravité et légèreté comme toute chose devrait être prise au quotidien.

 

 

 

 

La thématique principale de Six Feet Under est la mort, et le rapport que chaque personnage entretient avec son inéluctabilité et sa proximité. Ainsi, le contraste entre l’entreprise funéraire des Fisher et la manière dont les membres de cette famille appréhendent leur propre mort interpelle à plus d’un titre…Il ne suffit de travailler dans le « business de la mort », comme ils le qualifient eux-mêmes, pour être moins angoissé par la disparition de ses proches, voire de soi-même. Si Federico, l’embaumeur, semble particulièrement détaché, les frères Fisher, ne cessent d’être hantés par l’âme de tous ceux qui périssent et atterrissent dans leur maison funéraire.

 

 

 

 

Le spectateur voit les morts « se réveiller » sous forme de fantômes, et s’adresser aux Fisher pour questionner leurs certitudes, réveiller leurs doutes, voire agir comme des morceaux de conscience et les aiguiller dans leur vie respective. Ces discussions entre morts et vivants, qui se déroulent intégralement dans l’esprit torturé des personnages principaux, sont mises en scène comme si elles avaient réellement lieu, les rendant d’autant plus déstabilisantes pour eux comme pour les spectateurs. De manière générale, la frontière entre le réel et le fantasmé est sans cesse mise en défaut par le montage et la narration, qui, en ce sens, sont d’une exemplarité hors norme. Souvent, le spectateur voit les personnages concrétiser des actions qui les obsèdent ou dire tout haut ce qui les ronge intérieurement, avant que la scène ne se rembobine brutalement quelques instants avant le début de l’action ou du dialogue, faisant comprendre au spectateur que les choses auraient pu se passer autrement si tel ou tel personnage avait, à tel ou tel moment, agi selon ce qui l’anime au plus profond de son être. Cette manie de créer imaginairement mais très concrètement à l’écran de nouveaux embranchements, des alternatives à la réalité, est une façon intelligente d’apprendre à connaître la psychologie des personnages, non pas didactiquement, mais toujours empiriquement, au fur et à mesure que ces « visions » s’accumulent. Sans en dévoiler la substance, le final de la série est d’une émotion rarement égalée, parce qu’il joue une ultime fois sur cette faculté de projection d’un personnage en particulier, laissant le spectateur cette fois-ci indécis sur la réalité, sur la concrétisation ou non de ce qu’il voit. Pour en revenir au thème central, il semble que l’entreprise funéraire des Fisher soit une manière pour eux d’apprendre à dompter cette mort qui contamine de plus en plus leur famille au fil des saisons. La confrontation avec les familles endeuillées qui défilent permet à chaque fois une remise en question et un apprentissage personnels : sur la question du deuil, de comment honorer les morts, de l’injustice et de la spontanéité que ces disparitions peuvent présenter, ou au contraire la libération qu’elles entraînent parfois. Mais, surtout, les Fisher sont sans cesse amenés à constater la grande fragilité de la vie, eux-mêmes en proie à de graves maladies physiques comme psychologiques. De là, le besoin de s’évader par la drogue, tout le monde fume des joints, les jeunes comme les vieux, par la célébration du moment présent, par les souvenirs, par les visions et l’imaginaire, et surtout par un retour au corps dans son sens le plus charnel et animal.

 

 

 

 

Devant une impossibilité à communiquer et à se comprendre destructrice des relations familiales, amicales comme amoureuses, le sexe devient le dernier bastion d’un rapport direct et authentique à l’autre. Bien sûr, les ébats sexuels seront le point de départ de nombreuses disputes, de tromperies, de mensonges et de larmes, mais ils permettront presque toujours aux personnages de retrouver un sentiment de plénitude, et surtout de vitalité, alors que tout s’effondre autour d’eux. La sexualité apparaît comme centrale dans l’épanouissement des personnages, dans leur construction identitaire mais aussi sociale. David, gay introverti, luttera pendant longtemps contre lui-même, acceptant progressivement d’assumer son homosexualité face au monde et, encore plus difficile, à sa famille. Dans une Amérique encore peu ouverte aux orientations sexuelles autres qu’hétéronormées, le couple que formeront David et Keith offrira sans doute les séquences les plus passionnantes, déchirantes et parfois révoltantes de la série, traitant la question frontalement, sans jamais tomber dans les stéréotypes, jusque dans la question du mariage homosexuel.

 

 

 

 

De son côté, Nate formera d’abord avec Brenda un couple libertin et très ouvert, qui permettra de poser la question de la fidélité, du couple exclusif, de la jalousie, de la liberté sexuelle. Les retrouvailles avec Lisa feront basculer le destin de Nate vers une forme plus traditionnelle de la vie de famille, en soulignant alors les limites, les absurdités et la rigidité de ce modèle sans ne jamais donner de leçon de morale sur quel type de relation serait soi-disant la plus saine, mais illustrant à quel point chaque individu est différent et plus ou moins adapté à ce que la société et la morale exigent de lui dans ce domaine. Ruth, mère vieillissante et veuve un peu vieux jeu, se découvrira une nouvelle jeunesse en rencontrant un certain nombre d’hommes, avec qui la relation sexuelle sera toujours beaucoup débattue et mise au premier plan. À ce titre, George, l’un des meilleurs personnages à être arrivés en cours de route, sera sans doute son meilleur interlocuteur et compagnon de voyage au cœur de la question sexuelle. Dans Six Feet Under, la sexualité se veut débridée et sans tabou, quel que soit l’âge. Claire, quant à elle, de par sa jeunesse et son ouverture d’esprit mêlée de curiosité irrépressible, sera le sujet de nombreux arcs narratifs, pas toujours aussi passionnants les uns que les autres, mais qui balayeront la question de la sexualité sous à peu près tous ses aspects avec Gabe le jeune rebelle marginal, avec Russel l’homosexuel refoulé, avec Edie, jeune femme extravagante avec qui elle expérimentera une relation lesbienne, avec Ted l’homme viril et élégant. Parmi les réflexions que ses nombreuses relations apporteront, celle de l’avortement sera particulièrement saisissante dans son traitement. Là encore, la série est décidément précoce par rapport à la réalité du monde. Même les personnages les plus secondaires auront toujours, à un moment donné, une importance liée à la question sexuelle, que ce soit Billy, posant la périlleuse question de l’amour incestueux, ou encore Roger et ses orgies bisexuelles, sans oublier l’important Federico et son détour par le monde de la prostitution. Et si le sexe devient le point commun de tous les personnages, c’est aussi ce qui semble être l’un des rares sujets de conversation que les Fisher puissent tenir à cœur ouvert. Une famille décidément en avance sur son temps.

 

 

 

 

La famille est le troisième pilier thématique et la toile de fond de toute la série, par-dessus laquelle les réflexions sur la mort ou sur la sexualité se développent. Fondement viscéral de tous les personnages, la question familiale sera leur raison d’être. Pour Nate, le retour dans le foyer, le remplacement d’une figure paternelle laissée vacante, le rôle de grand frère, d’amant, de mari, et finalement de père à son tour. Pour David, la famille sera d’abord l’assurance d’une sécurité, avant de s’émanciper et de fonder son propre cocon familial, ouvrant là encore une réflexion sur l’adoption, la GPA et autres formes de parentalité inhabituelles et polémiques.

 

 

 

 

Pour Ruth, voir grandir ses enfants et petit à petit quitter la maison remettra en doute son autorité, son éducation, voire même l’amour de ses enfants pour elle, jusqu’à que le remariage pointe le bout de son nez et la sorte de son marasme sentimental. Pour Claire, enfin, le délitement du cercle familial s’accompagnera d’un sentiment de solitude profond, de nécessité de trouver sa voie à son tour d’où ses errements, ses nombreux retours en arrière, cette impossibilité à conserver des relations pérennes. Et si chaque membre de la famille développera progressivement sa propre vision de la famille, de la fraternité ou de la parentalité, si leurs chemins seront amenés à diverger, et que leurs relations ne seront pas toujours au beau fixe, l’amour indéfectible qu’ils se porteront fera la force de cette famille à qui tous les malheurs semblent arriver, à qui la vie ne sourit que par abrupts à-coups, et à qui chaque infime bonheur sera suivi d’une tragédie doublement plus forte. Des hystéries, des mensonges, des morts, des déceptions, des accidents, il y en aura eu. Et pourtant, Six Feet Under n’est à aucun moment misérabiliste, tire-larme, et encore moins démagogique ou moralisateur. Sa valeur thérapeutique est peut-être justement due à cette capacité à toujours affronter la réalité à travers la subjectivité arbitraire des personnages, que l’on détestera parfois, que l’on adorera ensuite, mais qui ne laisseront jamais indifférent en ceci qu’ils font certainement parti des personnages les plus humains et complexes jamais écrits au cinéma, sur petit et grand écran confondus. À l’image de ce final déchirant, à la fois doux et amer, beau à en pleurer, Six Feet Under parle de la vie et de la mort, de la famille, de la sexualité, du temps qui passe, des souvenirs et des regrets bref, des choses qui s’avèrent finalement les plus importantes et difficiles à questionner dans la vie d’un individu, et qui atteignent ici un degré d’authenticité et de justesse tel que n’importe quel spectateur est, à un moment ou l’autre, forcément touché en plein cœur par cette famille Fisher si parfaite et imparfaite à la fois. Si humaine.

 

 

 

 

 

Comment “bien” finir une série ?

 

Tony Soprano est attablé avec sa famille dans un restaurant. Les allées et venues donnent l’impression que le bedonnant parrain est cerné. Lorsque la cloche de l’entrée retentit, il jette un regard hébété. S’ensuit un écran noir de dix secondes. Dix ans après sa diffusion, cette interruption brutale qui clôt les quatre-vingt-six épisodes de la série de David Chase hante encore les fans des Soprano. Ce n’est pas la seule. Du téléspectateur qui estime s’être fait “voler six ans de sa vie” après la fin de Lost à l’acteur et producteur Patrick McGoohan, contraint de se réfugier quinze jours dans des montagnes après celle du Prisonnier, la conclusion d’une série télévisée se révèle souvent un moment douloureux à vivre. Pour Serge Hefez, la fin d’une série n’est pas une séquence émotionnelle ordinaire. Le psychanalyste compare ce sentiment à celui d’un deuil qui laisse parfois un profond sentiment d’injustice. Après avoir longtemps regardé une série télé, vous nouez une relation affective avec les personnages qui la composent. “Avec certaines séries, nous entretenons des relations qui dépassent la durée de celles dans la vraie vie, confie ainsi Matt Zoller Seitz, critique de séries au New York Magazine. Je crois que je connais mieux la biographie des personnages de Mad Men que celle des membres de ma famille”. Omnipotent, le réalisateur, le producteur quand les audiences ne sont pas au rendez-vous peut décider à tout moment de mettre un terme à cette relation affective. Au grand désespoir des fans. Cette responsabilité immense, les showrunners la ressentent sur leurs frêles épaules au moment de mettre un point final à leurs créations. Même si, parfois, des fans refusent de couper le cordon. Damon Lindelof confesse qu’il a connu une “période de dépression” suite au torrent de critiques qu’il a reçu sur les réseaux sociaux après la fin de Lost. “Certains n’ont pas trouvé ce qu’ils espéraient avec cette fin mais j’ai aujourd’hui compris que ça n’a rien à voir avec moi”, explique le showrunner. A croire que certaines séries ne sont pas faites pour s’arrêter…

 

 

 

 

La fin racontée par son producteur

 

Le 21 août 2005, HBO diffusait l’ultime épisode du drame d’Alan Ball. Une fin saluée comme une des plus belles de l’histoire des séries. Alan Poul, son producteur, revient sur ses ultimes instants. Un titre, Breathe me, de Sia. Une suite de scènes, sans dialogues ou presque. Des morts. Des dates. Une voiture qui s’en va vers l’avenir. Et des larmes. Beaucoup de larmes. La fin de Six Feet Under, superbe conclusion à une des séries les plus émouvantes de l’histoire du petit écran, reste un rare exemple de fin de série réussie là où on ne compte plus les conclusions contestées. Dix ans après sa diffusion outre-Atlantique, Alan Poul, producteur et réalisateur sur la série d’HBO, était l’invité du Festival de Télévision de Monte Carlo, en juin dernier. Il revient sur cette séquence.

 

Dix ans après, la fin de la série reste le meilleur exemple d’une fin de série réussie. Pourquoi, selon vous ? C’est extrêmement dur de terminer une série. La chute de Six Feet Under a réussi à émouvoir les téléspectateurs, boucler les lignes narratives des personnages tout en étant parfaitement raccord avec le thème de la série. Elle semblait répondre profondément à l’amour que l’on pouvait ressentir pour la famille Fisher. Il n’était pas question d’un retournement de situation, d’une surprise finale, mais de la conclusion la plus logique possible…Les personnages ont vieilli, et sont morts. Nous avons fait cinq saisons de Six Feet Under. A la fin de la saison 4, nous avons réalisé que notre mission devenait délicate. Nous avions de plus en plus de peine à imaginer des histoires fraîches, à renouveler notre récit.. Nous étions clairement en danger. Certaines histoires étaient limites. Nos personnages devenaient de plus en plus bizarres. Nous glissions vers le mélodrame, un genre que ne devait pas être Six Feet Under. Alan Ball a décidé qu’on ne ferait qu’une saison de plus. Nous sommes allés voir HBO, qui ne comptait pas mettre fin à la série avant six ou sept saisons car ses audiences étaient bonnes. Mais nous avons insisté pour nous arrêter à cinq. Une fois que nous avions cette certitude, nous nous sommes sentis libres d’articuler toute notre réflexion vers la fin de notre récit. Dès le début de la saison 5, nous connaissions ses ultimes instants, et Breathe me de Sia était prévue pour les accompagner avant même que nous attaquions le tournage. La dernière scène étant très chargée en effets spéciaux, surtout en maquillage, il nous a fallu prévoir un budget en amont. Nous préparions cette séquence plus de trois mois avant de la tourner. Sur certaines séries, les scénaristes se demandent comment finir leur histoire à la moitié de l’ultime saison. Ici, tout était prévu pour cette fin avant même son commencement.

 

C’est une fin relativement ouverte. La vôtre referme tout. Pourquoi avoir choisi de tout régler ? Nous voulions en finir pour de bon. Faire comprendre qu’ainsi disparaissait Six Feet Under. Qu’il n’y aurait pas de comeback, pas de film, de téléfilm, pas de revival. Nous cherchions la fin absolue. Le message de la série, c’est “tout le monde meurt un jour”. Y compris les personnages.

 

Que pensez-vous de la fin des Soprano, qui contrairement à la vôtre a fait polémique, et suscite encore des discussions passionnées ? C’était une fin appropriée, parce qu’elle nous abandonnait dans le doute, tendu, incertain de ce qui allait se passer. Or, c’était dans la nature de la série de David Chase de mettre en danger ses personnages et leur avenir. On y meurt brutalement. Donc, thématiquement, c’était une excellente décision.

 

Faut-il absolument que la fin d’une série ait du sens ? On meurt souvent sans aucune explication, sans le moindre sens…En fait, la plupart des séries ne choisissent pas non plus leur fin, et disparaissent brutalement quand elles sont annulées ! J’ai fait une série pour CBS, Swingtown. C’était une proposition inattendue pour cette chaîne, risquée. Nous savions qu’il y avait de bonnes chances que nous ne tenions pas plus d’une saison, nous avons donc décidé d’imaginer une fin de saison 1 qui puisse aussi être une fin de série. Prévoir la fin d’une série est un luxe immense. Alors autant s’appliquer et donner du sens à ses choix quand on peut le faire.

 

 

 

 

 

DERNIER VOYAGE…

 

Joie. Surexcitation. Délice. Affolement. Ebranlement. Sensibilité. Sentiment. Voilà ce que l’on peut ressentir face à cette création télévisuelle d’Alan Ball, diffusée sur HBO à l’aube de l’an deux-mille. Elixir miraculeux, Six Feet Under se met en place autour de l’humour macabre, la lourdeur du cadre dramatique et la légèreté du soap. Mais ce que met en scène cette série, devenue générationnelle, c’est la tragédie du quotidien. Les personnages, aussi excentriques soient-ils, n’ont rien des héros de feuilletons charismatiques que l’on pourrait suivre sur cinq saisons. Cet aspect, en plus de singulariser l’œuvre, est un défi posé au spectateur…Comment rendre la vie quotidienne intéressante ? Au cœur de cette réflexion, le métier d’opérateur de pompes funèbres est prétexte à l’application d’une question englobant tous les épisodes…Que faire de sa vie en attendant la mort ?

 

Chaque personnage est rendu attachant par un profil psychologique précis. Ruth, la mère recroquevillée sur elle-même, Nathaniel, le fils ainé et play-boy trentenaire endossant la culpabilité de n’avoir rien fait de sa vie, David, homosexuel introverti et enfin Claire, adolescente rebelle cherchant sa voie. Ce beau monde, c’est la famille Fisher, qui, après la perte du père dans un accident de corbillard, se retrouve face à un héritage suranné d’une société de pompes funèbres. Malgré son aspect archétypal, Six Feet Under ne tombe jamais dans le piège de la vulgarisation en nous entrainant dans la misère sexuelle et affective de ses protagonistes. Qu’importe leur âge, ils se sentent délaissés, et n’ont pas la capacité de se marginaliser, ou de s’exprimer. Alan Ball nous fait suivre ces chroniques ordinaires et exsangues, mais développe, au fil des épisodes, une ode à la vie métaphysique doublée d’une autopsie humaine et lumineuse de la destinée familiale. On ne s’attendait pas à une telle facture. On finit Six Feet Under comme on pourrait soutenir un être cher. À travers chaque épisode, la série prend comme prétexte l’étude des personnages pour se révéler comme un miroir authentique sur la condition humaine en plus d’une réflexion sur la vie. Le point commun entre tous ces protagonistes ? Ils sont coincés dans l’impossibilité de vivre, noyés dans leurs êtres, doutant entre l’amour et la colère. C’est là que « Six Feet Under » révèle toute sa majesté. C’est une série sur la mort, qui fait parler la vie. Ainsi, les Fisher deviennent si attachants qu’il est difficile de les abandonner au terme de la cinquième saison. Portrait de quatre personnes qui font de la mort un mode de vie, Six Feet Under dégage une sensibilité hors du commun la statufiant au dessus de toute concurrence. Alan Ball nous entraine dans une valse aux mouvements subtils, observant cette Amérique post-9/11, déchirée par la guerre, le progrès, voire la drogue. Forcément, on observe une certaine redondance, et parfois, certaines scènes virent à la caricature outrancière, et certains personnages, volontairement myrmidons, nous poussent à nous interroger sur les intentions des scénaristes. Néanmoins, Six Feet Under ne laisse pas ses vers la dévorer. Petit à petit, les personnages doivent se prendre en main, et la famille doit survivre aux défis que lui lance le monde extérieur. Au fur à mesure que sa complexité grandit, la série utilise de nombreux stéréotypes propres au soap, avec comme ambition de les retourner. On pense à « Nate », qui, sous sa carapace de personnage sympathique et de don Juan, se révèle profondément divisé, sensible et émouvant. Mais surtout, on pense à Nathaniel Fisher Sr., décédé dès le début du feuilleton. Il est au départ décrit comme un homme mystérieux, austère et vieillissant, mais finit par se démasquer sous la forme d’un fumeur de marijuana drôle et déjanté. Ainsi, via ce procédé presque ludique nous conduisant à explorer les facettes de chaque personnage, Six Feet Under devient autre chose qu’une série reflétant le destin dramatique d’une famille. C’est une œuvre cristallisant son spectateur. Filmer leurs vies, pour nous rendre plus conscients de la notre.

 

Et si seulement on pouvait s’arrêter là… Mais rarement, voire jamais, une série aura transmis avec autant de sagesse et de subtilité le sentiment amoureux. Chaque relation se construit en parallèle avec une autre, ce qui permet aux spectateurs de se jeter dans les troubles des personnages. Ils veulent tous être heureux, mais, dans leurs vies, le bonheur n’est qu’une parenthèse. Brenda est le personnage le plus torturé et dispose pourtant d’une place de girlfriend très influente au sein de la structure narrative de la série. Une structure si logique que son évolution s’emploie à nous faire part d’une fluidité, d’une lucidité et d’une limpidité sidérante. On a parfois le sentiment d’assister à une véritable tragédie, alors qu’au fond, Six Feet Under illustre la mort comme une chose absurde que nous devons traverser, car sans elle, la vie ne vaut pas d’être vécue. À la fin, il est difficile de quitter ces personnages, tellement que l’on ne résiste pas à la tentation d’une larme. Le final, gracieusement grotesque, se constitue comme…

 

 

Hymne à la vie sur la route de l’existence sur laquelle

Personne n’échappe à la mort, tout en donnant envie de Vivre !