1975-Vies de fou…

Premier grand succès public et critique de Milos Forman, Vol au-dessus d’un nid de coucou inscrit son réalisateur dans la longue tradition des films d’asile métonymiques, avec sa galerie de portraits croqués comme un monde entier résumé entre les murs. Charge violente contre l’exercice imbécile et aveugle du pouvoir, le film demeure cependant très manipulateur. La fin justifierait-elle les moyens ?

 

 

 

 

 

NE ME LIBÉREZ PAS, JE M’EN CHARGE par Vincent Avenel

 

L’asile demeure le lieu parfait pour donner dans une discipline narrative particulière, celle qui concentre le monde entre les murs capitonnés de l’endroit, et les caractères dans les quelques pensionnaires, forcément excessifs, internés là. Là où quelques rares films dont le terrible Shock Corridor de Fuller tentent d’utiliser l’asile pour la description pure de la folie, le Vol au-dessus d’un nid de coucou de Forman donne en plein dans ce lieu commun. McMurphy, provocateur un tantinet trop libertaire pour l’époque, tente d’échapper à la prison en se faisant passer pour fou. Là, il s’affronte à l’infirmière Ratched, directrice de l’aile où il est interné, et bien déterminée à maintenir l’ordre autoritaire qu’elle y a instauré. L’opposition est posée dès le départ par le code des couleurs adopté par Forman…Tout dans l’asile est d’une douloureuse blancheur, depuis les murs jusqu’aux vêtements des pensionnaires. Seuls, Ratched qui apparaît avec son pardessus noir comme une tâche grossissant dans la blancheur de l’écran lors de sa première intervention dans le film et McMurphy sont vêtus de noir. L’un et l’autre se disputent, dès les premières images, la suprématie à l’écran. Tous les autres personnages seront dès lors considérés comme accessoires, soit sujets des provocations de McMurphy, soit des manipulations de Ratched.

 

Il s’agit donc, avant tout, d’asseoir son pouvoir et quoi que McMurphy dise, il n’en demeure pas moins que ses actes ne sont pas tant celui d’un libérateur que celui d’un manipulateur d’un autre genre. Milos Forman, fraîchement émigré de Prague après le désastre du «Printemps», se voit-il sous les traits de « Chief », le gigantesque Indien mutique absolument pas fou mais ayant décidé de sortir du monde en prétendant n’entendre ni ne parler ? Séduit par McMurphy, Chief révèle la supercherie, mais refuse de le suivre « Je ne suis pas assez grand… » Il finira par accepter de s’évader…mais une fois que McMurphy aura été mis à bas par le système en place, lobotomisé. Euthanasiant son ancien ami, Chief se libère et part, seul. Est-on en train d’assister à la fuite de Forman, rejetant dos à dos à la fois les révolutionnaires du Printemps de Prague, et les « amis » de l’Est venus « assister » le pays en grand danger ? Ce qui est certain, c’est que, comme dans Amadeus ou Man on the Moon, Forman place ici l’individu au centre de la résistance à la norme, ce qui le conduit à une place de supplicié. De là à sauter de l’individu à l’artiste, le pas peut être aisément franchi. Forman ne serait-il donc pas dupe de ses propres effets ?

 

 

 

 

Le ton de Vol au-dessus…est presque exclusivement pathétique, le déroulement, implacable, du conflit entre Ratched et McMurphy y pourvoit, autant que le talent des interprètes. Manifestement en train d’établir la transition entre son personnage encore fragile d’Easy Rider et le terrifiant Jack Torrance de Shining, Jack Nicholson livre une composition habitée la légende dit même que l’acteur, mécontent de la façon dont Milos Forman tentait de mener son film, organisa pendant deux semaines un « contre-tournage », recrutant les acteurs pour répéter les scènes qu’il estimait importantes, tandis que Forman se voyait privé de possibilité de répéter. Indéniablement, le pathos terriblement intense qui environne le film est plus que suffisant à emporter l’adhésion du public, de la critique, le film remporta cinq oscars, dont celui de la meilleure réalisation et donc, si la légende est vrai, les acteurs eux-mêmes. Forman inscrit son film dans une veine contestataires, comme si le Jack Nicholson d’Easy Rider avait rejoint les rebelles dans leur course sans but vers l’avenir et s’était vu interner pour sa peine. McMurphy est, à en croire son dossier, est né en 1925, en 1963, année où se situe le film, il a donc 38 ans. Mais naître en 1925 le place aussi dans la plus jeune génération américaine à avoir participé à la Seconde Guerre mondiale 18 ans en 1943. Si son passé n’est guère évoqué on saura de lui qu’il « se bat trop et baise trop » il rejoint la figure de Kowalski dans Point limite zéro, qui, lui, était un ancien soldat, ancien policier, dégoûté de la corruption de sa hiérarchie, et qui choisit aussi une voie « asociale ».

 

Au premier abord, Vol au-dessus d’un nid de coucou apparaît donc comme un récit passablement pathétique et manipulateur, prompt à s’attacher les faveurs d’un public, d’une critique et d’une profession friands de sentiments droits et émouvants, de messages lisibles et gentiment contestataires d’autant que le fauteur de trouble tombe également victime du système, sans plus d’héroïsme que ça McMurphy finissant lobotomisé simplement par compassion envers le jeune Billy. Mais à bien analyser le comportement du protagoniste principal, on peut cependant discerner un regard ironique sur les artisans du spectacle plus que tout autre chose, McMurphy est un metteur en scène, un drogué de l’attention. Ses actes visent non pas à faire avancer une quelconque idéologie libertaire, à offrir une alternative mais à être le centre du spectacle. Que ne ferait-on pas, semble dire Forman, pour qu’on nous regarde ? À cet égard, la scène la plus significative du film demeure celle où McMurphy, certainement conscient des conséquences de son renoncement à partir au plus tôt pour s’évader, se perd dans ses pensées. À la différence du montage parfois très rapide, suivant les protagonistes, qui rythme le reste du film, cette scène est filmée en séquence, avec un rythme apparaissant donc comme lent, une respiration avant le plongeon…Dans Amadeus, Forman punira les mêmes appétits de gloriole pourtant si naïfs d’attention chez son Mozart d’une vie désespérée, d’une mort ignominieuse. Finalement, McMurphy ne vaut guère mieux. Inscrivant en filigrane autant son mépris d’un cinéma tape-au-cœur et sa critique politique, Milos Forman réalise avec Vol au-dessus d’un nid de coucou une œuvre plus politique que morale, pourvue d’un regard mordant sur le cinéma, et dont les multiples niveaux de lecture demeurent aujourd’hui salutaires.



 

 

 

MILOS FORMAN 1932 – 2018

 

50 ANS DE PASSION.13 FILMS. 4 MAJEURS

 

 

 

 

 

IMPLACABLE ET CRUEL…

 

La légende de Vol au-dessus d’un nid de coucou commence par un malentendu à Prague, en 1966, Kirk Douglas, légende d’Hollywood, fait la rencontre de Milos Forman, jeune cinéaste tchécoslovaque dont les deux premiers films, L’As de pique puis Les Amours d’une blonde, ont su attirer l’attention des cinéphiles internationaux par la modernité et la liberté de leur style. Depuis quelques années, l’acteur a acquis les droits d’un roman subversif de Ken Kesey paru en 1962, qu’il a d’abord monté pour le théâtre sans grand succès à Broadway l’année suivante mais dont personne à Hollywood ne veut financer une adaptation. Forman se montre intéressé par le sujet, et Douglas lui promet de lui envoyer un exemplaire du roman afin qu’il se fasse sa propre idée. De retour aux Etats-Unis, Kirk Douglas s’exécute, mais le roman est intercepté par les douanes communistes, qui ne préviennent ni l’expéditeur ni le destinataire. Forman se dit que Douglas a oublié sa promesse probablement faite en l’air, et Douglas, de son côté, estime que le jeune Tchécoslovaque est un sacré malotru de ne jamais avoir daigné lui répondre…Les années passent, et Milos Forman doit s’exiler aux Etats-Unis, où il tourne Taking Off mais peine, pour plusieurs raisons, à mettre le pied à l’étrier hollywoodien. Kirk Douglas, quant à lui, est devenu trop vieux pour le rôle principal, censé dans son adaptation sortir à peine de l’adolescence son fils Michael, pas encore vraiment acteur, a récupéré les droits, envisage de faire de Vol au-dessus d’un nid de coucou sa première production, et envoie alors l’ouvrage à une liste élargie de jeunes metteurs en scène, dont Milos Forman…A la découverte du roman, Forman se remémore sa rencontre avec Kirk Douglas, avec lequel il pourra ensuite résoudre enfin le quiproquo malheureux, mais y trouve surtout un écho fort avec son parcours personnel…« J’ai vécu ce livre ! Le Parti communiste était mon infirmière Ratched ! ». Pour cette raison, sa vision diffère assez sensiblement de celle de Ken Kesey, qui n’avait certainement jamais envisagé son récit comme une allégorie du totalitarisme soviétique, mais pour qui l’essentiel du roman tournait autour de l’intériorité des personnages, à travers la perception parfois paranoïaque du narrateur Bromden (Chief dans le film) et une focalisation détaillée sur la santé mentale des différents patients et leurs traitements médicamenteux. Leurs points de vue sont irréconciliables et Kesey quitte le projet, clamant à qui veut l’entendre et jusqu’à sa mort qu’il ne verra jamais le film.

 

 

 

 

Pou les rôles principaux, Michael Douglas veut des noms prestigieux, mais Gene Hackman, Marlon Brando, James Caan ou Burt Reynolds déclinent tour à tour. Le rôle échoit à Jack Nicholson, que Cinq pièces faciles, La Dernière corvée ou Chinatown ont placé sur la liste des acteurs en vue à Hollywood, sans qu’il ne soit encore parfaitement identifié par le grand public. De même, pour le rôle de Ratched, de nombreuses actrices majeures sont envisagées mais c’est finalement Louise Fletcher, vue dans un second rôle de Nous sommes tous des voleurs de Robert Altman en 1974, qui achève de convaincre Milos Forman, quelques jours avant le tournage, en lui proposant une vision plus nuancée que dans le roman de l’infirmière. Ces choix s’avèreront payants puisque Vol au-dessus d’un nid de coucou connut un important succès critique comme public puis remporta cinq Oscars majeurs (Film, Mise en scène, Scénario, Acteur, Actrice) lors de la cérémonie de mars 1976. Ce succès permit à Milos Forman de devenir un cinéaste important à Hollywood, mais il a parfois été affirmé que la réussite de Vol au-dessus d’un nid de coucou ne lui revenait pas tant que cela, et qu’il avait bénéficié d’une conjonction de facteurs (sujet + distribution + contexte) particulièrement favorable. Mettre en perspective le film avec le reste de la carrière du cinéaste permet de contrer assez aisément cette vision des choses, non seulement il y a un style Forman, mais Vol au-dessus d’un nid de coucou concentre un bon nombre des procédés qui rendent ce style si admirable. Milos Forman s’était fait connaître en Tchécoslovaquie, avec L’Audition, L’As de pique puis Les Amours d’une blonde, par la manière très libre dont il parvenait à capturer quelque chose de l’essence de la jeunesse de son époque, avec un art particulier de la chronique, un sens avéré de l’improvisation, une grande souplesse technique ou la cohabitation de comédiens amateurs et de professionnels plus chevronnés. Vol au-dessus d’un nid de coucou n’obéit évidemment pas, en tant que film de studio, à ces principes de production, mais Forman est tout de même parvenu à les faire subtilement infuser dans le bouillon hollywoodien avec la structure scénaristique y est étonnamment souple par une intrigue globale très ténue, avec peu d’articulations séquentielles ou de repères temporels déterminés visant à relier les scènes les unes aux autres et Forman privilégie, comme il le fera tout au long de sa carrière, la nature des personnages à la description de leurs actions en ce sens, il respecte la critique du comportementalisme appliqué à la psychothérapie telle qu’elle s’opérait dans le roman de Ken Kesey.

 

A sa distribution à qui il montre le documentaire Titicut Follies de Fredrick Wiseman, il adjoint donc un certain nombre de comédiens amateurs issus du milieu médical, ainsi que quelques véritables patients d’instituts psychiatriques pour incarner certains figurants. Dans le décor réel de l’Oregon State Hospital de Salem, il organise de véritables discussions de thérapie de groupe, durant lesquelles il demande à ses acteurs de garder leur personnage, et y filme moins les improvisations orales que les réactions, qui au fil des séances deviennent moins « maîtrisées ». De la même manière, Forman demande à ses opérateurs de continuer à filmer après le « cut » et garde au montage certains « instants de vérité » qu’il parvient ainsi à capturer chez des comédiens ayant alors baissé la garde. Le tournage, qui se déroule pour l’essentiel dans la continuité chronologique du récit, s’achève la dernière semaine par l’adjonction d’une séquence non prévue au scénario, celle de la virée sur le bateau de pêche, séquence formanienne au possible qui rappelle les échappées fugitives de ses chroniques tchécoslovaques et qui constitue, dans le montage définitif du film, en plus d’une véritable respiration esthétique avec cette séquence mise à part, le film est dominé par des blancs cliniques, éclairés au néon, avec une dominante de très gros plans, un véritable pivot aussi temporel, on est à l’exacte moitié du film ou thématique et il s’agit, pour certains patients, du premier souffle de liberté éprouvé depuis longtemps. Car enfin, si Vol au-dessus d’un nid de coucou a été désavoué par Ken Kesey, c’est en grande partie à cause de (ou grâce à) l’inflexion que Milos Forman sera parvenu à donner à ce récit pour en faire une parabole libertaire bien plus universelle et intemporelle qu’elle ne pouvait l’être au départ. Il convient ici de remarquer que presque tous les films hollywoodiens de Milos Forman contrairement d’ailleurs à ses films tchécoslovaques, en prise immédiate avec leur époque se situent à contretemps de l’action qu’ils décrivent, que ce recul soit d’une dizaine d’années comme Hair, tourné au moment où le rêve hippie est déjà passé ou de plusieurs siècles Amadeus, Milos Forman prend la distance qui lui est indispensable pour aborder le sujet traité avec son propre regard. Faire de Vol au-dessus d’un nid de coucou essentiellement un pamphlet anti-psychiatrie est une paresse autant qu’un relatif anachronisme…Les pratiques décrites dans le film notamment la manière dont sont prodigués les traitements à base d’électrochocs sont déjà largement obsolètes, et l’acuité que recherche Milos Forman n’est donc pas dans le détail médical mais dans la généralité des mécanismes liberticides conduisant à l’annihilation d’un individu en tant que tel.

 

 

 

 

Le grand sujet du cinéma de Milos Forman, à travers les décennies, aura ainsi été la défense, envers et contre tous, de la liberté individuelle face à un arsenal coercitif, fusse-t-il politique, religieux, social, judiciaire ou familial, et on ne compte plus dans ses films les personnages considérés comme séditieux ou dangereux tout simplement parce qu’ils refusent de plier et parmi tous ceux-ci, MacMurphy demeure l’exemple modèle, dans l’absurdité des causes…Il ne rentre à l’hôpital que pour une période d’ « observation », et son opposition à l’infirmière Ratched tient dans un premier temps du pari bravache comme dans la radicalité des modalités, qui confinent parfois à l’auto-sabotage, régulièrement, le spectateur peut avoir l’impression que MacMurphy pourrait bien simplement contribuer à apaiser la situation, sans même plier, tout simplement en ne se plaçant pas en contestation systématique sauf que cela reviendrait pour lui à abjurer le principe fondamental de sa liberté individuelle, lui qui « n’aime pas l’idée de prendre quelque chose s’il ne sait pas de quoi il s’agit » et qui s’oppose au fait que « sa liberté soit conditionnée au bon vouloir » de ceux qui l’enferment. Rules ? Piss on your fucking rules ! Vol au-dessus d’un nid de coucou aurait été un film simpliste, grossièrement manichéen, si à un idéal libertaire naïf incarné par MacMurphy il avait opposé un système autoritaire caricatural. Là encore, le talent de Milos Forman est de positionner de subtils poids dans la balance, ici en montrant la nature bornée de MacMurphy, là en décrivant le personnel hospitalier comme des gens aimables, compétents, soucieux du bien-être de leur patientèle. Par expérience, Milos Forman ne sait que trop bien à quel point les systèmes autoritaires sont souvent formés d’individualités convaincues qu’elles œuvrent pour le bien commun. Ce que le spectateur va dès lors percevoir de la si terrible « méchanceté » de l’infirmière Ratched, ce ne sont que le zèle et le manque de souplesse avec lesquels elle applique des règles que non seulement elle ne questionne pas mais que la plupart du temps elle défend avec une conviction réelle. Le vote concernant les World Series est à cet égard révélateur, elle ne s’oppose pas, mais fixe, au nom de l’autorité qu’elle défend, des règles arbitraires qu’elle précise en sa faveur avec le cas d’ex-aequo ou le dépassement du délai quand elles ne lui sont pas favorables. Le meilleur moyen d’asservir une population n’est pas de l’écraser par la violence, mais de parvenir à lui faire croire qu’on écoute ses attentes mais qu’on ne peut malheureusement pas toujours les combler. MacMurphy l’indocile tombera des nues en apprenant que la plupart des patients de l’institut y sont de leur propre chef, la plus insidieuse des servitudes n’est-elle pas volontaire ?

 

Une autre autorité, plus discrète, est à l’œuvre dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, et la principale victime en est Billy après la folle nuit durant laquelle le jeune homme aura enfin un peu goûté à la liberté incarnée à ses yeux par MacMurphy, l’infirmière Ratched lui demande s’il n’a pas honte, et Billy, dans un acte rebelle dont lui-même se serait cru incapable, rétorque que non, il n’a pas honte. Sauf que Ratched, consciente à cet instant de sa perte d’autorité propre, va solliciter, dans une démarche d’infantilisation symptomatique, la figure parentale, en l’occurrence maternelle, et ainsi provoquer le revirement du faible garçon. Les systèmes oppressifs fonctionnent dans une logique de perpétuation des peurs et des culpabilisations, et en particulier celles de ne pas être à la hauteur de ceux à qui on doit la vie. Enfin, Milos Forman transforme un personnage essentiel du roman pour l’infléchir dans sa direction, chez Ken Kesey, Chief était le narrateur du récit, dont on savait dès le départ qu’il jouait auprès des soignants un jeu de surdité et de débilité, et la perception des autres personnages étaient conditionnée à son propre filtre, parano et mystique. Chez Forman, le robuste Amérindien devient, dans un premier temps, un personnage « neutre », apathique, qui semble ne pas influer sur l’action mais surtout ne pas être affecté par elle. Un observateur extérieur, impavide. L’un des enjeux du film devient alors de savoir si MacMurphy parviendra à l’entraîner dans son élan de liberté, par exemple en lui permettant de s’impliquer dans une partie de basket-ball ou d’exprimer sa voix lors du vote concernant les World Series. Mais à la faveur d’un rebondissement marquant (les fameux Juicy Fruit), on comprend que Chief n’est pas dupe et qu’il a déjà fait un choix fort, celui de la résignation. L’enjeu n’est donc plus tant de savoir si MacMurphy va « guérir » Chief (puisqu’il n’est pas malade) mais laquelle de leurs deux options (opposition vs acceptation) fournit la moins mauvaise réponse à la coercition. Le film a l’honnêteté et l’élégance de conclure sans laisser croire à une solution toute-faite, et sa résolution puissante contribue à nourrir le trouble et l’inconfort suscités par ses questionnements décisifs. Chief comme MacMurphy parviennent l’un comme l’autre à s’extraire de l’institut, mais à quel prix ? Tout bien pesé, la plus grande évasion a peut-être symboliquement eu lieu bien plus tôt dans le film, lorsque MacMurphy s’est mis à commenter les World Series face à l’écran noir de la télévision éteinte. A ce moment-là, tous l’écoutent et désobéissent ainsi à l’infirmière Ratched, illustrant à quel point la force collective la moins asservissable est celle de l’imaginaire.

 

 

 

 

 

REVUE DE PRESSE

Véronique Doduik – 31 août 2017

Chargée de production documentaire à la Cinémathèque française.



En 1962 paraît aux États-Unis un roman de Ken Kesey, figure du mouvement beatnik, intitulé One Flew Over the Cuckoo’s Nest (Vol au-dessus d’un nid de coucou), dont l’intrigue se déroule dans un hôpital psychiatrique de l’Oregon. Il annonce les mouvements de révolte qui allaient secouer l’Amérique dans les années 1960 et sera un best-seller. L’ouvrage paraît en France en 1963 sous le titre...La Machine à brouillard. L’acteur Kirk Douglas en achète les droits d’adaptation et monte à Broadway une pièce de théâtre dans laquelle il joue le rôle principal. Lors d’un voyage en Europe, il a vu le film du réalisateur tchèque Milos Forman L’As de pique (1963), puis aux USA Les Amours d’une blonde (1965). Décidé à porter le roman à l’écran, Kirk Douglas envoie le livre au cinéaste pour lui proposer le film. Mais le courrier ne parviendra jamais en Tchécoslovaquie. Milos Forman émigre à New York en 1968 pour échapper à la répression qui suit le Printemps de Prague. Au début des années 1970, il reçoit de nouveau le livre, cette fois envoyé par le fils de Kirk Douglas, Michael, à qui son père a donné le roman pour ses débuts en tant que producteur. C’est une coïncidence, car le père et le fils n’en ont jamais parlé ensemble. Milos Forman va adapter au cinéma ce livre que les majors ont refusé, jugeant l’histoire trop noire et trop cruelle. Il tourne en 1975 dans un authentique hôpital psychiatrique à Salem, dans l’Oregon. Dans les rôles principaux, l’actrice Louise Fletcher ( l’infirmière Miss Ratched ) et Jack Nicholson ( McMurphy ) qui avait déjà repéré le roman. Vol au-dessus d’un nid de coucou est le second long métrage réalisé par Milos Forman aux États-Unis, après Taking off, tourné en 1970, satire joyeuse de la petite bourgeoisie américaine. Le film y rencontre un très grand succès. Il remportera en 1976 les cinq Oscars les plus prestigieux. Il sort en France le 3 mars 1976, encensé par la critique.



LA FRONTIÈRE TÉNUE ENTRE RAISON ET FOLIE

 

L’action se situe en 1962 dans un hôpital psychiatrique de l’Oregon, dont le fonctionnement routinier est bouleversé par l’irruption de Randall McMurphy (Jack Nicholson), un colosse braillard et remuant, responsable d’agressions et interné à sa demande pour échapper à une longue peine d’emprisonnement dans un pénitencier d’État. Simulateur ou véritable malade mental ? Le titre du film s’inspire des paroles d’une contine populaire : « le premier s’envola vers l’Est, le second vers l’Ouest, le troisième s’envola au-dessus d’un nid de coucou ». Si le mot cuckoo en anglais désigne l’oiseau (le coucou), il signifie aussi en argot américain l’excentrique, le « dérangé », le fou. Le coucou, c’est l’oiseau qui fait son nid dans celui des autres. C’est McMurphy qui déboule parmi les « vrais » déviants. Et qui découvre, au-delà de leur folie, des êtres fragiles et attachants, soumis à l’autorité oppressive de l’infirmière en chef Miss Ratched. « Comme une caserne, une prison, une école, un établissement psychiatrique est un monde où règne l’ordre. Or, beaucoup plus qu’un grain de sable, une véritable météorite s’y introduit, qui va s’ingénier à détraquer la vie quiète de l’asile. Pour extravagantes qu’elles soient, les facéties de McMurphy ne sont jamais gratuites, elles dénoncent la routine, la sottise, parfois la cruauté des traitements subis par les détenus », écrit Jean de Baroncelli dans Le Monde. Milos Forman dépeint avec une précision hallucinante les rites de la psychiatrie traditionnelle. Si « cet asile psychiatrique est un enfer moderne », lit-on dans Écran 76, « c’est un enfer aseptisé, avec les voix suaves des infirmières, la musique douce qui berce, les pilules qui tranquillisent ». Pour Les Nouvelles littéraires, « la découverte d’une certaine forme de sadisme officiellement admise éclate dans le rapport d’humiliations constantes entre les forts (investis d’une charge) et les faibles, démunis à l’égard de tout pouvoir ». « La chimiothérapie assure l’équilibre formel du couple psychiatrisant/psychiatrisé, une cure de pouvoir, une procédure de contrôle », observe Politique Hebdo. « La révolution chimique des dix dernières années est au cœur du “système” remodelant l’individu selon les normes admises par la société (…) Une fois de plus nous voilà revenus au débat sur les limites floues de l’état de raison », renchérissent Les Nouvelles littéraires. D’ailleurs, comme le remarque L’Éducation, « le personnage de Jack Nicholson garde son ambiguïté jusqu’au bout : est-il réellement fou ou simule-t-il ? ». Milos Forman lui-même a déclaré qu’il ne le savait pas vraiment.



L’HÔPITAL PSYCHIATRIQUE, GARDIEN DE L’ORDRE SOCIAL

 

Les critiques sont nombreux à voir dans Vol au-dessus d’un nid de coucou un film essentiellement métaphorique. Pour La Quinzaine littéraire, « L’asile psychiatrique joue comme un microcosme de la société ». Henry Chapier déclare dans Le Quotidien de Paris : « le défi de McMurphy devient une attitude révolutionnaire qui menace l’ordre établi (…) Le véritable sujet de Milos Forman, c’est la répression sociale qui se manifeste sans fard au niveau de la thérapeutique : ce que l’on veut guérir, ce n’est pas la maladie, mais la résistance des récalcitrants accrochés à leur “différence”. Les Nouvelles littéraires déclarent : « L’agressivité à peine rentrée de l’infirmière, la science incertaine des médecins, reflètent surtout l’intolérance sociale érigée en dogme scientifique. Le destin du malade que l’on met à plat et que l’on n’est prêt à sauver de la destruction qu’au prix d’un abandon total du “moi” subversif devient l’acte d’accusation le plus impitoyable jamais dressé contre le “système”. Jusqu’à quel point le pouvoir a-t-il le droit de “casser” des individus qui contestent les règles qu’on leur impose, et à partir de quel moment ces individus cessent-t-ils d’être “normaux” pour devenir des “fous” ?, telle est la question posée par Milos Forman. Dès lors, « que se passe- t-il quand un faux fou, plus sain que la moyenne, plus “fou de vivre” que de raison, plus libre que les médecins, s’introduit dans le jeu social de la folie ? », s’interroge Jean Duflot dans Politique hebdo. Il devient l’inadapté suprême, l’ennemi à abattre qui en menace l’aberrante cohérence. Murphy, révolté par la docilité des « malades », engage une lutte avec Miss Ratched, qui, commencée à la façon d’un jeu, se terminera en tragédie. « L’ascendant de cet anarchiste inconscient sur sa “brigade de ramollis” » est alarmant et l’homme est dangereux » (Pariscope).



CINÉMA-VÉRITÉ

 

Milos Forman a vécu plusieurs semaines « en immersion » dans l’hôpital de l’État de l’Oregon où le film a été intégralement tourné, afin de s’imprégner de l’ambiance et des thérapeutiques mises en œuvre. L’Humanité relève le réalisme de certaines scènes, qui évoque le « cinéma direct » caractéristique des premiers films tchèques du cinéaste, comme L’As de pique, tourné en 1963. Le médecin qui dirige l’établissement joue son propre rôle. Pour le casting, le réalisateur a sélectionné ses 18 personnages parmi près de 900 acteurs, mais a confié des fonctions techniques à de « vrais » malades. D’après Pariscope, les comédiens qui entourent Jack Nicholson, tous inconnus, à l’exception de Louise Fletcher, « sont tellement dans la peau de leurs personnages que l’on peut prendre certains d’entre eux pour des aliénés réels ». Mais seules quelques silhouettes en arrière-plan sont de vrais pensionnaires. Les critiques sont particulièrement impressionnés par l’acteur qui joue l’Indien à la stature gigantesque, surnommé Big Chief ou Chef Bromden, que tout le monde croit sourd-muet. « Milos Forman cisèle des portraits d’excentriques déchaînés, orchestre le pandémonium des disputes absurdes sur des riens qui transforme en aventures picaresques les frasques de McMurphy le libérateur », écrit Le Point, tandis que L’Aurore note que « La caméra est toujours très proche des personnages et fait sentir la sourde violence qui est en eux ».



UN PRODIGIEUX DUO D’ACTEURS

 

La critique est unanime pour saluer la performance de Jack Nicholson dans le rôle de Randall McMurphy, « un acteur échappant à toute classification » selon L’Express, néanmoins qualifié d’« acteur-cabot démesuré » par Les Nouvelles Littéraires. Ce personnage haut en couleurs, à la vitalité débordante, insoumis, tente de réintroduire l’authentique jeu de la vie dans le système abstrait de l’asile. Pour Télérama, le film est ainsi ponctué de morceaux de bravoure : la scène où il mime à lui tout seul en le commentant un match de baseball, ou encore « cette virée admirable et délirante de la partie de pêche ». La presse rend également hommage au talent de l’actrice Louise Fletcher, dans le rôle de l’infirmière en chef aux grands yeux bleus candides et glacés, qui affronte Nicholson dans un duel implacable. La Revue du cinéma souligne la façon dont sont abordés dans le film les rapports de groupes : « avant l’arrivée de McMurphy, l’infirmière chef est le leader incontesté. Quand arrive ce malade récalcitrant, qui a aussi l’étoffe d’un chef, et qui représente l’indépendance, l’individualité, les malades vont être ballotés entre deux influences, le désir de conserver un semblant de tranquillité dans leur atmosphère ouatée, et celui de se rebeller, de vivre leur vie. Tout le film est construit sur la lutte que ces deux fortes personnalités exercent sur la masse inorganisée des malades ».



DE L’IRONIE AU DRAME

 

Comparé à d’autres films de fiction de la même époque traitant de la folie et du système asilaire (citons Family Life de Ken Loach en 1971 ou Asylum / Fous de vivre de Peter Robinson en 1972), Vol au-dessus d’un nid de coucou se démarque par le point de vue délibérément ironique qu’il adopte. Du moins dans un premier temps. Comme l’écrit Le Quotidien de Paris, « au premier degré, il y a un personnage haut en couleurs, dont la vitalité débordante se trouve confrontée à l’impitoyable absurdité des règles qui gouvernent l’univers castrateur d’un hôpital psychiatrique. L’occasion pour Milos Forman de multiplier les scènes où la fantaisie se mêle étroitement à l’observation réaliste la plus rigoureuse sans qu’il y ait jamais la moindre dissonance ». Au début, le spectateur se trouve face au modèle imaginé : la maison de fous. « De sympathiques maniaques se persécutent mutuellement de leurs idiosyncrasies galopantes et McMurphy se contente de louvoyer entre la soumission et l’insolence en distribuant autour de lui un peu de bonne humeur », écrit Le Point. Dans Les Cahiers du cinéma, Serge Daney observe : « pendant toute la première partie, on est laissé libre de croire que McMurphy est maître du jeu (il possède la clé du dehors/dedans, on le voit ainsi s’enfuir du terrain de basket). Ce sont les autres qui semblent épinglés là comme des papillons. Puis McMurphy découvre, en même temps que le spectateur, que les autres malades sont là pour la plupart de leur plein gré, qu’ils peuvent partir pour peu qu’ils le veuillent, alors que lui ne le peut plus ». Tous sont des internés volontaires, un peu déboussolés mais parfaitement normaux. Que manipule avec une froideur calculatrice, Miss Ratched, gardienne de l’ordre établi. Celle-ci a reconnu en McMurphy un homme sain d’esprit, mais surtout un fauteur de troubles qui met en danger son univers clinique. La tonalité grinçante mêlée d’humour et de cocasserie du début laisse sourdre une inquiétude qui se transforme en angoisse. « McMurphy comprend trop tard qu’un piège monstrueux vient de se refermer sur lui, qu’il ne sortira de cette autre prison qu’au gré du bon vouloir du corps médical. Dès lors, le film, commencé sur un ton de franche comédie, vire au drame », constate Écran 76.



UNE MÉTAPHORE POLITIQUE

 

Milos Forman dit avoir respecté dans son adaptation, l’esprit du livre de Ken Kesey. Néanmoins, pour Positif, « le film, plus concret, n’abandonne jamais, à l’exception du final résolument symbolique, baignant dans un climat d’onirisme, le registre du réalisme le plus clinique, alors que le roman, écrit à la première personne, livrait sa signification dernière à travers les monologues intérieurs de l’Indien ». Ce journal écrit par ailleurs : « la transposition à l’écran par un cinéaste tchèque émigré aux États-Unis d’un roman américain qui, au début des années 1960, fut l’un des phares de la contestation Outre-Atlantique, constitue une rencontre privilégiée ». En effet, la presse relie très vite le film aux convictions politiques de Milos Forman qui a fui son pays après la « normalisation » consécutive au Printemps de Prague. Positif poursuit : « la colère d’un artiste nourrie à l’encontre d’un système socialiste d’intention, mais de fait oppresseur et oligarchique, se superpose littéralement à la révolte d’un exilé de l’intérieur, hippie d’un ex-Nouveau-Monde et de la contre-culture au début des années 1960 ». L’hôpital psychiatrique représenterait la Tchécoslovaquie, et McMurphy, double de Forman, le résistant au totalitarisme communiste. Quant à l’infirmière Ratched, « elle est la représentante exécutive du pouvoir. C’est une fanatique. Elle suit la ligne », écrit L’Express, qui ajoute : « Le petit groupe de malades, qui accepte clairement sa condition sans résister et sans s’enfuir, incarne la population fatiguée et misérable que le réalisateur a laissée derrière lui ».

 

TOTALITARISMES

 

Selon Les Nouvelles littéraires, Milos Forman, « après avoir posé sur la société socialiste de son pays (avec L’As de pique, Les Amours d’une blonde, Au feu, les pompiers !) un regard insolent et démystifiant, poursuit dans la patrie du capitalisme son entreprise de renversement des idées et des idoles reçues, la poussant même beaucoup plus durement au niveau des institutions alors qu’il s’en tenait, à Prague, à celui des mentalités et de la psychologie ». Cette revue livre une lecture politique plus large du film : « Si l’Union soviétique manie le système répressif à la perfection, en condamnant les dissidents au Goulag, l’Amérique exerce aussi, à sa manière, la tyrannie de son modèle de société à l’égard de tous les insoumis (…) Dans ce pays où le conformisme est devenu une véritable névrose collective, la volonté de guérir ceux qui s’écartent du prototype social établi engendre de sérieux abus, bénéficiant de la caution éclairée des savants et du corps médical ». Toujours selon ce même journal, « nul autre transfuge de l’Est n’aurait su déceler mieux que Milos Forman ce cuisant échec du libéralisme occidental : bien qu’elle soit fondamentalement différente du totalitarisme soviétique, la répression américaine est omniprésente dans la vie quotidienne du citoyen, et surtout au niveau de son rapport avec le monde du travail et les institutions ». La Quinzaine littéraire renchérit : « La société libérale prétend donner une chance égale à tous. Elle réprime, mais sans vouloir le faire au nom d’un ordre puissant étranger à la volonté de chacun. Ratched représente d’évidence le prototype de cette attitude et son domaine clinique figure l’espace du libéralisme. Elle feint de ne rien imposer (cf. la comédie démocratique du vote). De même, elle n’affronte pas directement les opposants. Elle prétend au contraire entrer dans leur jeu, ou bien elle s’efforce indirectement d’opposer les factions solidaires les unes contre les autres. Elle entretient la délation, l’autopunition, l’autocensure. C’est un artifice politique bien connu. Pour Télérama, Vol au-dessus d’un nid de coucou est bien « un film sur le pouvoir, l’oppression, et ce qui se passe quand on essaie de résister ». Et Le Point conclut : « c’est une fable magnifique qui bouleverse, oppresse et délivre à la fois. Elle offre au spectateur une expérience émotionnelle intense ».