1953-Que du Bonheur !

A l’instar d’Autant en emporte le vent ou Casablanca, Chantons sous la pluie fait partie de cette poignée de films indissociables du mythe de l’âge d’or hollywoodien. Avec le temps, l’œuvre s’est peu à peu inscrite dans l’inconscient collectif, son titre seul suffisant à évoquer la séquence qui voit un Gene Kelly submergé de bonheur bondir à travers les flaques d’eau, même sans doute chez ceux qui ne l’ont jamais vu. Chantons sous la pluie est devenue LE symbole de la comédie musicale hollywoodienne, et, étrangement, semble jouir d’une côte d’amour inaltérable et presque inexpliquée, même auprès de ceux, majoritaires, qui restent imperméables au genre. Ce constat est d’autant plus surprenant, que contrairement aux deux monuments susmentionnés, Chantons sous la pluie ne fut pas un raz-de-marée populaire immédiat. Un très gros succès, certes, puisque le film empocha trois fois sa mise initiale, mais pas supérieur à Un Américain à Paris de Minnelli, l’autre musical emblématique de la MGM, et moindre que le méconnu Show Boat de George Sidney, autre produit estampillé Metro sorti l’année précédente. Et contrairement à l’oscarisé An American in Paris, Singin’in the rain ne sera jamais couvert de récompenses, n’étant même pas nominé parmi les meilleurs films de 1952.

 

 

 

 

ATTENTION MONUMENT

 

Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un projet particulièrement ambitieux, toute proportion gardée puisqu’il fut conçu par la prestigieuse Freed Unit dont sont issues la quasi-totalité des plus luxueuses comédies musicales de la firme au lion, et le budget initial alloué au projet, avant adjonction du ballet ‘Broadway Melody’ nous y reviendrons, n’excédait pas les deux millions de dollars, soit à peine plus que ce qu’avait coûté le sublime Meet me in Saint Louis de Minnelli huit ans plus tôt. En fait, son génial producteur Arthur Freed souhaitait simplement construire un véhicule pour les chansons qu’il avait écrites avec le compositeur Nacio Herb Brown à la fin des années vingt. Plusieurs d’entre elles avaient déjà été utilisées dans les bandes MGM des années trente, mais toujours de façon éparse comme Singin’in the rain dans Hollywood Revue of 1929, Would you ? dans San Francisco de Van Dyke, Good Mornin’ dans l’excellent Babes in arms de Busby Berkeley avec le couple Rooney-Garland, etc. Freed chargea le fameux tandem de scénaristes Betty Comden et Adolph Green, avec qui il avait déjà collaboré sur On the town, le premier long métrage de Donen et Kelly, et sur The Barkleys of Broadway de Charles Walters, d’élaborer un scénario original autour de ce concept. Comden et Green ne se montrèrent guère enthousiastes, mais sous contrat, durent s’atteler à la tâche. Stanley Donen, qui avait entre temps gagné son autonomie de réalisateur pour Mariage Royal avec Fred Astaire, fut aussi associé au process. Il dirigerait à nouveau en tandem avec Gene Kelly, dont il fut l’assistant chorégraphe dès Cover Girl de Charles Vidor en 1944. Plusieurs pistes furent envisagées par le collectif créatif, notamment une adaptation musicale du Bombshell avec Jean Harlow, mais in fine le quatuor revint à la forme la plus classique de la comédie musicale, la préparation d’un show artistique, en l’occurrence la création d’un film en pleine transition du muet au parlant.

 

 

GENE KELLYDEBBIE REYNOLDSDONALD O’CONNOR

 

 

 

 

De fait, sous ses aspects de comédie rutilante et jubilatoire, Singin’in the rain reste un des plus brillants hommages rendus aux pionniers du cinéma parlant. Témoignage teinté d’une ironie discrète mais jamais condescendante, le film brocarde gentiment ces vétérans réalisateurs enfermés dans leur imposants caissons d’isolation phonique, dont le seul souci semble de faire comprendre à leurs vedettes qu’il convient de parler dans ce volumineux microphone, tant bien que mal dissimulé dans le décor, pour que le son puisse être correctement gravé dans la cire, fut-ce au détriment de toute direction d’acteur ou de toute recherche de mise en scène…« Je ne peux pas faire l’amour à un buisson ! » s’exclame Lina, sur ce coup exceptionnellement lucide. Il égratigne avec bonheur, et parfois non sans quelque méchanceté, ces cabots de l’écran, incapables d’appréhender les exigences de ce nouvel art où le dialogue revêt une importance prépondérante, la scène où Don, mal à l’aise avec son texte, préfère lui substituer son déclamatoire « I love you, I love you, I love you » s’inspire directement d’une anecdote prêtée à John Gilbert et n’épargne pas ces producteurs incapables de sentir tourner le vent avant d’être placé devant le fait accompli. C’est tout un pan de l’industrie cinématographique d’alors qui est dévoilé, de l’inadaptation de ses stars bridées par leur voix aux difficultés et autres incidents techniques, sous formes de gags le plus souvent irrésistibles comme le désynchronisme son/image lors de la projection en avant-première du Duelling Cavalier. Néanmoins cette richesse quasi documentaire ne suffit pas à expliquer l’immense popularité et la pérennité du film, loin s’en faut. Singin’in the rain est avant tout l’une de ces œuvres qui dispensent une joie presque physique, un bonheur communicatif intense et ressenti par tous. Ce bonheur est véhiculé tout autant par les lyrics que par les chorégraphies.

 

 

 

 

Les chansons de Brown et Freed n’ont sans doute pas l’universalité parfaite des mélodies populaires d’un Cole Porter, d’un Irving Berlin ou d’un Oscar Hammerstein, mais elles recèlent dans leur simplicité une fraîcheur, une jeunesse et un entrain hors du commun que seul peut-être surpasse le That’s entertainment de Dietz et Schwartz, toutes qualités qui s’accordent merveilleusement avec les chorégraphies physiques, bondissantes et galvanisantes qui sont la marque de fabrique de Gene Kelly. S’étant entouré de partenaires qui manifestent les mêmes dispositions acrobatiques, Debbie Reynolds, gymnaste de formation, et l’élastique Donald O’Connor, Kelly peut donner libre cours à sa vitalité naturelle, à travers au moins cinq numéros qui sont autant de feux d’artifices ‘Fit as a fiddle and ready for love’, tonitruante saynète interprétée par les deux compères masculins en violonistes de caf’conc dans l’admirable séquence d’ouverture ‘Dignity’, au cours de laquelle Don évoque devant le public son ascension sans tâche au sein de la hiérarchie cinématographique, les images n’étant qu’un énorme pied de nez à ses propos. ‘Good mornin’’ sarabande effrénée du trio se remettant de ses désillusions au petit matin ; ‘Moses’ qui voit Don et Cosmo entamer un extravagant numéro de claquettes autour d’un très austère professeur de diction‘Make’em laugh’, tout à la fois pantomime hilarante et ébouriffant solo d’acrobate entrepris par Cosmo dans les décors du studio pour redonner le moral à son ami, au rythme d’une chanson originale qui n’est en fait qu’un plagiat éhonté du ‘Be a clown’ de Cole Porter déjà utilisé dans The Pirate de Minnelli enfin bien sûr ‘Singin’in the rain’, sans doute le numéro solo le plus célèbre de toute l’histoire de la comédie musicale, dans lequel Don exprime son bonheur amoureux en pataugeant comme un gamin sous une pluie ruisselante. Un moment absolument euphorisant !

 

 

 

 

Certes, tous les morceaux de Singin’in the rain n’ont pas cette énergie virevoltante, brute et intrinsèque. Certains sont même honnêtement assez plats, tel ‘Beautiful Girl’, hommage assez kitsch aux grands bouquets de girls façon Busby Berkeley, ou le mièvre et statique ‘You were meant for me’, qui ne vaut que par la façon dont il est introduit. Pourtant, le rythme narratif qui fait se succéder les numéros à une cadence folle, le film n’est qu’un enchaînement presque ininterrompu de séquences musicales ou dansées permet de tout faire passer dans une bonne humeur contagieuse et presque continue. C’est là d’ailleurs que résident peut-être les quelques petites réserves que l’on pourrait émettre sur le film. Donnant son avis sur son bébé en 1969, Stanley Donen déclarait le trouver très daté et ne plus guère l’apprécier, en raison de son caractère trop superficiel. Il estimait notamment qu’ils n’avaient pas réussi à retranscrire le désenchantement qu’aurait dû manifester Don après le naufrage de la présentation du Duelling Cavalier première version. Et qu’au bout du compte, on se moquait pas mal qu’il puisse mener à bien son projet…Les avis de Donen sur le film auront été très fluctuants avec le temps, et il est difficile d’imaginer film moins daté que Singin’in the rain. Mais il lui manque effectivement un brin de substance, car tout y est sacrifié à l’efficacité à tout prix. Quelques mois plus tard, Comden et Green développeront un autre script original sur un sujet très voisin, le monde du théâtre se substituant à celui du cinéma. Ce sera le sublissime The band wagon, pour lequel Minnelli, lui, saura faire percer ce désenchantement discret et nous passionner réellement pour son entreprise artistique, sans rien perdre des vertus euphorisantes de tout musical digne de ce nom.

 

 

 

 

 

Singin’in the rain…Fabuleux moment de cinéma. Le film atteint aussi la grâce, le temps d’un ballet d’anthologie de 11 minutes, le sublime ‘Broadway Melody’…Il ne s’agit que d’une pièce rapportée, ajoutée au film après la fin du tournage. C’est le triomphe critique du ballet d’ Un Américain à Paris, fabuleuse célébration de l’impressionnisme par la danse, qui amena Freed et Kelly à considérer que faute d’un numéro de cette envergure, leur film serait inéluctablement occulté. Kelly se vit accorder par le studio une rallonge de 600 000 dollars pour mener à bien ce clou chorégraphique…La plus fabuleuse danseuse de caractère de l’histoire du cinéma vient d’instaurer son règne. La comédie musicale ne s’en remettra jamais.