En 1967, deux films ont contribué à l’émergence de ce que l’on appellera plus tard le Nouvel Hollywood, ce mouvement cinématographique américain qui a imposé le règne des auteurs et démoli le vieux système usé des studios. Un moment de grâce, de liberté et de créativité pour les cinéastes qui a duré environ treize ans de1967 à 1980. Bonnie and Clyde avec Warren Beatty et Faye Dunaway sort sur les écrans aux États-Unis et inaugure cet âge d’or. La même année, un autre long-métrage va moderniser le cinéma américain, The graduate (Le Lauréat). Il se déroule durant l’été 1967, celui du Summer of Love, célébré par les hippies. En phase avec son temps, cette comédie libertaire suscita un extraordinaire engouement auprès de la jeunesse, qui partageait les mêmes préoccupations que le héros de cette satire sociale. Si toute forme d’art devait laisser une trace de son époque, alors Le Lauréat est l’œuvre qui représente sans doute le mieux avec Easy Rider l’Amérique de la fin des années 1960.


Film culte de toute une génération.
Qui a révélé Dustin Hoffman et ouvert la voie au Nouvel Hollywood.
Le film suit un étudiant de 21 ans, Benjamin Braddock (Dustin Hoffman), de retour chez lui après avoir décroché son diplôme dans une prestigieuse université de la côte Est. Débarquant à l’aéroport de Los Angeles, il se laisse glisser sur le tapis roulant, comme sa valise. Car Benjamin s’est toujours laissé porter par les événements et sa famille a toujours décidé pour lui. Candide, secret et rêveur, ce jeune homme n’a aucune idée de ce qu’il veut devenir. Issus de la classe aisée, ses parents habitent une belle villa d’un quartier résidentiel aux apparences idylliques. Au cours d’une réception organisée en son honneur, Benjamin fait la connaissance de la séduisante épouse d’un associé de son père, l’entreprenante Mme Robinson jouée par Anne Bancroft, qui invente ici la figure de la cougar, une femme d’âge mûre qui tente de le séduire. Encore puceau, Ben va peu à peu céder aux avances de cette alcoolique et entamer une liaison secrète avec elle. Les choses se compliquent lorsqu’il tombe amoureux de la fille de sa maîtresse la charmante Katharine Ross.

Un livre de Charles Webb (1963), est à l’origine de ce récit d’apprentissage. Le producteur Lawrence Turman achète les droits du roman en avançant de sa poche 1 000 dollars, somme importante pour l’époque. Il engage dans la foulée Mike Nichols, un metteur en scène de théâtre réputé, pour le réaliser. En 1966, Nichols a déjà fait scandale avec son premier long-métrage, Qui a peur de Virginia Woolf ? où le couple Liz Taylor-Richard Burton se déchire au cours d’une scène de ménage cataclysmique. C’était la première fois que l’on entendait au cinéma des dialogues aussi crus. Avec Le Lauréat, Nichols compte repousser encore plus loin les limites de la permissivité. Et surtout parler de sexe. Il auditionne des centaines d’acteurs pour le rôle de Benjamin, pense dans un premier temps à Robert Redford, qu’il a dirigé en 1963 à Broadway dans la pièce Pieds nus dans le parc. Charles Webb décrit Ben dans son roman comme un grand blond aux yeux bleus, éclatant de santé l’archétype du surfer californien. Il prendra le contre-pied du livre et choisira Dustin Hoffman, un petit juif, brun et typé, qui a emménagé à New York pour suivre les cours de Lee Strasberg à l’Actors Studio. Cet obscur comédien a été remarqué sur les planches en 1966 dans une pièce Off-Broadway où il interprète le rôle d’un travesti bossu !
Nichols prend un risque important en pariant sur cet inconnu, trop vieux pour jouer un étudiant qui a déjà 30 ans, mais Hoffman, avec son aspect juvénile, est tout de même plus crédible que Robert Redford dans la peau d’un garçon timide, maladroit et sexuellement inexpérimenté. Grâce à son choix audacieux, d’autres acteurs, dont les physiques « ordinaires » sont à l’opposé des canons hollywoodiens, se retrouveront quelques années plus tard en tête d’affiche comme Robert De Niro, Al Pacino ou encore Gene Hackman. De son côté, Anne Bancroft, qui n’a en réalité que six ans de plus que Dustin Hoffman, est fantastique en Mme Robinson. Son jeu, d’une grande nuance, exprime à la fois la force mais aussi la vulnérabilité de cette femme, complexe à bien des niveaux. Portrait d’une société asphyxiée et oppressante, ce film anti-establishment est surtout une critique subversive de la génération d’après-guerre celle des parents de Benjamin, des petits bourgeois de la côte Ouest aveugles et sourds aux bouleversements politiques, sociologiques, sexuels et sociétaux de l’époque. Plutôt que d’emprunter la route toute tracée qui lui est destinée, Benjamin refuse les valeurs matérialistes de ses parents et de leurs amis. Le mode de vie américain des années 1950, le fameux American Way of Life basé sur la réussite et le confort, n’est pas synonyme de bonheur aux yeux du jeune diplômé. Dès lors, le film devient le symbole d’une lutte entre générations. C’est le Nouvel Hollywood contre l’Ancien. Mme Robinson incarnant le sexe contre sa fille personnifiant l’amour. En se réfugiant au fond de la piscine familiale, où il respire davantage qu’à la surface, Benjamin recherche le calme, l’isolement et le silence. Il s’abstrait du monde dans cet univers aquatique voire amniotique, si l’on considère que son comportement s’apparente à un état de régression fœtale. Ce retour sur soi anticipe en fait une (re)naissance. Lunettes noires sur le nez et cigarette au bec, Benjamin se libère, devient plus sûr de lui, s’habille désormais cool et décontracté. Le bon fils, sage et obéissant, s’affranchit de sa famille et fait place à un jeune rebelle qui arpente les clubs du Sunset Strip à bord de son Alfa Romeo rouge décapotable. Il est prêt pour la révolution contre-culturelle de la génération sexe, drogue et rock’n’roll, les fameux baby-boomers.
En 1967, alors que les troupes américaines sont toujours au Vietnam, c’est l’ébullition dans le pays, plus que jamais divisé. Alors que les campus américains se politisent et que les émeutes raciales et les combats pour les droits civiques font rage, l’acteur noir Sidney Poitier est la vedette de deux films courageux et engagés sur le racisme et les mariages mixtes Dans la chaleur de la nuit et Devine qui vient dîner ? C’est dans ce climat insurrectionnel que sort en salle Le Lauréat en fin d’année. Aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui, on reproche à l’époque à ce film « osé » son absence de « bonne morale ». Si Francis Ford Coppola a réalisé un an plus tôt Big Boy sur un sujet assez similaire, c’est Mike Nichols qui obtint le plus grand succès commercial de 1968 en Amérique avec sa comédie douce-amère, mais aussi l’oscar du meilleur réalisateur à 36 ans. Dustin Hoffman est propulsé au rang de star du jour au lendemain. Et la BO folk de Simon & Garfunkel, avec le hit « Mrs. Robinson » spécialement écrit pour le film et des chansons plus anciennes du duo « The Sound of Silence », la ballade « Scarborough Fair », devient disque d’or. Le Lauréat sort en France après Mai 1968 et marque un moment charnière de l’histoire du cinéma américain. David MIKANOWSKI.







DECRYPTAGE…
Le Lauréat a beau être un film conscient de son propos et agissant comme un loup déguisé en mouton pour infiltrer la bergerie, il ne représente pas une prise de risque énorme pour la MGM qui alloue le budget très confortable pour l’époque de 3 millions de dollars, dont un salaire record à l’époque de 150,000 dollars pour Mike Nichols, metteur en scène de théâtre réputé qui signe là son second film après Qui a peur de Virginia Woolf ? un an plus tôt. Bien en prit au studio du lion puisque le film remporta plus de 100 millions rien qu’aux États-Unis en première sortie et recevra 7 nominations aux Oscars mais un seul obtenu avec Meilleur réalisateur. Le Lauréat est à la fois un succès public et critique, même si un fort vent contraire souffla du côté des critiques américains les plus influents.
Une des premières décisions prises par Nichols est de demander au duo Simon & Garfunkel d’écrire la bande-originale du film…Paul Simon, trop occupé par les tournées et les enregistrements, se contente de céder quelques titres existants et d’adapter une chanson encore en cours d’écriture, consacrée à…Eléonore Roosevelt. Le titre devient « Mrs Robinson » pour coller au personnage du film et le reste fait parti de l’histoire, et aussi du best-of des partitions de guitare folk ! La chanson n’est pourtant très présente et c’est The Sound of Silence, repris à plusieurs reprises dans le film, qui incarne le mieux l’esprit du Lauréat et reflète les angoisses existentialistes de Benjamin Braddock et sa génération. Le texte évoque notamment l’incommunicabilité entre les groupes et les personnes…Des gens qui parlent sans parler, des gens qui entendent sans écouter, mais le silence du titre ramène aussi à la vacuité d’une société qui continue d’aduler des veaux d’or…Et le peuple s’inclina et pria le dieu néon qu’ils avaient créé . La chanson se veut avant tout un appel à l’éveil des consciences, un cri que Benjamin Braddock ne peut formuler dans le carcan social et familial. Le projet de mise en scène de Mike Nichols vise à montrer l’aliénation de son personnage principal, sa solitude au sein d’un univers auquel il étouffe la classe moyenne, ses bonnes manières et ses bonnes mœurs d’apparat. Benjamin Braddock veut vivre, exister mais il ne le sait peut-être pas lui-même.
Le Lauréat s’ouvre sur un gros plan de Braddock fixant le vide. La caméra opère un zoom arrière et révèle l’habitacle d’un avion de ligne, espace hermétique s’il en est. Dans le brouhaha ambiant, Braddock reste imperturbable, comme un spectre dans une autre dimension. « The Sound of Silence » démarre et on enchaîne sur le générique, un travelling latéral suivant Braddock en plan-séquence sur le trottoir mécanique de l’aéroport. Le plan défile de gauche à droite, impliquant un retour en arrière plutôt qu’une avancée (par rapport au sens de lecture occidental). Le personnage est pourtant fixe dans le cadre et l’espace mais c’est le monde qui se déplace et le déplace, il n’est pas acteur de sa vie. Cette inertie et la difficulté d’avancer sera à nouveau illustrée vers la fin du film, lorsque Braddock court retrouver sa dulcinée, le plan démarre avec une longue focale sur le personnage se dirigeant vers la caméra, mais à mesure qu’il se rapproche, on raccourcit la focale, donnant l’impression qu’il court sur place. Dès la fin du générique, on enchaîne sur un nouveau gros plan fixe de Dustin Hoffman, similaire au plan d’ouverture avec le regard perdu dans le vide, si ce n’est que cette fois, il fixe directement l’objectif et donc, le spectateur. Nous sommes dans sa chambre et derrière lui, remplissant l’arrière-plan, un aquarium. Braddock apparaît littéralement au fond de l’eau, le « monde du silence » justement comme l’appelait le commandant Cousteau. Sans changer d’angle ou la valeur du plan, le père de Benjamin fait irruption dans l’image, passe devant l’objectif, s’assoit sur le lit, tournant le dos au spectateur et masquant à moitié son fils. Arrive ensuite la mère qui, se tenant debout mais toujours de dos, achève d’obstruer le cadre de l’image. Non seulement le visage des parents ne nous est pas dévoilé durant cette introduction, mais leurs silhouettes restent floues, la caméra conservant le point sur Benjamin.


L’aquarium annonce une thématique liée à l’eau. Dans la scène suivante, Benjamin et ses parents descendent au salon où des dizaines d’invités attendent le jeune diplômé pour fêter son glorieux retour. Nichols cadre le jeune homme en plan serré pour suggérer la claustrophobie du moment, et le suit à travers le salon, tentant d’échapper aux amis de ses parents qu’il ne semble même pas connaître mais qui cherchent néanmoins tous à se l’accaparer. Benjamin tente de leur échapper et sa fuite évoque un poisson virevoltant dans toutes les directions pour se frayer un chemin dans le ban de ses congénères; les conversations se confondent pour n’engendrer qu’un enchevêtrement de mondanités stériles. La seule réplique qui retienne l’attention, offrant le coup de grâce à un Benjamin aussi mal qu’un poisson hors de l’eau, provient d’un associé de son père qui lui prodigue en un unique mot LE conseil du siècle quant à son choix de carrière: « Plastique ! ». Une perspective d’avenir aux antipodes des considérations d’un jeune garçon cherchant à s’émanciper du modèle paternel. Benjamin regagne alors sa chambre et on le retrouve contemplant son aquarium, mais cette fois, il se tient derrière et non plus devant, apparaissant comme sous l’eau, noyé, et contemplant un scaphandrier en plastique au fond de cet océan miniature. Renforçant encore cette impression de vivre en apnée, c’est un équipement de plongée que ses parents lui offrent pour son anniversaire. Lorsque Benjamin l’enfile pour pour un test de plonger dans la piscine, c’est donc toute la pression familiale qui l’entraîne vers le fond.
Nichols montre aussi Benjamin dans la piscine, dérivant allongé sur un matelas gonflable. Ne sachant que faire de son été, il se laisse porter, il reste passif, oisif perdu. L’eau n’est pas que synonyme de suffocation elle peut nous porter si on la laisse faire. Mais elle ne nous emmène pas loin sans impulsion. L’eau est protéiforme et on la retrouve sous forme vaporeuse lorsque la mère de Benjamin vient lui parler dans la salle de bain pour savoir ce qui le tracasse. La pièce est remplie de buée et de condensation. Évidemment, le jeune homme troublé tient à conserver son secret. C’est encore l’eau, mais de pluie, qui accompagne deux scènes tendues dramatiquement: lorsque Benjamin confronte tour à tour Madame Robinson, blessée et jalouse que son jeune gigolo puisse tomber amoureux de sa fille, puis Monsieur Robinson, qui vient régler ses comptes avec lui après avoir découvert la liaison entre Benjamin et son épouse. L’élément aquatique se montre tout à la fois étouffant, protecteur ou réconfortant mais jamais épanouissant. Benjamin comprend qu’il est vraiment amoureux de la fille des Robinson, Elaine, et il accourt pour interrompre in extremis le mariage de celle-ci avec un un jeune homme du type « gendre idéal » qu’elle a rencontré à l’université après sa brouille avec Benjamin. Ce dernier intercède durant la cérémonie pour qu’Elaine renonce à la raison pour suivre son cœur et s’enfuir avec lui. On voit Benjamin au balcon de l’église, martelant une paroi vitrée pour attirer l’attention d’Elaine. Une fois de plus, l’image évoque un aquarium, mais celui est vide et ses appels inaudibles évoquent le mutisme d’un poisson appelant à l’aide vivant ses derniers instants. Sa vie se joue à cet instant: soit Elaine choisit de partir avec lui pour une vie de bohème, soit il finira sa vie dans le bocal social auquel ses parents le prédestinent. Tous ces effets de mise en scène, aussi sophistiqués soient-ils, ne prennent pour autant jamais le dessus sur les personnages ou le plaisir premier du spectateur. Et si le personnage de Benjamin distille un sentiment d’exaltation lorsqu’il décide de « vivre », le film possède néanmoins une face plus sombre et dramatique. Si Dustin Hoffmann tient bel et bien le rôle principal dans le film, la Mme Robinson incarnée par Anne Bancroft apporte un contre-point intéressant.



Le Lauréat est la comédie de Benjamin Braddock et le drame de Mme Robinson. Il doit affronter son avenir et elle doit affronter son passé…Mme Robinson est une belle quinquagénaire, triste, désabusée, qui voit le verre à moitié plein. En séduisant Benjamin, elle cherche au fond à retrouver l’ivresse de la jeunesse. Elle se présente d’abord comme une prédatrice, qui n’a que faire des règles et de la morale. Lors de la réception inaugurale du film, elle est la seule à ne pas adresser la parole à Benjamin, mais ne manque pas de le dévorer des yeux. Lorsque celui-ci remonte dans sa chambre, elle l’y suit, bravant déjà une règle tacite tombée en désuétude considérant qu’une chambre est un sanctuaire quasi-sacré. Sa simple présence suffit déjà à mettre Benjamin mal à l’aise. L’âge et l’autorité de Mme Robinson lui donnent d’office l’ascendant sur sa proie et elle prend plaisir à jouer avec Benjamin, le mettre dans des situations inconfortables. Telle une veuve noire, elle tend sa toile méthodiquement. Plus Benjamin se débat, plus il est pris au piège. Ce comportement de « cougar » avant l’heure (inventée vers 2010) est appuyé par la décoration du salon des Robinson, parsemé de plantes luxuriantes évoquant la jungle sauvage, et la garde-robe de la dame, qui fait la part belle aux imprimés animaliers…Panthère, léopard, zèbre…La problématique d’une relation symboliquement incestueuse n’est jamais soulevée par le film, bien que Benjamin finisse par coucher avec Mme Robinson et Elaine. Tout inconfort à la description des rapports à l’écran entre Benjamin supposé avoir 22 ans et Mme Robinson la cinquantaine est tout d’abord évité car au moment du tournage, Dustin Hoffmann a 30 ans et Anne Bancroft, en fait maquillée de façon à paraître plus âgée, n’est que de six ans son aînée. De plus, les deux relations sont traitées presque indépendamment. Elaine aurait tout aussi bien pu ne pas être la fille de Mme Robinson que cela n’aurait rien changé au développement de Benjamin. Car en choisissant la fille plutôt que la mère, il fait avant tout le choix d’aller de l’avant. Il ne peut sauver les vies gâchées par un système et des codes dont il cherche à s’extirper. Mme Robinson lui avoue avoir été contrainte d’abandonner ses études d’art parce qu’elle était tombée enceinte d’Elaine par accident et que la morale lui imposait d’épouser le géniteur. Elle aussi a rêvé de s’émanciper de l’étroitesse d’esprit de son milieu mais elle s’est brisée les ailes. Si elle peut voir en Benjamin et l’aimer pour ça ce même désir de ne pas se laisser enfermer, lui en revanche voit en elle l’éventualité de l’échec, c’est à dire l’insupportable compromis moral et social.


